Le Jardin des supplices

Chapitre 5

 

 

Le Jardin des supplices occupe au centre de laPrison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs donton ne voit plus la pierre, que couvre un épais revêtementd’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. Il fut créé vers lemilieu du siècle dernier par Li-Pé-Hang, surintendant des jardinsimpériaux, le plus savant botaniste qu’ait eu la Chine. On peutconsulter, dans les collections du Musée Guimet, maints ouvragesqui consacrent sa gloire et de très curieuses estampes où sontrelatés ses plus illustres travaux. Les admirables jardins de Kiew– les seuls qui nous contentent en Europe – lui doivent beaucoup,au point de vue technique, et aussi au point de vue del’ornementation florale et de l’architecture paysagiste. Mais ilssont loin encore de la beauté pure des modèles chinois. Selon lesdires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu’ony ait mêlé les supplices à l’horticulture, le sang aux fleurs.

Le sol, de sable et de cailloux, comme toutecette plaine stérile, fut défoncé profondément et refait avec de laterre vierge, apportée, à grands frais, de l’autre rive du fleuve.On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvredans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années.Il s’en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés ausol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place –, lesmorts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant,nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales,il n’existait une terre plus riche en humus naturel. Sonextraordinaire force de végétation, loin qu’elle se soit épuisée àla longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers,du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose lafoule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilementtravaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirsspéciaux, forment un puissant compost dont les plantessont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. Desdérivations de la rivière, ingénieusement distribuées à travers lejardin, y entretiennent, selon le besoin des cultures, unefraîcheur humide, permanente, en même temps qu’elles servent àremplir des bassins et des canaux, dont l’eau se renouvelle sanscesse, et où l’on conserve des formes zoologiques presquedisparues, entre autres le fameux poisson à six bosses, chanté parYu-Sin et par notre compatriote, le poète Robert deMontesquiou.

Les Chinois sont des jardiniers incomparables,bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs qui ne pensent qu’àdétruire la beauté des plantes par d’irrespectueuses pratiques etde criminelles hybridations. Ceux-là sont de véritables malfaiteurset je ne puis concevoir qu’on n’ait pas encore, au nom de la vieuniverselle, édicté des lois pénales très sévères contre eux. Il meserait même agréable qu’on les guillotinât sans pitié, depréférence à ces pâles assassins dont le« selectionnisme » social est plutôt louable et généreux,puisque, la plupart du temps, il ne vise que des vieilles femmestrès laides, et de très ignobles bourgeois, lesquels sont unoutrage perpétuel à la vie. Outre qu’ils ont poussé l’infamiejusqu’à déformer la grâce émouvante et si jolie des fleurs simples,nos jardiniers ont osé cette plaisanterie dégradante de donner à lafragilité des roses, au rayonnement stellaire des clématites, à lagloire firmamentale des delphiniums, au mystère héraldique desiris, à la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et depoliticiens déshonorés. Il n’est point rare de rencontrer dans nosparterres un iris, par exemple, baptisé : Le généralArchinard !… Il est des narcisses – des narcisses !– qui se dénomment grotesquement : Le Triomphe duPrésident Félix Faure ; des roses trémières qui, sansprotester, acceptent l’appellation ridicule de : Deuil deMonsieur Thiers ; des violettes, de timides, frileuses etexquises violettes à qui les noms du général Skobeleff et del’amiral Avellan n’ont pas semblé d’injurieux sobriquets !…Les fleurs, toute beauté, toute lumière et toute joie… toutecaresse aussi, évoquant les moustaches grognonnes et les lourdesbasanes d’un soldat, ou bien le toupet parlementaire d’unministre !… Les fleurs affichant des opinions politiques,servant à diffuser les propagandes électorales !… À quellesaberrations, à quelles déchéances intellectuelles peuvent biencorrespondre de pareils blasphèmes, et de tels attentats à ladivinité des choses ? S’il était possible qu’un être assezdénué d’âme éprouvât de la haine pour les fleurs, les jardinierseuropéens et, en particulier, les jardiniers français, eussentjustifié ce paradoxe, inconcevablement sacrilège !…

Parfaits artistes et poètes ingénus, lesChinois ont pieusement conservé l’amour et le culte dévot desfleurs : l’une des très rares, des plus lointaines traditionsqui aient survécu à leur décadence. Et, comme il faut biendistinguer les fleurs l’une de l’autre, ils leur ont attribué desanalogies gracieuses, des images de rêve, des noms de pureté ou devolupté qui perpétuent et harmonisent dans notre esprit lessensations de charme doux ou de violente ivresse qu’elles nousapportent… C’est ainsi que telles pivoines, leurs fleurs préférées,les Chinois les saluent, selon leur forme et leur couleur, de cesnoms délicieux, qui sont, chacun, tout un poème et tout unroman : La jeune fille qui offre ses seins, ou :L’eau qui dort sous la lune, ou : Le Soleil dansla forêt, ou : Le premier désir de la Viergecouchée, ou Ma robe n’est plus toute blanche parce qu’enla déchirant le Fils du Ciel y a laissé un peu de sangrose ; ou bien encore, celle-ci : J’ai joui demon ami dans le jardin.

Et Clara, qui me contait ces choses gentilles,s’écriait, indignée, en frappant le sol de ses petits pieds,chaussés de peau jaune :

– Et on les traite de magots, desauvages, ces divins poètes qui appellent leurs fleurs :J’ai joui de mon ami dans le jardin !…

Les Chinois ont raison d’être fiers du Jardindes Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute laChine, où, pourtant, il en est de merveilleux. Là, sont réunies lesessences les plus rares de leur flore, les plus délicates, commeles plus robustes, celles qui viennent des névés de la montagne,celles qui croissent dans l’ardente fournaise des plaines, cellesaussi, mystérieuses et farouches, qui se dissimulent au plusimpénétrable des forêts et auxquelles les superstitions populairesprêtent des âmes de génies malfaisants. Depuis le palétuvierjusqu’à l’azalée saxatile, la violette cornue et biflore jusqu’aunépenthès distillatoire, l’hibiscus volubile jusqu’à l’hélianthestolonifère, depuis l’androsace, invisible dans sa fissure de roc,jusqu’aux lianes les plus follement enlaçantes, chaque espèce estreprésentée par des spécimens nombreux qui, gorgés de nourrituresorganiques et traités selon les rites par de savants jardiniers,prennent des développements anormaux, des colorations dont nousavons peine, sous nos climats moroses et dans nos jardins sansgénie, à imaginer la prodigieuse intensité.

Un vaste bassin que traverse l’arc d’un pontde bois, peint en vert vif, marque le milieu du jardin au creuxd’un vallonnement où aboutissent quantité d’allées sinueuses et desentes fleuries d’un dessin souple et d’une harmonieuse ondulation.Des nymphéas, des nélumbiums animent l’eau de leurs feuillesprocessionnelles et de leurs corolles errantes jaunes, mauves,blanches, roses, pourprées ; des touffes d’iris dressent leurshampes fines, au haut desquelles semblent percher d’étrangesoiseaux symboliques, des butomes panachés, des cypérus, pareils àdes chevelures, des luzules géantes, mêlent leurs feuillagesdisparates aux inflorescences phalliformes et vulvoïdes des plusstupéfiantes aroïdées. Par une combinaison géniale, sur les bordsdu bassin, entre les scolopendres godronnés, les trolles et lesinules, des glycines artistement taillées s’élèvent et se penchent,en voûte, au-dessus de l’eau qui reflète le bleu de leurs grappesretombantes et balancées. Et des grues, en manteau gris perle, auxaigrettes soyeuses, aux caroncules écarlates, des hérons blancs,des cigognes blanches à nuque bleue de la Mandchourie, promènentparmi l’herbe haute leur grâce indolente et leur majestésacerdotale.

Ici et là, sur des éminences de terre et derocs rouges tapissés de fougères naines, d’androsaces, desaxifrages et d’arbustes rampants, de sveltes et gracieux kiosqueslancent, au-dessus des bambous et des cedrèles, le cône pointu deleurs toits ramagés d’or et les délicates nervures de leurscharpentes dont les extrémités s’incurvent et se retroussent dansun mouvement hardi. Le long des pentes, les espèces pullulentépimèdes issant d’entre les pierres, avec leurs fleurs graciles,remuantes et voletantes comme des insectes ; hémérocallesorangées offrant aux sphinx leur calice d’un jour, œnothèresblancs, leur coupe d’une heure ; opuntias charnus, éomecons,morées, et des nappes, des coulées, des ruissellements deprimevères, ces primevères de la Chine, si abondamment polymorpheset dont nous n’avons, dans nos serres, que des imagesappauvries ; et tant de formes charmantes et bizarres, et tantde couleurs fondues !… Et tout autour des kiosques, entre desfuites de pelouses, dans des perspectives frissonnantes, c’estcomme une pluie rose, mauve, blanche, un fourmillement nuancé, unepalpitation nacrée, carnée, lactée, et si tendre et si changeantequ’il est impossible d’en rendre avec des mots la douceur infinie,la poésie inexprimablement édénique.

Comment avions-nous été transportés là ?…Je n’en savais rien… Sous la poussée de Clara, une porte, soudain,s’était ouverte dans le mur du sombre couloir. Et, soudain, commesous la baguette d’une fée, ç’avait été en moi une irruption declarté céleste et devant moi des horizons, des horizons !

Je regardais, ébloui ; ébloui de lalumière plus douce, du ciel plus clément, ébloui même des grandesombres bleues que les arbres, mollement, allongeaient sur l’herbe,ainsi que de paresseux tapis ; ébloui de la féerie mouvantedes fleurs, des planches de pivoines que de légers abris de roseauxpréservaient de l’ardeur mortelle du soleil… Non loin de nous, surl’une de ces pelouses, un appareil d’arrosage pulvérisait de l’eaudans laquelle se jouaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, àtravers laquelle les gazons et les fleurs prenaient destranslucidités de pierres précieuses.

Je regardais avidement, sans jamais me lasser.Et je ne voyais alors aucun de ces détails que je recomposai plustard ; je ne voyais qu’un ensemble de mystères et de beautésdont je ne cherchais pas à m’expliquer la brusque et consolanteapparition. Je ne me demandais même pas, non plus, si c’était de laréalité qui m’entourait ou bien du rêve… Je ne me demandais rien…je ne pensais à rien… je ne disais rien… Clara parlait, parlait…Sans doute, elle me racontait encore des histoires et deshistoires… Je ne l’écoutais pas, et je ne la sentais pas, non plus,près de moi. En ce moment, sa présence, près de moi, m’était silointaine ! Si lointaine aussi sa voix…, et tellementinconnue !…

Enfin, peu à peu, je repris possession demoi-même, de mes souvenirs, de la réalité des choses, et je comprispourquoi et comment j’étais là…

Au sortir de l’enfer, encore tout blême de laterreur de ces faces de damnés, les narines encore toutes rempliesde cette odeur de pourriture et de mort, les oreilles vibrantencore aux hurlements de la torture, le spectacle de ce jardin mefut une détente subite : après avoir été comme une exaltationinconsciente, comme une irréelle ascension de tout mon être versles éblouissements d’un pays de rêve… Avec délices, j’aspirai, àpleines gorgées, l’air nouveau que tant de fins et mols arômesimprégnaient… C’était l’indicible joie du réveil, aprèsl’oppressant cauchemar… Je savourai cette ineffable impression dedélivrance de quelqu’un, enterré vivant dans un épouvantableossuaire, et qui vient d’en soulever la pierre et de renaître, ausoleil, avec sa chair intacte, ses organes libres, son âme touteneuve…

Un banc, fait de troncs de bambous, setrouvait là, près de moi, à l’ombre d’un immense frêne dont lesfeuilles pourpres, étincelant dans la lumière, donnaient l’illusiond’un dôme de rubis… Je m’y assis, ou plutôt, je m’y laissai tomber,car la joie de toute cette vie splendide me faisait presquedéfaillir, maintenant, d’une volupté ignorée.

Et je vis, à ma gauche, gardien de pierre dece jardin, un Buddha, accroupi sur une roche, qui montrait sa facetranquille, sa face de Bonté souveraine, toute baignée d’azur et desoleil. Des jonchées de fleurs, des corbeilles de fruits couvraientle socle du monument d’offrandes propitiatoires et parfumées. Unejeune fille, en robe jaune, se haussait jusqu’au front del’exorable dieu, qu’elle couronnait pieusement de lotus et decypripèdes… Des hirondelles voletaient autour, en poussant depetits cris joyeux… Alors, je songeai – avec quel religieuxenthousiasme, avec quelle adoration mystique ! – à la viesublime de celui qui, bien avant notre Christ, avait prêché auxhommes la pureté, le renoncement et l’amour…

Mais, penchée sur moi comme le péché, Clara,la bouche rouge et pareille à la fleur de cydoine, Clara, les yeuxverts, du vert grisâtre qu’ont les jeunes fruits de l’amandier, netarda pas à me ramener à la réalité, et elle me dit, en medésignant dans un grand geste le jardin :

– Vois, mon amour, comme les Chinois sontde merveilleux artistes et comme ils savent rendre la naturecomplice de leurs raffinements de cruauté !… En notre affreuseEurope qui, depuis si longtemps, ignore ce que c’est que la beauté,on supplicie secrètement au fond des geôles, ou sur les placespubliques, parmi d’ignobles foules avinées… Ici, c’est parmi lesfleurs, parmi l’enchantement prodigieux et le prodigieux silence detoutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et demort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout àl’heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale,aux harmonies de cette nature unique et magique, qu’ils semblent,en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleursmiraculeuses de ce sol et de cette lumière…

Et, comme je n’avais pu réprimer un gested’impatience :

– Bête ! fit Clara… petite bête quine comprend rien !… Le front barré d’une ombre dure, ellecontinua :

– Voyons !… Étant triste, ou malade,as-tu, quelquefois, passé dans une fête ?… Alors tu as senticombien ta tristesse s’irritait, s’exaspérait, comme d’une offense,à la joie des visages, à la beauté des choses… C’est une impressionintolérable… Pense à ce que cela doit être pour le patient qui vamourir dans les supplices… Songe combien la torture se multipliedans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement quil’environne… et combien l’agonie s’y fait plus atroce, plusdésespérément atroce, cher petit cœur !…

– Je songeais à l’amour, répliquai-je surun ton de reproche… Et voilà que vous me parlez encore, que vous meparlez toujours de supplices !…

– Sans doute !… puisque c’est lamême chose…

Elle était restée près de moi, debout, sesmains sur mon épaule. Et l’ombre rouge du frêne l’enveloppait commed’une lueur de feu… Elle s’assit sur le banc, et ellepoursuivit :

– Et puisqu’il y a des supplices partoutoù il y a des hommes… Je n’y peux rien, mon bébé, et je tâche dem’en accommoder et de m’en réjouir, car le sang est un précieuxadjuvant de la volupté… C’est le vin de l’amour… Elle traça, dansle sable, du bout de son ombrelle, quelques figures, naïvementindécentes, et elle dit :

– Je suis sûre que tu crois les Chinoisplus féroces que nous ?… Mais non… mais non !… Nous, lesAnglais ?… Ah ! parlons-en !… Et vous, lesFrançais ?… Dans votre Algérie, aux confins du désert, j’ai vuceci… Un jour, des soldats capturèrent des Arabes… de pauvresArabes qui n’avaient pas commis d’autre crime que de fuir lesbrutalités de leurs conquérants… Le colonel ordonna qu’ils fussentmis à mort sur-le-champ, sans enquête, ni procès… Et voici ce quiarriva… Ils étaient trente… on creusa trente trous dans le sable,et on les y enterra jusqu’au col, nus, la tête rase, au soleil demidi… Afin qu’ils ne mourussent pas trop vite… on les arrosait, detemps en temps, comme des choux… Au bout d’une demi-heure, lespaupières s’étaient gonflées… les yeux sortaient de l’orbite… leslangues tuméfiées emplissaient les bouches, affreusement ouvertes…et la peau craquait, se rissolait sur les crânes… C’était sansgrâce, je t’assure, et même sans terreur, ces trente têtes mortes,hors du sol, et semblables à d’informes cailloux !… Etnous ?… C’est pire encore !… Ah ! je me rappellel’étrange sensation que j’éprouvai quand, à Kandy, l’ancienne etmorne capitale de Ceylan, je gravis les marches du temple où lesAnglais égorgèrent, stupidement, sans supplices, les petits princesModéliars que les légendes nous montrent si charmants, pareils àces icônes chinoises, d’un art si merveilleux, d’une grâce sihiératiquement calme et pure, avec leur nimbe d’or et leurs longuesmains jointes… Je sentis qu’il s’était accompli là… sur ces marchessacrées, non encore lavées de ce sang par quatre-vingts ans depossession violente, quelque chose de plus horrible qu’un massacrehumain ; la destruction d’une précieuse, émouvante, innocentebeauté… Dans cette Inde agonisante et toujours mystérieuse, àchaque pas que l’on fait sur le sol ancestral, les traces de cettedouble barbarie européenne demeurent… Les boulevards de Calcutta,les fraîches villas himalayennes de Dardjilling, les tribades deBénarès, les fastueux hôtels des traitants de Bombay n’ont pueffacer l’impression de deuil et de mort que laissent partoutl’atrocité du massacre sans art, et le vandalisme et la destructionbête… Ils l’accentuent, au contraire… En n’importe quels endroitsoù elle parut, la civilisation montre cette face gémellée de sangstérile et de ruines à jamais mortes… Elle peut dire commeAttila : « L’herbe ne croît plus où mon cheval apassé. »… Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n’est pasun grain de sable qui n’ait été baigné de sang… et ce grain desable lui-même, qu’est-il sinon de la poussière de mort ?…Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière !…Regarde… l’herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l’amour estpartout !…

Le visage de Clara s’était ennobli… Unemélancolie très douce atténuait la barre d’ombre de son front,voilait les flammes vertes de ses yeux… Elle reprit :

– Ah ! que la petite ville morte deKandy me sembla triste et poignante ce jour-là !… Dans lachaleur torride, un lourd silence planait, avec les vautours, surelle… Quelques Hindous sortaient du temple où ils avaient porté desfleurs au Buddha… La douceur profonde de leurs regards, la noblessede leur front, la faiblesse souffrante de leur corps, consumé parla fièvre, la lenteur biblique de leur démarche, tout cela m’émutjusques au fond des entrailles… Ils semblaient en exil, sur laterre natale, près de leur Dieu si doux, enchaîné et gardé par lescipayes… Et, dans leurs prunelles noires, il n’y avait plus rien deterrestre… plus rien qu’un rêve de libération corporelle, l’attentedes nirvanas pleins de lumière… Je ne sais quel respect humain meretint de m’agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pèresde ma race, de ma race parricide… Je me contentai de les saluerhumblement… Mais ils passèrent sans me voir… sans voir mon salut…sans voir les larmes de mes yeux… et l’émotion filiale qui megonflait le cœur… Et quand ils eurent passé, je sentis que jehaïssais l’Europe, d’une haine qui ne s’éteindrait jamais…

S’interrompant, tout d’un coup, elle medemanda :

– Mais je t’ennuie, dis ? Je ne saispas pourquoi je te raconte tout cela… Ça n’a aucun rapport… Je suisfolle !…

– Non… non… chère Clara, répondis-je enlui baisant les mains… Je vous aime, au contraire, de me parlerainsi… Parlez-moi toujours ainsi !… Elle continua :

– Après avoir visité le temple, pauvre etnu, qu’un gong décore à l’entrée, seul vestige des richessesanciennes, après avoir respiré l’odeur des fleurs dont l’image duBuddha était toute jonchée, je remontai mélancoliquement vers laville… Elle était déserte… Évocation grotesque et sinistre duprogrès occidental, un pasteur – seul être humain – y rôdait,rasant les murs, une fleur de lotus au bec… Sous cet aveuglantsoleil, il avait conservé, comme dans les brumes métropolitaines,son caricatural uniforme de clergyman, feutre noir et mou,longue redingote noire à col droit et crasseux, pantalon noir,retombant, en vrilles crapuleuses, sur de massives chaussures deroulier… Ce costume revêche de prédicant s’accompagnait d’uneombrelle blanche, sorte de punka portatif et dérisoire,unique concession faite par le cuistre aux mœurs locales et ausoleil de l’Inde que les Anglais n’ont pu, jusqu’ici, transformeren brouillard de suie. Et je songeai, non sans irritation, qu’on nepeut faire un pas, de l’équateur au pôle, sans se heurter à cetteface louche, à ces yeux rapaces, à ces mains crochues, à cettebouche immonde qui, sur les divinités charmantes et les mythesadorables des religions-enfants, va soufflant, avec l’odeur du gincuvé, l’effroi des versets de la Bible.

Elle s’anima. Ses yeux exprimaient une hainegénéreuse que je ne leur connaissais pas. Oubliant ce lieu où nousétions, ses enthousiasmes criminels de tout à l’heure et sesexaltations sanglantes, elle dit :

– Partout où il y a du sang versé àlégitimer, des pirateries à consacrer, des violations à bénir, dehideux commerces à protéger, on est sûr de le voir, ce Tartuffebritannique, poursuivre, sous prétexte de prosélytisme religieux oud’étude scientifique, l’œuvre de la conquête abominable. Son ombreastucieuse et féroce se profile sur la désolation des peuplesvaincus, accolée à celle du soldat égorgeur et du Shylockrançonnier. Dans les forêts vierges, où l’Européen est plusjustement redouté que le tigre, au seuil de l’humble paillotedévastée, entre les cases incendiées, il apparaît, après lemassacre, comme, les soirs de bataille, l’écumeur d’armée qui vientdétrousser les morts. Digne pendant, d’ailleurs, de son concurrent,le missionnaire catholique qui, lui aussi, apporte la civilisationau bout des torches, à la pointe des sabres et des baïonnettes…Hélas !… la Chine est envahie, rongée par ces deux fléaux…Dans quelques années, il ne restera plus rien de ce paysmerveilleux, où j’aime tant à vivre !…

Tout à coup, elle se leva, et poussant uncri : – Et la cloche, mon amour !… On n’entend plus lacloche… Ah ! mon Dieu… il sera mort !… Pendant que nousétions là, à causer, on l’aura, sans doute, conduit au charnier… Etnous ne le verrons pas !… C’est de ta faute, aussi…

Elle m’obligea à me lever du banc…

– Vite !… vite !chéri !…

– Rien ne nous presse, ma chère Clara…Nous verrons toujours assez d’horreurs… Parle-moi encore comme tume parlais il y a une seconde où j’aimais tant ta voix, où j’aimaistant tes yeux !

Elle s’impatienta :

– Vite !… vite !… Tu ne saispas ce que tu dis !… Ses yeux étaient redevenus durs, sa voixhaletante, sa bouche impérieusement cruelle et sensuelle… Il mesembla que le Buddha lui-même tordait, maintenant, dans un mauvaissoleil, une face ricanante de bourreau… Et j’aperçus la jeune filleaux offrandes qui s’éloignait, dans une allée, entre des pelouses,là-bas… Sa robe jaune était toute menue, légère et brillante, commeune fleur de narcisse.

L’allée où nous marchions était bordée depêchers, de cerisiers, de cognassiers, d’amandiers, les uns nainset taillés selon des formes bizarres, les autres, libres, entouffes, et poussant dans tous les sens leurs longues branches,chargées de fleurs. Un petit pommier dont le bois, les feuilles etles fleurs étaient d’un rouge vif, imitait la forme d’un vasepansu. Je remarquai aussi un arbre admirable, qu’on appelle lepoirier à feuilles de bouleau. Il s’élevait en pyramideparfaitement droite, à la hauteur de six mètres, et, de la basetrès large au sommet en cône pointu, il était tellement couvert defleurs qu’on ne voyait ni ses feuilles, ni ses branches.D’innombrables pétales ne cessaient de se détacher, alors qued’autres s’ouvraient, et ils voletaient autour de la pyramide, etils tombaient lentement sur les allées et les pelouses qu’ilscouvraient d’une blancheur de neige. Et l’air, au loin,s’imprégnait de subtiles odeurs d’églantine et de réséda. Puis,nous longeâmes des massifs d’arbustes que décoraient, avec lesdeutzias parviflores, aux larges corymbes rosés, ces joliesligustrines de Pékin, au feuillage velu, aux grandes paniculesplumeuses de fleurs blanches, poudrées de soufre. C’était, à chaquepas, une joie nouvelle, une surprise des yeux qui me faisaitpousser des cris d’admiration. Ici, une vigne dont j’avaisremarqué, dans les montagnes de l’Annam, les larges feuillesblondes, irrégulièrement échancrées et dentelées, aussi dentelées,aussi échancrées, aussi larges que les feuilles du ricin, enlaçaitde ses ventouses un immense arbre mort, montait jusqu’au faîte dubranchage et, de là, retombait en cataracte, en avalanche,protégeant toute une flore d’ombre qui s’épanouissait à la baseentre les nefs, les colonnades et les niches formées par sessarments croulants. Là, un stéphanandre exhibait son feuillageparadoxal, précieusement ouvré comme un cloisonné et dont jem’émerveillais qu’il passât par toute sorte de colorations, depuisle vert paon jusqu’au bleu d’acier, le rose tendre jusqu’au pourprebarbare, le jaune clair jusqu’à l’ocre brun. Tout près, un groupede viburnums gigantesques, aussi hauts que des chênes, agitaient degrosses boules neigeuses à la pointe de chaque rameau.

De place en place, agenouillés dans l’herbe,ou perchés sur des échelles rouge, des jardiniers faisaient courirdes clématites sur de fines armatures de bambous ; d’autresenroulaient des ipomées, des calystégies sur de longs et mincestuteurs de bois noir… Et, partout, dans les pelouses, les lisélevaient leurs tiges, prêtes à fleurir.

Arbres, arbustes, massifs, plantes isolées ougroupées, il semblait tout d’abord qu’ils eussent poussé là auhasard du germe, sans méthode, sans culture, sans autre volonté quela nature, sans autre caprice que la vie. Erreur. L’emplacement dechaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié etchoisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent,se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager desplans, des fuites aériennes, des perspectives florales etmultiplier les sensations, en combinant les décors. La plus humbledes fleurs, de même que l’arbre le plus géant, concourait, par saposition même, à une harmonie inflexible, à un ensemble d’art, dontl’effet était d’autant plus émouvant qu’il ne sentait ni le travailgéométrique, ni l’effort décoratif.

Tout, aussi, semblait avoir été disposé, parla munificence de la nature, pour le triomphe des pivoines. Sur lespentes douces, semées, en guise de gazon, d’aspérules odorantes etde crucianelles roses, du rose passé des vieilles soies, despivoines, des champs de pivoines arborescentes déroulaient desomptueux tapis. Près de nous, il y en avait d’isolées, qui noustendaient d’immenses calices rouges, noirs, cuivrés, orangés,pourprés. D’autres, idéalement pures, offraient les plus virginalesnuances du rose et du blanc. Réunies en foule chatoyante, ou biensolitaires au bord de l’allée, méditatives au pied des arbres,amoureuses le long des massifs, les pivoines étaient bienréellement les fées, les reines miraculeuses de ce miraculeuxjardin.

Partout où le regard se posait, il rencontraitune pivoine. Sur les ponts de pierre, entièrement recouverts deplantes saxatiles et qui, de leurs arches audacieuses, relient lesmasses de rochers et font communiquer entre eux les kiosques, lespivoines passaient, pareilles à une foule en fête. Leur processionbrillante ascensionnait les tertres, autour desquels montent, secroisent, s’enchevêtrent les allées et les sentes que bordent demenus fusains argentés et des troènes taillés en haies. J’admiraiun monticule où, sur des murs très bas, très blancs, construits encolimaçon, s’étendaient, protégées par des nattes, les plusprécieuses espèces de pivoines, que d’habiles artistes avaientassouplies aux formes multiples de l’espalier. Dans l’intervalle deces murs, des pivoines immémoriales, en boule sur de hautes tigesnues, s’espaçaient, dans des caisses carrées. Et le sommet secouronnait de touffes épaisses, de libres buissons de la plantesacrée dont la floraison, si éphémère en Europe, se succède icidurant toutes les saisons. Et, à ma droite, à ma gauche, toutesproches de moi, ou bien perdues dans les perspectives lointaines,c’étaient encore, c’étaient toujours des pivoines, des pivoines,des pivoines…

Clara s’était remise à marcher très vite,presque insensible à cette beauté ; elle marchait, le frontbarré d’une ombre dure, les prunelles ardentes… On eût dit qu’elleallait, emportée par une force de destruction… Elle parlait, et jene l’entendais pas, ou si peu ! Les mots de « mort, decharme, de torture, d’amour » qui, sans cesse, tombaient deses lèvres, ne me semblaient plus qu’un écho lointain, une toutepetite voix de cloche à peine perceptible là-bas, là-bas, et fonduedans la gloire, dans le triomphe, dans la volupté sereine etgrandiose de cette éblouissante vie.

Clara marchait, marchait, et je marchais prèsd’elle, et partout, c’étaient, avec les surprises nouvelles despivoines, des arbustes de rêve ou de folie, des fusains bleus, deshoux aux violentes panachures, des magnolias gaufrés, frisés, descèdres nains qui s’ébouriffaient comme des chevelures, des aralias,et de hautes graminées, des eulalies géantes dont les feuilles enruban retombent et ondulent, pareilles à des peaux de serpents,lamées d’or. C’étaient aussi des essences tropicales, des arbresinconnus sur le tronc desquels se balançaient d’impuresorchidées ; le banian de l’Inde, qui s’enracine dans le solpar ses branches multipliantes ; d’immenses musas et, sousl’abri de leurs feuilles, des fleurs comme des insectes, comme desoiseaux, tel le féerique strelitzia, dont les pétales jaunes sontdes ailes, et qu’anime un vol perpétuel.

Tout à coup, Clara s’arrêta, comme si un brasinvisible se fût posé sur elle, brutalement.

Inquiète, nerveuse, les narines battantes,ainsi qu’une biche qui vient de flairer dans le vent l’odeur dumâle, elle huma l’air autour d’elle. Un frémissement, que jeconnaissais pour être l’avant-coureur du spasme, parcourut tout soncorps. Ses lèvres devinrent instantanément plus rouges etgonflées.

– As-tu senti ?… fit-elle d’une voixbrève et sourde.

– Je sens l’arôme des pivoines qui emplitle jardin… répondis-je. Elle frappa la terre de son piedimpatient :

– Ce n’est pas cela !… Tu n’as passenti ?… Rappelle-toi !…

Et, ses narines encore plus ouvertes, ses yeuxplus brillants, elle dit :

– Cela sent, comme quand jet’aime !…

Alors, vivement, elle se pencha sur uneplante, un thalictre qui, au bord de l’allée, dressait une longuetige fine, branchue, rigide, d’un violet clair. Chaque rameauaxillaire sortait d’une gaine ivoirine en forme de sexe et seterminait par une grappe de toutes petites fleurs, serrées l’unecontre l’autre et couvertes de pollen…

– C’est elle !… c’est elle !…Oh ! mon chéri !…

En effet, une odeur puissante, phosphatée, uneodeur de semence humaine montait de cette plante… Clara cueillit latige, me força à en respirer l’étrange odeur, puis, me barbouillantle visage de pollen :

– Oh ! chéri… chéri !…fit-elle… la belle plante !… Et comme elle me grise !…Comme elle m’affole !… Est-ce curieux qu’il y ait des plantesqui sentent l’amour ?… Pourquoi, dis ?… Tu ne saispas ?… Eh bien, je le sais, moi… Pourquoi y aurait-il tant defleurs qui ressemblent à des sexes, si ce n’est pas parce que lanature ne cesse de crier aux êtres vivants par toutes ses formes etpar tous ses parfums : « Aimez-vous !…aimez-vous !… faites comme les fleurs… Il n’y a quel’amour !… » Dis-le aussi qu’il n’y a que l’amour.Oh ! dites-le vite, cher petit cochon adoré…

Elle continua de humer l’odeur du thalictre etd’en mâchonner la grappe, dont le pollen se collait à ses lèvres.Et brusquement, elle déclara :

– J’en veux dans le jardin… j’en veuxdans ma chambre… dans le kiosque… dans toute la maison… Sens, petitcœur, sens !… Une simple plante… est-ce admirable !… Etmaintenant, viens… viens !… Pourvu que nous n’arrivions pastrop tard… à la cloche !…

Avec une moue, qui était comique et tragique,tout ensemble, elle dit encore :

– Pourquoi aussi t’es-tu attardé là-bas,sur ce banc ?… Et toutes ces fleurs !… Ne les regardepas… ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vusouffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plusbelles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums !… Sensencore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sontdurs !… Leurs pointes s’irritent à la soie de ma robe… ondirait d’un fer chaud qui les brûle… C’est délicieux… Viensdonc…

Elle se mit à courir, le visage tout jaune depollen, la tige de thalictre entre les dents…

Clara ne voulut pas s’arrêter devant une autreimage de Buddha dont la face crispée et mangée par le temps setordait dans le soleil. Une femme lui offrait des branches decydoine, et ces fleurs me semblèrent de petits cœurs d’enfant… Audétour d’une allée, nous croisâmes, portée par deux hommes, unecivière sur laquelle se mouvait une sorte de paquet de chairsanglante, une sorte d’être humain, dont la peau, coupée enlanières, traînait sur le sol, comme des guenilles. Bien qu’il fûtimpossible de reconnaître le moindre vestige d’humanité dans cetteplaie hideuse qui, pourtant, avait été un homme, on sentait que,par un prodige, cela respirait encore. Et des gouttes rouges, destraînées de sang marquaient l’allée.

Clara cueillit deux fleurs de pivoine et lesdéposa sur la civière, silencieusement, d’une main tremblante. Lesporteurs découvrirent, dans un sourire de brute, leurs gencivesnoires et leurs dents laquées… et, quand la civière eutpassé :

– Ah ! ah !… Je vois la cloche…dit Clara… je vois la cloche…

Et, tout autour de nous, et tout autour de lacivière qui s’éloignait, c’était comme une pluie rose, mauve etblanche, un fourmillement nuancé, une palpitation carnée, lactée,nacrée, et si tendre et si changeante, qu’il est impossible d’enrendre, avec des mots, la douceur infinie et le charmeinexprimablement édénique…

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