LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

Il courut vers elle, suivi d’Evelyn. Molly s’arrêta les mains derrière le dos. Les phrases sortirent de ses lèvres par bribes :

— Je l’ai trouvée… Elle est dans les buissons… là, dans les buissons… Et regardez mes mains… regardez-les !

Elle les tendit vers eux et Mrs Hillingdon eut un mouvement de recul en apercevant ces traînées sombres qui, sous un éclairage plus vif, seraient apparues rouges.

— En bas… (Elle se balança d’un pied sur l’autre) dans les buissons…

Tim, hésita, jeta un coup d’œil à Evelyn, puis poussant sa femme vers elle, il descendit les marches en courant.

Mrs Hillingdon entoura les épaules de sa compagne.

— Venez. Asseyez-vous, Molly. Là, je vais vous faire boire quelque chose de fort.

La jeune femme se laissa tomber sur une chaise et s’appuyant à la table, elle se cacha le visage dans ses bras repliés. Evelyn ne la questionna pas. Il valait mieux lui laisser le temps de se ressaisir.

— Tout ira bien, vous verrez. Ça se passera.

— Je ne sais pas. Je ne sais rien. Impossible de me rappeler. Je… (Elle leva brusquement la tête.) Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

— Ce n’est rien, petite fille. Ce n’est rien.

Tim remontait lentement les marches, une expression d’hébétude sur le visage. Mrs Hillingdon leva les sourcils comme pour l’interroger.

— Victoria. Une de nos servantes… On l’a poignardée.

CHAPITRE XIV

D’un côté du lit où Molly était allongée, se tenaient le docteur Graham et le docteur Robertson de la police antillaise, Tim Kendal leur faisait face.

Robertson tâta le pouls de la jeune femme, hocha la tête à l’intention d’un homme sombre et mince, vêtu de l’uniforme de la police – l’inspecteur Weston de St. Honoré – et ordonna :

— Quelques mots seulement, inspecteur. Pas davantage.

Le policier acquiesça.

— Mrs Kendal, dites-nous comment vous avez découvert cette fille ?

Un instant on aurait pu croire que la malade n’avait pas entendu la question. Puis elle parla d’une voix faible et lointaine.

— Dans les buissons… blanche…

— Vous avez aperçu quelque chose de blanc et vous vous êtes approchée pour vous rendre compte de ce que c’était, n’est-ce pas ?

— Oui… Blanc… Étendu. J’ai essayé… essayé de soulever… Le sang… du sang plein mes mains.

Elle se mit à trembler. Le docteur Graham hocha la tête et Robertson chuchota :

— Elle ne peut pas en supporter beaucoup plus.

— Que faisiez-vous sur le chemin de la plage, Mrs Kendal ?

— Chaud… bon… près de la mer.

— Vous connaissiez bien cette Victoria ?

— Victoria… gentille… gentille fille… Elle rit… Elle riait tout le temps… Oh !… Et maintenant, elle ne… elle ne rira plus. Je ne l’oublierai jamais… Je ne l’oublierai jamais.

Sa voix s’éleva sur un ton hystérique. Tim intervint :

— Assez ! Molly, arrêtez-vous ! Le docteur Robertson se pencha sur la jeune femme, et avec une paternelle autorité :

— Doucement, mon petit, doucement, détendez-vous. Et maintenant, juste une petite piqûre et vous vous reposerez.

Après qu’il eut retiré la seringue hypodermique, il décréta :

— Elle ne sera pas en état de subir un interrogatoire pendant au moins vingt-quatre heures. Je vous préviendrai.

Le regard du grand et beau Noir alla de l’un à l’autre des deux hommes assis derrière le bureau.

— Je le déclare devant Dieu, je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit.

La sueur perlait à son front. Daventry soupira.

Lorsque l’inspecteur Weston eut congédié le témoin Jim Ellis, qui sortit en traînant les pieds, il remarqua le ton feutré particulier aux autochtones.

— Naturellement, il ne nous a pas tout raconté, mais c’est tout ce que nous apprendrons de lui.

— Vous croyez qu’il n’est pour rien dans le coup ? demanda Daventry.

— Oui. Ils semblaient bien s’entendre, Victoria et lui.

— Pas mariés ?

Un léger sourire effleura les lèvres du policier.

— Non. Nous ne comptons guère de mariages dans l’île. Ils baptisent tout de même leurs enfants et Jim en a eu deux de Victoria.

— Pensez-vous qu’il aurait pu être son complice ?

— Probablement pas. Il n’aurait pas eu assez de cran pour une affaire pareille. Et j’ajouterai qu’à mon avis ce qu’elle savait n’avait pas beaucoup d’importance.

— Assez cependant pour exercer un chantage ?

— Peut-on parler de chantage ? Je doute que la pauvre fille ait même connu ce mot-là. Tout au plus a-t-elle touché de l’argent en échange de sa discrétion. Il faut admettre que pas mal de nos visiteurs sont de riches et joyeux lurons dont la moralité a tout à craindre de la curiosité d’autrui.

Le ton du policier vibrait d’une certaine amertume.

— J’admets que des gens de toutes sortes viennent dans les îles. Une femme, par exemple, peut souhaiter qu’on ne sache pas qu’elle ne reste pas chez elle la nuit, et n’hésite pas, pour cela, à payer le silence de sa servante.

— Exactement.

— Mais cette fois le cas doit être différent car il s’agit d’un crime.

— Cependant, il m’étonnerait que la fille ait été au courant de l’importance de l’affaire. Elle a vu quelque chose d’anormal, probablement en rapport avec ce flacon de « Sérénité ». J’ai cru comprendre qu’il appartenait à Mr Dyson. Nous devrions interroger ce dernier, maintenant.

Gregory Dyson entra, affichant son air cordial habituel.

— Me voici. Que puis-je faire pour me rendre utile ? Je suis navré pour cette fille. Elle était gentille et nous l’aimions bien, ma femme et moi. Je suppose qu’elle a dû avoir une soudaine querelle avec quelqu’un, car elle paraissait parfaitement heureuse et sans le moindre souci. Hier soir encore, je plaisantais avec elle.

— Mr Dyson, vous prenez bien un médicament appelé « Sérénité » ?

— Exact. Ce sont des petites pilules roses.

— Vous les obtenez sur ordonnance médicale ?

— Oui. Je peux même vous en montrer une si vous voulez. Je souffre d’un peu de tension, comme beaucoup.

— Qui était au courant de votre traitement ?

— Vous savez, je n’en parle pas. J’ai toujours été en bonne santé et je n’aime pas les personnes qui étalent leurs petites misères physiques.

— Combien de ces pilules prenez-vous ?

— Deux, trois fois par jour.

— Avez-vous plusieurs flacons d’avance ?

— Une demi-douzaine, à peu près. Ils sont enfermés dans une valise et je n’en garde qu’un sur moi.

— C’est ce flacon que vous avez égaré il y a quelques jours ?

— Oui.

— Et vous avez demandé à Victoria Johnson si elle l’avait trouvé ?

— Oui.

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Que la dernière fois qu’elle l’avait aperçu, il était sur la tablette de notre salle de bains. Elle a ajouté qu’elle chercherait.

— Et après cela ?

— Elle me l’a rapporté hier en me demandant s’il s’agissait bien de celui que j’avais perdu.

— Quelle a été votre réponse ?

— Je lui ai demandé d’où il venait. « De la chambre du major », me répondit-elle. Naturellement, je lui marquai mon étonnement.

— Comment a-t-elle réagi ?

— Elle ne comprenait pas, mais j’ai eu l’impression qu’elle me cachait quelque chose. Toutefois, je n’ai pas insisté. Je me figurais avoir laissé mon médicament sur une table de la salle à manger où le major Palgrave aurait pu le prendre par mégarde.

— C’est tout ce que vous pouvez nous dire, Mr Dyson ?

— Oui, c’est tout. Je suis désolé de ne pouvoir vous être plus utile. Est-ce important, cette histoire de flacon ?

Weston haussa les épaules :

— Au point où nous en sommes, n’importe quel détail peut révéler son importance.

— Je ne vois pas ce que les pilules font dans l’affaire. Je pensais que vous vouliez plutôt connaître mes allées et venues lorsque cette malheureuse fille a été poignardée. Je les ai toutes notées le plus exactement possible.

Weston le regarda, surpris.

— Vraiment ? Cela est très aimable de votre part, Mr Dyson.

— J’ai souhaité éviter des ennuis à tout le monde en agissant de la sorte.

À travers la table, il tendit une feuille de papier que Weston et Daventry parcoururent.

— Ça me paraît très clair, déclara le policier. Votre femme et vous changez de toilette dans votre bungalow jusqu’à neuf heures dix, ensuite vous vous rendez sur la terrasse où vous prenez l’apéritif en compagnie de la señora de Caspearo. À neuf heures quinze, le colonel et Mrs Hillingdon vous rejoignent et tous ensemble vous allez dîner. Vous vous êtes couché approximativement à onze heures trente.

— Évidemment, j’ignore à quelle heure la fille a été tuée…

Le ton de sa voix indiquait une interrogation, mais l’inspecteur Weston ne parut pas s’en apercevoir.

— C’est Mrs Kendal qui l’a trouvée, paraît-il. Cela a dû être un terrible choc pour elle.

— En effet. Le docteur Robertson s’est vu dans l’obligation de lui administrer un sédatif.

— Cela s’est passé très tard, n’est-ce pas, lorsque la plupart des pensionnaires étaient déjà couchés ?

— Oui.

— Était-elle morte depuis longtemps ? Au moment où Mrs Kendal l’a découverte, je veux dire ?

— Nous ne sommes pas encore fixés sur l’heure exacte.

— Pauvre petite Molly. En fait, je ne l’ai pas vue de la soirée. J’ai supposé qu’elle souffrait d’une migraine et que ne se sentant pas bien, elle se reposait.

— Quand avez-vous vu Mrs Kendal pour la dernière fois ?

— Assez tôt dans la soirée, avant que je n’aille me changer. Elle s’occupait de la décoration des tables et arrangeait les fourchettes, les cuillers, les couteaux. Elle paraissait très gaie à ce moment-là, plaisantant et riant. Une fille formidable… Nous l’estimons tous beaucoup et jugeons que Tim a beaucoup de chance.

— Merci, Mr Dyson. Vous ne vous rappelez de rien d’autre à propos de ce qu’aurait pu vous dire Victoria en vous remettant votre flacon ?

— Ma foi, non.

— Elle ne vous a pas laissé soupçonner qui avait pu le mettre chez le major ?

— En tout cas, je ne m’en souviens pas.

— Eh bien ! Ce sera tout, Mr Dyson. Greg sorti, Weston souligna :

— Il était vraiment désireux de nous faire connaître son emploi du temps d’hier soir.

— Un peu trop, à mon avis.

— Oui… Mais, vous savez, Daventry, il y a des gens que la police effraie. Ceux-là croient toujours nécessaire de nous fournir la preuve de leur innocence, même quand on ne les accuse pas.

— L’ennui est que les coupables agissent de même, et à mon avis, personne n’a d’alibi indiscutable, avec l’orchestre, la danse et les allées et venues que cela implique. Chacun peut sortir et rentrer sans être remarqué.

Jetant un coup d’œil sur le papier qu’il tenait à la main, Daventry ajouta :

— Ainsi, Mrs Kendal arrangeait les couverts… Je me demande si Dyson a attiré notre attention exprès sur ce détail ?

— C’est votre impression, à vous aussi ?

À cet instant, un brouhaha s’éleva dans la pièce voisine. Un homme criait d’une voix aiguë :

— J’ai des révélations à faire ! Je veux voir le gentleman de la police !

— C’est un des cuisiniers qui insiste pour vous parler. Il prétend être au courant d’un fait important.

Un mulâtre, coiffé du bonnet blanc de la profession, à l’air terrifié, bouscula le policier et lança précipitamment :

— Elle a traversé ma cuisine avec un couteau à la main. Et elle est sortie dans le jardin.

— Calmez-vous, mon vieux. De qui parlez-vous ?

— De la femme du patron : Mrs Kendal. C’est d’elle que je parle. Elle avait un couteau à la main et elle a filé dans le jardin. Juste avant le dîner ! Et elle n’est pas revenue.

CHAPITRE XV

— Pouvez-vous nous accorder quelques instants, Mr Kendal ?

— Mais, certainement.

Tim leva les yeux de son bureau et poussa de côté une pile de paperasses tout en indiquant des chaises à ses visiteurs. Les traits creusés, l’air abattu, il s’enquit d’une voix lasse :

— Comment vous en tirez-vous ? Vous avancez ? Il semble qu’une fatalité pèse sur cette maison. Nos hôtes veulent s’en aller, et se renseignent déjà sur les horaires aériens. Juste au moment où le succès devrait récompenser nos efforts ! Vous ne pouvez pas savoir ce que représente cet hôtel pour Molly et moi. Nous avons tout misé dessus.

— Nous comprenons combien c’est pénible pour vous, Mr Kendal.

— Si au moins cette affaire était élucidée rapidement, peut-être que la panique serait enrayée. Cette misérable fille Victoria – oh ! je ne devrais pas parler d’elle ainsi – n’était pas mauvaise, au fond. Mais, à l’origine de tout cela il doit y avoir un motif très simple, une intrigue sentimentale, sans doute. Son mari…

— Elle n’était pas mariée avec Jim Ellis, ce qui ne les empêchait pas de bien s’entendre.

— Mais… Excusez-moi, vous êtes venus pour me poser des questions, j’imagine ?

— Oui, au sujet de la soirée d’hier. D’après les rapports médicaux, Victoria a été tuée entre dix heures trente et minuit. Dans la circonstance, les alibis sont difficiles à contrôler.

— Cela signifierait-il, à votre avis, que le meurtrier serait parmi nos pensionnaires ?

— C’est une hypothèse qu’il nous faut examiner. Mais nous aimerions connaître votre opinion sur le témoignage d’un de vos cuisiniers.

— Lequel ?

— Il s’agit d’un Cubain, je crois.

— Nous en avons deux.

— Celui-ci s’appelle Enrico et déclare que votre femme a traversé la cuisine venant de la salle à manger, et est sortie dans le jardin tenant un couteau à la main.

— Molly tenant un couteau ? Pourquoi pas, après tout ? Mais… vous ne voulez pas insinuer ?…

— Cela s’est passé avant que les pensionnaires n’aient gagné la salle à manger, disons… vers huit heures trente. Vous étiez vous-même en train de parler avec Fernando, le maître d’hôtel, à ce moment-là.

— Oui, je m’en souviens parfaitement.

— Et votre femme rentra, arrivant de la terrasse.

— C’est vrai. Elle inspecte toujours les tables avant le dîner. Quelquefois, les garçons disposent mal les couverts. Probablement, c’est ce qui s’est produit. Elle a dû veiller à ces détails, comme d’habitude, et pouvait très bien alors tenir un couteau à la main.

— Quand elle entra dans la salle à manger, vous adressa-t-elle la parole ?

— Oui, nous échangeâmes quelques mots.

— Vous rappelez-vous ce qu’elle vous a dit ?

— Je crois lui avoir demandé avec qui elle s’entretenait dehors, car j’avais cru reconnaître sa voix.

— Et qui se trouvait avec elle ?

— Gregory Dyson.

— Ah ! oui ! Il nous l’a déclaré en effet.

— Il tentait de lui faire la cour. Une manie dont il ne parvient pas à se guérir. J’en montrai de l’humeur et m’écriai : « Que le diable l’emporte ! » ce qui a beaucoup amusé Molly car elle sait se débrouiller avec ce genre d’hommes. Notre métier n’est pas toujours facile. On risque sans cesse de blesser les pensionnaires, et une jolie fille, comme Molly, doit être capable de se défendre avec un sourire ou un haussement d’épaules.

— Se sont-ils disputés ?

— Non, je ne pense pas.

— Vous ne pouvez affirmer si elle tenait ou non un couteau à la main ?

— Je ne m’en souviens plus… pourtant je suis presque sûr qu’elle n’en avait pas… À la réflexion, j’en suis même tout à fait sûr.

— Mais, vous venez de dire…

— Comprenons-nous bien : je vous répète que si Molly se trouvait dans la salle à manger ou à la cuisine, il est probable, et normal, qu’elle ait touché un couteau. Pour ma part, je la revois parfaitement arrivant de la salle à manger les mains vides. Là-dessus, je suis formel.

— Très bien.

— Où voulez-vous en venir ? Qu’est-ce que ce damné imbécile d’Enrico a bien pu vous raconter ?

— Simplement que votre femme s’est rendue dans la cuisine l’air préoccupé, et qu’elle tenait un couteau.

— Il a sûrement dramatisé.

— Avez-vous eu l’occasion, un peu plus tard, dans la soirée, de reparler avec Mrs Kendal ?

— Je ne crois pas, j’ai été très occupé.

— Votre femme était-elle présente ?

— Oui, nous nous dépensons beaucoup pour nos hôtes. Nous vérifions sans cesse si tout se déroule bien.

— Mais, lui avez-vous parlé ?

— Non, il ne me semble pas. Nous n’avons pas le temps de bavarder dans ces moments-là.

— En résumé, vous ne vous souvenez pas lui avoir parlé jusqu’à ce que, trois heures plus tard, elle monte les marches de la terrasse après avoir découvert le corps ?

— Un terrible choc pour elle, et qui l’a bouleversée.

— Je comprends. Une expérience très désagréable. Comment est-elle venue à passer sur le chemin de la plage ?

— Après les corvées du dîner, elle s’offre souvent une petite promenade pour changer d’air et s’écarter un peu des pensionnaires.

— Lorsqu’elle réapparut, vous vous entreteniez avec Mrs Hillingdon, n’est-ce pas ?

— C’est cela même. Tous les autres s’étaient retirés.

— De quoi discutiez-vous avec Mrs Hillingdon ?

— Oh ! Rien de spécial, ou du moins que j’aie retenu. Elle vous a dit quelque chose ?

— Nous ne l’avons pas encore interrogée. Lorsque votre femme s’est montrée, elle avait du sang sur les mains ?

— Naturellement ! Elle s’était penchée sur Victoria pour tenter de lui porter secours. C’est normal, non ? Insinueriez-vous, par hasard…

— Je vous en prie, calmez-vous, Mr Kendal. Je devine que toute cette histoire vous éprouve, mais nous devons exercer notre métier. Il paraît que depuis quelque temps, Mrs Kendal ne se sent pas très bien ?

— Ridicule ! Elle est en parfaite santé. Sans doute a-t-elle été contrariée par la mort du major Palgrave, ce qui est naturel.

— Il nous faudra cependant lui poser quelques questions, lorsqu’elle sera en état d’y répondre.

— Pas maintenant, en tout cas ! Le docteur lui a administré un sédatif et n’entend pas qu’on la dérange. Je ne supporterai d’ailleurs pas qu’on l’ennuie ou qu’on la maltraite !

— Nous n’en avons pas l’intention. Nous ne la verrons que sur autorisation médicale.

La voix de Weston était douce, mais inflexible. Tim le regarda, ouvrit la bouche pour répliquer, mais se retint.

Evelyn Hillingdon, maîtresse d’elle-même, comme toujours, s’assit sur la chaise qu’on lui indiquait.

Calme, réfléchie, elle prit son temps pour répondre aux questions qu’on lui posait. Ses yeux noirs et intelligents observaient attentivement Weston.

— Oui, je bavardais avec Mr Kendal lorsque sa femme nous a mis au courant du meurtre.

— Votre mari n’était pas là ?

— Non, il dormait déjà.

— Aviez-vous une raison spéciale pour rencontrer Mr Kendal ?

Evelyn devina le blâme caché.

— Quelle étrange question… Non, aucun motif particulier à notre rencontre.

— Avez-vous évoqué la santé de sa femme ? Après un moment de silence, Evelyn répondit :

— Je ne m’en souviens absolument pas.

— En êtes-vous sûre ?

— Sûre que je ne m’en souviens pas. Curieuse remarque ! On effleure tant de sujets au cours de ces sortes de bavardages.

— Mrs Kendal ne vous a pas paru en mauvaise santé, ces derniers temps ?

— Non, elle me semble bien portante, un peu fatiguée, peut-être… Il est certain que s’occuper d’un endroit comme celui-ci donne beaucoup de soucis, et elle a très peu d’expérience. Naturellement, il lui arrive d’être agitée de temps à autre.

— Agitée ? C’est ainsi que vous interpréteriez son état ?

— Un mot démodé, peut-être, mais aussi juste que le jargon moderne dont nous nous servons aujourd’hui : « virus infectieux », pour une crise de foie, « névrose anxieuse », pour les tracas quotidiens.

Son sourire donna à Weston l’impression d’être ridicule. Il jugea Evelyn Hillingdon une femme intelligente. Il jeta un coup d’œil à Daventry, toujours aussi impénétrable, et se demanda ce qu’il pensait.

— Nous ne voulons pas vous ennuyer, Mrs Kendal, mais nous aimerions que vous nous racontiez de quelle façon vous avez découvert le cadavre. Le docteur Graham assure que vous êtes suffisamment bien maintenant pour en parler.

— Je me sens, en effet, beaucoup mieux. (Elle leur adressa un petit sourire crispé.) C’est le choc, vous comprenez ? Ce fut assez effrayant.

— Je crois me rappeler que vous étiez sortie pour prendre l’air, après le dîner ?

— Oui, cela m’arrive souvent.

Daventry nota que le regard de la jeune femme fuyait et qu’elle nouait nerveusement ses mains.

— Vous souvenez-vous à quelle heure vous avez quitté l’hôtel, Mrs Kendal ?

— Non. Ici, nous ne nous préoccupons pas beaucoup de l’heure.

— L’orchestre jouait-il encore ?

— Oui… Du moins… il me semble.

— Et vous alliez de quel côté ?

— Je suivais le chemin de la plage.

— À gauche ou à droite ?

— D’un côté et de l’autre, au hasard.

— Au hasard ?

Elle fronça les sourcils.

— Je devais réfléchir.

— À quelque chose en particulier ?

— Non… Rien de précis. Les diverses corvées de l’hôtel.

De nouveau, ce mouvement nerveux des mains.

— Et puis, j’aperçus une forme blanche dans un massif d’hibiscus… Je me suis demandé ce que c’était. M’arrêtant, j’ai vu qu’il s’agissait de… Victoria… recroquevillée. J’ai essayé de lui soulever la tête, et j’ai eu… du sang… sur les mains…

Elle les regarda, répétant, comme si elle ne parvenait pas à réaliser :

— … Du sang… sur mes mains…

— Ne pensez plus à cela. Depuis combien de temps, à votre avis, vous promeniez-vous lorsque vous l’avez découverte ?

— Aucune idée.

— Une demi-heure, une heure, plus d’une heure ?

— Je ne sais pas.

Daventry demanda d’une voix neutre :

— Avez-vous pris un couteau avec vous, en partant pour cette promenade ?

— Un couteau ? Pour quoi faire ?

— Un de vos cuisiniers vous a vue sortir dans le jardin avec un couteau.

— Mais, je ne venais pas de la cuisine… Ah ! Vous voulez dire plus tôt, avant le dîner… Mais franchement, je ne pense pas avoir tenu un couteau à ce moment-là.

— Peut-être veniez-vous d’arranger les couverts sur les tables ?

— Je m’en occupe quelquefois, c’est vrai, car les couverts sont toujours mal disposés. Trop de cuillers, pas assez de couteaux, etc.

— Cela s’est-il produit justement hier soir ?

— Une habitude devenue tellement automatique qu’on n’y prête guère attention.

— Il est donc possible que vous soyez sortie de la cuisine, un couteau en main.

— Je suis sûre que non, d’ailleurs, Tim était là et peut-être s’en souviendra-t-il si vous le lui demandez ?

— Étiez-vous contente du service de Victoria ?

— Très. Une bien gentille fille.

— Vous ne vous êtes pas disputée avec elle ?

— Disputée ? Non.

— Elle ne vous menaça jamais de quelque manière ?

— Me menacer ? Qu’entendez-vous par là ?

— Aucune importance, oubliez ma question. Vous ne soupçonnez personne de ce meurtre ?

— Non.

— Eh bien ! Ce sera tout, Mrs Kendal. Vous voyez, cela n’a pas été terrible ?

Daventry ouvrit la porte à la jeune femme et la regarda s’éloigner.

— Tim s’en souviendra… (répéta-t-il en revenant s’asseoir). Et Tim affirme qu’elle ne tenait pas de couteau.

Weston répliqua :

— J’ai le sentiment que c’est ce que n’importe quel mari répondrait à sa place.

— Un couteau me paraît une arme dérisoire pour poignarder quelqu’un.

— Il y avait des steaks au menu d’hier soir, et les couteaux à découper sont très acérés.

— Je n’arrive pas à croire que cette femme puisse être une meurtrière endurcie.

— Nous n’avons pas à le croire ou à ne pas le croire, pour l’instant. Il peut se faire que Mrs Kendal ait gagné le jardin avant le dîner, serrant dans la main un couteau inutile qu’elle aurait retiré d’une table. Elle peut très bien ne pas avoir même remarqué qu’elle le tenait, et l’aura laissé quelque part, ou perdu, là où le futur meurtrier l’a ramassé.

J’imagine mal, moi aussi, Mrs Kendal sous les traits d’une meurtrière.

— Néanmoins, je suis presque sûr qu’elle ne nous a pas dit tout ce qu’elle savait. Son manque de précision, à propos de l’heure, est bizarre. Où se rendait-elle exactement ? Personne, jusqu’ici, ne semble l’avoir remarquée dans la salle à manger au cours de la soirée. Se proposait-elle de rencontrer Victoria Johnson ?

— Possible… Ou bien elle a vu qui avait rendez-vous avec la victime.

— Vous songez à Gregory Dyson ?

— Nous savons que plus tôt, dans la soirée, il s’est entretenu avec Victoria. Il a pu la rejoindre de nouveau par la suite. N’oubliez pas qu’ici tout le monde va et vient à sa fantaisie.

CHAPITRE XVI

Un observateur qui aurait aperçu la charmante vieille dame, semblant méditer sous sa loggia, à l’extérieur de son bungalow, aurait sûrement pensé qu’elle n’avait rien d’autre en tête que l’établissement de son emploi du temps de la journée. Peut-être une expédition à Castle Cliff, ou une visite à Jamestown, ou tout simplement une tranquille matinée sur la plage.

Mais la charmante vieille dame méditait sur de tout autres thèmes, et se trouvait dans des dispositions combatives. « Il faut faire quelque chose, et vite », pensait Miss Marple. Mais qui pouvait-elle convaincre ? Disposant de plus de temps, elle serait sans doute arrivée seule à la vérité. Elle possédait déjà pas mal d’indices… Mais pas assez. Et les heures passaient… Elle se disait avec amertume que, sur cette île de Paradis, il lui était impossible de compter sur ses alliés habituels qui se trouvaient bien loin de là, en Angleterre : Sir Henry Clithering – toujours disposé à l’écouter avec indulgence –, son beau-fils Dermot qui, en dépit de son poste important à Scotland Yard, savait que lorsque Jane Marple formulait une hypothèse, elle reposait toujours sur des observations solides. Tandis que ce Weston, à la voix douce, ne prêterait pas attention aux adjurations d’une vieille demoiselle. Quant au docteur Graham, il n’était pas celui dont elle avait besoin : trop doux, trop hésitant, et sûrement incapable de prendre des décisions rapides et énergiques.

Miss Marple, ayant la conviction intime d’être un porte-parole du Tout-Puissant, se plaignit presque à voix haute de son isolement, en récitant les phrases de la Bible : « Qui me cherchera ? » « Qui enverrai-je quérir ? »

Le bruit qui parvint à ses oreilles ne lui apparut pas tout de suite comme une réponse à sa pieuse demande. Ce n’était pour elle que le cri lancé par un homme à son chien :

— Hé !

Toujours plongée dans ses pensées moroses, Miss Marple ne prit pas garde à cet appel.

— Hé !

Le ton se fit plus brutal, et la distraite regarda vaguement autour d’elle.

— Hé ! (répéta impatiemment Mr Rafiel.) Hé ! Vous, là-bas !

La vieille demoiselle ne pouvait imaginer du premier moment que ce « Hé ! » s’adressait à elle. Jusqu’ici on n’en avait jamais usé de la sorte pour l’interpeller. Des manières, à la vérité, peu dignes d’un gentleman. Mais elle ne s’en froissa pas, car il était impossible de s’irriter des façons autoritaires de Mr Rafiel. Il suivait ses propres lois, et il fallait l’accepter ainsi. De sa propre loggia, le vieil original faisait des signes pour attirer l’attention de sa voisine.

— Vous m’appelez ?

— Naturellement, je vous appelle ! À qui croyez-vous que je m’adressais ? Au chat ? Venez ici !

Miss Marple prit son sac à ouvrage et s’avança dans l’allée, tandis que Mr Rafiel expliquait :

— Je ne puis aller à vous, à moins que l’on m’aide, alors venez à moi.

— Je comprends.

— Asseyez-vous, je veux vous parler. Quelque chose de bougrement bizarre se passe sur cette île !

— Je suis de votre avis. Machinalement, Miss Marple sortit son tricot.

— Ne commencez pas à tricoter ! Je ne peux le supporter ! Je déteste les femmes qui tricotent, elles m’exaspèrent !

Sans protester, elle obéit au malade hargneux.

— Les commérages vont bon train, et je parie que vous êtes au tout premier rang avec le chanoine et sa sœur, hein ?

— Les circonstances expliquent et excusent ces commérages, ne croyez-vous pas ?

— On poignarde une fille des îles et on la trouve dans les buissons. Une histoire assez sordide ! Le type avec lequel elle vivait est peut-être devenu jaloux, ou lui-même entretenait de son côté une intrigue sentimentale, et ils se seront disputés. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Non.

— Les autorités sont de votre avis.

— Ils en racontent sûrement plus à vous qu’à moi.

— Et pourtant, je ne serais pas étonné que vous en sachiez plus que moi. Vous avez écouté les racontars ?

— Évidemment.

— Il est vrai que vous n’avez pas grand-chose d’autre à faire.

— C’est parfois instructif et utile.

— Je crois bien que je me suis trompé à votre sujet, et pourtant, je ne commets pas souvent d’erreurs en jugeant les autres. Il y a en vous beaucoup plus que je ne le soupçonnais. Toutes ces rumeurs à propos du major Palgrave, et des histoires qu’il racontait… Vous pensez qu’on l’a éliminé ?

— J’en ai peur.

— Eh bien ! Vous partagez l’opinion de Daventry. Je ne trahis pas une confidence, car tout le monde connaîtra bientôt les résultats de l’autopsie. Vous avez rapporté quelque chose à Graham, qui l’a confié à Daventry, ce dernier avisa l’administrateur, lequel a alerté le C.I.D., et ces Messieurs de la police criminelle, ayant estimé que l’affaire s’avérait louche, ont décidé d’exhumer le vieux Palgrave.

— Et ils ont trouvé quelque chose ?

— … Qu’il avait absorbé une dose mortelle d’un produit que seul un spécialiste pouvait identifier. Autant que je m’en souvienne, ça paraîtrait vaguement être du Diflor, Hexagonalethylcarbenzol. Le médecin de la police l’a ainsi nommé afin que personne ne sache, je pense, de quoi il s’agit en réalité. Le poison porte probablement un gentil nom très simple, comme « Evipan » ou « Veronal ». Quelle que soit l’appellation du produit, une bonne dose de ce médicament peut entraîner la mort, et les symptômes ressembleraient assez à ceux d’une hypertension aggravée par une trop grande absorption d’alcool au cours d’une joyeuse soirée. Le coup a failli réussir, et personne ne songeait à se poser de questions. On s’est contenté de plaindre Palgrave et de l’enterrer rapidement. Maintenant, on se demande s’il a jamais eu de tension, alors que tout le monde acceptait le fait comme certain.

— Il a pourtant bien dû le confier à quelqu’un pour qu’on l’ait répété ?

— Oui, comme pour les fantômes. Vous ne rencontrez jamais le type qui en a vu un lui-même. C’est toujours le second cousin de sa tante, ou un ami, ou l’ami d’un ami. On a pensé que le major avait de la tension à cause du flacon de pilules trouvé dans sa salle de bains, mais je crois comprendre que la fille qu’on a tuée a raconté que ce flacon avait été mis là par quelqu’un d’autre et qu’en définitive, il appartenait à ce Greg.

— En tout cas, le bruit s’est répandu que le major avait déclaré souffrir de tension.

— Il est très facile de faire circuler une fausse information.

— Je suis bien de votre avis.

— Il n’est besoin que d’un murmure de-ci, de-là… Naturellement, vous ne savez rien par vous-même. On vous a dit… C’est toujours « on », et il est impossible de remonter à celui qui a donné le coup d’envoi de ce bobard.

— Un malin…

— Très malin, en effet.

— Victoria a dû voir ou apprendre quelque chose ? Peut-être s’est-elle essayée au chantage ? Il est possible aussi qu’elle n’ait pas réalisé tout de suite l’importance de ce qu’elle avait surpris.

— De toute façon, on l’a poignardée.

— Il est évident que quelqu’un ne pouvait se permettre de la laisser bavarder.

— Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?

— Pourquoi vous figurez-vous que je possède plus de lumières que vous sur la question, Mr Rafiel ?

— Je ne me figure rien, mais j’aimerais entendre votre opinion. C’est à vous que Palgrave a sans doute le plus parlé, et j’estime que personne d’autre n’aurait eu votre patience.

— Il m’a raconté, en effet, bon nombre d’histoires, mais ce doit être une manie commune à tous les hommes qui vieillissent.

Mr Rafiel lui lança un regard perçant.

— Dites donc, je ne raconte pas d’histoires, moi ! Allez-y. Je vous écoute !

— Un jour, il a prétendu connaître un meurtrier. Cela n’avait rien d’exceptionnel, en soi.

— Comment ça, rien d’exceptionnel ?

— Il vous est sûrement arrivé, au cours de votre existence, d’entendre quelqu’un affirmer : j’ai bien connu « Un Tel » qui est mort si brusquement. Pour moi, c’est sa femme qui avait fait le coup. « Les éternels ragots. »

— Oui, bien sûr, mais jamais des gens qui parlaient sérieusement.

— Tout le problème est là. Le major, lui, était terriblement sérieux, et appuyait ses dires sur une photo qu’il montrait à qui voulait la voir.

— Vous l’avez vue, vous ?

— Non, au moment où il allait me la montrer, il s’est ravisé et l’a cachée précipitamment.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a aperçu quelqu’un à cet instant.

— Qui ?

— Une personne qu’il a regardée par-dessus mon épaule droite, alors que nous nous trouvions à l’extérieur de mon bungalow.

— Donc, ce quelqu’un venait obligatoirement de la plage ou du parking. Qui arrivait à ce moment-là ?

— Les Dyson et les Hillingdon. D’autre part, il est possible que Palgrave ait regardé votre bungalow.

— Ah ?… Alors, nous ajoutons aux suspects, Esther Walters et Jackson.

— Le major a parlé d’un meurtrier et non d’une meurtrière.

— Dans ce cas, nous écartons Evelyn Hillingdon, Lucky et Esther. Il ne nous reste plus que Dyson, Hillingdon ou mon beau parleur de Jackson.

— Ou vous-même.

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