LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

Elle se recala sur sa chaise, se sentant extrêmement lasse. Cette fatigue venait sans doute de son anxiété, de sa conviction d’avoir totalement manqué d’intuition. Avec un certain déplaisir, elle se remémora encore ce regard étrange et rusé qui avait glissé sous les paupières mi-closes de Molly. Quelle pensée traversait alors l’esprit de Mrs Kendal ? Quel changement depuis l’arrivée dans l’île de la vieille demoiselle ? Tim Kendal et Molly apparaissant comme un jeune couple heureux, sympathique ; les Hillingdon, des gens charmants si bien élevés ; Gregory Dyson, gai et expansif ; Lucky, une femme toute à la joie de vivre, parlant à tort et à travers, contente de tous et d’elle-même ; le chanoine Prescott, un prêtre doux et affable ; Joan Prescott, au caractère légèrement acariâtre, mais une très bonne personne quand même, – tout le monde n’a-t-il pas ses petits défauts ? – Mr Rafiel, une personnalité, un caractère, quelqu’un que vous ne risquiez pas d’oublier. Miss Marple savait que les médecins ayant condamné, depuis plusieurs années, le vieil homme se montraient maintenant plus pessimistes encore dans leur diagnostic. Le malade n’ignorait pas que ses jours étaient comptés. Cette certitude admise, Mr Rafiel aurait-il agi avec cette impunité qu’assure une échéance inéluctable ? Voyons… qu’avait-il affirmé d’un ton un peu trop persuasif, un peu trop assuré ? Miss Marple se voulait très sensible aux tonalités des voix, sensibilité qui tenait à sa longue expérience d’auditrice. Mr Rafiel lui aurait-il délibérément raconté un mensonge ?

La vieille demoiselle embrassa du regard l’ensemble du décor : le calme de la nuit, l’agréable parfum des fleurs, les tables et leurs petites lampes individuelles, les femmes élégamment vêtues, Evelyn drapée d’indigo sombre imprimé, Lucky dans une robe-sac blanche, ses cheveux blonds tombant sur ses épaules. Tout le monde semblait heureux de vivre ce soir. Tim Kendal lui-même riait. Passant près de la table de Miss Marple, il déclara :

— Je ne pourrai assez vous remercier de votre dévouement envers Molly. Ma femme est presque rétablie. Le médecin affirme qu’elle pourra se lever demain.

Jane Marple fit un effort pour sourire. Décidément, elle était très lasse-Elle se leva et retourna lentement vers son bungalow. Elle aurait aimé réfléchir, chercher une solution, essayer de se souvenir, assembler des détails, se rappeler des mots, comprendre la signification de coups d’œil… Mais sa fatigue l’emportait.

Elle se coucha et lut quelques versets de Thomas A. Kempis (Mystique allemand du XVe siècle), avant d’éteindre la lumière. Dans l’obscurité elle murmura une prière. Il était impossible à une personne seule de tout faire. Il aurait fallu qu’on l’aidât. « Il n’arrivera rien cette nuit », s’affirma-t-elle avec espoir.

Miss Marple s’éveilla en sursaut et s’assit dans son lit. Son cœur battait à grands coups. Elle alluma sa lampe de chevet et regarda l’heure. Deux heures du matin. Une activité insolite régnait à l’extérieur. Elle se leva, enfila sa robe de chambre et ses chaussons, s’enveloppa la tête dans une écharpe de laine et partit en reconnaissance.

Dehors, des ombres allaient et venaient, des torches à la main. La vieille demoiselle reconnut le chanoine Prescott et se dirigea vers lui.

— Que se passe-t-il ?

— C’est Mrs Kendal. Son mari en se réveillant a constaté qu’elle avait disparu. Nous la cherchons.

Il reprit ses investigations suivi de loin par Miss Marple. Où était partie Molly ? Pourquoi ? Avait-elle projeté sa fuite se promettant de s’esquiver dès que la surveillance à son chevet se relâcherait ? Ou pendant le sommeil de son mari ? Probablement. Mais pourquoi ? Existait-il, comme l’avait affirmé Mrs Walters, un autre homme ? Mais alors qui ? Ou bien y avait-il une autre raison, plus sinistre, à ce départ ?

Tout en se posant mille questions, Miss Marple fouillait les buissons environnants. Soudain, un faible cri lui parvint :

— Ici… ! Par ici !…

L’appel venait de l’extrémité du terrain de l’hôtel, près d’une crique d’eau salée se déversant dans la mer. La vieille demoiselle se hâta.

Les chercheurs paraissaient moins nombreux qu’elle ne l’aurait cru. La plupart des pensionnaires devaient encore dormir. Sur un terre-plein au bord de la crique un petit groupe discutait. Quelqu’un bouscula brutalement Miss Marple. C’était Tim Kendal. Un instant plus tard, elle l’entendit crier :

— Molly ! Mon Dieu ! Molly !

La vieille demoiselle se joignit au groupe dont elle reconnut les membres : un garçon cubain, Evelyn Hillingdon, et deux filles indigènes. Tim Kendal, l’air hébété fixait l’eau, murmurant : « Molly… ce n’est pas possible… Molly… » Puis lentement, il s’agenouilla.

Miss Marple aperçut distinctement le corps de la jeune femme étendu dans la crique, le visage sous l’eau, ses cheveux dorés étalés sur l’étole de dentelle vert pâle qui lui couvrait les épaules. Avec les feuilles et le jonc l’entourant, on ne pouvait s’empêcher de penser à la mort d’Ophélie…

Au moment où Tim étendit le bras pour attraper la noyée, la calme et raisonnable Miss Marple s’avança en ordonnant :

— Ne la touchez pas, Mr Kendal ! Il ne faut pas qu’elle soit changée de place.

Tim tourna vers elle un visage hébété.

— Mais… c’est Molly…

Evelyn Hillingdon posa sa main sur l’épaule du jeune homme.

— Elle est morte, Tim. Je ne l’ai pas bougée mais j’ai tâté son pouls.

— Morte ? Morte ? Vous voulez dire qu’elle s’est… noyée ?

— Les apparences le laissent supposer.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ? (Sa voix montait, hystérique.) Elle était heureuse ce soir. Elle parlait de ce que nous ferions demain. Pourquoi cette affreuse volonté de mourir s’est-elle emparée d’elle à nouveau ? Pourquoi s’est-elle échappée de la maison… pour courir ici et se noyer ? Quel désespoir la rongeait donc ? Pourquoi ne m’en a-t-elle jamais parlé ?

— Je ne sais pas, mon pauvre Tim. Miss Marple intervint :

— Quelqu’un devrait aller chercher le docteur Graham. Il faut également téléphoner à la police.

— La police ? (Kendal eut un rire amer.) Que nous apporteront-ils ?

— Même pour un suicide ces Messieurs doivent être prévenus.

L’hôtelier se releva lourdement.

— Je vais appeler Graham. Peut-être pourra-t-il encore tenter quelque chose pour Molly.

Il s’éloigna d’un pas mal assuré dans la direction de l’hôtel.

Evelyn Hillingdon et Miss Marple debout l’une près de l’autre contemplèrent Molly. Evelyn hocha la tête :

— Trop tard. Elle est déjà froide. Elle est morte au moins depuis une heure. Quelle tragédie ! Tim et elle ont toujours semblé si heureux ! Je suppose qu’elle n’a jamais dû être bien équilibrée.

— Je ne le pense pas.

— Que voulez-vous dire, Miss Marple ?

La lune jusqu’ici cachée derrière un nuage éclaira la scène. Sa clarté illumina la chevelure de la noyée.

Miss Marple poussa un cri. Elle se pencha et étendit la main pour toucher les cheveux dorés. Sans se retourner, elle lança à l’adresse de Mrs Hillingdon :

— Nous devrions nous en assurer.

— Mais vous-même avez déclaré à Tim qu’il ne fallait pas la toucher ?

— Je sais, mais la lune ne brillait pas. Je n’avais pas vu…

Avec précaution, elle écarta quelques mèches blondes et découvrit les racines-Ce fut au tour d’Evelyn de pousser un cri.

— Lucky ! Ce n’est pas Molly, mais Lucky ! La vieille demoiselle acquiesça :

— La même couleur de cheveux, mais ceux de Lucky, naturellement, étaient plus sombres à la racine parce qu’elle les teignait.

— Pourquoi porte-t-elle l’étole de Molly ?

— Elle l’admirait beaucoup et je l’ai un jour entendue déclarer qu’elle désirait acheter la même. Il est évident qu’elle s’est offert ce caprice.

— D’où notre erreur…

Evelyn s’interrompit en remarquant que Miss Marple l’observait.

— Il faut que quelqu’un prévienne son mari. Après une courte hésitation Mrs Hillingdon décida :

— D’accord. J’y vais.

Elle s’éloigna en longeant l’allée de palmiers. Miss Marple, restée seule, tourna légèrement la tête, et demanda à mi-voix.

— Eh bien, colonel Hillingdon ?

Edward Hillingdon sortit de derrière un arbre et s’approcha.

— Vous saviez que je me trouvais là ?

— J’ai vu votre ombre sur le chemin.

Ils restèrent silencieux, côte à côte, puis Hillingdon murmura comme se parlant à lui-même :

— Ainsi, finalement, elle a trop joué avec sa chance…

— Il me semble que sa mort vous soulage d’un grand poids ?

— Je ne le nie pas. Cela vous surprend ?

— La mort apporte souvent une solution à certains problèmes.

Il la regarda, et elle soutint bravement son regard.

— Si vous pensez…

Il avança d’un pas vers elle. Son ton s’était fait soudain menaçant. Miss Marple remarqua calmement :

— Votre femme sera là dans un instant avec Mr Dyson. Ou bien ce sera Tim Kendal accompagné du docteur Graham.

Edward Hillingdon se détendit et s’éloigna.

Miss Marple s’en fut à son tour sans ajouter un mot. Bientôt, elle accéléra son allure.

Devant son bungalow, elle ralentit le pas. C’était là qu’un certain jour, elle avait conversé avec le major Palgrave… Là qu’il avait fouillé dans son portefeuille pour en tirer la photo d’un meurtrier…

Elle se rappela la façon dont il avait levé les yeux, et la congestion brusque de son visage. « Tellement laid… » avait remarqué la señora de Caspearo ». Il a le mauvais œil. »

Le mauvais œil… œil… œil !

CHAPITRE XXIV

Quelles qu’aient pu être les allées et venues rompant le silence de la nuit, Mr Rafiel ne les avait pas entendues.

Il dormait profondément, lorsqu’il fut saisi aux épaules et secoué violemment.

— Eh… mais… qui diable êtes-vous ?

— C’est moi – répondit Miss Marple, ayant pour une fois oublié son vocabulaire châtié – bien que je devrais user d’un terme plus fort. Les Grecs, je crois, parlaient de la Némésis.

Mr Rafiel se souleva sur ses oreillers et examina sa visiteuse. Sous la clarté lunaire, la tête enveloppée dans une écharpe vaporeuse de laine rose, Miss Marple ressemblait aussi peu que possible à l’image de la Némésis.

— Ainsi vous êtes la Némésis, hein ?

— Je l’espère, avec votre aide.

— Cela vous gênerait-il de m’expliquer pour quelles raisons vous apparaissez de cette manière dans ma chambre, au milieu de la nuit ?

— Nous devons agir vite. Très vite. J’ai été totalement stupide. J’aurais dû deviner dès le début de quoi il retournait ! Tout cela se révèle si simple, à la vérité…

— Mais enfin, de quoi parlez-vous ?

— Vous avez beaucoup perdu en dormant. On a découvert un autre cadavre ! Tout d’abord nous avons cru qu’il s’agissait de Mrs Kendal. Mais c’était Lucky Dyson. Noyée dans la crique.

— Lucky ? Et noyée ? S’est-elle noyée elle-même, ou quelqu’un d’autre l’a-t-il…

— Quelqu’un d’autre.

— Je comprends ! Du moins je crois comprendre. Et c’est ce que vous appelez simple ? Gregory Dyson a toujours été notre premier suspect et nous ne nous trompions pas. Croyez-vous qu’il s’en tirera ?

— Mr Rafiel, je réclame votre confiance. Nous devons empêcher un nouveau crime d’être commis.

— Ne venez-vous pas de m’annoncer qu’il avait eu lieu ?

— Celui-là était une erreur. Un autre meurtre peut être perpétré d’un moment à l’autre, maintenant. Il n’y a pas une minute à perdre. Nous devons le prévenir, et tout de suite.

— C’est bien beau de parler ainsi ! Nous ! De quoi pensez-vous que je sois capable pour l’éviter ? Je ne peux même pas marcher seul ! Comment vous et moi pouvons-nous nous opposer à un criminel résolu ? Vous avez près de cent ans, et je suis une vieille carcasse démantibulée.

— Je pensais à Jackson. Il fera bien ce que vous lui direz de faire, n’est-ce pas ?

— Certainement, surtout si j’ajoute que je m’arrangerai pour qu’il y trouve son avantage.

— Dites-lui de venir avec moi, et d’obéir à tout ce que je lui ordonnerai.

Mr Rafiel parut réfléchir, puis déclara :

— D’accord, mais je suppose que je prends le plus grand risque de ma vie.

Et tout aussitôt il hurla :

— Jackson !

En même temps il pressa un bouton électrique placé à portée de sa main.

À peine trente secondes plus tard, Jackson s’encadra sur le seuil de la porte.

— Quelque chose qui ne va pas, monsieur ? Il s’interrompit en découvrant la visiteuse.

— Jackson, vous allez faire ce que je vous dis. Partez avec Miss Marple. Vous la suivrez et vous conformerez exactement à ce qu’elle vous commandera de faire. Compris ?

— Je…

— Compris ?

— Oui, monsieur.

— J’ajoute que vous ne perdrez rien dans l’affaire. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, monsieur. Merci, monsieur.

— Venez, Mr Jackson.

Sur le point de sortir, la vieille demoiselle remarqua à l’adresse de Mr Rafiel :

— Nous vous enverrons Mrs Walters. Demandez-lui de vous lever et de vous amener.

— M’amener ? Où ?

— Au bungalow des Kendal. Je pense que Molly va y revenir.

Molly avançait, tournant le dos au sentier qui conduisait à la mer. Les yeux fixes, le souffle court, elle poussait de temps à autre un sourd gémissement…

Elle monta les marches de la loggia, hésita un instant, puis ouvrit la porte vitrée et pénétra dans la chambre. La pièce était éclairée mais vide. La jeune femme alla s’asseoir sur le lit. Elle resta un moment immobile, se passant parfois la main sur le front, l’air préoccupé. Elle glissa un bras sous le matelas et sortit le livre qui y était caché. Tournant les pages, elle chercha le passage qui l’intéressait.

Brusquement, elle leva la tête au bruit de pas précipités qui se rapprochaient. Dans une réaction de coupable, elle dissimula vivement le livre derrière son dos.

Tim, haletant, entra dans la pièce et marqua son soulagement en apercevant la jeune femme.

— Molly ! Dieu merci ! Mais où étiez-vous ? Je vous ai cherchée partout !

— Je suis allée à la crique.

— Vous êtes…

— Oui, à la crique. Mais je ne pouvais pas attendre là-bas. Je ne pouvais pas… Il y avait quelqu’un dans l’eau… et elle était morte.

— Vous voulez dire… Savez-vous que je pensais qu’il s’agissait de vous ? Je viens seulement d’apprendre que c’est Lucky.

— Je ne l’ai pas tuée. J’en suis sûre. Tim, je ne l’ai pas tuée. Je m’en souviendrais bien si c’était moi, vous ne croyez pas ?

Tim s’assit lestement sur le bord du lit.

— Non, vous ne l’avez pas fait… Vous en êtes certaine ? Non ! Non ! Évidemment, vous ne l’avez pas tuée !

Il criait presque.

— Ne commencez pas à voir les choses ainsi, Molly. Lucky s’est noyée toute seule. Naturellement ! Hillingdon ne voulait plus d’elle. Elle a gagné la crique et s’y est allongée la tête sous l’eau.

— Lucky était incapable d’agir ainsi ! Mais je ne l’ai pas tuée ! Je le jure !

— Chérie, je n’en doute pas.

Il lui entoura les épaules de son bras, mais elle se recula.

— Je déteste cet endroit ! Ce devrait être plein de soleil. Je le croyais. Mais ce n’est pas vrai ! Au lieu de soleil, il y a une ombre, une grande ombre noire… Et je suis au milieu… Je ne puis en sortir…

Sa voix était montée dans l’aigu.

— Pour l’amour du Ciel, Molly, calmez-vous !

Il se rendit dans la salle de bains et revint avec un verre plein.

— Buvez. Cela vous apaisera…

— Je ne puis rien boire, mes dents claquent trop.

— Mais si, vous pouvez boire. Asseyez-vous là sur le lit.

Il glissa sa main derrière la tête de la jeune femme et approcha le verre de ses lèvres.

— Allez, buvez, ma chérie…

De la porte-fenêtre, la voix de Miss Marple s’éleva nette et sévère :

— Allez-y, Jackson ! Enlevez-lui le verre que vous tiendrez fermement. Prenez garde. L’homme est fort, méfiez-vous de sa réaction.

Jackson était un garçon solide, discipliné, habitué à obéir. De plus, il aimait l’argent, et son patron, le riche Mr Rafiel, lui avait promis une récompense.

Traversant la pièce d’un bond, d’une main il s’empara du verre que Tim présentait à Molly, et de son autre bras, il entoura le cou de l’hôtelier. Un petit mouvement brusque du poignet, et il eut le verre à son tour. Tim se tourna sauvagement vers lui, mais Jackson le tenait solidement.

— Du diable si… Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Êtes-vous devenu fou ?

Il se débattit violemment.

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