LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

— C’est cela. Intermédiaire entre le maître et le domestique. Toutefois… Je crois qu’il s’arrange pour se procurer du bon temps.

Miss Marple médita sur cette remarque mais cela ne l’avança guère. Elle poursuivit son bavardage décousu et apprit ainsi bien des choses sur le quatuor, amoureux de la Nature, des Hillingdon et des Dyson.

— Il y a trois ou quatre ans, que les Hillingdon séjournent ici chaque hiver mais Gregory Dyson fréquente cet endroit depuis plus longtemps encore. Il connaît très bien la mer des Antilles. Je crois qu’au début il y venait avec sa première femme qui était de santé délicate et devait éviter les hivers rigoureux.

— Est-elle morte ou bien ont-ils divorcé ?

— Elle est morte, ici même. Pas dans cette île mais dans une de celles qui sont aux alentours. Cela a même déclenché une sorte de scandale dont j’ignore la nature. Mr Dyson ne parle jamais de sa première femme mais j’ai appris qu’il ne s’entendait pas très bien avec elle.

— C’est alors qu’il s’est remarié avec cette « Lucky ».

Miss Marple prononça ce nom avec un léger mépris comme si elle voulait signifier que c’était-là un prénom « impossible ».

— On dit qu’elle est parente de la première Mrs Dyson.

— Connaissent-ils les Hillingdon depuis longtemps ?

— Depuis le premier séjour de ces derniers dans cette île.

— Les Hillingdon semblent être des gens charmants et paisibles. Tout le monde les dit très amoureux l’un de l’autre.

Le ton de Miss Marple fit lever les yeux à Esther Walters.

— Mais vous ne pensez pas qu’ils le soient ?

— Vous-même, ma chère, en êtes-vous si sûre ?

— Eh bien !… je me le suis demandé parfois…

— Les hommes calmes du genre du colonel Hillingdon sont souvent attirés par les types de femmes fantasques comme cette Lucky.

Encore une affamée de scandales, jugea la secrétaire. Vraiment ces vieilles femmes… Et elle répondit froidement :

— Je manque d’expérience sur la question. Miss Marple passa à un autre sujet.

— La mort du major Palgrave a été une bien triste nouvelle.

La secrétaire approuva avec réserve, puis ajouta :

— Ceux pour lesquels je suis vraiment désolée, ce sont les Kendal.

— Oui, je pense que c’est ennuyeux, lorsqu’un événement de cette sorte se produit dans un hôtel.

— Les gens viennent ici pour se distraire, vous comprenez ! Pour oublier la maladie, la mort, les impôts, les conduites d’eau gelées et tout le reste. Ils n’aiment pas – le ton de la jeune femme changea – ceux qui les obligent à s’en souvenir.

Miss Marple reposa son tricot.

— Vous avez très bien expliqué cette mentalité d’un hivernant des îles, ma chère. Ce que vous dites est parfaitement juste.

— Et de plus, Tim et Molly sont de jeunes mariés.

Ils ne remplacent les Sanderson que depuis six mois et sont anxieux de voir si leur affaire marchera.

— Il ne faudrait pas que cette histoire leur nuise.

— Franchement, je ne le pense pas. La nouvelle a probablement bouleversé les pensionnaires vingt-quatre heures, mais l’enterrement passé, ils oublient vite. Je me suis efforcée d’expliquer tout cela à Molly, mais elle ne peut s’empêcher d’être inquiète.

— Inquiète Mrs Kendal ? Elle qui paraît toujours si insouciante ?

— Une grande partie de son insouciance est factice à mon avis. En fait, elle est une de ces personnes angoissées qui ne peuvent s’empêcher de se faire constamment du souci de crainte que les choses ne tournent mal.

— Tiens ! J’aurais plutôt vu Tim se tourmenter.

— Non, c’est Molly. Elle a de curieux moments de dépression. Elle ne me paraît pas… comment dirais-je ?… bien équilibrée.

— La pauvre enfant ! Mais, vous savez, beaucoup de gens doivent être ainsi sans que les autres s’en doutent.

— Parce qu’ils jouent la comédie. En tout cas, à mon avis, Molly ne devrait pas s’inquiéter actuellement. Il est fréquent de mourir subitement de thrombose coronaire, d’une hémorragie cérébrale ou autres choses de ce genre. À la vérité il n’y a que les épidémies qui aujourd’hui peuvent chasser la clientèle.

— Vous deviez prendre le major pour un vieux monsieur très ennuyeux ? Il racontait sans cesse des histoires et revenait toujours sur les mêmes sujets.

— Ces bavards sont les pires ! Ils vous obligent à entendre la même anecdote maintes et maintes fois, à moins que vous ne les aperceviez à temps et que vous puissiez fuir !

— Pour ma part, cela ne me gênait pas beaucoup, car généralement, j’oublie ces histoires au fur et à mesure que je les entends.

— Excellente solution ! souligna Esther en riant de bon cœur.

— Un récit entre autres semblait tout particulièrement passionner le major. Il s’agissait d’un crime. Je suppose que vous le connaissez aussi ?

Esther Walters ouvrit son sac, y fouilla et en sortit son bâton de rouge à lèvres.

— Ah ! je croyais l’avoir perdu… Pardonnez-moi, que disiez-vous ?

— Je vous demandais si le major vous avait raconté son histoire préférée, à propos d’un meurtre ?

— Maintenant que vous me le dites, il me semble en effet que oui. N’était-ce pas une affaire concernant un suicide au gaz, non ? Mais en vérité, la femme avait donné à son mari un sédatif avant de lui mettre la tête dans le four. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Pas exactement… Il parlait tellement qu’on était bien excusable de ne pas toujours l’écouter.

— Il possédait une photo qu’il présentait à ses auditeurs.

— Peut-être bien… mais pour l’instant, je ne me souviens pas de ce qu’elle pouvait représenter. Vous l’a-t-il montré ?

— Non. Nous avons été interrompus au moment où il s’apprêtait à le faire.

CHAPITRE IX

— Figurez-vous que je me suis laissé dire… commença Miss Prescott, baissant le ton et regardant autour d’elle avec méfiance.

Miss Marple rapprocha sa chaise. Bien longtemps que la sœur du chanoine et elle, n’avaient eu l’occasion de se parler à cœur ouvert ! Cela venait du fait que les ecclésiastiques étant des hommes ayant un sens de la famille très poussé, Miss Prescott se trouvait presque toujours accompagnée de son frère, et sans aucun doute il s’avérait plus difficile aux deux vieilles demoiselles de commenter quelques ragots lorsque le jovial clergyman leur tenait compagnie.

— … Il semblerait, continua-t-elle, d’un air mystérieux, quoique, naturellement, je me défende de faire allusion au moindre scandale, et qu’en vérité je ne sois au courant de rien…

— Je vous comprends, l’encouragea Miss Marple.

— Il semblerait donc qu’il y ait eu une histoire grave alors que sa première épouse était encore en vie ! Apparemment, cette Lucky qui devait être cousine de sa femme décédée, vint les rejoindre ici, et je crois savoir qu’elle travailla avec lui sur les fleurs ou les papillons. Les gens se mirent à parler parce qu’ils s’entendaient presque trop bien tous les deux, si vous voyez ce que je veux dire ?

— On s’intéresse tellement aux détails de la vie privée d’autrui !

— Et, bien sûr, lorsque sa femme mourut si soudainement…

— Elle mourut ici, sur cette île ?

— Non. Ils étaient à la Martinique, ou à Tobago à l’époque. Mais d’après les renseignements que j’ai recueillis de personnes présentes au moment où c’est arrivé et qui sont venues ici après, le docteur ne se montrait pas très satisfait…

— À ce point-là ?

— Il ne s’agissait que de ragots. Ce qu’il y a de certain, c’est que Mr Dyson s’est remarié tout de suite. (Elle baissa encore le ton de sa voix.) Pensez donc ! à peine un mois plus tard.

— Un mois !

Les deux femmes se regardèrent.

— Dans un sens c’était très cruel pour la disparue sans aucun doute… Y avait-il de l’argent ?

— Je ne pourrais l’affirmer. Il ne cesse de répéter que sa femme est sa « mascotte ». Peut-être l’avez-vous entendu ?

— Oui, je suis au courant.

— Il y en a qui pensent que cela signifie qu’il a eu de la chance d’épouser une femme riche. Toutefois, Lucky est très jolie, si l’on aime son genre. Et pour ma part, je serais tentée de croire que c’était la première Mrs Dyson qui avait de l’argent.

— Et les Hillingdon sont-ils riches eux aussi ?

— Disons qu’ils sont à l’aise. Ils ont deux garçons qui poursuivent leurs études dans des écoles privées, et ils voyagent la plus grande partie de l’hiver.

Le chanoine apparut à ce moment-là et suggéra une promenade pour faire un peu d’exercice. Miss Prescott se leva pour se joindre à lui. Miss Marple préféra rester où elle était.

Quelques minutes plus tard, Gregory Dyson passa devant elle, se dirigeant à grandes enjambées vers l’hôtel. Il lui adressa un signe de la main et lança en riant :

— J’aimerais savoir à quoi vous pensez !

La vieille, demoiselle se demanda ce que serait sa réaction si elle lui répondait :

« Je me posais la question de savoir si vous étiez un meurtrier ? »

Vraisemblablement en était-il un. L’hypothèse cadrait tellement bien avec cette histoire de la mort de la première Mrs Dyson ! D’ailleurs, le major Palgrave avait nettement évoqué les époux se débarrassant de leurs conjointes, se référant plus particulièrement au cas classique « des femmes mariées noyées dans leur baignoire ».

La seule objection venait de ce que cela collait presque trop bien. Mais la vieille demoiselle se gourmanda pour cette pensée. Pour qui se prenait-elle donc pour souhaiter des Crimes Faits sur Mesure ?

Une voix au timbre rauque la fit sursauter :

— Avez-vous vu Greg quelque part, Miss-Miss…

— Il vient de passer en direction de l’hôtel.

— Je l’aurais parié ! s’écria Mrs Dyson en poursuivant son chemin.

Elle paraissait de fort méchante humeur. Jane Marple estima qu’elle devait avoir une quarantaine d’années et qu’elle les portait largement ce matin et elle fut prise d’une pitié soudaine pour toutes les Lucky du monde, si vulnérables aux injures du temps.

Un bruit, derrière elle, l’obligea à se retourner. Mr Rafiel, soutenu par Jackson, faisait sa première apparition quotidienne, sortant juste de son bungalow. Jackson l’installa sur sa chaise roulante et s’affaira autour de lui. Mr Rafiel eut un geste d’impatience et son serviteur s’éloigna pour gagner l’hôtel.

Miss Marple ne perdit pas une minute, car le vieux monsieur ne restait jamais seul longtemps. Esther Walters viendrait probablement le rejoindre bientôt. Elle désirait s’entretenir avec lui sans témoin, et devait profiter de son isolement passager. Il lui importait d’aller droit au but pour expliquer sa démarche, car le vieil original ne goûtait guère le genre de conversations futiles des dames âgées, et risquait de se retrancher dans son bungalow, persuadé d’être victime d’une persécution.

Elle s’avança vers lui, prit un siège, s’assit et annonça d’un trait :

— Je voudrais vous demander quelque chose, Mr Rafiel.

— D’accord, d’accord, je vous écoute. Il s’agit d’une souscription, j’imagine ? Mission africaine ou réparation d’église ?

— Certes, je m’intéresse beaucoup à ces questions et, le cas échéant, je ne refuserais pas un don. Mais c’est d’une toute autre question qu’il me plairait de vous entretenir. Le major Palgrave vous a-t-il jamais raconté une histoire à propos d’un meurtre ?

— Oh ! Alors il vous l’a débitée à vous aussi, hein ? Et je suppose que cela vous a impressionnée ?

— À la vérité je ne sais quoi en penser. Que vous a-t-il dit exactement ?

— Une allusion, il me semble, à une ravissante créature, une sorte de Lucrèce Borgia réincarnée : belle, jeune, cheveux dorés, la perfection quoi ! Décontenancée, Miss Marple insista :

— Mais qui a-t-elle tué ?

— Son mari, naturellement.

— Poison ?

— Non, plutôt un somnifère, après quoi elle lui mit la tête dans le four. Une garce pleine de ressources, comme vous voyez. Après, elle déclara qu’il s’agissait d’un suicide et s’en tira ainsi à bon compte. Responsabilité atténuée comme on dit aujourd’hui quand on a affaire à une jolie femme ou à quelque jeune dévoyée trop gâtée par sa mère. Pouah !

— Le major vous a-t-il montré une photo ?

— Quoi – une photo de la femme en question ? Non. Pourquoi l’aurait-il fait ?

Miss Marple était complètement perdue. Apparemment le major Palgrave semblait avoir passé son existence à raconter non seulement ses exploits touchant les tigres qu’il avait tués et les éléphants qu’il avait chassés, mais encore ses rencontres avec des meurtriers. Peut-être détenait-il tout un répertoire d’histoires criminelles…

Mr Rafiel ramena Miss Marple à la réalité en hurlant :

— Jackson !

Il n’y eut pas de réponse.

— Voulez-vous que je vous l’envoie ? offrit-elle aimablement en se levant.

— Vous ne le trouverez pas ! Il joue sûrement les matous quelque part. Pas bien ce garçon… très mauvais caractère… Mais il me convient.

— Je vais le chercher.

Miss Marple dénicha le fautif assis à l’autre bout de la terrasse, en train de boire un verre en compagnie de Tim Kendal.

En apprenant que son patron le réclamait, le jeune homme eut une grimace, vida son verre et se redressa, hargneux.

— Ça recommence ! Deux appels téléphoniques et une démarche à la cuisine pour son régime… je me figurais que tout cela m’aurait donné un répit d’un quart d’heure. Eh bien ! non. Merci de vous être dérangée, Miss Marple. Merci pour la boisson, Mr Kendal.

Il s’éloigna rapidement.

— Je suis désolé pour ce type, remarqua Tim. Je l’invite de temps à autre à prendre un verre pour lui remonter le moral. Puis-je vous offrir quelque chose, Miss Marple ? Que diriez-vous d’un citron pressé ? Je sais que c’est votre boisson préférée.

— Pas maintenant, merci. Je suppose que s’occuper de quelqu’un comme Mr Rafiel doit être bien astreignant. Les invalides sont souvent si pénibles.

— Ce n’est pas vraiment le problème. Jackson est très bien payé et doit s’attendre en échange à supporter des caprices. Le vieux Rafiel n’est pas un mauvais patron. Je voulais plutôt exprimer… comment dirais-je… sa situation sur le plan social. Le monde est tellement snob, il n’y a personne ici qui corresponde à son milieu. Il est plus qu’un domestique et moins que la plupart de nos hôtes. Un peu dans le genre des gouvernantes victoriennes. Même la secrétaire, Mrs Walters, estime qu’elle est à un échelon au-dessus de lui. Ça complique les choses… Tim s’interrompit, puis ajouta amèrement :

— C’est incroyable le nombre de problèmes qu’on découvre dans un endroit comme celui-ci.

Le docteur Graham traversa la terrasse, un livre sous le bras, et alla s’asseoir à une table face à la mer.

— Le docteur Graham a l’air soucieux, remarqua Miss Marple.

— Oh ! nous avons tous nos ennuis…

— Vous aussi ? À cause de la mort du major Palgrave ?

— J’ai cessé de m’inquiéter à ce sujet. Tout le monde semble avoir déjà oublié. Non… C’est ma femme, Molly. Connaissez-vous quelque chose dans les rêves ?

— Les rêves ?

— Oui, les mauvais rêves… les cauchemars. Molly semble en avoir constamment et qui l’effraient.

Existe-t-il un moyen de les dissiper ? Elle prend des drogues pour dormir et prétend que c’est pis. Elle se bat dans son sommeil pour se réveiller mais n’y parvient pas toujours.

— Quelles sortes de rêves fait-elle ?

— Quelqu’un ou quelque chose la pourchasse. Ou bien on la surveille, on l’espionne. Même éveillée elle garde longtemps cette impression.

— Mais les médecins…

— Elle ne veut pas en entendre parler. Enfin… il n’y a qu’à espérer que ça lui passera. Voyez-vous, nous étions si heureux ! Tout paraissait si merveilleux ! Et maintenant… Peut-être est-ce la mort du vieux Palgrave qui l’a bouleversée. Elle semble être devenue une autre depuis…

Il se leva.

— Je dois continuer le travail de la journée… Vous êtes sûre que vous ne voulez pas ce citron pressé ?

Elle hocha la tête, et resta seule, préoccupée. Après un coup d’œil au docteur Graham, elle se décida.

— Je dois vous présenter des excuses, docteur.

— Vraiment ?

Amusé il avança une chaise à la vieille demoiselle.

— J’ai bien peur d’avoir agi envers vous de manière honteuse. Je vous ai délibérément menti.

— Est-ce possible ? Eh bien, libérez votre conscience. Voyons à propos de quoi, ce gros mensonge ?

— Vous vous souvenez que je vous ai parlé d’une photo de mon neveu que je montrai un jour au major qui ne me la rendit pas ?

— En effet. Je suis désolé que nous n’ayons pu vous la retrouver.

— Cette photo n’a jamais existé, murmura d’une voix confuse, la coupable.

— Par exemple !

— J’ai inventé l’histoire.

— Vous l’avez inventée ? Dans quel but ? Miss Marple lui relata les faits sans les commenter et l’attitude du major qui, sur le point de lui montrer une photo, s’était soudain ravisé. Puis elle en vint à sa propre curiosité et à son désir d’essayer d’obtenir cette photo par l’intermédiaire du médecin.

— … Et je ne pouvais avoir votre aide qu’en vous exposant quelque chose de totalement différent. J’espère que vous me pardonnerez ?

— Vous pensez franchement qu’il s’apprêtait à vous montrer la photo d’un criminel ?

— Oui, d’après ses dires.

— Et… vous l’avez cru ?

— Je ne sais si je le crus sur le moment. Mais voyez-vous, docteur, le lendemain il était mort.

— Oui (répondit machinalement le médecin, soudain frappé par la brutalité de cette remarque)… le lendemain il était mort…

— Et la photo a disparu.

Le docteur Graham regarda sa voisine ne sachant trop quoi lui répondre.

— Excusez-moi, Miss Marple, mais ce que vous m’exposez maintenant… dois-je y ajouter foi ?

— Vos doutes ne m’étonnent guère. J’aurais la même réaction à votre place. Oui, c’est vrai, mais je réalise que vous n’avez que ma parole pour me croire. Cependant, même si vous ne me jugez pas sincère, je pense avoir bien agi en vous prenant pour confident.

— Pourquoi ?

— Je me suis convaincue que vous deviez être mis au courant, au cas où…

— Au cas où ?…

— Où vous décideriez de prendre l’affaire en main.

CHAPITRE X

Le docteur Graham se trouvait à Jamestown dans le bureau de l’administrateur. Assis à une table, en face de lui, se tenait son ami Daventry, un homme de trente-cinq ans à l’aspect sévère.

— Vous sembliez plutôt mystérieux au téléphone, Graham. Des ennuis ?

— Pas exactement, mais je suis effectivement soucieux.

Daventry lui adressa un signe au moment où on apportait les boissons. Il parla d’une expédition de pêche qu’il venait d’entreprendre. Lorsque la domestique se fut retirée, il se cala confortablement dans son fauteuil et fixa son visiteur.

— Bon, je vous écoute.

Le docteur Graham raconta ce qui le tracassait. Daventry siffla doucement.

— Je vois. Vous pensez qu’il y a quelque chose d’étrange dans la mort du vieux Palgrave, et vous n’êtes plus certain qu’il s’agisse d’un décès naturel. Qui a signé le permis d’inhumer ? Robertson, je suppose. Il n’a eu aucun doute sur le moment ?

— Non, mais il est possible qu’il ait été influencé par la présence des pilules de « Sérénité » dans la salle de bains. Il m’a demandé si Palgrave s’était plaint d’hypertension et je lui ai répondu par la négative. Je n’ai jamais eu de conversation médicale avec le défunt, mais à ce qu’il semblerait, il se serait entretenu avec les autres pensionnaires de l’hôtel de cette maladie. Le flacon de pilules et ce que Palgrave a raconté, cadraient bien avec sa fin subite. Aucune raison de suspecter autre chose. Conclusion : décès tout à fait naturel. Mais, aujourd’hui, je n’en suis plus tellement sûr. Personnellement j’aurais agi comme Robertson. Depuis, il y a eu l’inexplicable disparition de cette photo.

— Entre nous, Graham, si vous me permettez cette remarque, ne vous basez-vous pas trop sur les racontars sans doute un peu fantaisistes de cette dame ? Vous savez comment sont ces vieilles personnes ? Elles grossissent les petits détails et sans bien s’en rendre compte transforment toute une affaire.

— C’est probable mais je n’en suis pas pleinement convaincu. Elle était si affirmative, si précise.

— Tout de même, cela me paraît un peu tiré par les cheveux. Le seul indice au fond, c’est qu’une femme de chambre affirme qu’un flacon de « Sérénité » qui influença le jugement des autorités, ne se trouvait pas chez le major la veille de sa mort. Mais il y a cent explications pour justifier cette apparente anomalie. Le major peut avoir gardé son remède sur lui.

— En effet.

— La femme de chambre pouvait aussi n’avoir pas remarqué ce flacon plus tôt.

— Possible également.

— Alors ?

— Il n’empêche que la servante a l’air très sûre d’elle.

— À St. Honoré on se laisse facilement impressionner et on y a beaucoup d’imagination… Estimez-vous que cette fille en sache plus que ce qu’elle a déclaré ?

— Peut-être.

— Dans ce cas vous seriez bien avisé de susciter les confidences. Nous ne voulons pas déclencher une enquête à moins que nous n’ayons un fait précis et nouveau. Si le major n’est pas mort d’hypertension, à quoi aurait-il succombé, à votre avis ?

— Les causes ne manquent pas.

— Pensez-vous à une cause qui ne laisse aucune trace ?

— Tout le monde n’emploie pas l’arsenic, mon cher.

— Parlons clairement : vous semblez suggérer qu’un flacon de pilules a été substitué à celui dont usait Palgrave, et cela en vue de l’empoisonner ?

— Non, c’est ce que suppose la femme de chambre. Mais, pour moi, elle a mal interprété les événements. Si le major devait disparaître – rapidement – on lui aura donné du poison dans une boisson quelconque puis, pour laisser croire à une mort naturelle, on a placé un flacon de « Sérénité » dans sa chambre. Et la rumeur a circulé qu’il souffrait d’hypertension.

— Mais qui a répandu ce bruit ?

— J’ai tenté de le savoir, mais sans succès : celui-ci le tient de celui-là, celui-là l’a appris d’un autre et cet autre d’un autre. Et ainsi de suite. On tourne en rond.

— Il y aurait donc quelqu’un de très astucieux dans le coup ?

— Sûrement. Sitôt le décès connu, tout le monde se mit à parler de l’hypertension du major.

— N’aurait-il pas été plus simple de l’empoisonner et d’en rester là ?

— Non, car on risquait l’enquête et peut-être l’autopsie. Tandis que de cette façon un médecin devait trouver ce décès normal et délivrer le permis d’inhumer.

— Qu’attendez-vous de moi au juste, Graham ? Que j’alerte le C.I.D. ? Que je propose l’exhumation ? Beaucoup de remous en perspective.

— Ne pourrait-on agir discrètement ?

— À St. Honoré ? Vous plaisantez ! Cependant nous allons nous en occuper. Mais si vous voulez mon opinion, nous ne trouverons rien.

— Je le souhaite de tout cœur…

CHAPITRE XI

Molly arrangea quelques fleurs sur les tables de la salle à manger, enleva un couteau en surnombre, replaça une fourchette, ajouta un verre ou deux, se recula un peu pour juger de l’ensemble, puis sortit sur la terrasse, déserte à cette heure. Elle se dirigea vers l’angle le plus éloigné et s’accouda à la balustrade.

Une nouvelle soirée allait commencer : et ce serait des milliers de mots, des flots de boissons, de la gaieté, de l’insouciance, en bref, le genre de vie qu’elle avait tant aimé jusqu’à ces derniers jours. Maintenant, même Tim paraissait inquiet et tourmenté… Après tout, il était normal qu’il se fasse des soucis. Il venait d’engloutir tous ses capitaux dans cet hôtel, et il lui fallait absolument réussir.

Mais au fond d’elle-même, Molly savait que la vraie raison de l’angoisse de Tim, c’était elle-même. Pour en être convaincue, il lui suffisait de repenser aux questions incessantes qu’il lui posait, aux coups d’œil qu’il lui jetait à la dérobée. Que redoutait-il donc ?

Elle tenta de se rappeler quand tout cela avait commencé. Que pouvait-il lui reprocher ? Sans doute, au début, avait-elle été effrayée par les clients, sans raison d’ailleurs. Personne ne lui voulait du mal.

Molly sursauta au contact d’une main qui se posait sur son bras. Se tournant brusquement, elle se trouva en face de Gregory Dyson, qui, surpris de sa réaction, s’excusa :

— Je suis désolé. Vous ai-je fait peur, petite fille ?

Elle détestait être appelée « petite fille », et répondit sèchement :

— Non, mais je ne vous avais pas entendu venir, Mr Dyson.

— Mr Dyson ? Quel ton cérémonieux, ce soir ! Ne sommes-nous pas tous une grande famille heureuse, ici ? Edward et moi, Lucky et Evelyn, vous et Tim, et Esther Walters, et le vieux Rafiel ?

« Il a déjà trop bu », pensa Molly qui répliqua d’un ton enjoué :

— Excusez-moi, par moments je deviens une hôtesse désagréable. Mais Tim et moi pensons qu’il est plus correct de ne pas trop nous habituer à appeler nos hôtes par leurs prénoms.

— Bah ! oublions toutes ces formalités. Alors… Molly, ma jolie, prendrez-vous un verre avec moi ?

— Pas pour l’instant. Le travail me réclame.

— Ne vous sauvez pas ! (Il resserra son étreinte autour du bras de la jeune femme.) Vous êtes très jolie, Molly. J’espère que Tim apprécie la chance qu’il a de vous avoir.

— Je sais le lui rappeler à l’occasion.

— Vous me plaisez beaucoup, bien que… entre nous… je ne voudrais pas que ma femme m’entende vous le dire.

— Avez-vous fait une bonne promenade cet après-midi ?

— Peut-être bien. Mais entre nous, j’en ai un peu marre. On arrive à se lasser des oiseaux et des papillons. Que diriez-vous d’un petit pique-nique tous les deux un de ces jours, juste vous et moi ?

— Il faudra que nous y réfléchissions. J’en serais ravie.

Riant, elle retourna à l’intérieur où Tim l’accueillit.

— Hello, Molly vous semblez pressée. Avec qui étiez-vous sur la terrasse ?

Il jeta un coup d’œil à l’extérieur.

— Gregory Dyson ? que désirait-il ?

— Me faire la cour.

— Le diable l’emporte !

— Ne vous inquiétez pas. Je connais la manière de me défendre des raseurs.

Il allait répondre, mais apercevant le maître d’hôtel, il l’appela pour lui donner ses directives.

Molly traversant la cuisine, descendit le perron et gagna la plage.

Abandonné par Mrs Kendal, Gregory Dyson jura tout bas, puis se dirigea à pas lents vers son bungalow. Au moment où il allait en atteindre la porte, une voix le héla, étouffée par l’épaisseur des buissons. Dans la pénombre, il crut un moment avoir affaire à un fantôme, mais éclata de rire. L’apparition sans visage et vêtue de blanc n’était autre que Victoria qui s’avançait sur le chemin à sa rencontre.

— S’il vous plaît, Mr Dyson ?

— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je vous ai apporté ceci, Monsieur. Ouvrant la main, la jeune Noire montra un flacon de pilules.

— C’est à vous, n’est-ce pas ?

— Tiens ! mon flacon de « Sérénité » ! Où l’avez-vous trouvé ?

— Là où il a été placé, dans la chambre du gentleman… celui qui est mort. Il ne doit pas reposer en paix dans sa tombe.

— Et pourquoi non ?

Victoria fixa son vis-à-vis sans répondre.

— Je ne sais toujours pas de quoi vous parlez. Vous voulez dire que vous avez trouvé ce flacon dans le bungalow du major Palgrave ?

— Oui, Monsieur. En partant, le docteur et les gens de Jamestown m’ont donné tous les produits de sa salle de bains à jeter, dont ce flacon.

— Eh bien, pourquoi n’avez-vous pas obéi ?

— Parce que ce flacon est à vous. Vous l’aviez perdu. Vous vous souvenez bien, vous m’en aviez parlé.

— Heu… oui, c’est vrai. Je croyais en effet l’avoir égaré.

— Non, vous ne l’aviez pas égaré. Il a été pris chez vous et déposé volontairement chez le major.

— Comment le savez-vous ?

— Je sais, j’ai vu.

Brusquement, elle sourit dans l’éclat de ses dents blanches.

— Maintenant, je vous le rapporte.

— Attendez un moment. Que voulez-vous dire ? Que… qu’avez-vous vu ?

Elle se détourna rapidement et disparut. Greg eut un mouvement pour la rattraper, mais s’arrêta et se frotta le menton.

— Qu’est-ce qu’il se passe, Greg ? Vous avez vu un fantôme ? demanda ironiquement Mrs Dyson, s’avançant vers lui, venant de leur bungalow.

— Je l’ai cru un moment, figurez-vous !

— Avec qui parliez-vous ?

— La Noire qui s’occupe de notre chambre, Victoria, je crois ?

— Que désirait-elle ? Exercer son charme ?

— Ne soyez pas stupide, Lucky. Cette fille a une idée idiote ancrée dans la tête.

— Une idée… à quel propos ?

— Vous vous souvenez que je ne pouvais pas retrouver ma « Sérénité » l’autre jour ?

— C’est du moins ce que vous disiez.

— Qu’insinuez-vous ?

— Oh ! pour l’amour du Ciel, avez-vous besoin de me mêler à toutes vos histoires ?

— Excusez-moi. Tout le monde a l’air tellement mystérieux en ce moment. (Il montra le flacon.) Cette fille vient de me le rapporter.

— L’avait-elle volé ?

— Non, elle m’a dit l’avoir trouvé quelque part.

— Et alors ? Où est le mystère ?

— Il n’y en a sans doute pas. Elle m’a énervé, c’est tout.

Sur la plage, Molly prit une vieille chaise de paille déformée que les pensionnaires utilisaient rarement, et s’assit pour contempler un instant la mer. Brusquement, cachant son visage dans ses mains, elle éclata en sanglots. Elle pleura ainsi un moment sans pouvoir se contrôler.

Un roulement de galets non loin d’elle lui fit lever la tête : Evelyn Hillingdon l’observait.

— Hello, Evelyn ! Je ne vous savais pas là. Je… suis confuse.

— Que se passe-t-il, mon enfant ? Quelque chose qui ne va pas ?

Mrs Hillingdon approcha un autre siège et y prit place.

— Racontez-moi.

— Il n’y a rien. Rien du tout.

— Bien sûr que si ! Sinon vous ne resteriez pas assise là à pleurer. Ne pouvez-vous m’expliquer ? Est-ce quelque brouille entre Tim et vous ?

— Oh ! non !

— Tant mieux. Vous semblez toujours si heureux ensemble.

— Pas plus que vous. Tim et moi pensons toujours combien c’est merveilleux que vous et Edward puissiez vous entendre si bien, après avoir été mariés depuis tant d’années !

— Oh ! ça…

Molly ne remarqua pas l’amertume avec laquelle sa voisine venait de répondre.

— Même quand ils s’estiment bien les gens se querellent fréquemment. Quelquefois en public.

— B y en a qui aiment à vivre de cette façon.

Cela ne signifie pas grand-chose.

— Moi je juge cela odieux !

— Moi aussi.

— Mais vous et Edward…

Mrs Hillingdon leva la main.

— Sachez que, depuis trois ans, nous ne nous parlons qu’en public, et en privé seulement pour l’indispensable.

— Ce n’est pas possible ?

— Nous sauvons assez bien les apparences tous les deux. Ni l’un ni l’autre n’appartenons au genre aimant à se disputer en public. Et de toute manière, il n’existe aucun sujet sur lequel nous pourrions nous quereller.

— Que voulez-vous dire ? Une autre…

— Oui, une autre femme dans l’affaire, et je ne pense pas qu’il sera difficile pour vous de deviner de qui il s’agit ?

— Vous voulez dire Mrs Dyson ? Lucky ? Evelyn hocha la tête.

— Je me suis bien aperçue qu’ils flirtaient beaucoup ensemble, admit Molly, mais je pensais que ce n’était que…

— Un emballement passager ? Si ce n’était que ça !

— Mais… n’avez-vous pas lutté ? Pardonnez-moi, je n’aurais pas dû vous poser cette question.

— Demandez-moi tout ce que vous voulez. Je suis lasse de ne jamais dire un mot, lasse de jouer les épouses heureuses. Edward a simplement perdu la tête à cause de Lucky. Il a été assez bête pour venir me l’avouer. Cela l’a soulagé, je suppose. Sincère, honorable et tout le reste. Il ne s’est même pas rendu compte que sa confession ne m’apportait aucun réconfort, au contraire.

— Souhaitait-il vraiment vous quitter ?

— Nous avons deux enfants auxquels nous tenons beaucoup. Il fallait sauvegarder notre foyer. De son côté, Lucky n’aurait sûrement pas voulu divorcer. Greg est très riche, sa première femme lui a laissé une grosse fortune. Alors nous nous sommes résignés à jouer la comédie. Edward et Lucky filant le parfait amour, Greg heureux, ne se doutant de rien, et Edward et moi devenus simplement de bons amis.

— Comment pouvez-vous supporter cette situation ?

— On s’habitue à tout. Mais parfois…

— Oui ?

— Parfois j’ai envie de tuer cette femme. Molly frissonna, mais déjà Evelyn coupait :

— Ne parlons plus de moi, mais plutôt de vous. Je veux comprendre ce qui vous arrive.

L’interpellée resta un moment silencieuse, puis finit par avouer en hésitant :

— Je crois que c’est en moi qu’il y a quelque chose qui n’est pas normal.

— Pas normal ?

— J’ai toujours peur… terriblement peur.

— De quoi ?

— De tout. La peur m’envahit. Des voix dans les buissons, des bruits de pas, ce qu’on chuchote. J’ai l’impression d’être sans cesse surveillée, espionnée, en bref, qu’on me hait.

— Ma pauvre enfant. (Evelyn était bouleversée.) Depuis combien de temps cela se produit-il ?

— Je l’ignore. C’est venu par degrés. Et puis, il y a encore autre chose… des moments de ma vie qui disparaissent.

— Qui disparaissent ?

— Par exemple : admettons qu’il soit cinq heures, eh bien ! je suis incapable de me souvenir de ce que j’ai pu faire entre une heure et cinq heures.

— Des absences, à moins que vous ne vous soyez tout simplement endormie.

— Oh ! non ! Parce qu’à la fin de ces grands trous noirs, je ne suis pas du tout dans l’état de quelqu’un qui se réveille. Je me retrouve à un endroit différent de celui où j’étais quelques heures plus tôt, et quelquefois vêtue d’une autre robe.

Evelyn lui prit les mains.

— Mais, Molly, mon petit, s’il en est ainsi, vous devez voir un médecin.

— Je ne veux pas ! Il décréterait que je suis folle.

— Mais voyons, il y a toutes sortes de désordres nerveux qui ne sont pas sérieux du tout. Un docteur vous rassurerait vite. N’avez-vous pas de famille, une mère ou une sœur, quelqu’un enfin qui pourrait venir ici ?

— Je ne me suis jamais entendue avec ma mère. J’ai des sœurs. Elles sont mariées, sans doute… pourraient-elles venir si je le leur demandais. Mais, je ne veux pas ! Personne ! Personne à part Tim !

— Tim est-il au courant ?

— Pas vraiment. Cependant, il se doute de quelque chose et il me surveille. Je sais qu’il voudrait m’aider, me protéger. Mais s’il agit ainsi cela prouve que j’ai besoin de protection, n’est-ce pas ?

— Je pense que dans votre cas, il y a une grande part d’imagination, toutefois vous devriez consulter un médecin.

— Le vieux docteur Graham ?

— Il y a d’autres docteurs sur l’île.

— Non, je dois tout simplement m’efforcer de ne plus y penser. Comme vous le dites, ce n’est sûrement que de l’imagination. Grand Dieu ! il est tard ! Je devrais être dans la salle à manger. Il faut… que je me sauve.

Et après avoir dévisagé fixement Evelyn, presque avec animosité, elle s’en fut rapidement.

CHAPITRE XII

— Je crois bien être sur une piste, mon garçon.

— Que voulez-vous dire, Victoria ?

— Ça signifie peut-être de l’argent. Beaucoup d’argent.

— Prenez garde ! N’allez pas vous fourrer dans une sale histoire. Vous devriez me laisser m’en occuper moi-même.

Victoria eut un gloussement de satisfaction.

— Ne vous en faites pas ! Je sais comment me débrouiller. Quelque chose que j’ai vu, et quelque chose que j’ai deviné. Je suis presque sûre de ne pas me tromper.

À nouveau son rire de gorge emplit la nuit.

— Evelyn…

— Oui ?

Mrs Hillingdon répondit machinalement sans même lever les yeux sur mon mari.

— Cela vous ennuierait-il si nous laissions tout tomber ici pour retourner chez nous, en Angleterre ?

Devant sa glace, Evelyn, en train de brosser ses cheveux, suspendit son geste.

— Mais il n’y a que trois semaines que nous sommes dans cette île ?

— Je sais.

— Et vous voulez vraiment rentrer à la maison ?

— Oui.

— En abandonnant Lucky ? Il parut gêné.

— Vous étiez donc au courant que cela durait toujours ?

— Je m’en doutais, figurez-vous.

— Vous n’avez jamais rien dit.

— Pourquoi l’aurais-je fait ? J’en ai pris mon parti depuis des années, et nous avons accepté tous les deux de suivre séparément notre chemin tout en sauvegardant les apparences. Mais pourquoi cette soudaine décision de regagner l’Angleterre ?

— Parce que je suis à bout. Je ne peux plus supporter cette situation.

Le paisible Edward Hillingdon paraissait brusquement transformé. Ses mains tremblaient et son visage semblait ravagé par l’inquiétude.

— Pour l’amour du Ciel, Edward, que se passe-t-il ?

— Il ne se passe rien sauf que je veux partir d’ici.

— N’étiez-vous pas follement épris de Lucky ? Tout serait-il fini entre vous ?

— Oui. Je ne pense naturellement pas que vous puissiez oublier et redevenir ce que vous étiez auparavant.

— Ne parlons pas de cela maintenant. Confiez-moi plutôt ce qui vous bouleverse à ce point.

— Je ne suis pas particulièrement bouleversé.

— Mais si vous l’êtes. Pourquoi ? Voyons, Edward, vous avez eu une intrigue avec une femme. Cela arrive assez fréquemment. Et maintenant c’est terminé… Mais est-ce bien terminé ? Peut-être n’est-elle pas d’accord de son côté ? Greg est-il au courant ?… Je me le suis souvent demandé.

— Je l’ignore, mais rien dans son attitude ne le laisse supposer.

— Les hommes sont aveugles. Ou alors… Greg a peut-être quelque chose à se faire pardonner lui aussi.

— Il vous a courtisée, n’est-ce pas ? Je me suis bien aperçu qu’il vous tournait autour.

— C’est vrai, mais il agit de même avec tout le monde. Il est ainsi, on le connaît, et tout ce qu’il raconte n’a aucune importance. Lui-même ne doit pas y croire et se joue la comédie.

— Avez-vous la moindre estime pour lui ? Répondez-moi franchement.

— Il m’amuse, c’est un bon ami.

— Je voudrais pouvoir vous croire.

— Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse ?

— Vous avez raison, je ne mérite pas d’autre réponse.

Evelyn se rendit à la fenêtre, regarda dehors et revint près de son mari.

— M’avouerez-vous ce qui vous tourmente réellement, Edward ?

— Je vous l’ai dit. Vous ne pouvez comprendre, je suppose, combien une folie de cette sorte peut sembler absurde une fois passée.

— Je peux toujours essayer. Mais ce qui m’inquiète pour le moment, c’est que Lucky a l’air de vous tenir à sa merci. Elle n’est pas seulement une maîtresse délaissée mais encore une tigresse aux griffes acérées. Si vous voulez que je reste avec vous, Edward, vous me devez la vérité.

Après une pause, Hillingdon déclara d’une voix sourde :

— Si je ne m’éloigne pas bientôt d’elle… je la tuerai.

— Vous êtes fou ! Mais pourquoi ?

— Par ce qu’elle m’a obligé à faire…

— Qu’elle vous a obligé à faire ?…

— Je l’ai aidée à commettre un crime.

— Vous… vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Hélas !… Sur le moment je n’ai pas réalisé que je devenais son complice. Elle m’a convaincu de recopier une ordonnance qu’elle possédait, afin de se procurer des drogues chez un pharmacien. Je ne soupçonnais pas à quoi elles devaient servir.

— Quand cela s’est-il passé ?

— Il y a quatre ans. Lorsque nous étions à la Martinique. Au moment où la femme de Greg…

— Dois-je comprendre que Lucky aurait empoisonné Gail ?

— Avec mon aide. Lorsque j’ai réalisé…

— Lorsque vous avez réalisé ce qui s’était passé, Lucky a souligné que c’était vous qui aviez écrit l’ordonnance, vous qui aviez obtenu les médicaments, que vous et elle étiez embarqués dans le même bateau. C’est bien cela ?

— Oui. Elle m’a déclaré avoir agi par pitié. Gail souffrait tellement qu’elle aurait supplié sa cousine de l’aider à en finir.

— Je vois. Un meurtre par pitié ! Et vous l’avez crue ?

Edward Hillingdon resta silencieux un moment, puis admit :

— Non, pas vraiment. Je l’ai crue parce que je voulais bien la croire – parce que je me conduisais comme un imbécile.

— Et ensuite… lorsqu’elle épousa Greg, la croyiez-vous encore ?

— Je m’étais habitué à ne pas me poser de questions lorsque c’est arrivé.

— Et Greg… que sait-il de tout cela ?

— Rien.

— Difficile à admettre. Il gémit :

— Evelyn, il faut que je me libère. Maintenant encore, cette femme m’accable de reproches. Elle se rend compte qu’elle ne m’intéresse plus. – J’en suis venu à la détester. – Elle me fait sentir que je suis lié à elle par notre complicité.

Evelyn qui marchait de long en large, s’arrêta en face de lui.

— Tout le problème vient de ce que vous êtes ridiculement sensible, Edward, et aussi, incroyablement influençable. Cette diablesse joue sur vos remords. Mais, me référant à la Bible, je vous dirai que le seul crime pesant sur vos épaules est le crime d’adultère. Parce que vous vous sentiez coupable, vous n’avez pas pu résister à Lucky qui s’est servi de vous pour combiner son meurtre, et elle a su s’arranger pour vous persuader que vous étiez son complice. Ce n’est pas vrai, Edward.

— Evelyn…

Il s’avança vers elle, mais reculant, elle le regardait fixement.

— C’est bien ainsi que ça s’est passé ? Ou m’avez-vous encore menti ?

— Evelyn ? Pourquoi agirais-je de la sorte ?

— Je ne sais pas. Il m’est peut-être devenu difficile d’accorder ma confiance à qui la réclame… J’en suis au point de ne plus même croire à la vérité lorsque je la rencontre.

— Laissons tomber tout cela. Retournons chez nous, Evelyn.

— Nous partirons. Mais pas tout de suite.

— Pourquoi pas maintenant ?

— Nous devons continuer comme à l’accoutumée pour quelque temps encore. C’est très important. Il ne faut pas laisser Lucky deviner ce que nous complotons.

CHAPITRE XIII

La soirée se terminait. L’orchestre typique s’arrêtait enfin de jouer. Tim, dans la salle à manger déserte, regardait dehors à travers une des baies vitrées. Puis il s’en fut éteindre des lampes sur les tables abandonnées. À ce moment, dans son dos, on demanda :

— Tim, pourrais-je vous parler un instant ?

— Hello, Evelyn ! Qu’y a-t-il à votre service ?

— Venez près de moi et asseyons-nous quelques minutes.

Elle se dirigea vers une table éloignée, où ils prirent place.

— Tim, pardonnez-moi mon indiscrétion, mais je suis vraiment inquiète au sujet de Molly.

Le visage de Kendal changea et ce fut d’une voix presque hostile qu’il demanda :

— Qu’y a-t-il au sujet de Molly ?

— À mon avis elle n’est pas très bien. Elle semble tourmentée.

— Je l’ai remarqué, en effet.

— Elle devrait voir un médecin, Tim.

— Je sais, mais elle refuse catégoriquement.

— Pourquoi ?

— Je ne comprends pas le sens de votre question ?

— Pourquoi Molly refuse-t-elle de voir un médecin ?

— Certaines personnes sont ainsi faites que la seule idée d’une consultation les effraie.

— Pourtant vous vous inquiétez aussi à son sujet, Tim ?

— C’est vrai.

— N’y a-t-il personne de sa famille qui pourrait venir ici et rester auprès d’elle ?

— Non, ce serait encore pis.

— S’est-il passé quelque chose entre ses parents et elle ?

— Oh ! des bêtises… Molly est seulement d’une sensibilité extrême et ne s’entend pas avec eux… surtout avec sa mère. Il faut reconnaître que ce sont des gens étranges. Elle s’est éloignée d’eux et je crois que cela lui a été salutaire.

— D’après ce qu’elle m’a confié, votre femme semble avoir… des absences et le monde paraît l’épouvanter. Peut-être une sorte de manie de la persécution ?

— Ah ! je vous en prie ! Manie de la persécution ! C’est ce que les gens disent toujours en parlant des autres. J’admets qu’elle est un peu nerveuse, mais… arriver dans cette mer des Antilles, se trouver brusquement entourée de Noirs… Vous n’ignorez pas que certains individus ont des réactions qui nous échappent vis-à-vis des gens de couleur.

— Ce n’est sûrement pas le cas de Molly !

— Comment comprendre les frayeurs des autres ? Il y en a qui ne peuvent pas rester dans une pièce avec un chat, d’autres qui s’évanouissent si une araignée leur tombe dessus.

— Ne m’en veuillez pas de vous suggérer cela, mais ne croyez-vous pas que Molly devrait voir un psychiatre ?

— Non ! Je ne supporterai pas que ces individus viennent exécuter leurs singeries autour d’elle. Je n’ai aucune confiance en eux. À leur contact, on devient pire. Si sa mère ne s’était pas occupée de psychiatrie…

— Ainsi sa famille a déjà connu ce genre d’ennui ? Je veux dire une espèce… d’instabilité ?

— Je préfère ne pas en parler. J’ai éloigné ma femme de ce milieu, et pour sa part je l’ai toujours jugée saine d’esprit. Elle traverse en ce moment une période de dépression, mais on ne saurait parler de tare héréditaire. De nos jours, personne ne croit plus à ces fariboles… Je vous répète que Molly est parfaitement équilibrée. Il n’y a que ces jours-ci… J’estime que c’est la mort de ce pauvre Palgrave qui a tout amené.

— Pourtant, personne ne s’est inquiété de la mort subite du major Palgrave.

— Évidemment non. Il n’empêche qu’un décès soudain peut déclencher un choc.

L’air désespéré de Tim apitoya sa voisine qui posa amicalement la main sur son bras.

— Je pense que vous savez ce que vous faites, Tim, et si je pouvais vous aider de quelque manière… peut-être emmener Molly à New York en avion, ou bien nous rendre à Miami ou en quelqu’autre endroit où elle recevrait un traitement approprié ?

— C’est très aimable à vous, Evelyn, mais Molly va bien. De toute façon, elle est moins nerveuse à présent.

Mrs Hillingdon hocha la tête en signe de doute, puis contempla au-dehors la ligne d’horizon. La plupart des pensionnaires avaient regagné leur bungalow…

Se levant, Evelyn se dirigeait vers sa table pour voir si elle n’avait rien oublié, lorsqu’une exclamation de Tim lui fit brusquement tourner la tête. Suivant le regard du jeune homme fixé vers l’extrémité de la terrasse, elle se figea à son tour.

Molly grimpait l’escalier venant de la plage. Elle semblait respirer avec difficulté et tremblait de tout son corps. Elle avançait comme une somnambule. Tim s’écria :

— Molly ! Qu’est-ce qu’il y a ?

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