LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

— Que se passe-t-il, ici ?

Soutenu par Esther Walters, Mr Rafiel apparut à la porte.

— Vous demandez ce qu’il se passe ? cria Tim. Ce type est cinglé ! Dites-lui de me lâcher !

— Non, prononça calmement Miss Marple.

— Parlez, Némesis ! Maintenant il faut mettre les points sur les i !

— J’ai été stupide et irréfléchie, mais cette fois j’ai compris. Lorsque le contenu de ce verre aura été analysé, je parie – oui, je parie ma part de Paradis qu’on y trouvera une dose mortelle de narcotique. C’est exactement le déroulement de l’histoire du major Palgrave. Une femme dans un état désespéré : elle tente de se suicider, son mari la sauve à temps la première fois, puis la seconde fois, elle meurt. Oui, exactement la même histoire. Le major Palgrave me raconta l’événement, sortit la photo de son portefeuille, leva les yeux et vit…

— … derrière votre épaule droite, interrompit Mr Rafiel.

— Non. Il n’a rien vu derrière mon épaule droite.

— Vous m’avez pourtant bien dit… ?

— Je me suis mal exprimée. Je me trompais et j’ai été stupide au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Le major m’a semblé regarder derrière mon épaule droite et de toute évidence, il paraissait bien fixer quelque chose – mais il n’aurait rien pu voir, car il regardait de son œil gauche, son œil de verre.

— Je me souviens de son œil de verre. J’avais oublié – du moins je le croyais. – Laissez-vous entendre qu’il ne voyait rien du tout ?

— Bien sûr que si ! Il voyait même très bien, mais seulement de l’autre œil. De l’œil droit. Dès lors, il ne regardait pas quelque chose ou quelqu’un placé à ce moment-là, à ma droite, derrière moi, mais à ma gauche.

— Et qui ?

— Tim Kendal et sa femme à quelque distance de nous, assis à une table placée devant un buisson d’hibiscus. Ils s’occupaient de leurs livres de comptes. Le major leva les yeux. Son œil gauche regardait bien derrière mon épaule droite, mais de son autre œil il aperçut un homme devant un hibiscus, dont le visage ressemblait – quoique un peu vieilli – à celui de la photo. Tim Kendal avait entendu le récit de Palgrave et deviné que ce dernier le reconnaissait. Par conséquent, il était obligé de le tuer. Plus tard, il a assassiné Victoria parce qu’elle l’avait vu mettre la « Sérénité » dans la chambre du major. Le prenant sur le fait, la servante ne réalisa pas tout de suite l’importance de l’incident, car il était naturel que Tim se rendît dans le bungalow de ses pensionnaires. Il aurait pu replacer un objet trouvé sur une table du restaurant. Mais à la réflexion, elle en vint à tirer des conclusions, et à le questionner. Dès cet instant, le criminel fut dans l’obligation de se débarrasser d’elle. Ce fut un meurtre accidentel car le seul qu’il ait vraiment voulu perpétrer, c’est celui de Molly. Tim Kendal n’est qu’un tueur d’épouses.

— Quelles idioties ! soupira l’accusé en haussant les épaules. Elle déménage complètement !

Un cri s’éleva soudain, un cri sauvage, qui glaça ceux qui l’entendirent. Esther Walters s’écartant brusquement de Mr Rafiel qui faillit choir, se précipita sur Jackson à qui elle essaya vainement de faire lâcher prise.

— Lâchez-le ! Lâchez-le ! Ce n’est pas vrai ! Pas un mot de tout cela n’est vrai ! Tim ! Tim chéri, ce n’est pas vrai ! Vous êtes incapable de tuer qui que ce soit ! J’en suis sûre ! Je le sais ! Tout vient de cette horrible fille que vous avez épousée ! Elle a débité des mensonges sur votre compte ! Mais ce ne sont que des mensonges ! J’ai confiance en vous parce que je vous aime ! À ce moment, l’hôtelier ne se contrôla plus.

— Pour l’amour du Ciel, espèce d’idiote, ne pourriez-vous la fermer ? Vous tenez à ce que je sois pendu ? Fermez-la, je vous dis !

— Pauvre créature aveugle, murmura doucement Mr Rafiel. C’était donc cela ?

CHAPITRE XXV

— C’était donc cela, conclut Mr Rafiel.

Miss Marple et lui conversaient comme deux amis.

— Elle a eu une intrigue amoureuse avec Tim Kendal, n’est-ce pas ?

— Ce n’est peut-être même pas allé si loin, dit pensivement son interlocutrice. Un attachement romantique avec la perspective d’un mariage futur, tout simplement.

— Après la mort de sa femme ?

— Je ne pense pas qu’Esther se soit doutée que Molly était en danger de mort. À mon avis, elle a cru seulement ce que Tim lui racontait au sujet d’un autre homme dans la vie de sa femme, lequel personnage les aurait suivis jusqu’ici, et Esther pensait que Tim divorcerait. À ses yeux, l’affaire se présentait sous une apparence nette et respectable. Mais elle aimait sûrement beaucoup Kendal.

— Je la comprends. Un beau garçon. Mais pourquoi s’intéresserait-il à ma secrétaire ? L’auriez-vous supposé ?

— Vous le savez très bien, Mr Rafiel.

— Disons que je m’en doute, mais je ne vois pas comment vous, vous l’auriez deviné ? Et encore moins comment Tim Kendal lui aussi en aurait eu connaissance ?

— Eh bien ! avec un peu d’imagination il m’est assez facile de trouver la solution, bien que je préférerais que ce soit vous qui la fournissiez.

— Je n’en ferai rien. Allez-y, puisque vous êtes si maligne, je vous écoute !

— Voyez-vous – comme je vous en avais d’ailleurs averti – votre Jackson fouinait de temps à autre dans vos papiers.

— D’accord, mais il ne pouvait rien apprendre d’intéressant. Je me méfiais.

— J’imagine cependant qu’il a lu votre testament.

— J’en garde en effet une copie avec moi.

— Vous m’aviez affirmé que vous ne laisseriez rien ni à Esther ni à Jackson après votre mort. Je vous ai cru et Jackson en était persuadé. Vous disiez la vérité à son sujet mais vous avez fait un legs en faveur d’Esther sans l’en avertir. Vrai ?

— Oui, mais je ne vois pas comment vous l’avez découvert ?

— C’est, je crois, parce que vous avez trop insisté sur la chose. J’ai une certaine expérience de la façon dont les gens racontent des mensonges.

— Je m’avoue vaincu. C’est vrai, Esther aura cinquante mille livres. Une agréable surprise pour elle, non ? Je suppose que mis au courant, Tim Kendal décida de se débarrasser de son épouse, avec une gentille dose d’un poison quelconque, et de s’unir à cinquante mille livres accompagnées d’Esther Walters. Probablement pour disposer aussi d’elle en temps voulu. Mais comment savait-il qu’elle avait cet argent ?

— Par Jackson. Ils étaient très amis ces deux-là. Parmi tous les ragots que rapportait Jackson à Tim, ce dernier a pu retenir que sans s’en douter, Esther allait hériter d’une grosse somme. Jackson a sans doute parlé de son espoir de séduire la jeune veuve, quoique jusqu’à présent il n’ait eu guère de succès auprès d’elle, et Tim a décidé de le supplanter. Les choses ont dû se passer ainsi.

— Il est curieux que tout ce que vous imaginez semble parfaitement plausible.

— Je me suis montrée bien sotte et j’aurais dû y voir clair plus tôt. Mais Tim Kendal est un homme aussi rusé que dangereux. Il connaissait parfaitement le moyen de faire circuler des rumeurs. Une bonne part de ce que j’ai appris, je le tenais de lui. Par exemple que Molly voulait épouser un jeune homme plus ou moins taré. J’imagine assez bien que le jeune homme en question c’était lui, bien qu’il ait dû changer de nom. Les parents de Molly ayant appris que le passé de Tim se révélait des plus louches, il joua l’indignation et refusa d’être présenté au père et à la mère de sa fiancée. Avec Molly, il arrangea une petite comédie qui dut les amuser beaucoup. Elle prétendit se détacher de lui, et un jour, un certain Tim Kendal apparut, la bouche pleine de noms d’amis de la famille. Les parents de Molly lui ouvrirent les bras comme à un sauveur, espérant qu’il ferait oublier à leur fille son amoureux douteux. Finalement, Tim et Molly se marièrent et avec l’argent de la jeune femme, ils achetèrent cet hôtel. Je pense que Tim savait très bien dépenser la dot de Molly. Il rencontra alors Esther, en qui il vit une agréable perspective de s’enrichir.

— Pourquoi ne s’est-il pas débarrassé de moi ?

— Il voulait sûrement s’assurer d’abord des sentiments de Mrs Walters. D’autre part, enfin, je veux dire…

Elle s’interrompit gênée.

— D’autre part, il comprit qu’il n’aurait pas à attendre longtemps, et qu’il était préférable de me laisser mourir de mort naturelle. La mort des millionnaires étant examinée de plus près que celle d’une simple épouse, n’est-ce pas ?…

— Tout à fait juste. Il racontait tellement de mensonges ce Tim… Prenez, par exemple, ceux qu’il inventa pour Molly, plaçant à sa portée ce livre sur les déséquilibres mentaux, lui procurant des drogues qui donnaient des hallucinations. Savez-vous que votre Jackson s’est montré très perspicace sur ce point ? Il a dû établir un rapprochement entre les symptômes que présentait Mrs Kendal et ceux provoqués par certaines drogues. C’est ce jour-là qu’il s’est rendu chez les Kendal pour inventorier leur salle de bains. Ce pot de crème qu’il étudiait quand je l’ai surpris… Je pense que Jackson songeait aux vieilles histoires de sorcières s’enduisant le corps de produits contenant de la « belladonna ». Utilisée dans de la crème pour visage, cette belladonna pouvait avoir le même effet. Ainsi se seraient expliqués les trous de mémoire de Molly. Je comprends maintenant pourquoi la pauvre petite en était arrivée à avoir peur d’elle-même. Ses symptômes étaient bien ceux d’une maladie mentale. Jackson voyait juste. Peut-être le major Palgrave lui a-t-il mis la puce à l’oreille, à lui aussi.

— Le major Palgrave ! Ah ! celui-là !

— Il fut l’artisan de son propre meurtre, et de celui de Victoria. Il faillit amener celui de Molly.

Mais il ne se trompait pas en reconnaissant un meurtrier en la personne de Tim Kendal.

— Qu’est-ce qui vous a fait vous souvenir de son œil de verre ?

— Une réflexion de la señora de Caspearo. Elle débitait un tas de bêtises et notamment que le major avait le mauvais œil. Je lui ai répondu que le vieil homme n’était pas responsable de sa disgrâce. Elle m’a répliqué méchamment que ses yeux louchaient. Je sentais qu’à ce moment-là j’avais entendu quelque chose de très important. Je ne m’en suis souvenue qu’hier soir, après qu’on eut découvert le cadavre de Lucky. J’ai réalisé qu’il n’y avait pas de temps à perdre…

— Comment Kendal a-t-il pu se tromper de victime ?

— Pur hasard, à mon avis. Son plan devait être le suivant : ayant convaincu tout le monde, Molly comprise, que sa femme n’était pas normale, et après l’avoir obligée à prendre une certaine dose de drogue qu’il possédait, il lui déclara qu’il leur incombait à tous deux d’élucider ces meurtres mystérieux. Après que tout l’hôtel se fut endormi, il lui donna rendez-vous près de la crique. Il expliqua à sa femme qu’il se doutait de l’identité de l’assassin, et qu’ensemble ils allaient le démasquer. Molly obéit aux instructions de son mari – mais l’esprit confus sous l’effet de la drogue, elle perdit du temps en chemin. Tim arriva le premier, et apercevant celle qu’il crut être Molly – cheveux dorés et écharpe vert pâle – il s’approcha d’elle par-derrière, lui plaqua une main sur la bouche, la poussa dans la crique en lui maintenant la tête sous l’eau.

— Charmant garçon ! Mais n’aurait-il pas été plus simple pour lui de forcer la dose de narcotique de sa femme ?

— Beaucoup plus simple, certainement. Mais cela aurait pu donner naissance au doute. Tous les narcotiques et sédatifs avaient été mis hors de portée de Molly, souvenez-vous ? Et si elle avait usé d’un nouveau tube, qui mieux que son mari aurait pu le lui fournir ? Mais, si, dans un geste de désespoir, elle sortait de chez elle, alors que son innocent époux dormait, toute l’affaire ressemblerait à une tragédie romanesque, et personne ne serait enclin à suggérer qu’elle ait pu être noyée délibérément. De plus, les meurtriers ne peuvent s’en tenir à une mise en scène simple. Ils veulent toujours tout compliquer.

— Vous semblez convaincue de tout connaître sur les Kendal. Ainsi vous pensez que Tim ignorait qu’il venait de se tromper de victime en tuant Lucky ?

— Sans prendre le temps de regarder le visage de la jeune femme, il se sauva aussi vite que possible, attendit à peu près une heure, et entreprit ses recherches en jouant le rôle du mari affolé.

— Mais pour quelles raisons Lucky traînait-elle autour de la crique, au milieu de la nuit ?

Miss Marple eut une petite toux gênée.

— Il est probable qu’elle y attendait quelqu’un.

— Edward Hillingdon ?

— Oh ! non ! Entre eux, c’est fini. Je me demande si elle ne devait pas rencontrer Jackson…

— Jackson ?

— J’ai surpris une ou deux fois, des regards entre eux.

Mr Rafiel siffla de surprise.

— Mon coureur de Jackson ! Je ne l’aurais quand même pas cru capable de s’attaquer… enfin ! Tim Kendal a dû avoir un drôle de choc en s’apercevant qu’il venait de tuer Lucky ?

— Vous pensez ! Il était complètement affolé. Avec Molly rôdant quelque part dans la nuit, et les bruits qu’il avait fait courir au sujet de sa raison vacillante, la police aurait arrêté Mrs Kendal, et celle-ci examinée par des spécialistes, et les manigances de son mari mises en évidence. Surtout après que Molly aurait expliqué qu’elle avait rendez-vous avec son mari près de la crique. La seule chance pour Tim Kendal de s’en sortir, était d’en finir vite avec elle. Après, il est probable que tout le monde aurait pensé que dans un geste de folie, Molly avait tué Lucky, et qu’épouvantée de son acte, elle s’était suicidée.

— C’est à ce moment-là que vous avez voulu jouer la Némésis, hein ?

Il se renversa sur son siège, et partit d’un grand éclat de rire.

— Très bonne blague. Si vous saviez à quoi vous ressembliez ce soir-là, avec cette écharpe enveloppant votre tête, debout, et prétendant être la Némésis ! Je ne l’oublierai pas de si tôt !

ÉPILOGUE

Miss Marple attendait son avion à l’aéroport. Un grand nombre de gens l’accompagnait pour la voir partir. Les Hillingdon avaient déjà regagné l’Angleterre. Gregory Dyson, envolé pour une île avoisinante se dévouait – d’après les rumeurs qui se répandaient – auprès d’une veuve argentine. La señora de Caspearo était retournée en Amérique Latine.

Molly se trouvait là, pâle et amaigrie, mais ayant surmonté bravement le choc de sa terrible découverte. Avec l’aide d’un second, désigné par Mr Rafiel, et arrivé d’Angleterre, elle prenait en main la direction de l’hôtel.

— Cela vous fera du bien d’être occupée, avait remarqué le vieil original. Pendant ce temps, vous ne penserez pas. Vous avez là une très bonne affaire.

— Vous ne croyez pas que les meurtres…

— Les gens adorent les crimes une fois qu’ils sont éclaircis. Continuez, ma fille, et consolez-vous. Ne vous méfiez pas de tous les hommes sous prétexte que vous êtes tombée sur un mauvais cheval.

— Vous parlez comme Miss Marple. Elle m’assure que l’homme qui me consolera viendra un jour.

Ainsi, Molly escortait Miss Marple, avec les deux Prescott, Mr Rafiel, bien sûr, et Esther – une Esther un peu vieillie et triste, envers laquelle son patron se montrait, d’une façon inattendue, charmant. Jackson aussi, était présent, prétendant s’occuper des bagages de la vieille demoiselle. Tout souriant, il racontait à qui voulait l’entendre, qu’il avait reçu une jolie somme d’argent.

Un vrombissement emplit le ciel. L’avion arrivait. Sur l’aéroport, plutôt sommaire, on n’avait qu’à sortir du petit pavillon couvert de fleurs pour s’avancer sur la piste d’envol.

— Au revoir, chère Miss Marple. Molly l’embrassa.

— Essayez de venir nous rendre visite à Durham, la supplia Miss Prescott.

Le chanoine lui serra chaleureusement la main.

— Ce fut un grand plaisir de faire votre connaissance. Je renouvelle l’invitation de ma sœur.

Jackson s’inclina :

— Je vous souhaite un bon voyage, madame, et souvenez-vous que chaque fois que vous aurez besoin d’un massage gratuit, envoyez-moi un mot, et nous arrangerons un rendez-vous.

Seule, Esther Walters se détourna légèrement lorsque son tour vint de saluer la voyageuse qui n’insista pas.

Mr Rafiel se présenta le dernier. Il lui prit la main.

— Ave Cæsar, nos morituri te salutamus.

— J’ai peur de ne pas bien entendre le latin.

— Mais vous avez compris tout de même ?

— Oui. J’ai été heureuse de vous connaître. Puis elle s’avança sur la piste et monta dans l’avion.

FIN

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