LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

— Connaissez-vous la région ?

— Mal… Je crois que leur maison est située non loin de Alton.

— Où vivent les Dyson ?

— En Californie. Mais ils voyagent beaucoup et sont très rarement chez eux.

— On apprend si peu sur les gens que l’on rencontre en voyage. On ne sait que ce qu’ils nous révèlent eux-mêmes. Par exemple, vous n’êtes pas absolument certaine que les Dyson habitent la Californie.

— Je suis sûre que Mr Dyson me l’a appris.

— Exactement ce que je voulais souligner. Il en est de même pour les Hillingdon. En déclarant qu’ils vivent dans le Hampshire, vous ne faites que répéter ce qu’ils vous ont dit, n’est-il pas vrai ?

— Voulez-vous insinuer qu’ils n’y vivent pas ?

— Non pas ! Simplement, je tenais à vous démontrer que l’on ignore tout des autres. Moi-même, je vous ai affirmé que je demeurais à St. Mary Mead, qui est un endroit dont sans aucun doute, vous n’avez jamais entendu parler. Mais vous ne le savez pas réellement, vous n’en avez pas une preuve formelle…

Miss Prescott se retint de remarquer qu’elle se moquait pas mal de connaître l’endroit où Miss Marple vivait. À la campagne, quelque part au sud de l’Angleterre, et c’est tout ce qu’elle avait retenu.

— Je suis très bien votre raisonnement. On n’est jamais assez méfiant lorsqu’on se trouve à l’étranger.

— Pas tout à fait. Une idée extravagante traversait l’esprit de Jane Marple. Comment s’assurer que le chanoine et Miss Prescott étaient bien le chanoine Prescott et Miss Prescott ? Ils l’affirmaient et il n’existait aucun témoignage pour les contredire. D’autre part, il s’avérait assez facile de porter les vêtements appropriés et d’user du langage adéquat. S’il y avait un but à ce déguisement ?… Elle connaissait un peu le clergé de sa région, mais les Prescott venaient de Durham, dans le Nord.

CHAPITRE XIX

Le chanoine légèrement essoufflé rejoignit les deux demoiselles. Jouer avec les enfants est toujours fatigant. Sa sœur et lui, trouvant qu’il commençait à faire trop chaud, regagnèrent bientôt l’hôtel.

La señora de Caspearo remarqua avec mépris, en les regardant s’éloigner :

— Comment une plage peut-elle être trop chaude ? C’est idiot ! Voyez un peu ce qu’elle porte ! Elle cache ses bras et son cou. Il vaut peut-être mieux, d’ailleurs. Sa peau est affreuse, comme celle d’un poulet déplumé.

Miss Marple prit une longue aspiration. C’était le moment ou jamais d’avoir une conversation avec la belle Vénézuélienne. Malheureusement, elle ne voyait pas par où commencer. Il ne se présentait à son esprit aucun sujet sur lequel elles puissent toutes deux manifester un intérêt commun.

— Vous avez des enfants, señora ?

— Trois !… Trois anges !

Miss Marple ne comprit pas si cette réponse signifiait qu’ils se trouvaient au Ciel ou si elle se rapportait à leur caractère.

Un des hommes entourant la jeune femme, émit une remarque en espagnol qui la fit beaucoup rire. Elle demanda à Miss Marple :

— Vous avez compris ?

— Je crains que non.

— Il vaut mieux. C’est très vilain !

La conversation reprit en castillan, mais soudain la señorita revint à l’anglais pour remarquer d’un ton indigné :

— C’est abominable que la police ne nous permette pas de quitter l’île ! J’ai eu beau me mettre en colère, crier, trépigner, tout ce qu’ils m’ont répondu est « Non ». Vous savez comment cela se terminera ? Nous serons tous assassinés !

Son chevalier servant essaya de la rassurer, mais elle reprit :

— Je vous assure que cet endroit porte malheur. Je l’ai tout de suite deviné… Ce vieux major, celui qui était si laid… il avait le Mauvais Œil… vous vous souvenez ? Il louchait… Très mauvais ! Je faisais les cornes chaque fois qu’il regardait dans ma direction. Quoique étant donné qu’il louchait, je ne savais jamais avec certitude s’il regardait ou non de mon côté.

— Il avait un œil de verre, expliqua la vieille amie du major. Un accident de jeunesse. Ce n’était pas de sa faute.

— Je suis certaine qu’il apportait le malheur avec lui ! Enfin… il est mort. Je n’ai plus besoin de le regarder. Je n’aime pas voir les choses laides.

Une bien cruelle épitaphe pour le major Palgrave, estima Miss Marple.

En contrebas de la plage, Gregory Dyson sortait de l’eau. Lucky se retourna sur le sable observée par Evelyn, dont l’expression – sans qu’elle devinât pourquoi – fit frissonner Miss Marple. « Je ne puis pourtant avoir froid avec cette chaleur », pensa-t-elle. De qui donc était la phrase qui chantait dans sa mémoire et qui se terminait par : «… à vous donner la chair de poule » ?

Se levant, elle se dirigea vers son bungalow. Sur son chemin, elle croisa Mr Rafiel et Esther Walters qui descendaient au bord de l’eau. Mr Rafiel lui adressa un clignement d’œil. Mais Miss Marple le regarda sévèrement.

Elle alla s’allonger sur son lit, se sentant soudain vieille, fatiguée, et inquiète. Elle se persuadait que le temps pressait… Il commençait à se faire tard… Le soleil se couchait… Le soleil… On devrait toujours le regarder à travers des lunettes noires. Où était le morceau de verre fumé qu’on lui avait donné un jour ?…

— Non, après tout, elle n’en aurait pas besoin. Une ombre s’était profilée devant le soleil. Une ombre… Celle d’Evelyn Hillingdon. Non, pas Evelyn Hillingdon… L’ombre (quels étaient exactement les mots)… « l’ombre de la Vallée de la Mort ». C’est cela. De quelle façon devait-elle s’y prendre ?… Aurait-elle recours au geste puéril de la Vénézuélienne, pour détourner le Mauvais Œil du major Palgrave ?

Elle battit des paupières et réalisa qu’elle s’était endormie. Cependant il y avait réellement une ombre au-dehors. À travers sa fenêtre, quelqu’un regardait. L’inconnu s’éloigna, et Miss Marple grommela : « Jackson… Quelle impertinence ! » Puis elle s’interrogea sur la signification de cette indiscrétion. Voulait-on s’assurer qu’elle se trouvait chez elle ?

Elle se leva, traversa sa salle de bains et regarda avec précaution au-dehors. Arthur Jackson se tenait devant la porte du bungalow voisin. Celui de Mr Rafiel. Elle le surprit jetant un coup d’œil alentour de l’habitation. Intéressant… Pourquoi éprouvait-il le besoin de regarder autour de lui, comme s’il craignait d’être remarqué ? Pourtant il était naturel qu’il rentrât chez Mr Rafiel puisqu’il y occupait une pièce. Alors, à quoi rimait cette attitude étrange ? Une seule raison s’imposait, il voulait être certain que nul ne le verrait rentrer juste à ce moment-là. Or, à cette heure, tous les pensionnaires se prélassaient sur la plage ou étaient partis en excursion. D’ici vingt minutes, Jackson devrait se rendre auprès de Mr Rafiel pour l’aider à prendre son bain quotidien.

Le moment s’avérait donc favorable pour une action discrète. Après s’être convaincu que Miss Marple dormait, il voulait se convaincre que nul ne rôdait par là.

La vieille demoiselle décida d’agir en conséquence. S’asseyant sur son lit, elle retira ses sandales et sortit de sa valise une paire de chaussures. Elle avait cassé le talon de l’une dans un trou, et rendit le dommage encore plus apparent à l’aide d’une lime à ongles. Puis, à pas de loup, marchant sur ses bas, elle sortit. Avec des ruses de Sioux, elle contourna le bungalow de Mr Rafiel, s’arrêta, enfila une chaussure, et se mit à genoux sous une fenêtre. Si Jackson, entendant le moindre bruit, s’approchait pour voir ce qu’il se passait, il trouverait une personne âgée et maladroite venant de tomber à cause de son talon de chaussure cassé. Mais de toute évidence, Jackson n’avait rien entendu.

Lentement, très lentement, Miss Marple leva la tête. Les fenêtres du bungalow étaient très basses, et s’abritant derrière une plante grasse, elle regarda à l’intérieur…

Jackson penché sur une valise remplie de papiers, en bouleversait le contenu, ouvrant de grandes enveloppes desquelles il extirpait des documents. Miss Marple ne s’attarda pas à son poste d’observation. Elle venait de découvrir ce qu’elle voulait savoir : Jackson espionnait son maître. Recherchait-il spécialement quelque chose, ou cédait-il à ses instincts naturels ?

Pour se retirer, Miss Marple s’accroupit et rampa le long de la bordure de plantes vertes, jusqu’à ce qu’elle eût dépassé la fenêtre. Ensuite, elle retourna dans son bungalow.

Ayant remis ses sandales, elle s’en fut sur la plage. Choisissant un moment où Esther Walters se baignait, elle s’approcha de Mr Rafiel. Greg et Lucky parlaient et riaient avec la señora de Caspearo.

D’une voix égale, la vieille demoiselle murmura, sans regarder son voisin :

— Saviez-vous que Jackson vous espionnait ?

— Cela ne me surprend pas. Vous l’avez pris en flagrant délit ?

— De votre fenêtre, je l’ai vu fouillant le contenu d’une de vos valises.

— Il a dû s’arranger pour s’en procurer la clé. Plein de ressources, ce garçon ! Cependant il sera déçu. Rien de ce qu’il découvrira là ne lui apprendra la moindre chose.

— Attention ! Le voilà !

— C’est l’heure de mon idiote plongée dans l’eau. Quant à vous, ne faites pas trop de zèle. Cela ne me plairait pas de suivre votre enterrement. Souvenez-vous de votre âge et soyez prudente.

CHAPITRE XX

Le soir tomba. Les lumières illuminèrent la terrasse. Les gens dînèrent, parlèrent et rirent, quoique avec moins de conviction que la veille ou le jour précédent. L’orchestre typique jouait. Mais la danse se termina de bonne heure. Les pensionnaires n’étaient pas en train et ils réintégrèrent assez tôt leurs bungalows respectifs. Les lampes s’éteignirent. La nuit et le silence s’installèrent sur le Golden Palm Hôtel endormi.

— Evelyn ?… Evelyn ?… L’appel chuchoté était pressant.

Evelyn Hillingdon s’agita et se retourna sur son oreiller.

— Evelyn ! Je vous en prie ! Réveillez-vous ! Cette fois, la dormeuse se dressa brusquement et découvrit, avec surprise, la silhouette de Tim Kendal s’encadrant dans l’entrebâillement de la porte.

— Evelyn, s’il vous plaît, pourriez-vous venir ? Molly est malade. Je crois qu’elle a avalé quelque chose.

— D’accord, Tim. Retournez auprès d’elle, je vous rejoins dans un instant.

Le jeune homme disparu, elle se leva, enfila sa robe de chambre, et jeta un coup d’œil à son mari qui dormait paisiblement. Après une légère hésitation, elle décida de ne pas le déranger. Elle gagna le building principal, puis le bungalow des Kendal lui faisant suite. Tim l’attendait à la porte.

Molly allongée dans son lit, les yeux clos, respirait avec difficulté. Evelyn s’approcha d’elle, lui souleva une paupière, tâta son pouls et regarda sur la table de chevet. Près d’un verre se trouvait une fiole vide qu’elle examina.

— Son somnifère, expliqua Tim, mais ce flacon était à demi plein hier ou avant-hier. Elle a dû tout avaler cette nuit.

— Allez vite chercher le docteur Graham et, sur votre chemin, réveillez un domestique pour qu’il prépare du café très fort. Dépêchez-vous !

Tim se précipita hors de la pièce. Dans le couloir, il se heurta à Edward Hillingdon.

— Oh ! excusez-moi, Edward !

— Que se passe-t-il ?

— C’est Molly. Evelyn est avec elle. Je dois ramener un médecin. C’est ce que j’aurais dû faire d’abord, mais… mais je… je n’étais pas sûr et Molly m’en aurait voulu d’alerter un docteur sans raison valable.

Il s’éloigna en courant. Edward Hillingdon le suivit du regard avant de pénétrer à son tour dans la chambre de la malade.

— Est-ce sérieux, Evelyn ?

— Ah ! vous voilà, Edward. Je n’osais pas vous réveiller. Cette stupide enfant a absorbé trop de somnifère.

— Grave ?

— On ne peut rien dire avant de savoir quelle dose elle a prise. Je pense que si on agit à temps, elle s’en tirera. J’ai envoyé chercher du café, si nous parvenons à l’obliger à en boire…

— Mais pourquoi aurait-elle commis une pareille sottise ? Vous ne croyez pas que…

— Que quoi ?

— … Que ce soit à cause de l’enquête ?… La police ?

— Cela peut avoir en effet ébranlé sa nature hypernerveuse.

— Tiens ! Molly ne m’a jamais paru être une nature si nerveuse que cela ?

— Ce sont bien souvent ceux qui n’en paraissent pas capables qui perdent leur sang-froid. La vérité est que personne ne voit vraiment ce qui se passe dans l’esprit d’autrui. Pas même les plus proches…

— N’exagérez-vous pas un peu, Evelyn ?

— On se crée une image des autres, ne correspondant que rarement à leur personnalité vraie.

— En tout cas, vous, je vous connais !

— Du moins, vous le figurez-vous !

— Non, j’en suis sûr, comme de votre côté, vous êtes certaine de me connaître.

Elle le regarda sans répondre, puis se tourna vers le lit, saisit Molly par les épaules et la secoua.

— Nous devrions tenter quelque chose, mais je suppose qu’il est préférable d’attendre l’arrivée du docteur Graham.

— Elle sera mieux dans un instant.

Le docteur Graham s’éloigna et s’épongea le front avec un soupir de soulagement.

— Vous jugez qu’elle s’en remettra, docteur ? demanda anxieusement Tim.

— Oui, oui. Nous sommes intervenus à temps. De toute façon, la dose n’était, à mon avis, pas assez forte pour la tuer. D’ici quelques jours, elle trottera à nouveau comme un lapin, mais auparavant, elle passera des moments pénibles. J’aimerais bien savoir qui lui a ordonné ce somnifère ?

— Un médecin de New York. Elle se plaignait de ne pas dormir.

— Beaucoup de mes confrères manient malheureusement ce genre de drogues à la légère. On ne conseille plus aux jeunes femmes qui ont du mal à trouver le sommeil de compter des moutons ou d’écrire quelques lettres avant de se remettre au lit.

Molly sortit de sa torpeur. Elle ouvrit les yeux et promena sur l’assistance un regard vague. Le médecin s’empara de sa main.

— Eh bien ! ma chère enfant, on n’a pas été très raisonnable, hein ?

Elle cligna des paupières, mais ne répondit pas. Tim lui prit l’autre main.

— Pourquoi, Molly, pourquoi ?

Elle fixa Evelyn Hillingdon comme pour l’interroger, et cette dernière expliqua :

— Tim est venu me chercher.

Lentement, la malade tourna la tête vers Tim, puis vers le docteur Graham qui affirma :

— Tout ira bien maintenant, mais il ne faudra pas recommencer.

Tim protesta :

— Elle ne l’a pas fait exprès. J’en suis persuadé. Elle a pris trop de pilules parce qu’elles n’agissaient pas assez vite à son gré. N’est-ce pas, Molly ?

La jeune femme secoua faiblement la tête dans un geste de négation.

— Vous voulez dire que vous les avez prises exprès ?

— Oui.

— Mais, pour quelles raisons ?

— Peur…

— Peur ? Peur de quoi ? De qui ? Mais elle ferma les yeux.

Graham intervint.

— Il vaut mieux ne pas insister pour l’instant. Tim ne tint aucun compte de l’interruption.

— Peur de la police ? Parce qu’ils vous ont excédée avec leurs questions ? Cela ne m’étonne pas ! Ils affolent tout le monde. C’est leur habitude !

Le praticien lui adressa un signe impératif.

— Je veux dormir, prononça clairement Molly.

— Dormez. Cela vous fera du bien.

Il s’éloigna vers la porte et les autres le suivirent. Evelyn proposa :

— Je vais rester, si vous le désirez ?

— Oh ! Non, ce n’est pas la peine.

— Souhaitez-vous que je demeure près de vous, Molly ?

Evelyn s’adressa à la malade. Cette dernière ouvrit les yeux.

— Non… Seulement Tim.

Tim vint s’asseoir au bord du lit.

— Je suis là, Molly. Vous pouvez dormir tranquille. Je ne vous quitterai pas.

Elle hocha lentement la tête et referma les paupières.

Le docteur, suivi des Hillingdon, s’arrêta à l’extérieur du bungalow. Evelyn insista.

— Vous êtes sûr que je ne puis être utile, docteur ?

— Je ne pense pas, merci Mrs Hillingdon. Il faut mieux que ce soit son mari qui reste à ses côtés. Mais demain, peut-être… Après tout, Tim doit s’occuper de l’hôtel. Il faudra le relayer.

— À votre avis, est-elle susceptible de recommencer ? questionna Hillingdon.

— Comment répondre ? Mais, c’est peu probable. Vous l’avez vue ? Le traitement de choc est extrêmement désagréable. Cependant on ne saurait être absolument certain. Elle peut avoir caché un autre flacon de somnifère.

— Je n’aurais jamais pensé à associer le mot suicide avec une fille comme Molly !

— Ce sont rarement les gens menaçant de se tuer qui se suicident.

Evelyn hésita, puis :

— Peut-être… devrais-je vous confier quelque chose, docteur.

Elle raconta alors sa rencontre sur la plage avec Molly, le soir où Victoria fut poignardée.

— Je suis content que vous m’appreniez cela, Mrs Hillingdon. Mrs Kendal m’a l’air d’être profondément tourmentée. J’en discuterai avec son mari dès demain matin.

Dans le bureau de Kendal, le docteur Graham annonça :

— Il faut que je vous parle sérieusement au sujet de votre femme, Kendal.

Evelyn Hillingdon se trouvait à présent au chevet de Molly, et Lucky lui avait promis de la remplacer dans l’après-midi. Miss Marple, aussi, avait offert ses services, le pauvre Tim étant partagé entre ses responsabilités d’hôtelier et l’état de santé de sa femme.

— Je n’arrive plus à comprendre Molly, docteur. Elle a changé, en dépit des apparences.

— A-t-elle des cauchemars ?

— Oui.

— Depuis longtemps ?

— Depuis environ un mois. Elle… Enfin, nous estimions qu’il ne s’agissait que de phantasmes.

— Bien sûr, mais ce qui me paraît plus grave, c’est qu’elle semble être effrayée par quelqu’un.

— Une fois ou deux, en effet, elle m’a assuré qu’elle se sentait suivie.

— Ah ! Comme si on l’espionnait ?

— Elle a employé ce terme une fois, prétendant même avoir des ennemis qui la poursuivaient jusqu’ici.

— Est-ce vrai ?

— Mais non !

— À votre connaissance, il n’y a pas eu dans sa vie quelque événement important qui se serait passé avant votre mariage, en Angleterre ?

— Je sais simplement qu’elle ne s’entendait pas avec sa famille. Sa mère est une femme un peu excentrique, difficile à vivre, peut-être, mais…

— Aucun signe d’instabilité mentale chez ses parents ?

Tim allait répondre sèchement, mais il se contint. Il joua avec un crayon placé devant lui. Le docteur reprit :

— Excusez-moi d’insister, Mr Kendal, mais si c’est le cas, il vaudrait mieux que vous m’en fassiez part.

— Eh bien ! oui, docteur ! Il y a eu une tante pas très équilibrée. Mais ce n’est rien. Je veux dire que l’on trouve des cas semblables dans presque toutes les familles.

— Exact. Cependant, sans vouloir vous alarmer, cela pourrait expliquer chez votre femme ses moments de dépression, voire ses obsessions lorsqu’un choc nerveux se produit. Elle n’aurait pas été fiancée à un garçon qui aurait pu la menacer sous l’effet de la jalousie ?

— Lorsque j’ai connu Molly elle avait bien été fiancée en effet, et ses parents n’avaient pas apprécié son choix. Il s’agissait d’un garçon d’assez mauvaise réputation, paraît-il. Je suis sûr qu’il n’a jamais essayé de revoir Molly. Elle me l’aurait confié.

— Votre femme a parfois ce qu’elle décrit comme étant des trous noirs, pendant lesquels elle ne peut contrôler ses actes. Êtes-vous au courant ?

— Non, elle ne m’en a jamais parlé, mais maintenant que vous me le signalez, j’ai été souvent intrigué par son manque de précision. Je ne comprenais pas pourquoi il lui arrivait d’oublier les choses les plus simples, par exemple l’heure qu’il pouvait être. Je mettais cela sur le compte de la distraction.

— Mr Kendal, vous devez absolument conduire votre femme chez un spécialiste.

— Un spécialiste pour maladies mentales ?

— Ne vous laissez pas impressionner par les étiquettes. Je parle d’un neurologue, d’un psychologue, de quelqu’un, enfin, qui soigne ce que l’homme de la rue appelle une dépression. J’en connais un très bon à Kingston. Il y a aussi New York, bien sûr. Quelque chose provoque ces terreurs chez votre femme. Elle-même en ignore probablement la cause. Renseignez-vous à ce sujet, Mr Kendal. Le plus tôt possible.

Graham tapota amicalement l’épaule du jeune homme et se leva.

— Il est encore trop tôt pour que vous vous fassiez sérieusement du souci. Mrs Kendal a des amis et nous veillerons tous sur elle.

— Docteur… Vous ne craignez pas qu’elle recommence ?

— Cela me surprendrait, mais on ne peut jurer de rien. Essayez de ne pas y penser !

Le médecin sorti, Tim grommela :

— Ne pas y penser ! De quoi croit-il donc que je suis fait ?

CHAPITRE XXI

— Vous êtes sûre que cela ne vous dérange pas, Miss Marple ? demanda Evelyn Hillingdon.

— Pas le moins du monde, ma chère. Je suis trop heureuse d’être utile à quelque chose en restant près de Molly pendant que vous ferez l’excursion projetée. Au Pélican Point, je crois ?

— Oui. Edward et moi aimons beaucoup cet endroit. Nous ne nous lassons pas d’observer les oiseaux qui plongent dans la mer pour attraper les poissons. Tim est avec Molly en ce moment. Mais il a du travail et ne voudrait pas qu’elle reste seule.

— Il a raison. Eh bien ! sauvez-vous ! Evelyn rejoignit le petit groupe qui l’attendait, et Miss Marple, après avoir vérifié ce dont elle avait besoin pour son tricot, gagna le bungalow des Kendal.

De la porte-fenêtre entrouverte, elle entendit Tim demander :

— Si vous me disiez seulement pourquoi vous avez agi de la sorte, Molly. Qu’est-ce qu’il vous a pris ? Il doit bien y avoir une raison ?

Miss Marple s’immobilisa au pied du perron. La voix de Molly s’éleva, morne, lointaine.

— Je ne sais pas, Tim. Je ne sais pas. Je suppose que quelque chose m’a dominé.

La vieille demoiselle s’approcha de la porte-fenêtre et frappa doucement.

— Ah ! Miss Marple. C’est très aimable à vous de venir.

— Pas du tout. Je suis ravie de vous rendre service. Vous avez meilleure mine, Molly.

— Je vais très bien. Seulement, je ne parviens pas à me réveiller complètement.

— Je ne parlerai pas. Reposez-vous. Voyez : j’ai apporté mon tricot.

Tim Kendal lui adressa un regard plein de gratitude avant de s’en aller. La vieille demoiselle s’installa près du lit.

Molly, qui semblait épuisée, murmura :

— Vous êtes bien bonne, Miss Marple. Je… je crois que je m’endors.

Elle ferma les yeux. Sa respiration se fit plus régulière, et machinalement sa garde-malade borda le drap et les couvertures. Dans son geste, ses doigts rencontrèrent quelque chose de dur sous le matelas, qu’elle tira. Un livre ! Après un coup d’œil à la jeune femme endormie, Miss Marple constata qu’il s’agissait d’un ouvrage courant traitant des fatigues mentales. Les pages s’ouvrirent d’elles-mêmes à un passage qui donnait une description générale de la maladie de la persécution et autres maux de cette nature. Le livre, pas trop technique, pouvait être compris de tout le monde. L’expression de la vieille demoiselle devint plus sévère au fur et à mesure qu’elle poursuivait sa lecture. Après une minute ou deux elle referma le bouquin et réfléchit. Puis elle replaça sa trouvaille où elle l’avait prise. Perplexe, elle se leva sans bruit et s’approcha d’une fenêtre. Tournant la tête, elle surprit le regard de Molly. Les yeux de la malade se refermèrent aussitôt. Miss Marple se demanda si elle venait d’imaginer ce coup d’œil pénétrant ou si Molly feignait de dormir. Après tout, c’était là une réaction assez normale. Elle pensait peut-être que son infirmière improvisée lui aurait parlé si elle l’avait vue éveillée. Cependant, Miss Marple avait cru discerner dans le regard de Molly une sorte d’ironie assez désagréable, mais elle n’en était pas certaine… Elle décida de s’entretenir avec le docteur Graham le plus tôt possible, et retourna s’asseoir. Cinq minutes plus tard, pensant que Molly dormait vraiment, cette fois, elle se releva. Elle portait ses chaussures à semelle de crêpe, ce qui lui permettait de se déplacer sans le moindre bruit. Elle se promena autour de la chambre, allant d’une fenêtre à l’autre. Dehors, tout paraissait calme. Un moment hésitante, elle regagnait son poste de veille, lorsqu’il lui sembla entendre un léger bruit venant de l’extérieur. Un glissement de chaussures près du perron ? Elle hésita, puis s’approcha de la porte-fenêtre qu’elle poussa. Au moment de sortir, elle se tourna vers le lit et chuchota :

— Je ne serai pas absente longtemps. Il faut que j’aille jusqu’à mon bungalow. Vous n’aurez besoin de rien en attendant mon retour ?

« Elle dort, la pauvre enfant. C’est une bonne chose. »

Miss Marple descendit tranquillement les marches et s’engagea sur le chemin qui s’éloignait du bungalow.

Un promeneur marchant le long de l’allée bordée d’hibiscus aurait été surpris de voir la vieille demoiselle changer brusquement de direction, traverser le parterre de fleurs, contourner le bungalow qu’elle venait de quitter et y pénétrer par la porte de derrière. Celle-ci ouvrait directement sur une petite chambre que Tim utilisait parfois comme bureau. La pièce voisine était le salon. De larges rideaux à demi-fermés conservaient une certaine fraîcheur à l’atmosphère. Miss Marple se glissa derrière l’un d’eux et attendit. De son poste, elle pouvait observer quiconque s’approcherait de la chambre de Molly. Au bout de quelques minutes, Jackson, vêtu de sa tenue blanche, grimpa les marches du perron.

Le masseur hésita un instant, puis frappa doucement à la porte vitrée. N’obtenant pas de réponse, il entra après avoir jeté derrière lui un coup d’œil furtif.

Miss Marple abandonnant sa cachette, s’approcha de la porte et appliqua son œil à la charnière. Jackson, dans la chambre, se penchait sur le lit et regardait la jeune femme endormie. Rassuré, il se dirigea vers la salle de bains. Surprise, la vieille demoiselle leva les sourcils. Après une seconde de réflexion, elle traversa le petit couloir adjacent et pénétra à son tour dans la salle de bains.

Jackson, debout devant la tablette du lavabo, sursauta et parut déconcerté par la présence de Miss Marple.

— Oh !… Je… Je… ne…

— Mr Jackson ?

— Je pensais bien que vous n’étiez pas loin.

— Vous vouliez quelque chose ?

— Je ne faisais qu’examiner l’assortiment des crèmes de Mrs Kendal.

La vieille demoiselle apprécia fort l’opportunité de la réponse, car Jackson, un pot de crème à la main, ne pouvait rien dire d’autre.

— Ça sent bon, ajouta-t-il en plissant le nez. Un excellent produit par rapport aux préparations actuelles. Les marques courantes ne conviennent pas à toutes les peaux. Elles peuvent provoquer une éruption de boutons. Il en est de même avec les poudres, quelquefois.

— Vous semblez très bien connaître le sujet ?

— J’ai un peu travaillé dans une pharmacie. On y apprend beaucoup sur les produits de beauté, dans ce métier. Mettez n’importe quoi dans un pot de crème, que vous enfermez dans une boîte élégante… Ah ! C’est étonnant à quel point on peut escroquer les femmes !

— C’est là ce dont vous vouliez vous rendre compte ?

— Ma foi, non.

« Vous n’avez pas eu le temps d’inventer un mensonge, pensait Miss Marple. Voyons comment vous allez vous en sortir ? »

— Mrs Walters a prêté son rouge à lèvres à Molly, l’autre jour. Je suis venu le réclamer. J’ai frappé avant d’entrer, mais en voyant Mrs Kendal endormie, j’ai pensé que je ne ferais rien de mal en allant directement dans la salle de bains chercher le rouge à lèvres.

— L’avez-vous trouvé ?

— Non. Il doit être dans un des sacs de Mrs Kendal. Aucune importance.

Il reprit son examen de la tablette.

— Elle n’a pas grand-chose, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’à son âge elle n’en a pas besoin. Rien ne vaut le maquillage naturel.

— Vous devez observer les femmes d’un œil qui n’est pas celui des autres hommes ?

— Je suppose que certains métiers donnent une certaine déformation.

— Vous vous intéressez aux médicaments ?

— Oh ! Oui ! J’ai beaucoup travaillé dessus. Si vous me demandez mon avis, il y en a bien trop en circulation actuellement. Calmants, pilules pour l’estomac, drogues miracles, et tout le reste. Je suis d’accord si elles sont prescrites, mais malheureusement, il y en a pas mal que vous pouvez obtenir sans ordonnance, et certaines d’entre elles sont dangereuses.

— Je vous crois aisément.

Un léger bruit parvint de la pièce voisine. Miss Marple tourna vivement la tête et regagna la chambre. Lucky Dyson se tenait juste devant la porte-fenêtre.

— Je… Oh ! Je ne pensais pas que vous étiez là, Miss Marple. Je suis venue voir si vous ne souhaitiez pas que je reste avec Molly un moment. Elle dort, n’est-ce pas ?

— Je le crois. Mais ne vous inquiétiez pas. Allez vous distraire, ma chère. Je vous croyais partie en excursion ?

— Je le devais, mais une terrible migraine, au dernier moment, m’a forcée à renoncer. Je désirais au moins me rendre utile.

— C’est très gentil à vous.

La vieille demoiselle retourna s’asseoir et reprit son tricot avant d’ajouter :

— … Mais je suis très bien ici.

Lucky hésita, puis finalement se retira. Miss Marple attendit un peu pour retourner dans la salle de bains. Jackson avait disparu, probablement par la porte du fond. Elle examina le pot de crème manipulé par le masseur et le glissa dans sa poche.

CHAPITRE XXII

Aborder le docteur Graham sans donner trop d’importance aux questions qu’elle voulait lui poser, s’avérait difficile pour Miss Marple. Kendal venait de la relayer après qu’elle lui eut promis de revenir auprès de Molly pendant le dîner, bien que Tim eût annoncé que Mrs Dyson s’offrait à garder la malade et aussi Mrs Hillingdon. La vieille demoiselle avait répliqué avec fermeté que toutes deux étaient des jeunes femmes aimant se distraire, tandis qu’elle n’avait rien d’autre à faire. Elle prendrait donc une légère collation de bonne heure, et reviendrait à son poste afin de ne déranger personne. Tim s’était incliné et l’avait remerciée chaleureusement.

Allant et venant d’un pas incertain autour de l’hôtel et le long du chemin conduisant aux bungalows, parmi lesquels se trouvait celui du docteur Graham, Miss Marple essayait de penser à l’attitude qu’elle devrait adopter. Des idées confuses et souvent contradictoires se bousculaient dans son esprit, et elle détestait cela. Toute cette affaire avait débuté d’une façon pourtant très claire. Le major Palgrave, trop bavard, avait été entendu par quelqu’un qui ne devait pas l’entendre. D’où sa mort. Mais après, il fallait bien l’admettre, tout se compliquait. En admettant qu’il ne faille pas se baser sur des « on-dit », ni accorder sa confiance à personne, que beaucoup de ceux avec lesquels elle avait conversé ici, possédaient de regrettables ressemblances avec des gens de St. Mary Mead, où cela la menait-il ?

Son esprit se concentrait de plus en plus sur la victime. Elle devinait qu’un autre serait bientôt assassiné et elle se persuadait qu’il lui incombait de savoir qui. Elle était convaincue que quelque chose lui échappait, quelque chose qu’elle aurait entendu ? Vu ? Elle sentait qu’on lui avait rapporté un fait susceptible d’éclairer le mystère l’obsédant. Joan Prescott ? Mais Joan Prescott parlait si souvent pour ne rien dire… Scandales, potins, tout lui était bon. Qu’avait-elle raconté exactement ?

Gregory Dyson, Lucky… Celle-là était impliquée dans la mort de Gail Dyson, tout le démontrait… La prochaine victime pour laquelle la vieille demoiselle s’inquiétait, pourrait-elle être Gregory Dyson ? Cette Lucky voulait-elle tenter sa chance pour prendre un nouveau mari ? Peut-être désirait-elle, à n’importe quel prix, recouvrir non seulement sa liberté, mais aussi recueillir le bel héritage qui lui reviendrait en tant que veuve de Gregory Dyson ?

« Vraiment, tout cela n’est que pure conjecture. Je suis stupide. La vérité doit être très simple. Il faudrait seulement en écarter les à-côtés qui la masquent. Tout le problème est là. »

— Vous parlez toute seule ? ironisa Mr Rafiel. Miss Marple sursauta, ne l’ayant pas entendu venir. Esther Walters soutenait son patron qui, arrivant de son bungalow, s’avançait à pas lents.

— Pensez-vous toujours que les événements vont se précipiter ?

— Plus que jamais, seulement je n’arrive pas à comprendre ce qui doit être très simple.

— Eh bien ! Si vous avez besoin d’aide, comptez sur moi.

Il tourna la tête comme Jackson approchait.

— Alors, vous voilà, Jackson ! Où diable étiez-vous encore passé ? Jamais présent lorsque j’ai besoin de vous, hein ?

— Je suis désolé, Monsieur.

Avec dextérité, il passa son bras sous celui de l’invalide.

— À la terrasse, Monsieur ?

— Conduisez-moi au bar. Ça va, Esther, vous pouvez vous retirer maintenant et aller mettre votre robe pour la soirée. Retrouvez-moi dans une demi-heure, sur la terrasse.

Aidé de Jackson, il poursuivit son chemin. Mrs Walters se laissa tomber sur une chaise, près de Miss Marple, et se frotta le bras.

— Il a l’air léger, comme ça, mais je suis tout engourdie. Je ne vous ai pas vue de l’après-midi, Miss Marple ?

— Non, je suis restée auprès de Molly Kendal. Elle a l’air d’aller beaucoup mieux.

— Si vous voulez mon avis, il n’y a jamais eu grand-chose qui clochait chez elle.

— Vous voulez dire… Vous pensez que sa tentative de suicide ?…

— Je ne pense même pas qu’il y ait eu tentative de suicide. Je ne crois pas une minute qu’elle ait vraiment pris une trop forte dose de somnifère et je suis persuadée que le docteur Graham est de mon avis.

— Pourquoi parlez-vous ainsi ?

— Parce que je suis presque sûre que c’est la vérité. Molly ne serait pas la première qui agirait de cette façon pour attirer l’attention.

— « Vous me regretterez lorsque je serai morte », cita Miss Marple.

— Oui, c’est un peu ça, bien que pour Molly ce ne devait pas être le cas. Votre phrase est généralement prononcée par celles dont le mari n’est pas très épris, alors qu’elles tiennent à lui.

— Vous ne trouvez pas que Molly Kendal tient à son mari ?

— Ma foi… Et vous ?

— Je l’ai plus ou moins soupçonnée… Peut-être injustement.

— J’ai beaucoup entendu parler sur son compte, vous savez, à propos de cette histoire.

— Qui vous a renseignée ? Miss Prescott ?

— Oh ! Pas spécialement. Il paraît qu’il y aurait un homme dans l’affaire, un homme que Molly avait beaucoup aimé, mais dont ses parents n’avaient pas voulu entendre parler.

— Je suis au courant.

— Quand elle a épousé Tim, l’autre n’a pas abandonné la partie. Je me suis demandé parfois s’il n’aurait pas suivi Mrs Kendal jusqu’ici ?

— Vraiment ? Mais… Qui serait-il ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. J’imagine qu’ils sont très prudents, tous les deux.

— Vous pensez alors qu’elle préfère cet autre homme ?

— Il est probable qu’il ne vaut pas cher, mais c’est souvent ce genre de types qui savent comment séduire une femme et la garder en leur pouvoir.

— Avez-vous appris quelque chose sur lui ?

— Non. Les gens hasardent des hypothèses mais, ce ne sont que des hypothèses. Il est possible qu’il ait été marié. Ce serait la raison pour laquelle ses parents à elle auraient vu d’un très mauvais œil sa liaison avec leur fille, ou il peut avoir vraiment été une canaille ou un ivrogne. Mais, quoi qu’il en soit, elle est encore très attachée à lui. Je suis au moins sûre de cela.

— Sur quoi vous basez-vous pour l’affirmer ?

— Je suis convaincue de ce que j’avance.

— Ces meurtres…

— Ne pourriez-vous pas les oublier ? Quand je pense que vous avez embarqué Mr Rafiel dans cette histoire ! Je suis persuadée que vous ne découvrirez rien de plus.

— De votre côté, vous pensez connaître la vérité, n’est-ce pas ?

— Oui, presque avec certitude.

— Mais alors, ne devriez-vous pas dire ce que vous savez… Tenter de faire quelque chose ?

— Pourquoi ? Quel bien cela apporterait-il ? Je ne pourrais rien prouver. Qu’arriverait-il, de toute manière ? De nos jours, les coupables sont si facilement acquittés ! On appelle cela, responsabilité limitée. Quelques années en prison, et vous êtes libre à nouveau, aussi pur que l’eau de pluie.

— Supposons, qu’à cause de votre silence, un autre meurtre soit commis ?

— Cela n’arrivera pas.

— Vous ne pouvez l’assurer.

— Si. Et de toute façon… la meilleure solution serait qu’elle s’en aille avec l’homme en question, ainsi nous pourrions tout oublier.

Machinalement, la secrétaire jeta un coup d’œil à sa montre, et se levant d’un bond, s’exclama :

— Il faut que j’aille me changer.

Miss Marple la regarda s’éloigner. Ces propos qui désignaient tout le monde et personne intriguaient toujours la vieille demoiselle, et les femmes comme Esther étaient particulièrement enclines à les semer çà et là au hasard de la conversation. La jeune veuve semblait persuadée, pour une raison quelconque, qu’une femme aurait été responsable de la mort du major Palgrave et de celle de Victoria.

— Ah ! Miss Marple rêveuse et sans son tricot ! Voilà qui n’est pas banal !

Le docteur Graham, qu’elle avait cherché en vain si longtemps, se présentait à elle, s’offrant même à prendre place à ses côtés pour converser quelques minutes. Il ne resterait pas longtemps puisqu’il n’avait pas encore changé de costume pour le dîner.

La vieille demoiselle expliqua qu’elle venait de passer l’après-midi à veiller Molly.

— Ne trouvez-vous pas surprenant, docteur, qu’elle ait pu se remettre aussi rapidement ?

— Non, car notre malade n’a pas absorbé une très grande quantité de somnifère.

— J’avais cru comprendre qu’elle avait pris plus d’un demi-flacon de pilules ?

— Sûrement pas ! Il est possible qu’elle en ait eu l’intention, et qu’à la dernière minute, elle y ait renoncé. Les gens, même décidés à mourir, hésitent souvent, le moment venu. Es s’arrangent pour ne pas prendre une trop forte dose. Es réagissent involontairement, guidés par leur instinct.

— Es peuvent aussi agir délibérément. Je veux dire… en faisant en sorte que les apparences…

— Bien sûr.

— Si Tim et elle avaient eu une dispute, par exemple ?

— Ils ne se disputent jamais. Je suis persuadé que tout ira bien à présent. Elle pourrait même, à présent, se lever et reprendre son activité normale. Cependant, il est plus prudent de la garder encore au lit un jour ou deux.

Il sourit aimablement, et prit congé pour regagner l’hôtel. Miss Marple resta encore un moment assise à réfléchir. Plusieurs idées traversèrent son esprit… : le livre sous le matelas de Molly… La façon dont la jeune femme avait feint le sommeil… Les propos que Joan Prescott, et dernièrement Esther Walters avaient tenus…

Puis elle fit un retour complet en arrière jusqu’au major Palgrave. Quelque chose lui échappait à ce sujet. Si seulement elle pouvait se souvenir…

CHAPITRE XXIII

« Ainsi, il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le dernier jour. »

Légèrement surprise, Miss Marple se redressa sur sa chaise. Aussi incroyable que cela lui parût, elle s’était assoupie, malgré l’orchestre typique et ses rythmes percutants. Cela prouvait qu’elle s’habituait à cette atmosphère ! Voyons… Qu’était-elle donc en train de marmonner ? Une phrase de la Bible qu’elle citait de travers. Le dernier jour ? Non pas ! Le premier jour ! Voilà le terme exact. Pour elle, ce jour ne se révélait pas le premier et ne serait probablement pas le dernier non plus.

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