LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

— Ah ! ne commencez pas à m’énerver ! Dans tout cela, il y a une chose qui me frappe et à laquelle vous ne semblez pas avoir pensé. Si c’est l’un de ces trois hommes, pourquoi Palgrave ne l’a-t-il pas reconnu plus tôt, puisqu’il les rencontrait journellement ?

— Dans son histoire, le major soulignait que personnellement, il n’avait jamais vu le meurtrier. Il s’agissait du récit d’un médecin qui lui donna le cliché à titre de curiosité. Dans ces conditions, il n’était pas forcé d’établir une comparaison, même en côtoyant ce criminel. À mon avis, le hasard a joué un grand rôle dans cette affaire. Examinant la photo qu’il se proposait de me montrer, le major a levé les yeux, et a subitement vu un homme ressemblant à celui dont il tenait le portait entre les mains. D’où son émotion bien compréhensible.

— Oui… Oui… Une hypothèse valable, quoiqu’il puisse avoir été victime d’une illusion… Pourtant, il y a quelque chose qui ne colle pas. Le motif ne tient pas. Il vous parlait à voix haute, n’est-ce pas ?

— Oui, comme toujours, d’ailleurs.

— Ainsi, n’importe qui, en approchant, pouvait entendre ce qu’il disait ?

— J’imagine que sa voix portait assez loin.

— Enfin, c’est quand même fantastique ! Voilà un vieux niais qui raconte un événement découlant d’un autre événement, qu’un tiers lui a rapporté, qui montre une photo et le tout ayant trait à un meurtre commis il y a des années. En quoi cela pourrait-il inquiéter le meurtrier ? Aucune preuve, rien que des « on-dit ». L’intéressé aurait même pu admettre sa ressemblance avec le type de la photo, car personne ne risquait de prendre au sérieux les théories du vieux Palgrave. Non… En vérité, le supposé coupable n’avait absolument rien à craindre. Et dans ces conditions, pourquoi diable serait-il allé tuer le bavard ?

— C’est bien cela qui me gêne, à tel point que je n’ai pu en dormir la nuit dernière.

— Quelle idée avez-vous derrière la tête ?

— Je puis me tromper complètement…

— Probable ! Dites-le-moi tout de même.

— Il y aurait un motif sérieux, si…

— Si quoi ?

— … Si très bientôt, un autre meurtre se produisait.

— Éclaircissons ce point, s’il vous plaît ?

— Je suis tellement malhabile à expliquer. Supposons qu’on projette un meurtre… Vous vous souvenez de l’histoire que le major me raconta concernant un homme dont la femme mourut dans des circonstances suspectes ? Puis, quelque temps plus tard, cet autre meurtre perpétré exactement dans les mêmes conditions ? Et le docteur qui relatait ce dernier cas, reconnut dans son auteur le triste héros du premier crime. Simplement, il portait une identité différente. Il semblerait donc que ce meurtrier soit de ceux qui font d’une méthode une habitude. Selon moi, et d’après ce que j’ai lu et entendu, quelqu’un qui commet un acte immoral et s’en sort, est, hélas ! encouragé à recommencer. Il s’estime le plus habile des hommes et renouvelle son forfait en changeant chaque fois son état civil. Il est donc possible, quoique je puisse me tromper…

— Mais, vous êtes sûre de ne pas vous tromper, n’est-ce pas ?

— … Que si ce criminel a pris toutes ses précautions pour accomplir un nouveau meurtre ici, sous une identité nouvelle : alors l’anecdote du major prend toute son importance. Le coupable, dans ce petit monde fermé où nous vivons, ne pouvait permettre qu’on établisse le moindre rapprochement entre l’homme de la photo et lui-même.

— Donc, d’après vous, le meurtrier aurait agi dans la nuit suivant la soirée où il aurait vu, et peut-être entendu, le major vous raconter sa propre histoire ?

— Exactement.

— Travail précipité, mais réalisable. Il suffisait de placer le flacon de « Sérénité » dans la chambre de la victime, faire circuler la rumeur au sujet de sa tension, et verser un peu de ce poison au nom barbare dans un verre de punch.

— Mais tout cela c’est le passé. Ce qui importe, maintenant, c’est l’avenir. Le major Palgrave écarté, la photo détruite, le criminel doit continuer à préparer son nouveau forfait.

— En somme, vous avez tout résolu, à ce que je comprends !

D’une voix changée, presque autoritaire, Miss Marple précisa :

— Il faut faire obstacle à ce plan monstrueux. Vous devez vous y proposer, Mr Rafiel.

— Moi ? Pourquoi, moi ?

— Parce que vous êtes un homme riche et puissant, les autres prêteront attention à ce que vous leur direz, alors qu’ils ne m’écouteraient pas, jugeant que je suis une vieille radoteuse ne sachant pas ce qu’elle raconte.

— C’est bien possible, ils seraient assez bêtes pour se comporter ainsi. Je dois avouer, toutefois, que personne ne vous accorderait la moindre intelligence si l’on devait s’en reporter à votre habituel répertoire. Dans le fond, vous avez un esprit très logique, ce qui est rare chez une femme.

Il se tourna péniblement sur son siège.

— Où diable sont passés Esther et Jackson ? J’ai besoin d’être réinstallé sur mon siège. Ah ! Non. N’essayez pas de m’aider, vous n’êtes pas assez forte ! Je ne comprends pourquoi ces deux-là m’abandonnent !

— Désirez-vous que j’aille les chercher ?

— Non, restez où vous êtes, et réfléchissons à notre affaire. Quel est le coupable ? L’étonnant Greg ? Le paisible Edward Hillingdon, ou mon Jackson ? Car il faut bien que ce soit l’un des trois, n’est-ce pas ?

CHAPITRE XVII

— Je me le demande…, remarqua pensivement Miss Marple.

— Vous vous le demandez, après tout ce que vous venez de me raconter ?

— Je me suis peut-être trompée…

Mr Rafiel laissa éclater sa mauvaise humeur.

— Vous auriez donc divagué, alors que vous paraissiez si sûre de vous ?

— Attention ! Pour ce qui est du crime, je suis sûre de ne pas faire d’erreur, mais c’est sur la personnalité du meurtrier que je continue à m’interroger. Vous comprenez, je réalise que le major Palgrave connaissait des tas d’histoires de meurtres ; vous-même, n’en avez-vous pas cité une où il est question d’une sorte de Lucrèce Borgia ?

— D’accord, mais c’était complètement différent.

— Je sais. De son côté, Mrs Walters a entendu un autre récit, au sujet de quelqu’un dont on aurait introduit la tête dans un four à gaz. Voyez-vous, Mr Rafiel, je ne cesse de m’interroger pour essayer de me rappeler si, oui ou non, à un moment quelconque, je n’ai plus prêté attention au major. Je ne me souviens bien que de l’instant où il m’a dit : « Vous plairait-il de voir la photo d’un meurtrier ? » Et maintenant, je me demande si cette photo se rapportait bien à l’histoire qu’il me contait.

— L’ennui, avec vous, ma chère, est que vous réfléchissez trop. Grave erreur… Prenez une décision et tenez-vous-y ! Vous étiez plus assurée, tout à l’heure. Si vous voulez mon avis, tous les bavardages que vous avez entendus vous ont entraînée à douter de vous.

— Vous avez peut-être raison.

— Eh bien ! oubliez tout cela pour l’instant et revenons où nous en étions restés. Neuf fois sur dix, le premier jugement est le bon, du moins c’est ma théorie. Nous avons trois suspects. Prenons-les, l’un après l’autre, et examinons leur cas sans passion. Vous avez une préférence pour commencer ?

— Aucune.

— Occupons-nous d’abord de Greg. Je ne peux pas sentir ce type-là. Ce n’est évidemment pas une raison pour qu’il soit un meurtrier. Cependant il y a un ou deux faits qui sont contre lui. Le flacon de « Sérénité » lui appartenait.

— Une preuve un peu trop évidente, ne croyez-vous pas ?

— Pourquoi ? Après tout, l’important, pour le meurtrier, était d’agir vite, et il avait ces pilules. Admettons que ce soit Greg. Bon. Dans ce cas, il faut accepter qu’il souhaite se débarrasser de sa chère Lucky (et entre nous, il serait bien inspiré), mais, pour l’heure, je ne vois pas quels motifs l’inciteraient à ce meurtre ? Autant que je sache il est riche, ayant hérité de sa première épouse qui possédait une jolie fortune. À moins qu’il se soit fait une spécialité de tuer ses femmes ? Mais pourquoi Lucky ? Elle était la parente pauvre de la défunte. Donc, pas d’argent à espérer de sa mort. Dans ces conditions, s’il veut l’éliminer, c’est pour en épouser une autre. Vous n’avez rien recueilli à ce sujet, parmi tous les ragots ?

— Je ne m’en souviens pas. Greg est très empressé auprès de toutes les femmes.

— En vérité, c’est un coureur. Mais, qu’il flirte, cela ne nous suffit pas. Il nous faut quelque chose de plus solide. Laissons-le pour l’instant et passons à Edward Hillingdon. Si quelqu’un cache son jeu, c’est bien lui.

— Je ne le crois pas heureux.

— Pensez-vous qu’un meurtrier puisse être un homme heureux ?

— D’après mon expérience, oui.

— Votre expérience ! Vous ne devez pas en avoir beaucoup sur ce sujet !

Ce en quoi il se trompait. Mais Miss Marple se retint de le contredire, n’ignorant pas que les hommes détestent entendre contester leurs jugements.

Mr Rafiel reprenait :

— J’accorderais assez, quant à moi, la préférence à Hillingdon. J’ai idée qu’il y a quelque chose de bizarre entre sa femme et lui. L’avez-vous remarqué ?

— Sans aucun doute, bien que leur attitude en public soit sans reproche.

— Vous en savez probablement plus sur ces gens que moi-même. Bon, très bien, tout est pour le mieux, en somme, nous pouvons retenir que sous des apparences très correctes, Edward Hillingdon ne s’entend pas avec son épouse. Vous êtes d’accord ?

— S’il en est ainsi, il doit y avoir une autre femme dans sa vie.

— Mais laquelle ?

— Comment le deviner, et puis… j’ai le sentiment que ce serait un peu simple aussi comme solution.

— Dans ces conditions, il ne nous reste plus que Jackson, parce que j’espère que moi, vous me laissez en dehors de tout cela ?

Pour la première fois, Miss Marple sourit.

— Et pourquoi ?

— Parce que si vous envisagez l’hypothèse de ma culpabilité, il faut obligatoirement que vous me donniez un complice, sinon je serais curieux de savoir de quelle façon je pourrais m’y prendre ? Impotent, couché et levé comme un enfant, habillé, promené dans une chaise roulante, comment serais-je allé tuer quelqu’un ?

— Vous conviendrez, Mr Rafiel, que vous êtes intelligent !

— Naturellement, que je suis intelligent ! Je dirais même, beaucoup plus que quiconque, dans cet hôtel.

— Il vous serait donc possible, étant intelligent, de trouver le moyen de surmonter votre handicap physique pour commettre un meurtre.

— Cela demanderait une longue préparation.

— Sûrement, mais qui ne serait pas pour vous déplaire.

Mr Rafiel la regarda un moment, puis soudain éclata de rire.

— Vous avez du cran ! Vous n’êtes pas du tout la gentille petite bonne femme écervelée que vous sembliez être, hein ? Ainsi, vous pensez vraiment que je suis un meurtrier ?

— Non.

— Ah ? Et pourquoi pas ?

— Justement parce que vous êtes intelligent, et que par-là, il vous est loisible d’obtenir presque tout ce que vous désirez sans avoir recours au crime. Tuer est stupide.

— Et de toute façon, qui diantre voudrais-je éliminer ?

— Une question intéressante à approfondir. Je n’ai pas encore eu suffisamment le temps de vous étudier pour élaborer une théorie à ce sujet.

Le sourire de Mr Rafiel s’épanouit.

— Savez-vous qu’il y a un certain danger à discuter avec vous ?

— Les conversations sont toujours dangereuses si l’on a quelque chose à cacher.

— Vous avez probablement raison. Revenons à Jackson. Quelle est votre opinion à son sujet ?

— Difficile à dire. Je n’ai pas eu l’occasion de m’entretenir sérieusement avec lui.

— Aucune théorie en ce qui le concerne ?

— Il me rappelle un peu un jeune secrétaire de mairie, près de chez moi, Jonas Parry.

— Et alors ?

— Il laissait à désirer.

— Jackson, lui aussi, laisse à désirer, mais je ne m’en plains pas trop. Il est parfait dans son travail et ne se formalise pas si je l’injurie. Il sait parfaitement qu’il est très bien payé et en échange, supporte mon mauvais caractère. Je ne l’emploierais cependant pas dans un poste de confiance. J’ignore si son passé est limpide ou non. Ses références étaient bonnes, quoique j’ai cru discerner en les lisant, comme une sorte de réserve de la part de ses précédents employeurs. Par bonheur, je n’ai pas de secrets coupables à cacher, aussi je ne puis être un sujet de chantage.

— Pas de secrets ? Et les secrets de votre profession ?

— Jackson n’a aucune prise sur ceux-là. Non. Il est du genre un peu obséquieux, peut-être, mais je ne l’imagine pas en meurtrier.

Il parut méditer un moment, puis déclara brusquement :

— Avez-vous conscience que si quelqu’un regardait cette affaire d’un peu haut, il la jugerait complètement stupide ? Ce n’est pas Palgrave, mais moi qu’on aurait dû liquider. Je suis la victime idéale des histoires criminelles traditionnelles où l’on assassine toujours de vieux gentlemen très riches, entourés de toute une parentèle qui rêve de mettre la main sur leur fortune. Il y a cinq ou six hommes à Londres qui n’éclateraient pas en sanglots s’ils apprenaient ma mort en parcourant la nécrologie dans le Times. Mais ils n’iraient quand même pas jusqu’à élaborer un plan en vue de précipiter ma fin. Après tout, pourquoi le feraient-ils ? Je dois mourir d’un moment à l’autre. Au vrai, toute cette vermine est choquée que je dure aussi longtemps. Les médecins eux-mêmes sont surpris.

— Vous avez sans doute un ardent désir de vivre ?

— Cela vous étonne ?

— Oh ! Non ! La vie a plus de prix et présente plus d’intérêt lorsqu’on est sur le point de la perdre. Il n’y a que les jeunes pour se suicider par désespoir d’amour.

— Tout à fait juste ! Mais ne croyez-vous pas que j’ai raison en me désignant comme une victime idéale ?

— Qui tirerait avantage de votre mort ?

— Personne en vérité. Je ne suis pas assez fou pour laisser une grosse somme d’argent à diviser entre mes héritiers. Il ne leur en resterait pas grand-chose après que le gouvernement se serait servi. Oh ! Non ! J’ai réglé tout cela, il y a des années : dots, legs et tout le reste.

— Votre mort ne profiterait pas à Jackson ?

— Elle ne lui rapporterait pas un centime ! s’écria gaiement Mr Rafiel. Je le paie deux fois plus que n’importe quel autre patron, et il sait très bien que ce sera lui le perdant, le jour où je mourrai.

— Et Mrs Walters ?

— La même chose. C’est une brave fille. Secrétaire irréprochable, intelligente, bon caractère, ne prenant pas ombrage de mes marnes et mes emportements.

Elle m’irrite parfois, mais qui ne le fait pas ? Elle n’a rien d’exceptionnel, et pourtant je n’aurais pu mieux tomber. Elle a eu beaucoup d’embêtements au cours de sa vie, en épousant un bon à rien. Je la crois dépourvue de sens critique en ce qui concerne les hommes. Certaines femmes sont ainsi, qui se laissent prendre aux belles paroles du premier type rencontré, toujours convaincues que ce dont il a besoin c’est d’une épouse qui le comprenne ! Après le mariage, il se transformera et se lancera dans la vie avec courage ! Naturellement ce n’est jamais vrai ! Enfin, heureusement que son mari est mort en passant sous un bus un soir qu’il était soûl ! Ayant une fille à élever, Esther reprit son travail de secrétaire. Depuis cinq ans, elle est avec moi. Je lui ai bien fait comprendre dès le début, qu’elle ne devait pas nourrir d’illusions quant à mon héritage. Je l’ai toujours payée très largement, augmentant chaque année son salaire. Quelle que soit l’honnêteté des gens, il ne faut jamais leur accorder trop de confiance. Si Esther met de côté une grande partie de ce que je lui donne – et c’est, je pense, ainsi qu’elle agit – elle possédera une petite somme rondelette le jour où je casserai ma pipe. Je m’occupe de l’éducation de sa fille pour laquelle j’ai mis une dot en lieu sûr, qu’elle touchera à sa majorité. Dès lors, Mrs Esther Walters a tout intérêt à ce que je ne meure pas trop vite.

— S’entend-elle bien avec Jackson ?

— Oh ! je pense que Jackson a essayé de lui faire la cour, surtout ces derniers temps. Il a pour lui, que c’est un beau garçon, certainement, mais il n’a pas réussi, pour une seule et simple raison : la différence de classes sociales. Esther se trouve juste à un échelon au-dessus de lui. Si la différence était plus grande, ça n’aurait pas d’importance, mais la petite bourgeoisie est très exigeante. Sa mère à elle, était institutrice et son père employé de banque. À mon avis, je ne crois pas qu’elle s’entiche jamais de Jackson, qui – d’autre part – est sûrement intéressé par ses économies.

— Attention, la voici !

Ils regardèrent Esther Walters qui s’avançait vers eux, venant de l’hôtel.

— Vous savez, elle n’est pas laide du tout, remarqua Mr Rafiel, mais elle manque totalement de charme. Je me demande pourquoi car elle est assez bien bâtie ?

Malgré ses cheveux blonds, une jolie peau, des yeux noisette, une silhouette gracieuse et un sourire agréable, il manquait à Esther ce qui pousse un homme à tourner la tête lorsqu’il croise une femme dans la rue.

— Elle devrait se remarier.

— Naturellement ! Elle serait une excellente épouse. (Puis s’adressant à la jeune femme qui s’approchait, Mr Rafiel remarqua d’un ton légèrement faux 🙂 Vous voilà enfin ! Qu’est-ce qui a bien pu vous retenir si longtemps ?

— Tout le monde semble s’être donné le mot pour envoyer des câbles ce matin, de plus il y a ceux qui essayent d’asseoir leur opinion sur le meurtre. Le pauvre Tim Kendal se fait un sang d’encre…

— Je m’en doute. Vous savez, Esther, Miss Marple et moi avons parié de ce crime, je me suis trompé à son sujet, souligna Mr Rafiel, avec sa franchise habituelle. Je n’ai jamais beaucoup apprécié les vieilles chattes. En général, elles ne font rien d’autre que bavarder et tricoter. Mais celle-ci est différente. Elle a des oreilles et des yeux et elle sait s’en servir.

Esther Walters eut un geste d’excuse pour l’intéressée, espérant atténuer la brutale déclaration de Mr Rafiel.

— C’est une sorte de compliment, vous savez, Miss Marple.

— Je m’en rends compte. Je constate aussi que Mr Rafiel se prend pour un privilégié qui se croit autorisé à être insolent.

— Ai-je été insolent ? Je serais désolé de vous avoir offensée.

— N’en parlons plus.

— Esther, approchez un autre siège. Peut-être pourriez-vous nous aider ?

La secrétaire obéit et Mr Rafiel commença :

— Nous allons continuer notre conciliabule. Nous sommes partis du major Palgrave, son décès et ses éternelles histoires.

— J’ai bien peur d’avoir toujours essayé de m’écarter de son chemin.

— Miss Marple était plus patiente que vous. Dites-moi, Esther, Palgrave vous a-t-il jamais infligé un récit ayant trait à un criminel ?

— Plusieurs fois.

— Racontez-nous ce dont vous vous souvenez, sur la voie des confidences par un article de journal.

— Eh bien ! il me semble que le major a été mis sur la voie des confidences par un article de journal. Il tint à nous apprendre qu’il avait une expérience que peu de gens possédaient, car il lui était arrivé de se trouver en face d’un meurtrier.

— Il l’a affirmé ?

— Je crois… oui. Ou alors il a dit quelque chose comme : « Je puis vous montrer du doigt un meurtrier. »

— Vous ne vous souvenez pas de sa remarque exacte ?

— Il me semble aussi qu’il m’a proposé de me montrer la photographie de quelqu’un. Puis il a beaucoup parlé de Lucrèce Borgia.

— Ne vous occupez pas de Lucrèce Borgia ! Nous en savons assez long sur son compte !

— Il a fait encore allusion à des empoisonneurs, à la beauté de Lucrèce qui avait des cheveux roux, paraît-il. Il prétendait que le monde comptait plus de femmes empoisonneuses qu’on ne pourrait le soupçonner.

— C’est très probable, convint Miss Marple.

— Et il a déclaré que le poison se confirmait une arme de femme par excellence.

— Et à propos de cette photo qu’il devait vous montrer ?

— Une photo ? Je ne me souviens pas… Il souligna, toutefois, qu’elle était très belle et qu’à la voir on ne l’aurait jamais prise pour une criminelle.

— Elle ? Qui ça, elle ?

— Nous y voilà ! Nous sommes en pleine confusion ! s’exclama Miss Marple.

— Il parlait d’une femme ?

— Bien sûr !

— Impossible !

— Pas du tout ! Il a même précisé qu’elle se trouvait dans cette île, et qu’il me la montrerait du doigt pour me raconter ensuite toute l’histoire.

Mr Rafiel jura. Pour exprimer ce qu’il pensait du major Palgrave il ne mâcha pas ses mots.

— Il est probable, conclut-il, que rien de tout cela n’est vrai ! Le vieux fou commençait par vous raconter des aventures de chasse à peu près plausibles, puis il enchaînait sur des histoires criminelles, les relatant comme s’il en était le principal témoin. Je suis persuadé que neuf fois sur dix, il s’agissait d’un mélange de ce qu’il avait lu dans le journal ou vu à la télévision. Irrité, il se tourna vers sa secrétaire.

— Vous admettez n’avoir pas prêté grande attention à ses bavardages ?

— Oui, mais je suis persuadée cependant qu’il était question d’une femme, parce que naturellement, je me demandais de qui il pouvait s’agir.

— Et qui croyez-vous que ce soit ? s’enquit Miss Marple.

Esther rougit, et, embarrassée :

— Oh ! je n’ai pas… c’est-à-dire que je ne voudrais pas…

La présence de Mr Rafiel empêchait la vieille demoiselle de poser les questions auxquelles Esther Walters aurait sans doute répondu si elles avaient été seules, car entre femmes on se sent plus libre pour émettre des opinions personnelles. Il se pouvait d’autre part, qu’Esther mentît. Mais dans quel but ?

— Pourtant, vous m’avez bien dit, reprenait Mr Rafiel, tourné vers Jane Marple, qu’il a parlé devant vous d’un criminel dont il se préparait à vous montrer la photo ?

— Oui, je le pensais.

— Et vous ne le pensez plus ?

— Tout ce que je puis affirmer, c’est que le major avait fait allusion à un meurtrier. Avait-il l’intention de me montrer la photo de l’homme en question ? Ou, possédant aussi le cliché d’un autre coupable, voulait-il enchaîner sur un cas similaire ? Je ne saurais vous le dire…

— Les femmes ! Toutes les mêmes ! Il vous est impossible d’être précises. Vous êtes incapables de vous en tenir à la réalité ! Et maintenant à quoi cela nous mène-t-il ? Il ne nous reste plus qu’Evelyn Hillingdon ou Lucky ! Toute cette histoire est complètement imbécile !

Une petite toux sèche rompit le silence qui suivit. Jackson, silencieux comme toujours, était là sans que les acteurs de cette discussion l’aient entendu venir.

— L’heure de votre massage, monsieur.

Mr Rafiel manifesta sur-le-champ sa mauvaise humeur.

— Qu’est-ce qu’il vous prend de vous glisser près de moi de cette façon et de me faire sursauter ?

— Je suis désolé, monsieur.

— Je ne crois pas avoir besoin d’un massage aujourd’hui. Ça ne m’apporte d’ailleurs aucun soulagement.

— Oh ! monsieur, je crains que vous ne vous en ressentiez bientôt si vous le supprimiez.

Sur ce, il tourna la chaise roulante et la poussa devant lui. Miss Marple se leva, sourit à Esther et s’éloigna le long de la plage.

CHAPITRE XVIII

Ce matin-là, la plage apparaissait moins encombrée qu’à l’ordinaire. Greg, suivant son habitude envoyait des gerbes d’eau autour de lui. Lucky, allongée sur le sable, prenait un bain de soleil, ses longs cheveux blonds répandus sur ses épaules. Miss Marple remarqua l’absence des Hillingdon. Une cour d’admirateurs entourait la señora de Caspearo qui s’entretenait avec eux en un espagnol bruyant. Quelques enfants italiens et français jouaient au bord de l’eau, poussant parfois de stridents éclats de rire. Le chanoine et Miss Prescott étaient installés sur des chaises longues. Le clergyman, le chapeau penché sur le front, semblait somnoler. Miss Marple s’assit sur une chaise vacante près de celle de Miss Prescott, en soupirant :

— Ah ! mon Dieu !

— Hélas ! répliqua sa voisine. C’était là leur commune contribution au malheur, à l’injustice d’une mort violente.

— Cette pauvre Victoria… chuchota Miss Marple.

— C’est bien triste, convint le chanoine, subitement réveillé, vraiment lamentable…

— Un moment, nous avons pensé partir, Jeremy et moi, mais nous y avons renoncé pour ne pas peiner les Kendal. Après tout ce n’est pas leur faute. Ce drame aurait pu se passer n’importe où.

— Au milieu de la vie, nous sommes déjà dans la mort, prononça solennellement le chanoine.

Miss Marple susurra :

— Molly est une très gentille fille. Elle ne me paraît pas en très bonne santé ces jours-ci…

— C’est une hypernerveuse. Rien d’étonnant, quand on connaît sa famille…

Le chanoine protesta mollement :

— À mon avis, Joan, il y a certaines choses…

— Mais tout le monde est au courant ! Les parents de Molly habitent non loin de chez nous. Une grand-tante… plus que bizarre… et figurez-vous, ma chère, qu’un de ses oncles se déshabilla en public, dans une station de métro ! À Green Park, il me semble.

Le chanoine éleva la voix :

— Joan, ce sont là des choses qui ne devraient pas être répétées.

Miss Marple commenta :

— Quelle tristesse !… Toutefois, un comportement aussi insolite n’est pas forcément une preuve de folie. Je me souviens – lorsque je travaillais pour le Secours aux Arméniens – d’un très respectable membre du clergé qui se conduisit de la même façon mais à Piccadilly Circus ou à Knightsbridge. On a téléphoné à sa femme qui l’emmena en taxi, enveloppé dans une couverture.

— Je dois préciser que les proches parents de Molly Kendal paraissent tout à fait normaux. Molly ne semblait pas s’entendre avec sa mère, mais aujourd’hui c’est souvent le cas. Elle fréquentait alors, un garçon pas bien du tout. Sa famille désapprouva son choix. Elle avait été mise au courant, non par la jeune fille, mais par un étranger. Naturellement, sa mère demanda à Molly de présenter son soupirant pour se faire une opinion à son sujet, mais elle refusa, prétextant que ce serait humiliant pour le garçon d’être conduit à la famille et examiné comme un cheval à vendre.

— Il est bien difficile de vivre avec les jeunes…

— Toujours est-il que ses parents interdirent à Molly de revoir son amoureux.

— Des méthodes dépassées, ma chère ! De nos jours, les jeunes filles travaillent et choisissent leurs relations, qu’on le leur interdise ou pas.

— Mais c’est alors qu’un hasard heureux mit Tim Kendal en présence de la révoltée qui oublia vite l’autre garçon. Je ne puis vous dire à quel point la famille en fut soulagée !

Ces racontars reportèrent Miss Marple bien loin en arrière. Elle se souvint de ce jeune homme rencontré à une partie de croquet. Il semblait si gentil, si gai – presque bohème. D’une façon tout à fait inattendue, il plut beaucoup à son père. La maison lui fut ouverte et c’est alors que Miss Marple découvrit qu’il était somme toute fort ennuyeux.

Le chanoine paraissait de nouveau endormi, la vieille demoiselle se risqua sur le terrain qu’elle avait hâte de retrouver :

— Vous savez tellement de choses à propos de St. Honoré… Vous y venez depuis plusieurs années, n’est-ce pas ?

— Depuis trois ans. Nous aimons beaucoup St. Honoré. Les gens y sont charmants et n’appartiennent pas aux riches « m’as-tu-vu ».

— Vous devez alors bien connaître les Hillingdon et les Dyson ?

— Assez bien, ma foi.

— Le major Palgrave m’a raconté une histoire particulièrement intéressante…

— Il en possédait tout un répertoire ! Il a évidemment beaucoup voyagé : l’Afrique, l’Inde, et même la Chine, je crois.

— Je ne voulais pas parler de ce genre d’anecdote. Ce récit était en relation directe avec une des personnes que je viens de citer.

— Vraiment ?

— Maintenant, je me demande…

Lentement, elle parcourut la plage des yeux, pour arrêter son regard sur Lucky, toujours allongée sur le sable.

— Elle a obtenu un très joli bronzage, n’est-ce pas ? Et ses cheveux ! Ils sont si beaux ! Presque de la même couleur que ceux de Mrs Kendal.

— Oui, mais ceux de Molly ont leur couleur naturelle, tandis que ceux de Lucky doivent leur éclat à la teinture !

— Vraiment ! Joan ! protesta le chanoine se réveillant inopinément, c’est là un détail peu charitable à révéler. Et à mon avis, les cheveux de Mrs Dyson sont très jolis !

— Je vous assure, mon cher Jeremy, qu’aucune femme ne s’y tromperait !

Plutôt que de discuter sur un sujet où il manquait d’expérience, le chanoine préféra se rendormir. Aussitôt, Miss Marple en profita :

— Le major Palgrave m’a exposé une histoire incroyable au sujet des Dyson. J’avoue que je n’ai pas très bien compris.

— Je sais ce dont il vous a parlé. Cela a fait beaucoup jaser à l’époque, lorsque la première Mrs Dyson est morte d’une façon subite. En fait, tout le monde la prenait pour une « malade imaginaire » – une hypocondriaque. Naturellement quand elle eut cette attaque et mourut d’une manière aussi rapide, les langues allèrent bon train.

— Qu’en a dit le médecin ?

— Il a été surpris, paraît-il, mais c’était un débutant, sans expérience. Le mari a assuré que sa femme souffrait de troubles gastriques. On a accepté ce décès. Il le fallait bien…

— Mais vous-même ?…

— Vous me connaissez, je m’efforce toujours d’être sans parti pris, mais enfin, en face de certains événements, les gens discutent…

— Joan ! (Le chanoine se dressa belliqueux.) Je n’aime pas, mais là, pas du tout, cette sorte de ragots haineux ! Ne vois pas le mal, n’écoute pas le mal, ne parle pas du mal, et surtout : ne pense pas au mal ! Voilà quelle devrait être la devise de tout chrétien.

Les deux femmes restèrent silencieuses. Bien que réprimandées – fidèles à leur éducation – elles se retinrent de répondre. Mais elles se sentaient frustrées, irritées, et somme toute, assez peu repentantes. Miss Prescott jeta un coup d’œil exaspéré à son frère. Miss Marple sortit son tricot qu’elle contempla. Heureusement la Chance s’avérait de leur côté.

— Mon Père ? prononça une petite voix pointue.

Une fillette française se tenait près de la chaise du chanoine.

— Mon Père ? murmura-t-elle d’une voix émue.

— Eh ? Oui ? qu’est-ce qu’il y a, ma petite ?

Une dispute venait d’éclater entre les jeunes baigneurs et le chanoine – qui aimait beaucoup les enfants – se montrait toujours ravi d’être choisi pour arbitrer leurs querelles. Il se leva allègrement et suivit son guide au bord de l’eau.

Miss Marple et Miss Prescott poussèrent un soupir et se tournèrent avidement l’une vers l’autre. Sans perdre une seconde, Miss Prescott entama :

— Jeremy – avec juste raison – réprouve les rumeurs désobligeantes, mais on ne peut vraiment ignorer ce que l’on raconte. Et il y eut beaucoup de bavardages à l’époque.

— Vraiment ?

— Cette personne – qui s’appelait Miss Greatorex, en ce temps-là – s’occupait de Mrs Dyson, sa cousine, et lui servait d’infirmière, pour ainsi dire. Les gens remarquèrent assez vite qu’une sympathie peut-être excessive, rapprochait Mr Dyson et Miss Greatorex. Le genre de choses que l’on détecte rapidement. Puis, il y eut de curieux bruits à propos d’un médicament qu’Edward Hillingdon se serait procuré, pour elle, chez le pharmacien.

— Que venait faire Edward Hillingdon là-dedans ?

— Il se montrait très empressé lui aussi auprès de Miss Greatorex. Et Lucky – Miss Greatorex – opposait Gregory Dyson à Edward Hillingdon. Il faut bien admettre qu’elle a toujours été une femme attirante.

— Elle n’est plus aussi jeune aujourd’hui.

— Exactement. Mais elle est encore très bien. Elle semblait très dévouée à sa cousine. Vous imaginez la situation.

— Que disiez-vous à propos de cette histoire de pharmacie ?

— Il me semble me rappeler qu’ils se trouvaient alors à la Martinique. Les Français sont plus souples que nous en matière de médicaments. Ce pharmacien en parla à son entourage et la nouvelle se répandit. Vous savez comment cela se passe…

— Mais je ne vois pas comment le colonel Hillingdon…

— J’imagine qu’il a tiré les marrons du feu. Enfin, Gregory Dyson se remaria au bout d’un temps indécemment court. À peine un mois plus tard, d’après les dires.

Elles se regardèrent.

— Mais officiellement, on ne soupçonna rien ?

— Seulement des murmures. Après tout il n’y a peut-être rien eu d’anormal dans ce décès.

— Le major pensait différemment.

— Vous l’a-t-il confié ?

— Je le crois, mais je n’en jurerais pas, car je ne l’écoutais pas vraiment. Je me demandais seulement s’il vous en aurait parlé à vous aussi ?

— Il m’a montré du doigt Lucky, un jour.

— Non ?

— Si ! D’abord j’ai dû me persuader qu’il s’agissait bien de Mrs Hillingdon. Il lança : « Regardez donc cette femme là-bas ? À mon avis, elle a commis un crime et s’en est sortie. » Sur le moment, j’en fus choquée et répliquai sèchement : « Vous plaisantez, j’imagine, major Palgrave ? », et il me répondit : « Oui, chère demoiselle, il est préférable d’appeler cela une plaisanterie. » Les Dyson et les Hillingdon se trouvaient assis non loin de notre table et j’espérai qu’ils ne l’avaient pas entendu. Mais le major insista : « Je n’aimerais pas aller à un cocktail-party et être servi par une certaine personne. Cela ressemblerait trop à un souper chez les Borgia. »

— Très intéressant. Fit-il également allusion à une photographie ?

— Je ne m’en souviens pas. Vous voulez dire un article de journal découpé ?

Miss Marple qui allait répondre se retint. Une ombre se profila sur le sable, et Evelyn Hillingdon s’arrêta un instant près des deux bavardes.

— Bonjour.

— Je me demandais où vous étiez, répondit Miss Prescott.

— Je reviens de Jamestown, où j’ai fait des courses. Je n’ai pas emmené Edward avec moi, car les hommes détestent suivre les femmes dans les magasins.

— Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant ?

— Je n’ai pas tellement cherché, je devais seulement aller chez le pharmacien.

Elle sourit puis continua son chemin. Miss Prescott remarqua :

— Une charmante femme cette Evelyn Hillingdon, bien qu’il ne soit pas facile de la comprendre. On ne sait jamais ce qu’elle pense. Avec son mari, ils habitent un coin agréable dans le Hamsphire.

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