LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

À la vérité Miss Marple n’était ni sereine ni philosophe. Prise de court, il lui fallait un certain temps pour réfléchir à la suite des événements. Elle commença par entraîner le docteur dans une conversation avec une ardeur qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Le médecin jugeant que son flot de paroles résultait d’une solitude difficilement supportée, s’efforça de lui répondre sur le même ton. Il lui parla de la vie à St. Honoré et des divers endroits intéressants que Miss Marple aimerait peut-être visiter. Il ne se rendit pas compte de quelle façon la conversation revint sur le major Palgrave.

— C’est triste, remarquait son interlocutrice, de penser que quelqu’un meurt ainsi loin de chez lui, bien que d’après ce qu’il m’a confié, il n’avait pas de proches parents et vivait seul à Londres.

— Il voyageait beaucoup, surtout pendant la mauvaise saison car il ne prisait guère nos hivers anglais. Je ne l’en blâme vraiment pas.

— Moi non plus. Et peut-être avait-il une raison spéciale, une faiblesse des poumons qui l’obligeait à passer les mauvais mois au soleil ?

— Non, je ne pense pas.

— Il paraît qu’il souffrait de la tension, la maladie à la mode.

— C’est lui qui vous l’a dit ?

— Ma foi non. Je crois que quelqu’un y a fait allusion devant moi. En tout cas, cela expliquerait sa mort subite ?

— Pas nécessairement. De nos jours on soigne très bien la tension.

— Quoi qu’il en soit sa disparition ne vous a pas surpris ?

— Eh bien ! si, figurez-vous… Il me paraissait en excellente santé. Il est vrai toutefois que je n’ai jamais eu l’occasion de l’examiner.

— Quelqu’un – un docteur – peut-il deviner, simplement en l’observant, si un homme a ou non de la tension ?

— Sûrement pas ! Il faut user d’un tensiomètre.

— C’est cette désagréable bande de caoutchouc que l’on vous met autour du bras et que l’on gonfle ? Oh ! je connais, je déteste ça. Heureusement que d’après mon médecin ma tension est très bonne pour mon âge… Notez cependant que le major aimait assez le Punch du Planteur.

— Je sais. L’alcool ne fait pas bon ménage avec la tension.

— Il existe des médicaments pour réduire la tension, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, de toutes sortes, et on en a d’ailleurs trouvé dans la chambre du major – de la Sérénité.

Le docteur se leva.

— Et à propos, comment va le genou ?

— Beaucoup mieux.

— Je suis désolé de n’avoir pu vous rendre le service que vous me demandiez.

— Vous avez été très aimable et je me sens très coupable de vous avoir retenu si longtemps… Vous avez bien dit qu’il n’y avait pas de photographie dans le portefeuille du major ?

— Si… une très vieille, mais du major lui-même en jeune homme monté sur un poney, et une autre où il figurait un pied sur un tigre mort… Je vous assure que j’ai regardé attentivement sans trouver parmi les clichés celui qui vous intéressait.

— Je suis convaincue que vous avez cherché avec soin – ce n’est pas ce que je voulais dire – mais cette photo me tenait à cœur. Nous avons tous tendance à garder ainsi des choses sans grande importance.

— Les trésors du passé, sourit le médecin qui la salua et prit congé.

Miss Marple abandonnant son tricot, contempla les palmiers et la mer. Elle possédait maintenant un indice auquel elle devait réfléchir pour essayer d’en comprendre la signification. La disparition de la photo ne s’expliquait pas, car le major ne s’en serait pas subitement séparé. Il l’avait replacée dans son portefeuille où l’on aurait dû la récupérer. Un voleur se serait intéressé à l’argent, pas à une photo. À moins qu’il n’ait eu un motif personnel pour agir de la sorte. Le visage de la vieille demoiselle se fit grave. Devait-elle ou non troubler la paix que le major Palgrave venait de trouver ? Elle se récita : Duncan est mort. Après une Vie agitée et fiévreuse, il dort tranquille. Shakespeare a toujours réponse à tout.

Rien ne pouvait plus nuire au major maintenant. Là où il était, aucun danger ne l’atteindrait. Fallait-il appeler coïncidence le fait qu’il mourut juste cette nuit-là ? Ou s’agissait-il d’autre chose ? Les médecins acceptent la fin des vieux messieurs avec tant de facilité… Et plus encore quand ils découvrent dans leur chambre ces pilules que prennent quotidiennement les hypertendus. D’autre part, la personne ayant volé la photo avait très bien pu placer le flacon près du cadavre. Miss Marple ne se souvenait pas d’avoir vu le major prendre des médicaments, ni qu’il ne lui eût jamais parlé de sa tension. La seule chose qu’il avait admise – à propos de sa santé – était qu’il ne se sentait plus aussi jeune qu’auparavant. Mais qui donc avait fait allusion à la tension du major Palgrave ?… Molly ?… Miss Prescott ?… Elle n’arrivait pas à s’en souvenir. Soupirant, elle se gourmanda :

— Allons voyons, Jane, qu’allez-vous imaginer ? Vous êtes en train de bâtir tout un drame, alors que vous ne possédez réellement rien sur quoi vous baser !

Elle essaya de se rappeler aussi précisément que possible la conversation qu’elle avait eue avec le major au sujet de la criminalité, puis soupira :

— Même si je le voulais, je ne vois vraiment pas comment entreprendre quelque chose…

Et pourtant, elle savait qu’elle allait l’entreprendre.

CHAPITRE VI

Miss Marple se réveilla de bonne heure. Comme beaucoup de personnes âgées, elle dormait très peu et employait ses heures d’insomnie à établir ses programmes pour les jours suivants.

Mais ce matin-là, encore couchée, la vieille demoiselle ne pouvait détacher sa pensée des histoires de meurtre et de ce qu’il lui conviendrait de faire. Ce ne serait pas facile, sa seule arme étant la conversation. Les dames d’un certain âge se perdent volontiers dans des conversations décousues dont les autres se fatiguent, sans soupçonner une seconde qu’elles puissent cacher un but nettement déterminé. Cependant, Miss Marple ne voyait pas très bien quelles questions poser. Il lui fallait essayer d’en apprendre davantage sur certaines pensionnaires. Le major Palgrave, peut-être… Mais cela l’aiderait-elle vraiment ? Elle en doutait, car si le major avait été tué ce n’était sûrement pas à cause de secrets recueillis tout au long de sa vie, pas plus que dans l’espoir, pour le meurtrier, d’hériter de sa fortune ou de se venger de lui. Il s’agissait là d’un cas exceptionnel où une connaissance plus approfondie de la victime ne vous conduisait pas à son meurtrier. Le seul détail à retenir était que le major parlait trop.

Le docteur Graham venait de révéler quelque chose d’intéressant : le major gardait sur lui différentes photographies, celle où il montait un poney, celle où il posait fièrement le pied sur le fauve vaincu et d’autres documents de même espèce. Pourquoi trimbalait-il tout cela avec lui ? Certainement, pensait Miss Marple avec sa longue expérience des vieux amiraux, brigadiers généraux et autres colonels, parce qu’il connaissait certaines histoires, qu’il aimait à raconter et qui, toutes, commençaient par « Une étrange aventure m’arriva un jour que je chassais le tigre en Inde… », ou bien un récit où le poney jouait un rôle important. C’est pourquoi l’anecdote à propos d’un hypothétique meurtrier devait être illustrée par une photo. Le thème du meurtre ayant été soulevé, pour souligner l’intérêt de son histoire, il avait agi comme il agissait d’ordinaire en montrant une photo avec un commentaire du genre « Auriez-vous pensé que ce type-là pût être un meurtrier ? ».

D’autre part, le major ne variant jamais son répertoire, il était à croire qu’il avait déjà posé cette question à d’autres pensionnaires. Dans ce cas, Miss Marple pouvait apprendre de ces derniers les détails lui manquant et peut-être obtenir une description de l’homme figurant sur le cliché.

Elle hocha la tête avec satisfaction : ce serait un bon début.

Évidemment, elle pensa à ceux qu’en elle-même elle nommait les « quatre suspects ». Bien qu’en réalité le major Palgrave ait parlé d’un homme et des hommes il n’y en avait que deux. Or, ni le colonel Hillingdon ni Mr Dyson ne ressemblaient à des criminels, mais les meurtriers bien souvent ne ressemblent pas à des meurtriers. En dehors de ces deux-là existait-il un suspect possible ? En tournant la tête elle n’avait vu personne. Cependant, quelqu’un aurait pu sortir du bungalow de Mr Rafiel et y rentrer sans qu’elle ait eu le temps de l’apercevoir. Dans ce cas, il se serait agi du valet soignant le vieux monsieur. Comment s’appelait-il donc ? Ah ! oui, Jackson. Si Jackson était sorti à ce moment-là il aurait eu la même pose que celle de l’homme du cliché. La similitude pouvait alors avoir frappé le major. Il faudrait admettre, dans ce cas, que jusqu’à cet instant, le major n’aurait pas prêté attention à Arthur Jackson ? Il est vrai que le vieil officier se montrait trop snob pour s’intéresser aux gens de petite condition.

Miss Marple changea de position sur son oreiller. Programme pour demain – ou mieux, pour aujourd’hui : pousser les recherches au sujet des Hillingdon, des Dyson et d’Arthur Jackson.

Le docteur Graham se réveilla également de bonne heure. D’habitude, il se rendormait presque aussitôt, mais ce matin il se sentait oppressé et le sommeil le fuyait. Il ne souffrait que depuis quelque temps de cette angoisse légère dont il ne parvenait pas à découvrir la cause. Peut-être quelque chose en rapport avec la mort du major Palgrave ? Pourtant, dans cette mort il ne discernait rien qui fût susceptible de lui causer cette impression de malaise. À moins que cela ne vînt d’une phrase prononcée par cette vieille demoiselle si agitée. Pas de chance, la pauvre, pour sa photo… Quelle hypothèse avait-elle donc suggérée qui le troublait à ce point ? Le médecin se répétait que rien dans la mort du major n’apparaissait anormal. Il était bien évident que dans l’état de santé de Palgrave… mais, au fait, connaissait-il vraiment son état de santé ? Tout le monde racontait qu’il souffrait de tension. Pourtant, le supposé malade ne s’était jamais ouvert à lui de ses inquiétudes. Graham dut s’avouer toutefois, que détestant les raseurs, il avait toujours évité cet ennuyeux bavard de Palgrave. Pourquoi s’obstinait-il à penser qu’un détail aurait pu lui échapper ?

À l’écart de la pelouse de l’hôtel, dans une des cabanes alignées au bord d’une crique, Victoria Johnson s’éveilla et s’assit sur son lit. Cette magnifique jeune indigène de St. Honoré au torse de marbre noir qui eût inspiré un sculpteur, promena ses doigts dans ses cheveux courts et crépus, et du pied poussa son compagnon endormi.

— Réveillez-vous, Jim !

Jim grogna en ramenant les couvertures.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Ce n’est pas encore l’heure de se lever !

— Réveillez-vous ! J’ai à vous parler. L’homme s’assit, s’étira et bâilla en montrant de merveilleuses dents blanches.

— Qu’est-ce qui vous tourmente ?

— Ce major qui est mort. Il y a quelque chose que je n’aime pas. Quelque chose qui ne tourne pas rond.

— Pourquoi vous faire du souci à son sujet ? Il était vieux. Il est mort.

— Écoutez. Ce sont les pilules. Ces pilules sur lesquelles le docteur m’a interrogée.

— Eh bien, quoi ? Il en a trop pris ?

— Non, ce n’est pas cela. Écoutez-moi.

Elle se pencha vers lui, parlant avec véhémence. Il bâilla de nouveau et se rallongea.

— Tout ça n’a aucune importance.

— N’empêche que j’en parlerai à Mrs Kendal ce matin, parce que moi je trouve que c’est bizarre.

— Ça ne vous regarde pas, opina l’homme qu’elle considérait comme son époux, bien qu’ils eussent oublié la cérémonie du mariage – et ne cherchez donc pas des ennuis – conclut-il avant de se rendormir.

CHAPITRE VII

Au milieu de la matinée, sur la plage, en contrebas de l’hôtel, Evelyn Hillingdon sortant de l’eau, se laissa tomber sur le sable doré et chaud. Elle retira son bonnet de bain et secoua vigoureusement ses cheveux noirs.

Une plage assez étroite où les gens s’agglutinaient et où vers onze heures trente il s’y tenait toujours une sorte de réunion.

À la gauche d’Evelyn, sur une chaise de style exotique moderne, était étendue la señora de Caspearo, une belle Vénézuélienne. Près d’elle, Mr Rafiel, devenu le doyen du Golden Palm Hôtel, témoignait de cette autorité que seul un invalide d’un âge avancé mais en bonne santé, pouvait manifester. Esther Walters l’assistait, ayant toujours à portée de la main son carnet de sténo et un crayon au cas où son patron penserait tout à coup à un câble urgent à envoyer. Mr Rafiel en tenue de bain était incroyablement décharné. Bien que ressemblant à un mourant, il n’avait pas changé d’aspect depuis dix ans, du moins c’est ce que l’on racontait dans les îles. Au-dessus de ses joues ridées, ses yeux bleus ne cessaient de scruter ceux qui l’entouraient et son principal plaisir dans la vie consistait à prendre le contre-pied avec énergie de tout ce que les autres tenaient pour vrai.

Miss Marple se trouvait là aussi. Comme d’habitude, assise, elle tricotait, prêtant l’oreille à tout ce qu’on disait, et de temps à autre, se joignait à la conversation. Lorsqu’elle le faisait, tout le monde s’en montrait surpris parce que le plus souvent on oubliait sa présence. Evelyn Hillingdon la regarda avec indulgence et pensa qu’elle ressemblait à une charmante vieille chatte.

La señora de Caspearo étendit un peu plus d’huile sur ses longues et belles jambes tout en chantonnant. Elle parlait très peu. Regardant avec mécontentement son flacon d’huile solaire, elle gémit :

— Ce n’est pas aussi bon que le « Frangipanio ». On n’en trouve pas ici. Dommage.

Puis elle baissa à nouveau les yeux.

— Voulez-vous prendre votre bain maintenant, monsieur Rafiel ? demanda Esther Walters.

— J’irai quand je serai prêt, répondit l’interpellé d’un ton hargneux.

— Il est onze heures trente.

— Et alors ? Vous pensez que je suis le genre d’homme à être tenu par l’heure ? Faites ceci à l’heure dite, faites cela à la demie, ça à moins vingt, bah !

Mrs Walters s’occupait de Mr Rafiel depuis assez longtemps pour savoir comment le prendre. Il fallait à son patron un long moment pour rassembler toute son énergie avant son bain, en lui rappelant l’heure, elle lui accordait dix bonnes minutes pendant lesquelles il repousserait sa suggestion pour l’accepter finalement sans en avoir l’air.

— Je n’aime pas ces espadrilles, remarqua-t-il en levant un pied et en le contemplant. Je l’ai fait remarquer à ce fou de Jackson mais il ne prête aucune attention à ce que je lui dis.

— Je vais aller vous en chercher d’autres.

— Restez ici et tenez-vous tranquille. Je déteste les gens qui courent dans tous les sens comme des poules affolées.

Evelyn remua un peu sur le sable chaud, allongeant les bras.

Miss Marple, absorbée par son tricot – ou du moins semblant l’être – étendit un pied, puis vivement s’excusa :

— Je suis désolée, pardonnez-moi, Mrs Hillingdon. Je dois vous avoir donné un coup.

— Oh ! ce n’est pas grave. Cette plage commence à devenir surpeuplée.

— Je vous en prie, ne bougez pas. Je vais reculer un peu ma chaise, ainsi je ne risquerai pas de recommencer.

Tout en se réinstallant, Miss Marple se mit à bavarder d’une manière quelque peu enfantine.

— C’est vraiment merveilleux d’être ici. Jamais je n’étais venue dans la mer des Antilles et je ne pensais pas y venir un jour. Et pourtant grâce à la gentillesse de mon neveu, m’y voici. Je suppose que vous connaissez très bien cette partie du monde, Mrs Hillingdon ?

— J’ai effectué un ou deux voyages dans cette île, et j’ai visité la plupart des autres.

— Toujours à la poursuite des papillons et des fleurs sauvages, avec vos amis ? À moins qu’ils ne soient de votre famille ?

— Des amis. Rien de plus.

— Et je suppose que vous vous déplacez le plus souvent ensemble puisque vous avez la même curiosité ?

— Voilà plusieurs années que nous voyageons ensemble, en effet.

— J’imagine que vous avez dû connaître de curieuses aventures ?

— Même pas. (La voix atone de la jeune femme traduisait une sorte d’ennui.) Les aventures ne semblent arriver qu’aux autres, dit-elle en bâillant.

— Comment ! Pas de rencontres désagréables avec des serpents, des animaux féroces ou des sauvages hostiles ?

« Quelles bêtises je suis en train de raconter », pensait Miss Marple à part elle.

— Rien de plus grave que des piqûres d’insectes.

— Le pauvre major Palgrave fut un jour mordu par un serpent venimeux, mentit effrontément la vieille demoiselle.

— Vraiment ?

— Ne vous en a-t-il jamais parlé ?

— Peut-être, je ne m’en souviens pas.

— Vous le connaissiez bien ?

— Le major Palgrave ? Non, à peine.

— Il avait toujours des histoires tellement intéressantes à raconter.

Mr Rafiel intervint.

— Un horrible vieux raseur. Et stupide de surcroît. Il ne serait pas mort s’il s’était soigné.

— Oh ! voyons, Mr Rafiel ! protesta sa secrétaire.

— Je sais ce que je dis ! Si vous prenez soin de votre santé il n’y a pas de raison pour que vous soyez malade. Regardez-moi ! Les docteurs m’ont abandonné il y a des années, et pourtant je suis encore là.

Il regarda fièrement autour de lui mais à la vérité sa présence tenait à un miracle.

— Le pauvre major Palgrave souffrait d’hypertension, souligna Mrs Walters.

— Bêtise !

— Mais c’est vrai, renchérit sèchement Evelyn Hillingdon.

— Qui donc le prétend ? demanda Mr Rafiel. L’a-t-il révélé lui-même ?

— En tout cas, quelqu’un l’a dit.

— Il semblait très rouge de visage, suggéra Miss Marple.

— Ce n’est pas un indice suffisant. Et de toute façon, à moi, il a certifié qu’il n’en souffrait pas. Un jour qu’il buvait du Punch du Planteur et mangeait trop je lui ai fait remarquer qu’il devrait surveiller son régime et penser à sa tension. Il m’a répondu qu’il n’avait pas à s’inquiéter sur ce point car sa tension était excellente pour un homme de son âge.

— Pourtant je crois qu’il prenait des médicaments pour cette maladie, susurra Miss Marple. Des pilules appelées… quelque chose comme… « Sérénité », il me semble ?

— À mon avis, répliqua Evelyn Hillingdon, le major Palgrave appartenait à ce genre d’hommes qui ne veulent jamais reconnaître qu’ils sont malades.

— L’ennui, reprit Mr Rafiel sur un ton dictatorial, est que tout le monde s’intéresse trop aux malaises d’autrui. On estime généralement que toute personne de plus de cinquante ans doit mourir d’hypertension ou de thrombose coronaire. Balivernes ! Si un homme m’affirme qu’il n’a rien de grave, je crois ce qu’il dit. Chacun est au courant de son propre état de santé. Quelle heure est-il ? Midi moins le quart ? J’aurais dû aller me baigner depuis longtemps. Pourquoi ne me l’avez-vous pas rappelé, Esther ?

Sans protester, Mrs Walters se redressa et aida Mr Rafiel à se lever. Le soutenant, elle descendit avec lui vers la mer où ils entrèrent tous deux.

Faisant rouler les galets sous leurs pas, Edward Hillingdon et Grégory Dyson arrivèrent.

— Comment est l’eau aujourd’hui, Evelyn ?

— Comme d’habitude.

— Où est Lucky ?

— Pas vue…

Miss Marple regarda pensivement la jeune femme.

— Attention, maintenant je vais imiter la baleine, annonça Greg qui retira sa chemise bariolée, et s’élança vers la mer dans une grande gerbe d’eau d’où il émergea pour exécuter un crawl rapide.

Edward Hillingdon s’assit près de sa femme.

— Voulez-vous retourner nager un peu, Evelyn ?

Elle sourit, remit son bonnet de bain et ils pénétrèrent dans l’eau d’une manière moins spectaculaire que leur prédécesseur.

La señora de Caspearo rouvrit les yeux.

— J’imaginais que ces deux-là étaient en voyage de noces tellement il est aux petits soins pour elle, mais j’ai entendu dire qu’ils sont mariés depuis huit ou neuf ans. Incroyable, vous ne trouvez pas ?

— Je me demande où est Mrs Dyson, remarqua pensivement Miss Marple.

— Cette Lucky ? Sûrement avec un homme.

— Vous croyez ?

— Certainement, c’est son genre. Mais elle n’est plus très jeune maintenant et son mari commence à regarder ailleurs. Je sais de bonne source qu’il ne cesse de flirter ici et là.

— Je me doute que vous êtes au courant.

La señora de Caspearo jeta un regard surpris à la vieille demoiselle tandis que cette dernière contemplait les vagues, d’un air innocent.

Sur le seuil du bureau, la servante noire demanda à Mrs Kendal :

— Puis-je vous parler, ma’ame ?

— Oui, bien sûr, répondit Molly assise derrière sa table de travail.

Victoria Johnson, toute pimpante dans son uniforme blanc empesé, s’avança et ferma la porte derrière elle avec un air quelque peu mystérieux.

— Je voudrais vous raconter quelque chose, s’il vous plaît, Mrs Kendal.

— Qu’est-ce que c’est ? Un ennui ?

— Je ne sais pas encore. À propos du vieux monsieur qui est mort, le major. Il est mort pendant son sommeil.

— Oui, je sais. Et alors ?

— Un flacon de pilules se trouvait dans sa chambre. Le docteur m’en a parlé. Il m’a dit : « Je vais voir ce qu’il y a sur la tablette de la salle de bains. » Il a découvert du dentifrice, des comprimés digestifs, de l’aspirine et des pilules « Cascara » et aussi celles appelées « Sérénité ».

— Oui.

— Le docteur les a examinées et a paru satisfait. Mais j’ai repensé à tout cela après. Ces pilules « Sérénité » ne se trouvaient pas là avant. Je ne les ai jamais vues dans sa salle de bains. Seulement les autres.

— Et vous en déduisez ?…

— Rien, sinon que ce n’est pas normal, c’est pour ça que je suis venue vous le rapporter. Vous déciderez si vous devez en avertir le médecin. C’est peut-être important. Il est possible que quelqu’un les ait mises là, que le major en ait avalé et en soit mort.

— Je ne pense pas.

— On ne sait jamais. Il y a des gens si mal intentionnés !

Molly regarda par la fenêtre… Le décor évoquait une sorte de paradis terrestre avec le soleil, la mer, les récifs de corail, la musique, la danse. Mais dans l’Éden il y avait eu le Serpent. Des gens mal intentionnés… Que de perspectives désagréables !

— Je me renseignerai, Victoria. Ne vous inquiétez pas et surtout ne commencez pas à répandre des rumeurs stupides.

Tim Kendal entra au moment où la servante sortait.

— Quelque chose qui ne va pas, Molly ?

Elle hésita, mais estimant que Victoria pouvait aussi le prendre pour confident, elle préféra tout lui raconter.

— Mais c’est une histoire stupide ! D’ailleurs qu’est-ce que c’est que ces pilules ?

— Je n’en sais pas plus que vous. Le docteur Robertson a déclaré qu’elles agissaient sur la tension.

— Quoi d’extraordinaire ? Si Palgrave avait de la tension il est normal qu’il ait pris des pilules pour la diminuer. J’ai vu beaucoup de gens agir de même.

— Oui… mais… Victoria croit qu’il serait mort d’avoir pris ces pilules.

— Voyons, chérie, c’est du mélodrame ! Vous pensez que quelqu’un aurait pu échanger de médicament à son insu dans l’intention de le tuer !

— Ça paraît absurde à vous entendre, mais c’est ce dont Victoria semble être persuadée.

— Quelle idiote ! On pourrait demander au docteur Graham, il doit connaître ces trucs-là. Mais, vraiment, j’aurais honte de l’ennuyer avec de pareilles sornettes ! Qu’est-ce qui a bien pu donner l’idée à cette fille que quelqu’un aurait changé les pilules ?

— À ce que j’ai compris, Victoria estimait que c’était la première fois qu’un flacon de « Sérénité » se trouvait chez le major.

Tim Kendal haussa les épaules :

— Ça ne tient pas debout !

Et il s’en fut rejoindre Fernando le maître d’hôtel.

Quant à Molly, elle ne parvenait pas à chasser ce problème de son esprit. Après s’être débarrassée des obligations du déjeuner, elle avertit son mari :

— Tim… Si Victoria raconte cette histoire un peu partout, nous aurions peut-être intérêt à en parler les premiers.

— Ma chérie, Robertson et les autres ont tout examiné, fouillé, et posé au moment voulu les questions qui s’imposaient.

— D’accord, mais ces filles bavardent tellement entre elles !

— Bon ! Eh bien ! allons voir Graham.

Ils découvrirent le docteur dans sa loggia un livre à la main. Molly exposa son histoire un peu incohérente et Tim donna tout de suite son point de vue :

— Tout cela est un peu farfelu, docteur. N’est-ce pas votre avis ?

— Pourquoi cette fille aurait-elle eu cette idée ? A-t-elle vu ou entendu quelque chose de suspect ?

— Victoria a parlé de « Sérénité », reprit Molly.

— C’est une préparation tout à fait courante.

— La servante m’a assuré qu’elle n’avait jamais aperçu ce flacon auparavant dans la salle de bains du major.

— Jamais vu auparavant ? Comme c’est curieux… En est-elle bien sûre ?

La gravité du médecin surprit les Kendal.

— Elle a été très affirmative.

— Elle voulait peut-être paraître intéressante ? suggéra Tim.

— Il serait préférable que j’aie moi-même une conversation avec cette fille.

Victoria manifesta un plaisir évident à raconter son histoire au médecin…

— Je ne veux pas avoir d’ennuis, commença-t-elle. Ce n’est pas moi qui ai mis ce flacon dans la salle de bains et j’ignore qui l’y a déposé.

— Mais vous pensez sincèrement que quelqu’un l’a placé là ?

— S’il ne s’y trouvait pas les jours précédents, c’est évident.

— Le major pouvait le garder dans un tiroir ou dans une valise ?

— Pas s’il devait l’utiliser souvent.

— Non. Évidemment c’est le genre de médicament qu’on prend plusieurs fois par jour. Vous ne l’avez jamais vu s’en servir ?

— Non, jamais. Le bruit a circulé que ce remède avait un rapport avec sa mort, une sorte d’empoisonnement peut-être…

— C’est absurde, ma fille !

— Vous estimez que ces pilules auraient été bonnes pour lui ?

— Je dirai même plus : indispensable pour la santé du major.

— Ah ! eh bien, tant mieux. Vous me soulagez d’un gros poids, docteur !

Elle lui adressa un large sourire sans se douter que c’était dans l’esprit du médecin désormais que ce poids allait se faire sentir.

CHAPITRE VIII

— Cet endroit est différent de ce qu’il était, s’irrita Mr Rafiel, alors qu’il observait Miss Marple approchant du coin où sa secrétaire et lui se tenaient. Impossible de faire un pas sans rencontrer une de ces vieilles poules affairées. Qu’ont-elles donc besoin de venir dans la mer des Antilles ?

— Où devraient-elles aller à votre avis ? demanda Esther Walters.

— À Cheltenham, ou Bournemouth, ou Torquay ou Llandrindod Wells. Elles n’ont que l’embarras du choix ! Elles aiment ces lieux à la mode où elles se sentent parfaitement heureuses.

— Je suppose qu’elles ne peuvent pas souvent s’offrir le luxe d’un voyage jusqu’ici. Tout le monde n’a pas votre chance.

— Allez-y ! ne vous gênez pas ! Mais, regardez-moi donc ! Perclus de douleurs et accablé de toutes les misères physiques. Décidément vous ne m’apportez aucun soulagement et par-dessus le marché vous ne faites rien ! Pourquoi n’avez-vous pas encore tapé ces lettres ?

— Je n’ai pas eu le temps.

— Vous ne pouvez pas vous organiser ? Je vous ai emmenée ici pour travailler un peu et non pour que vous restiez continuellement assise à vous dorer au soleil et à exhiber votre anatomie.

D’autres auraient pu trouver les remarques de Mr Rafiel insupportables mais, Esther Walters, à son service depuis quelques années, savait assez que les aboiements de son patron portaient plus loin que ses morsures. Le vieil homme souffrait presque continuellement et sa mauvaise humeur lui était une façon de se soulager. Quoi qu’il dise, Esther restait imperturbable.

— Quelle soirée merveilleuse, annonça Miss Marple en s’arrêtant près d’eux.

— Et pourquoi ne le serait-elle pas ? répliqua Mr Rafiel. C’est pour cela que nous sommes ici, n’est-ce pas ?

La vieille demoiselle eut un petit rire cristallin.

Elle déposa sur la table de jardin son sac à ouvrage et s’éloigna en trottinant vers son bungalow.

— Jackson ! hurla Mr Rafiel.

Aussitôt l’interpellé apparut.

— Emmenez-moi à l’intérieur ! Vous allez me faire mon massage maintenant avant que cette bavarde ne revienne. Ce n’est pourtant pas que les massages me fassent du bien.

Il se laissa entraîner par son soigneur.

Esther Walters les regarda disparaître et se retourna vers Miss Marple qui arrivait en s’excusant :

— J’espère que je ne vous dérange pas ?

— Bien sûr que non. Il faut que j’aille taper des lettres dans un instant, mais je m’accorde encore dix minutes de soleil.

Miss Marple s’assit et examina sa voisine : pas attirante du tout… elle pourrait cependant être séduisante si elle le voulait. Pourquoi ne le veut-elle pas ? Mr Rafiel le lui interdirait-il ? Pourtant le vieux monsieur devait sûrement s’en moquer. Il avait assez à s’occuper de sa personne, et du moment qu’elle le soignait bien, sa secrétaire aurait pu se promener dans le costume d’une houri au Paradis sans que Mr Rafiel trouvât à redire. En outre, il se couchait habituellement tôt, et pendant les soirées dansantes, dans l’ambiance de la musique typique, Esther Walters aurait eu l’occasion de… comment dire ?… (Miss Marple cherchait le mot juste.)… s’épanouir.

La vieille demoiselle aiguilla habilement la conversation sur Jackson, mais la secrétaire répondit évasivement :

— Il fait très bien son travail. Un masseur plein d’expérience.

— Je suppose qu’il y a longtemps qu’il est avec Mr Rafiel ?

— Oh ! non ! depuis neuf mois, si je me souviens bien.

— Est-il marié ?

— Marié ? Je ne crois pas. En tout cas, il n’en a jamais parlé. Non… franchement, je ne pense pas qu’il le soit.

Elle eut un sourire amusé que Miss Marple interpréta en complétant mentalement ce que la jeune femme pensait sans doute : dans n’importe quelle circonstance, il n’a jamais les réactions d’un homme marié !

Cette jeune personne apprendrait un jour que bon nombre d’hommes mariés se conduisent comme s’ils ne l’étaient pas, et son interlocutrice se sentait capable d’en citer des dizaines d’exemples.

Elle suggéra :

— C’était un beau garçon.

— Oui… peut-être…

La tricoteuse lui jeta un coup d’œil rapide. Ne s’intéressait-elle pas aux hommes ? Appartiendrait-elle à ce genre de femme dont un seul homme occupe toute la vie ? On disait Mrs Walters veuve.

— Il y a longtemps que vous êtes au service de Mr Rafiel ?

— Quatre ou cinq ans. Après la mort de mon mari, j’ai dû recommencer à travailler. Je suis restée sans argent avec une petite fille.

— Mr Rafiel doit être un homme très difficile.

— Pas lorsqu’on le connaît. Il a des accès de colère et un esprit de contradiction. Je suppose que le monde le fatigue. En deux ans il a changé cinq fois de domestique. Il aime sans cesse avoir quelqu’un de nouveau à tyranniser. Mais avec moi il s’est toujours bien entendu.

— Mr Jackson a l’air d’être un jeune homme fort dévoué.

— Il est plein de tact. Et il lui en faut car il se trouve dans… dans…

— Dans une situation difficile ?

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