Le Moine

Chapitre 12

 

Le lendemain de la mort d’Antonia, tout Madridfut dans l’étonnement et la consternation. Un archer, témoin del’aventure des tombeaux, avait indiscrètement raconté les détailsdu meurtre : il en avait aussi nommé l’auteur. Cette nouvelleexcita parmi les dévotes une confusion sans exemple : laplupart refusèrent d’y croire, et vinrent elles-mêmes au monastèrepour s’assurer du fait. Tenant à éviter la honte que la conduitecoupable de leur supérieur faisait rejaillir sur toute lacommunauté, les moines assurèrent les curieuses qu’uneindisposition empêchait seule Ambrosio de les recevoir comme àl’ordinaire : leurs efforts furent sans succès. La même excusese répétant de jour en jour, le récit de l’archer s’accrédita peu àpeu. Les partisans du prieur l’abandonnèrent : pas un d’eux nedouta de la culpabilité, et ceux qui d’abord l’avaient prôné avecle plus d’ardeur mirent le plus d’emportement à le condamner.

Il ne pouvait espérer de tromper sesjuges ; les preuves de sa culpabilité étaient tropfortes : sa présence dans le cimetière à une heure si avancée,son trouble en se voyant découvert, le poignard que, dans unpremier moment d’effroi, il avait avoué avoir été caché par lui, etle sang qui avait jailli de la blessure d’Antonia sur son habit, ledésignaient suffisamment comme l’assassin. Il attendait dans lestranses le jour de l’interrogatoire. Il était sans consolation danssa détresse ; la religion ne pouvait lui inspirer du courage.S’il lisait les livres de morale qu’on avait mis dans ses mains, iln’y voyait que l’énormité de ses fautes ; s’il essayait deprier, il se rappelait qu’il ne méritait pas la protection du ciel,et croyait ses crimes trop monstrueux pour ne pas surpasser même labonté infinie de Dieu. Frémissant du passé, tourmenté du présent,et redoutant l’avenir, ainsi s’écoulèrent le peu de jours quiprécédèrent celui qui était marqué pour son jugement.

Ce jour arriva. À neuf heures du matin, laporte de sa prison s’ouvrit, et son geôlier entrant, lui commandade venir ; il obéit en tremblant. Il fut conduit dans unevaste salle, tendue de drap noir. À une table étaient assis troishommes à l’air grave et sévère, vêtus de noir aussi. Un d’eux étaitle grand inquisiteur, que l’importance de la cause avait déterminéà l’instruire lui-même. À une table plus basse, et à une petitedistance, était assis le secrétaire, ayant devant lui tout ce quiétait nécessaire pour écrire. Ambrosio fut invité à avancer et àprendre place à l’autre bout de la table ; en jetant un coupd’œil à terre, il aperçut divers outils de fer épars sur leplancher. La forme lui en était inconnue, mais sa frayeur luisuggéra aussitôt que c’étaient des instruments de torture. Il pâlitet eut peine à s’empêcher de tomber.

Il régnait un profond silence, excepté quandles inquisiteurs se parlaient mystérieusement à voix basse. Prèsd’une heure se passa, dont chaque seconde rendait les craintesd’Ambrosio plus poignantes. Enfin, une petite porte en face decelle par où il était entré grinça pesamment sur ses gonds ;un officier parut, et fut immédiatement suivi de la belle Mathilde.Elle avait les cheveux en désordre sur la figure : ses jouesétaient pâles, et ses yeux creux et enfoncés. Elle jeta surAmbrosio un regard triste : il y répondit par un coup d’œild’aversion et de reproche. On la fit placer en face de lui. Unecloche sonna trois fois : c’était le signal de l’ouverture del’audience ; et les inquisiteurs entrèrent en fonctions.

Déterminés à lui faire confesser non seulementles crimes qu’il avait commis, mais ceux aussi dont il étaitinnocent, les inquisiteurs commencèrent leur interrogatoire.Quoiqu’il redoutât la torture comme il redoutait la mort qui devaitle livrer aux tourments éternels, le prieur protesta de soninnocence d’une voix hardie et résolue. Mathilde suivit sonexemple, mais trembla de peur en parlant. Après l’avoir vainementexhorté à avouer, les inquisiteurs commandèrent que le moine fûtmis à la question. L’ordre fut immédiatement exécuté. Ambrosiosouffrit les plus atroces supplices que la cruauté humaine aitjamais inventés. Cependant la mort est si effrayante quand le crimel’accompagne, qu’il eut assez d’énergie pour persister dans sondésaveu : en conséquence, on redoubla ses angoisses ; eton ne le laissa que lorsque, s’étant trouvé mal de douleur,l’insensibilité l’eut soustrait aux mains de ses bourreaux.

Mathilde, ensuite, fut appliquée à latorture ; mais épouvantée à la vue des souffrances du prieur,son courage l’abandonna entièrement : elle tomba à genoux etconvint de son commerce avec les esprits infernaux, et d’avoir vule moine assassiner Antonia ; mais quant au crime desorcellerie, elle se déclara seule criminelle : Ambrosio enétait parfaitement innocent. Cette dernière assertion n’obtintaucun crédit. Le prieur reprit connaissance à temps pour entendrel’aveu de sa complice ; mais il était trop affaibli par cequ’il avait déjà souffert pour être capable en ce moment de subirde nouveaux traitements. On le renvoya à son cachot, non sansl’avoir prévenu que dès qu’il serait suffisamment rétabli, ildevait se préparer à un second interrogatoire. Les inquisiteursespéraient qu’il serait alors moins endurci et moins obstiné. Onannonça à Mathilde qu’elle expierait son crime dans le feu auprochain autodafé. Ses pleurs et ses supplications n’obtinrentaucun adoucissement à sa sentence, et elle fut entraînée de forcehors de la salle d’audience.

Rentré dans sa prison, Ambrosio trouva lessouffrances de son corps bien plus supportables que celles de sonesprit. Les membres disloqués, les ongles arrachés de ses mains etde ses pieds, et ses doigts écrasés et brisés par la pression desétaux, n’étaient rien comme angoisse, comparés à l’agitation de sonâme et à la violence de ses terreurs. Il voyait que, coupable ouinnocent, ses juges étaient décidés à le condamner. Le souvenir dece que sa dénégation lui avait déjà coûté, et l’effrayanteperspective d’être appliqué de nouveau à la question, l’engageaientpresque à confesser ses crimes. Puis les conséquences de son aveului passaient devant les yeux et le rejetaient dans l’irrésolution.Sa mort était inévitable, et la mort la plus affreuse. Il avaitentendu la condamnation de Mathilde, et ne doutait pas qu’on ne luien réservait une semblable. Il frémissait à l’approche del’autodafé, à l’idée de périr dans les flammes et de n’échapper àd’intolérables tourments que pour en subir d’autres plus aigus etéternels ! Il portait avec effroi l’œil de sa pensée au-delàde la tombe ; et il ne pouvait se dissimuler les justesraisons qu’il avait de redouter la vengeance du ciel. Perdu dans celabyrinthe de terreurs, il aurait bien voulu se réfugier dans lesténèbres de l’athéisme ; il aurait bien voulu nierl’immortalité de l’âme, se persuader que ses yeux une fois fermésne se rouvriraient plus et que le même instant anéantirait son âmeet son corps : cette ressource même lui fut refusée. Pour luipermettre de s’aveugler sur la fausseté de cette croyance, sonsavoir était trop étendu, son jugement trop solide et trop juste.Il ne pouvait s’empêcher de sentir l’existence d’un Dieu. Ilredoutait l’approche du sommeil ; fatigués de larmes et deveilles, ses yeux ne furent pas plus tôt fermés que les effrayantesvisions dont son esprit avait été poursuivi tout le jour parurentse réaliser. Il se trouva dans des royaumes sulfureux et dans descavernes brûlantes, entouré de démons chargés d’être ses bourreaux,et qui le soumirent à une diversité de tortures toutes plusaffreuses l’une que l’autre. Au milieu de ces horribles scènes,erraient les fantômes d’Elvire et de sa fille ; elles luireprochaient leur mort, racontaient ses crimes aux démons, et lespressaient de lui infliger des tourments d’une cruauté encore plusraffinée.

Le jour de son second interrogatoireapprochait ; on l’avait forcé d’avaler des cordiaux, dont lespropriétés devaient lui rendre des forces et le mettre en état desoutenir plus longtemps la question. La nuit qui précéda ce jourredouté, la peur du lendemain ne lui permit pas de dormir :ses terreurs étaient si violentes qu’elles annulaient presque sesfacultés mentales. Il était assis, comme un homme hébété, prèsd’une table sur laquelle brûlait sa sombre lampe ; abruti parle désespoir il résista quelques heures, incapable de parler, de semouvoir et même de réfléchir.

– Regarde, Ambrosio ! dit une voixdont l’accent lui était bien connu.

Le moine tressaillit, et leva ses yeuxmélancoliques. Mathilde était devant lui : elle avait quittéson costume religieux ; elle portait un habit de femme à lafois élégant et splendide. Sa robe était tout étincelante dediamants, et ses cheveux étaient enfermés dans une couronne deroses ; sa main droite tenait un petit livre : une viveexpression de plaisir brillait sur son visage… pourtant il s’ymêlait une farouche et impérieuse majesté qui inspira de la crainteau moine, et réprima jusqu’à un certain point la joie de lavoir.

– Restez encore un instant,Mathilde ! Vous commandez aux démons infernaux ; vouspouvez forcer les portes de cette prison ; vous pouvez medélivrer des chaînes qui m’accablent : sauvez-moi, je vous enconjure, et emmenez-moi de ce redoutable séjour !

– Vous demandez la seule faveur qu’il nesoit pas en ma puissance d’accorder : il m’est interdit desecourir un homme d’Église et un serviteur de Dieu. Renoncez à cestitres, et disposez de moi.

– Je ne veux pas vendre mon âme à laperdition.

– Persistez dans votre entêtement jusqu’àce que vous soyez sur le bûcher : alors vous vous repentirezde votre erreur, et vous soupirerez après votre évasion dont lemoment sera passé. Je vous quitte… cependant avant que l’heure devotre mort n’arrive, en cas que la sagesse vous éclaire, écoutezles moyens de réparer votre faute présente. Je vous laisse celivre ; lisez au rebours les quatre premières lignes de laseptième page : l’esprit que vous avez déjà vu vous apparaîtraà l’instant. Si vous êtes sensé, nous nous reverrons ; sinon,adieu pour toujours !

Elle laissa tomber le livre à terre ; unnuage de flamme bleu l’enveloppa : elle fit signe de la main àAmbrosio, et disparut. La lueur momentanée que le feu avaitrépandue dans le cachot, en se dissipant soudainement, semblait enavoir augmenté l’obscurité naturelle. La lampe solitaire donnait àpeine assez de lumière pour guider le moine à une chaise ; ils’y jeta, croisa les bras, et, appuyant sa tête sur la table, ils’abîma dans des réflexions pleines de perplexité et dedésordre.

Il était encore dans cette attitude lorsque laporte de la prison, en s’ouvrant, le tira de sa stupeur. Il futsommé de paraître devant le grand inquisiteur. Il se leva, etsuivit son geôlier d’un pas pénible. On le conduisit dans la mêmesalle, en présence des mêmes juges, et on lui demanda de nouveaus’il voulait avouer ; il répondit comme auparavant, quen’ayant point commis de crimes, il n’en avait point à reconnaître.Mais quand les exécuteurs se préparèrent à le mettre à laquestion ; quand il vit les instruments de torture et qu’il serappela les supplices qu’on lui avait infligés, la résolution luimanqua entièrement ; oubliant les conséquences, et ne songeantqu’à échapper aux terreurs du moment présent, il fit une ampleconfession : il révéla chaque particularité de ses crimes, etavoua non seulement tous ceux qui étaient à sa charge, mais ceuxmêmes dont il n’avait point été soupçonné. Interrogé sur la fuitede Mathilde, qui avait excité beaucoup de surprise, il convintqu’elle s’était vendue à Satan, et qu’elle était redevable de sonévasion à la sorcellerie. Il continua d’assurer les juges que, poursa part, il n’avait jamais fait de pacte avec les espritsinfernaux ; mais la menace de la torture le força de sedéclarer sorcier et hérétique, et tout ce qu’il plut auxinquisiteurs de lui attribuer. En conséquence de cet aveu, sasentence fut immédiatement prononcée. On lui ordonna de se préparerà périr dans l’autodafé qui devait se célébrer à minuit le soirmême ; on avait choisi cette heure dans l’idée que, l’horreurdes flammes étant augmentée par l’obscurité de la nuit, l’exécutionferait un plus grand effet sur l’esprit du peuple.

Ambrosio, plus mort que vif, fut laissé seuldans son cachot : le moment où ce terrible arrêt fut prononcéavait presque été celui de sa mort. Il envisagea le lendemain avecdésespoir, et ses terreurs redoublèrent à l’approche de minuit. Parinstants il était enseveli dans un morne silence ; dansd’autres il se livrait à tout le délire de la rage : iltordait ses mains, et maudissait l’heure où il était venu à lalumière. Dans un de ces instants son œil s’arrêta sur le donmystérieux de Mathilde ; ses transports furieux sesuspendirent aussitôt : il regarda fixement le livre, leramassa ; mais soudain il le jeta loin de lui avec horreur. Ilparcourut rapidement son cachot… puis il s’arrêta, et reporta sesyeux sur l’endroit où le livre était tombé ; il réfléchit dumoins que c’était une ressource contre le destin qu’il redoutait.Il se baissa et le ramassa une seconde fois. Il resta quelque tempstremblant et irrésolu ; il brûlait d’essayer le charme, maisil en craignait les suites. Le souvenir de sa sentence fixa enfinson indécision. Il ouvrit le volume ; mais son agitation étaitsi grande, que d’abord il chercha en vain la page indiquée parMathilde. Honteux de lui-même, il rappela tout son courage. Iltourna la septième page : il commença à la lire à hautevoix ; mais ses yeux se détournaient fréquemment du livre, eterraient autour de lui, cherchant l’esprit qu’il désirait etredoutait de voir. Pourtant il persista dans son dessein, et d’unevoix mal assurée, et souvent interrompue, il parvint à finir lesquatre premières lignes de la septième page.

Elles étaient écrites dans une langue dont lasignification lui était totalement inconnue. À peine eut-ilprononcé le dernier mot, que les effets du charme se firent sentir.On entendit un grand coup de tonnerre ; la prison fut ébranléejusque dans ses fondements ; un éclair brilla dans le cachot,et l’instant d’après, porté sur un tourbillon de vapeurssulfureuses, Lucifer reparut devant lui. Mais il ne vint plus telqu’il était, lorsque, évoqué par Mathilde, il avait emprunté laforme d’un séraphin pour tromper Ambrosio : il se montra danstoute sa laideur qui est devenue son partage depuis sa chute duciel ; ses membres brûlés portaient encore les marques de lafoudre du Tout-Puissant ; une teinte basanée assombrissait soncorps gigantesque ; ses mains et ses pieds étaient armés delongues griffes ; ses yeux étincelaient d’une fureur quiaurait frappé d’épouvante le cœur le plus brave ; sur sesvastes épaules battaient deux énormes ailes noires, et ses cheveuxétaient remplacés par des serpents vivants qui s’entortillaientautour de son front avec d’horribles sifflements ; d’une mainil tenait un rouleau de parchemin, et de l’autre une plume defer : l’éclair brillait toujours autour de lui, et letonnerre, à coups répétés, semblait annoncer la dissolution de lanature.

Épouvanté d’une apparition si différente decelle qu’il avait attendue, Ambrosio, privé de la parole, resta àcontempler le démon. Le tonnerre avait cessé de gronder ; unsilence absolu régnait dans le cachot.

– Pourquoi me mande-t-on ici ? ditle démon d’une voix enrouée par les brouillards sulfureux.

À ces sons, la nature parut trembler ; lesol fut ébranlé par une violente secousse, accompagnée d’un nouveaucoup de tonnerre, plus fort et plus effrayant que le premier.

Ambrosio fut longtemps sans pouvoir répondre àla demande du démon.

– Je suis condamné à mort, dit-il d’unevoix faible, et son sang coulant froid dans ses veines tandis qu’ilcontemplait son terrible interlocuteur ; sauvez-moi,emportez-moi d’ici !

– Le prix de mes services me sera-t-ilpayé ? Oses-tu embrasser ma cause ? seras-tu à moi, corpset âme ? es-tu prêt à renier celui qui t’a fait, et celui quiest mort pour toi ? Réponds seulement « oui ! »et Lucifer est ton esclave.

– Ne vous contentez-vous pas d’un moindreprix ? rien ne peut-il vous satisfaire que ma perteéternelle ? Esprit, vous me demandez trop. Cependant,retirez-moi de ce cachot ; soyez mon serviteur pendant uneheure, et je serai le vôtre pendant mille ans : cette offre nesuffit-elle pas ?

– Non ; il faut que j’aie ton âme,que je l’aie à moi, à moi pour toujours.

– Insatiable démon ! Je ne veux pasme condamner à des tourments sans fin ; je ne veux pasrenoncer à l’espoir d’obtenir un jour mon pardon.

– Tu ne veux pas ? Sur quelleschimères reposent donc tes espérances ? Mortel à courtevue ! pauvre misérable ! n’es-tu pas criminel !n’es-tu pas infâme aux yeux des hommes et des anges ? despéchés si énormes peuvent-ils s’excuser ? espères-tum’échapper ? Ton sort est déjà fixé : l’Éternel t’aabandonné ; tu es marqué comme moi dans le livre du destin, ettu seras à moi.

– Démon, c’est faux. La miséricorde duTout-Puissant est infinie, et sa clémence va au-devant du repentir.Mes crimes sont monstrueux, mais je ne veux pas désespérer dupardon ; peut-être, quand ils auront reçu le châtiment qu’ilsméritent…

– Le châtiment ? Le purgatoireest-il destiné à des coupables tels que toi ? espères-tu quetes offenses seront rachetées par des prières de radoteurssuperstitieux et de moines fainéants ? Ambrosio ! soissage. Tu dois être à moi ; tu es condamné aux flammes, mais tupeux les éviter pour l’instant. Signe ce parchemin ; jet’emporterai d’ici, et tu pourras passer le reste de tes annéesdans le bonheur et la liberté. Jouis de ton existence ;savoure tous les plaisirs auxquels les sens peuventt’entraîner ; mais du moment où ton âme quitte ton corps,souviens-toi que tu m’appartiens, et que je ne me laisserai pasfrustrer de mon droit.

Le moine se taisait, mais ses regardsannonçaient que les paroles du tentateur n’étaient pasperdues : il songeait avec horreur aux conditions proposées.D’un autre côté, il croyait être voué à la damnation et, refusantl’assistance du démon, ne faire que hâter des tortures inévitables.L’esprit vit que sa résolution était ébranlée ; il redoublad’instances, et s’efforça de fixer l’indécision du prieur : ilpeignit des couleurs les plus terribles les angoisses de la mort,et il excita si puissamment les craintes et le désespoird’Ambrosio, qu’il le décida à recevoir le parchemin. Alors, avec laplume de fer qu’il tenait, il piqua la veine de la main gauche dumoine ; elle pénétra profondément, et se remplit de sangaussitôt : cependant Ambrosio ne ressentit aucune douleur. Laplume fut mise dans sa main tremblante : le malheureux posa leparchemin sur la table qui était devant lui, et se prépara à lesigner. Tout à coup sa main s’arrêta : il se retiraprécipitamment et jeta la plume sur la table.

– Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il. Puisse tournant vers le démon d’un air désespéré :Laissez-moi ! va-t’en ! je ne veux pas signer leparchemin.

– Insensé ! s’écria le démondésappointé et lançant des regards furieux qui pénétrèrentd’horreur l’âme du moine ; c’est ainsi qu’on me joue ! Vadonc ! subis ton agonie, expire dans les tortures, et apprendsà connaître l’étendue de la miséricorde de l’Éternel ! maisprends garde de te rire encore de moi ! ne m’appelle plus quetu ne sois décidé à accepter mes offres ; évoque-moi une foispour me seconder les mains vides, et ces griffes te déchireront enmille pièces. Parle ; encore une fois veux-tu signer ceparchemin ?

– Je ne veux pas. Laisse-moi !Va-t’en !

Aussitôt on entendit le tonnerre gronderhorriblement : de nouveau la terre trembla avecviolence ; le cachot retentit de cris perçants, et le démons’enfuit en proférant des blasphèmes et des imprécations.

D’abord, le moine se réjouit d’avoir résistéaux artifices du séducteur et d’avoir triomphé de l’ennemi du genrehumain ; mais quand l’heure du supplice approcha, son premiereffroi se réveilla dans son cœur ; leur interruptionmomentanée semblait leur avoir donné une force nouvelle : plusle temps avançait, plus il redoutait de paraître devant le trône deDieu ; il frémissait de penser qu’il était si près de tomberdans l’éternité – si près de se présenter aux yeux de son Créateur,qu’il avait si gravement offensé. L’horloge annonça minuit. C’étaitle signal pour être mené au bûcher. Le premier coup qu’il entenditarrêta son sang dans ses veines ; il lui sembla que la mort etla torture murmuraient dans chacun des coups suivants. Ils’attendit à voir les archers entrer dans la prison et quandl’horloge cessa de sonner, il saisit le volume magique dans unaccès de désespoir : il l’ouvrit, chercha à la hâte laseptième page, et comme s’il craignait de se laisser le temps depenser, il parcourut rapidement les lignes fatales. Accompagné desterreurs précédentes, Lucifer reparut devant le moinetremblant.

– Tu m’as appelé, dit le démon ;es-tu résolu à être sage ? veux-tu accepter mesconditions ? tu les connais déjà. Renonce à tes droits ausalut, cède-moi ton âme, et je t’emporte à l’instant de ce cachot.Il est encore temps : décide-toi, ou il sera trop tard.Veux-tu signer ce parchemin ?

– Il le faut… le destin m’y force…j’accepte vos conditions.

– Signe le parchemin, repartit le démond’un ton triomphant.

Le contrat et la plume sanglante étaientrestés sur la table ; Ambrosio s’en approcha. Il se disposa àsigner son nom. Un moment de réflexion le fit hésiter.

– Écoute ! cria le tentateur :on vient ! fais vite ; signe le parchemin, et jet’emporte à l’instant d’ici.

En effet, on entendit venir les archerschargés de conduire Ambrosio au bûcher ; ce bruit encourageale moine dans sa résolution.

– Quel est le sens de cet écrit ?dit-il.

– Il me donne ton âme pour toujours sansréserve.

– Que dois-je recevoir enéchange ?

– Ma protection et ton évasion du cachot.Signe-le et à l’instant je t’emporte.

Ambrosio prit la plume ; il la posa surle parchemin. De nouveau le courage lui manqua ; il se sentitau cœur une angoisse d’épouvante, et il rejeta la plume sur latable.

– Être pusillanime ! s’écria ledémon exaspéré ; c’est assez d’enfantillage ! signesur-le-champ cet écrit, ou je te sacrifie à ma fureur.

En ce moment on tira le verrou de la porteextérieure ; le prisonnier entendit le bruit deschaînes ; la barre pesante tomba : les archers étaientsur le point d’entrer. Poussé à la frénésie par l’urgence dudanger, reculant devant la mort, terrifié des menaces du démon, etne voyant pas d’autre moyen d’échapper à sa perte, le malheureuxcéda. Il signa le fatal contrat, et le mit aussitôt dans les mainsdu mauvais esprit, dont les yeux, en recevant ce don, étincelèrentd’une joie maligne.

– Prenez-le ! dit l’homme abandonnéde Dieu. Maintenant sauvez-moi ! arrachez-moi d’ici !

– Arrête ! renonces-tu librement etabsolument à ton Créateur et à son fils.

– Oui ! oui !

– Me cèdes-tu ton âme pourtoujours ?

– Pour toujours !

– Sans réserve ni subterfuge ? sansappel futur à la divine merci ?

La dernière chaîne tomba de la porte de laprison. On entendit la clef tourner dans la serrure ; déjà laporte de fer grinçait pesamment sur ses gonds rouillés…

– Je suis à vous pour toujours, etirrévocablement ! cria le moine, éperdu d’effroi. J’abandonnetous mes droits au salut ; je ne reconnais de pouvoir que levôtre. Écoutez ! écoutez ! on vient ! Oh !sauvez-moi ! emportez-moi !

– Je triomphe ! tu es à moi sansretour, et je remplis ma promesse.

Pendant qu’il parlait, la portes’ouvrit : aussitôt le démon saisit un des bras d’Ambrosio,étendit ses larges ailes et s’élança avec lui dans les airs ;la voûte s’entrouvrit pour les laisser passer, et se referma quandils eurent quitté le cachot.

Le geôlier, cependant, était dans un extrêmeétonnement de la disparition de son prisonnier. Quoique ni lui niles archers ne fussent entrés à temps pour être témoins del’évasion du moine, une odeur de soufre répandue dans la prisonleur apprit assez à qui il devait sa délivrance. Ils se hâtèrentd’aller faire leur rapport au grand inquisiteur. Le bruit qu’unsorcier avait été emporté par le diable courut bientôt dans Madrid,et pendant quelques jours ce fut le sujet de toutes lesconversations de la ville ; peu à peu on cessa de s’enentretenir : d’autres aventures plus nouvelles s’emparèrent del’attention générale, et Ambrosio fut bientôt aussi oublié que s’iln’avait jamais existé. Pendant ce temps le moine, porté par songuide infernal, traversait l’air avec la rapidité d’une flèche, eten peu d’instants il se trouva sur le bord du précipice le plusescarpé de la Sierra Morena.

Quoique soustrait à l’inquisition, Ambrosioétait insensible aux douceurs de la liberté. Le pacte qui ledamnait pesait cruellement sur son esprit, et les scènes où ilavait joué le rôle principal lui avaient laissé de tellesimpressions que son cœur était en proie à l’anarchie et à laconfusion. Les objets qui étaient maintenant devant ses yeux, etque la pleine lune voguant à travers les nuages lui permettaitd’examiner, étaient peu propres à lui inspirer le calme dont ilavait si grand besoin. Le désordre de son imagination était accrupar l’aspect sauvage des lieux environnants : c’étaient desombres cavernes et des rocs à pic qui s’élevaient l’un sur l’autreet divisaient les nuées au passage ; éparses çà et là, destouffes isolées d’arbres aux branches inextricables, danslesquelles, rauque et lugubre, soupirait le vent de la nuit ;le cri perçant des aigles de montagne qui avaient bâti leur airedans ces solitudes désertes ; le bruit étourdissant destorrents qui, gonflés par les pluies récentes, se jetaient avecviolence dans d’affreux précipices ; et les eaux sombres d’unerivière silencieuse et indolente qui réfléchissait faiblement lesrayons de la lune et baignait la base du rocher où se tenaitAmbrosio. Le prieur jeta autour de lui un regard de terreur ;son conducteur infernal était toujours à son côté, et lecontemplait d’un œil de malice, de triomphe et de mépris.

– Où m’avez-vous conduit ? dit enfinle moine d’une voix creuse et tremblante : pourquoi me déposerdans ces tristes lieux ? Retirez-m’en promptement !portez-moi à Mathilde !

L’esprit ne répondit point, mais continua dele considérer en silence. Ambrosio ne put soutenir sesregards : il détourna les yeux tandis que le démon parlaitainsi :

– Je le tiens donc en mon pouvoir, cemodèle de piété ! cet être sans reproche ! ce mortel quimettait ses chétives vertus au niveau de celles des anges ! Ilest à moi ! irrévocablement, éternellement à moi !Compagnons de mes souffrances ! habitants de l’enfer !comme vous serez heureux de mon présent !

Il s’arrêta, puis s’adressa au moine…

– Te porter à Mathilde !continua-t-il, répétant les paroles d’Ambrosio. Malheureux !tu seras bientôt avec elle ! tu mérites bien d’être prèsd’elle, car l’enfer ne compte pas de mécréant plus coupable quetoi. Écoute, Ambrosio, je vais te révéler tes crimes ! Tu asversé le sang de deux innocentes : Antonia et Elvire ont péripar tes mains ; cette Antonia que tu as violée, c’est tasœur ! cette Elvire que tu as assassinée t’a donné lanaissance ! Tremble, infâme hypocrite ! parricideinhumain ! ravisseur incestueux ! tremble de l’étendue detes offenses ! Et c’est toi qui te croyais à l’épreuve de latentation, dégagé des humaines faiblesses, et exempt d’erreur et device ! L’orgueil est-il donc une vertu ? l’inhumanitén’est-elle pas une faute ? Sache, homme vain, que je t’aidepuis longtemps marqué comme ma proie : j’ai épié lesmouvements de ton cœur ; j’ai vu que tu étais vertueux parvanité, non par principe, et j’ai saisi le moment propre à laséduction. J’ai observé ton aveugle idolâtrie pour le portrait dela madone : j’ai commandé à un esprit inférieur, mais rusé, deprendre une forme semblable, et tu as cédé avec empressement auxcaresses de Mathilde ; ton orgueil a été sensible à saflatterie ; ta luxure ne demandait qu’une occasion pouréclater ; tu as couru aveuglément au piège, et tu ne t’es pasfait scrupule de commettre un crime que tu blâmais dans une autreavec une impitoyable rigueur. C’est moi qui ai mis Mathilde sur tonchemin ; c’est moi qui t’ai procuré accès dans la chambred’Antonia ; c’est moi qui t’ai fait donner le poignard qui apercé le sein de ta sœur ; et c’est moi qui dans un songe aiaverti Elvire de tes desseins, et par là, t’empêchant de profiterdu sommeil de sa fille, t’ai forcé d’ajouter le viol ainsi quel’inceste à la liste de tes crimes. Écoute, écoute, Ambrosio !si tu avais résisté une minute de plus, tu sauvais ton corps et tonâme : les gardes que tu as entendus à la porte de la prisonvenaient te signifier ta grâce ; mais j’avais déjàtriomphé ; mon plan avait déjà réussi. C’est à peine si jepouvais te proposer des crimes aussi vite que tu les exécutais. Tues à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à monpouvoir. N’espère pas que ton repentir annule notre contrat ;voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toutemiséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu asfollement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètesm’échappaient ? non, non, je les lisais toutes ! Tucomptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyaiston artifice, j’en connaissais l’erreur, et je me réjouissais detromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûlede jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant cesmontagnes.

Pendant le discours du démon, Ambrosio étaitresté frappé d’épouvante et de stupeur. Ces derniers mots leréveillèrent.

– Je ne quitterai pas vivant cesmontagnes ? s’écria-t-il. Perfide, que voulez-vous dire ?avez-vous oublié votre marché ?

L’esprit répondit avec un souriremalin :

– Notre marché ? n’en ai-je pasrempli ma part ? Qu’ai-je promis de plus que de te tirer deprison ? ne l’ai-je pas fait ? n’es-tu pas à l’abri del’inquisition ? à l’abri de tous, excepté de moi ?Insensé que tu fus de te confier à un diable ! pourquoin’as-tu pas stipulé ta vie, et la puissance, et le plaisir ?tu aurais tout obtenu ; maintenant tes réflexions sont troptardives. Mécréant, prépare-toi à la mort, tu n’as pas beaucoupd’heures à vivre.

L’effet de cette sentence fut terrible sur lemalheureux condamné ; il tomba à genoux, et leva les mainsvers le ciel. Le démon devina son intention, et la prévint.

– Quoi ! cria-t-il, en lui lançantun regard furieux, oses-tu encore implorer la miséricorde del’Éternel ? voudrais-tu feindre le repentir, et faire encorel’hypocrite ! Scélérat, renonce à tout espoir de pardon !voilà comme je m’assure de ma proie…

À ces mots, enfonçant ses griffes dans latonsure du moine il s’enleva avec lui de dessus le rocher. Lescavernes et les montagnes retentirent des cris d’Ambrosio. Le démoncontinua de s’élever jusqu’à ce qu’il parvînt à une hauteureffrayante ; alors il lâcha sa victime. Le moine tomba, latête la première, dans le vide de l’air ; la pointe aiguë d’unroc le reçut, et il roula de précipice en précipice jusqu’à ce que,broyé et déchiré, il s’arrêta sur les bords de la rivière. La vien’avait pas abandonné son misérable corps : il essaya en vainde se lever ; ses membres rompus et disloqués lui refusèrentleur office, et il ne put bouger de la place où il était tombé. Lesoleil venait de paraître à l’horizon ; ses rayons brûlantsdonnaient aplomb sur la tête du pécheur expirant. Des milliersd’insectes, attirés par la chaleur, vinrent boire le sang quicoulait des blessures d’Ambrosio ; il n’avait pas la force deles chasser, et ils s’attachaient à ses plaies, enfonçant leursdards dans son corps, le couvrant de leurs essaims, et luiinfligeant les plus subtiles et les plus insupportables tortures.Les aigles du rocher mirent sa chair en lambeaux, et de leurs becscrochus lui arrachèrent les prunelles. Une soif ardente letourmentait ; il entendait le murmure de la rivière quicoulait à côté de lui, mais il s’efforçait vainement de se traînerjusque-là. Aveugle, mutilé, perclus, désespéré, exhalant sa rage enblasphèmes et en imprécations, maudissant l’existence, maisredoutant l’arrivée de la mort, qui devait le livrer à de plusgrands supplices, le criminel languit six misérables jours. Leseptième, il s’éleva une violente tempête ; les vents enfureur déracinaient les rocs et les forêts : le ciel étaittantôt noir de nuages, tantôt tout enveloppé de feu ; la pluietombait par torrents, elle grossit la rivière ; les flotsdébordèrent, ils atteignirent l’endroit où gisait Ambrosio ;et quand ils s’abaissèrent, ils entraînèrent avec eux le cadavre dumoine infortuné.

 

Dame hautaine, pourquoi vous être reculéequand cette pauvre créature fragile s’est approchée de vous ?ses erreurs avaient-elles empoisonné l’air ? son haleine enpassant avait-elle souillé votre pureté ? Ah ! madame,éclaircissez ce front insultant ; étouffez le reproche prêt àsortir de vos lèvres dédaigneuses : ne blessez pas une âme quisaigne déjà ! elle a souffert, elle souffre encore : sonair est gai, mais son cœur est brisé ; sa parure brille, maisson sein gémit.

Madame, être indulgente pour la conduited’autrui n’est pas une vertu moindre que d’être sévère pour lavôtre.

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