Le Moine

Chapitre 1

Il y avait à peine cinq minutes que la clochedu couvent sonnait, et déjà la foule se pressait dans l’église desCapucins. N’allez pas croire que cette affluence eût la dévotionpour cause, ou la soif de s’instruire. L’auditoire assemblé dansl’église des Capucins y était attiré par des raisons diverses, maistoutes étrangères au motif ostensible. Les femmes venaient pour semontrer, les hommes pour voir les femmes : ceux-ci parcuriosité d’entendre un si fameux prédicateur ; ceux-là fautede meilleure distraction avant l’heure de la comédie ;d’autres encore, parce qu’on leur avait assuré qu’il n’était paspossible de trouver des places dans l’église ; enfin la moitiéde Madrid était venue dans l’espoir d’y rencontrer l’autre. Lesseules personnes qui eussent réellement envie d’entendre le sermonétaient quelques dévotes surannées, et une demi-douzaine deprédicateurs rivaux, bien déterminés à le critiquer et à le tourneren ridicule.

Quoi qu’il en soit, il est certain du moinsque jamais l’église des Capucins n’avait reçu une plus nombreuseassemblée. Tous les coins étaient remplis, tous les sièges étaientoccupés ; même les statues qui décoraient les longues galeriesavaient été mises à contribution. Aussi, malgré toute leurdiligence, nos deux nouvelles venues, en entrant dans l’église,eurent beau regarder alentour : pas une place.

Néanmoins la vieille continua d’avancer. Envain des exclamations de mécontentement s’élevaient contre elle detout côté ; en vain on l’apostrophait avec – « Je vousassure, señora, qu’il n’y a plus de place ici. » – « Jevous prie, señora, de ne pas me pousser si rudement. » –« Señora, vous ne pouvez passer par ici. Mon Dieu !comment peut-on être si sans-gêne ! » la vieille étaitobstinée, et elle allait toujours. À force de persévérance, etgrâce à deux bras musculeux, elle s’ouvrit un passage au travers dela foule et parvint à se pousser au beau milieu de l’église, à unetrès petite distance de la chaire. Sa compagne l’avait suivietimidement et en silence, ne faisant que profiter de sesefforts.

– Sainte Vierge ! s’écria la vieilled’un air désappointé, tout en cherchant de l’œil autourd’elle ; Sainte Vierge ! quelle chaleur ! quellefoule ! qu’est-ce que cela veut dire ? Je crois qu’ilfaudra nous en retourner : il n’y a pas l’ombre d’un siègevacant, et je ne vois personne d’assez obligeant pour nous offrirle sien.

Cette insinuation peu équivoque éveillal’attention de deux cavaliers qui occupaient des tabourets àdroite, et avaient le dos appuyé contre la septième colonne àcompter de la chaire. Tous deux étaient jeunes et richement vêtus.À cet appel fait à leur politesse par une voix de femme, ilssuspendirent leur conversation pour regarder qui parlait. Lavieille avait relevé son voile pour faciliter ses recherches dansla cathédrale. Ses cheveux étaient roux, et elle louchait. Lescavaliers se retournèrent et reprirent leur conversation.

– De grâce, repartit la compagne de lavieille, de grâce, Léonella, retournons tout de suite cheznous ; la chaleur est excessive, et je meurs de peur au milieude cette foule.

Ces paroles avaient été prononcées avec unedouceur sans égale. Les cavaliers interrompirent de nouveau leurentretien ; mais, cette fois, ils ne se contentèrent pas deregarder : tous deux se levèrent involontairement de leurssièges, et se tournèrent vers celle qui venait de parler.

C’était une personne dont la tournure éléganteet délicate inspira aux jeunes gens la plus vive curiosité de voirsa figure. Ils n’eurent pas cette satisfaction. Ses traits étaientcachés par un voile épais ; mais sa lutte avec la foulel’avait suffisamment dérangée pour découvrir un cou qui aurait purivaliser de beauté avec celui de la Vénus de Médicis. Il étaitd’une blancheur éblouissante, et encore embelli par de longs flotsde cheveux blonds qui descendaient en boucles jusqu’à sa ceinture.Sa taille était légère et aérienne comme celle d’une hamadryade.Son sein était soigneusement voilé. Sa robe était blanche, nouéed’une ceinture bleue, et laissait tout juste apercevoir un petitpied mignon et des mieux faits. Un chapelet à gros grains pendait àson bras, et son visage était couvert d’un voile d’épaisse gazenoire. Telle était la femme à laquelle le plus jeune des cavaliersoffrit son siège, ce qui força l’autre de faire la même politesse àla vieille dame.

Celle-ci accepta l’offre avec de grandesdémonstrations de reconnaissance, mais sans faire beaucoup defaçons ; la jeune suivit son exemple, mais ne fit pour toutcompliment qu’une révérence simple et gracieuse. Don Lorenzo (telétait le nom du cavalier dont elle avait accepté le siège) se mitprès d’elle ; mais il avait apparemment dit quelques paroles àl’oreille de son ami, qui comprit à demi-mot, et tâcha de faireoublier à la vieille son aimable pupille.

– Vous êtes sans doute arrivée depuis peuà Madrid ? dit Lorenzo à sa charmante voisine, tant d’attraitsn’auraient pu rester longtemps inaperçus ; et si ce n’étaitpas aujourd’hui votre première apparition, la jalousie des femmeset l’adoration des hommes vous auraient fait remarquer.

Il s’arrêta dans l’espoir d’une réponse. Commesa phrase n’en exigeait pas absolument, la dame n’ouvrit point leslèvres : après quelques instants, il reprit :

– Ai-je tort de supposer que vous êtesétrangère à Madrid ?

La dame hésita ; et enfin, d’une voix sibasse qu’elle était à peine intelligible, elle fit un effort etrépondit : « Non, señor. »

– Votre intention est-elle d’y resterquelque temps ?

– Oui, señor.

– Je m’estimerais heureux, s’il était enmon pouvoir de contribuer à vous rendre le séjour agréable. Je suisbien connu à Madrid, et ma famille n’est pas sans crédit à la cour.Si je puis vous être de quelque utilité, disposez de moi ; cesera me faire honneur et plaisir. – « Assurément, se dit-il,elle ne peut pas répondre à cela par un monosyllabe : cettefois il faut qu’elle me dise quelque chose. »

Lorenzo se trompait : la dame salua de latête pour toute réponse.

Pour le coup, il avait reconnu que sa voisinen’aimait guère à causer ; mais ce silence provenait-ild’orgueil, de réserve, de timidité ou de bêtise, c’est ce qu’il nepouvait encore décider.

Après une pause de quelques minutes :« C’est sans doute parce que vous êtes étrangère, dit-il, etencore peu au fait de nos usages, que vous continuez à porter votrevoile ? Permettez-moi de vous le retirer. »

En même temps, il avançait sa main vers lagaze ; la dame l’arrêta.

– Je n’ôte jamais mon voile en public,señor.

– Et où est le mal, je vous prie ?interrompit sa compagne, non sans aigreur. Ne voyez-vous pas quetoutes les autres dames ont quitté le leur, par respect pour lesaint lieu où nous sommes ? J’ai déjà moi-même ôté lemien ; et certes, si j’expose mes traits à tous les regards,vous n’avez aucune raison de prendre ainsi l’alarme.

– Chère tante, ce n’est pas l’usage enMurcie.

– En Murcie, vraiment ! SainteBarbara ! Qu’importe ? Vous êtes toujours à me rappelercette infâme province. C’est l’usage à Madrid, c’est là tout ce quidoit nous occuper. Je vous prie donc d’ôter votre voile à l’instantmême.

La nièce se tut, mais elle ne mit plusd’obstacle aux tentatives de Lorenzo, qui, fort de l’approbation dela tante, se hâta d’écarter la gaze. Quelle tête de séraphin seprésenta à son admiration ! Cependant elle était plusséduisante que belle ; le charme était moins dans larégularité du visage que dans la douceur et la sensibilité de laphysionomie. À les détailler, ses traits, pour la plupart, étaientloin d’être parfaits ; mais l’ensemble était adorable. Sapeau, quoique blanche, n’était pas sans quelques taches ; sesyeux n’étaient pas très grands, ni ses paupières remarquablementlongues. Mais aussi ses lèvres avaient toute la fraîcheur de larose ; son cou, sa main, son bras étaient admirables deproportion ; ses paisibles yeux bleus avaient toute la douceurdu ciel, et leur cristal étincelait de tout l’éclat des diamants.Elle paraissait âgée d’à peine quinze ans. Un malin sourire qui sejouait sur ses lèvres annonçait en elle une vivacité qu’unetimidité excessive comprimait encore. Ses regards étaient pleinsd’un embarras modeste, et chaque fois qu’ils rencontraient parhasard ceux de Lorenzo, elle les baissait aussitôt ; ses jouesse couvraient de rougeur, et elle se mettait à dire sonchapelet.

Lorenzo la contemplait avec un mélange desurprise et d’admiration. Mais la tante jugea nécessaire de fairel’apologie de la mauvaise honte d’Antonia.

– C’est une enfant, dit-elle, qui n’arien vu du monde. Elle a été élevée dans un vieux château enMurcie, sans autre société que celle de sa mère, qui, Dieu luifasse paix, la bonne âme ! n’a pas plus de bon sens qu’il n’enfaut pour porter sa soupe à sa bouche ; et pourtant c’est mapropre sœur, ma sœur de père et de mère !

– Et elle a si peu de bon sens ! ditdon Christoval avec un étonnement simulé. Voilà qui estextraordinaire !

– N’est-ce pas, señor, que c’estétrange ? Mais c’est un fait, et malgré cela, voyez le bonheurde certaines gens ! Un jeune gentilhomme, d’une des premièresfamilles, ne se mit-il pas en tête qu’Elvire avait des prétentionsà la beauté ! Quant à des prétentions, le fait est qu’ellen’en manquait pas ; mais, quant à la beauté ! – sij’avais pris pour m’embellir la moitié autant de peine. – Mais cen’est pas de cela qu’il s’agit. Comme je vous le disais, señor, unjeune homme tomba amoureux d’elle, et l’épousa à l’insu de sonpère. Leur union resta secrète près de trois ans ; mais enfinla nouvelle en vint aux oreilles du vieux marquis, lequel, commevous pouvez bien le supposer, n’en fut pas très charmé. Il prit laposte et se rendit en toute hâte à Cordoue, résolu de s’emparerd’Elvire et de l’envoyer n’importe où, pourvu qu’il n’en entendîtplus parler. Bienheureux saint Paul ! comme il tempêta quandil vit qu’elle lui avait échappé, qu’elle avait rejoint son mari,et qu’ils s’étaient embarqués pour les Indes ! Il jura contrenous tous, comme s’il eût été possédé du malin esprit ; il fitjeter mon père en prison, mon père, le cordonnier le plus honnêteet le plus laborieux qui fût à Cordoue ; et à son départ, ileut la cruauté de nous prendre le petit garçon de ma sœur, alors àpeine âgé de deux ans, et que, dans la précipitation de la fuite,elle avait été obligée de laisser derrière elle. Je présume que lepauvre petit misérable fut cruellement traité par lui, car, peu demois après, nous reçûmes la nouvelle de sa mort.

– C’était, señora, un terrible homme quece vieillard.

– Horrible ! et si totalement dénuéde goût ! Le croiriez-vous, señor ? quand je m’efforçaide l’apaiser, il me traita de maudite sorcière, et il souhaita que,pour punir le comte, ma sœur devînt aussi laide que moi !Laide ! en vérité ! il est adorable !

– On n’est pas plus ridicule !s’écria don Christoval. Sans aucun doute le comte eût été tropheureux de pouvoir échanger une sœur contre l’autre.

– Oh ! Jésus ! señor, vous êtesréellement trop poli ! Néanmoins, je suis enchantée, ma foi,que le comte ait été d’un autre avis. Elvire a fait là une sibrillante affaire ! Après être restée à bouillir et à rôtiraux Indes pendant treize longues années, son mari meurt, et ellerevient en Espagne, sans un toit pour abriter sa tête, sans argentpour s’en procurer. Antonia, que voici, était toute petite alors,et c’était le seul enfant qui lui restât. Elle trouva son beau-pèreremarié ; il était toujours furieux contre le comte, et saseconde femme lui avait donné un fils qui, à ce qu’on dit, est unfort beau jeune homme. Le vieux marquis refusa de voir ma sœur etson enfant ; mais il lui fit savoir que, sous condition de nejamais entendre parler d’elle, il lui assignerait une petitepension, et lui permettrait de vivre dans un vieux château qu’ilpossédait en Murcie. Ce château avait été l’habitation favorite deson fils aîné ; mais, depuis que ce fils s’était enfuid’Espagne, le vieux marquis ne pouvait plus souffrir cetterésidence, et la laissait tomber en ruine. Ma sœur accepta laproposition ; elle se retira en Murcie, et elle y est restéejusqu’au mois dernier.

– Et quel motif l’amène à Madrid ?s’informa don Lorenzo, qui admirait trop la jeune Antonia pour nepas prendre un vif intérêt au récit de la vieille bavarde.

– Hélas ! señor, son beau-père vientde mourir, et l’intendant du domaine de Murcie a refusé de luipayer plus longtemps sa pension. Elle vient à Madrid dansl’intention de supplier le nouvel héritier de la luicontinuer ; mais je crois qu’elle aurait bien pu s’épargnercette peine. Vous autres jeunes seigneurs, vous savez toujours quefaire de votre argent, et vous êtes rarement disposés à vous enpriver pour de vieilles femmes. J’avais conseillé à ma sœurd’envoyer Antonia avec sa pétition : mais elle n’a pas voulum’écouter. Elle est si obstinée ! L’enfant a un joli minois,et peut-être bien qu’elle aurait obtenu beaucoup.

– Ah ! señora ! interrompit donChristoval prenant un air passionné, s’il faut un joli minois,pourquoi votre sœur n’a-t-elle pas recours à vous ?

– Oh ! Jésus ! señor, je vousjure que je suis tout accablée de vos galanteries. Mais je connaistrop bien le danger de pareilles commissions, pour me mettre à lamerci d’un jeune gentilhomme.

– Oh ! pour cela, señora, je n’endoute nullement. Mais, permettez-moi de vous le demander, vous avezdonc de l’aversion pour le mariage ?

– Voilà une question un peu personnelle.Je ne puis pourtant m’empêcher d’avouer que s’il se présentait unaimable cavalier…

Ici elle voulut lancer à don Christoval unregard tendre et significatif ; mais comme malheureusementelle louchait abominablement, l’œillade tomba sur Lorenzo qui pritle compliment pour lui, et y répondit par un profond salut.

– Puis-je vous demander, dit-il, le nomdu marquis ?

– Le marquis de Las Cisternas.

– Je le connais intimement. Il n’estpoint à Madrid pour le moment, mais on l’attend de jour en jour.C’est le meilleur des hommes, et si l’aimable Antonia veut mepermettre d’être son avocat auprès de lui, je me flatte d’être enétat de lui faire gagner sa cause.

Antonia leva ses yeux bleus, et le remerciasilencieusement de cette offre par un sourire d’une douceurinexprimable. La satisfaction de Léonella fut beaucoup plusbruyante.

– Oh ! señor ! s’écria-t-elle,toute notre famille vous en aura les plus grandesobligations ! J’accepte votre offre avec toute lareconnaissance possible, et je vous rends mille grâces de votregénérosité. Antonia, pourquoi ne parlez-vous pas, ma chère ?Monsieur vous dit toutes sortes de choses civiles.

– Ma chère tante, je sens que…

– Fi donc ! ma nièce, que de fois jevous ai dit qu’il ne fallait jamais interrompre une personne quiparle ! Quand m’avez-vous vue faire une pareille chose ?Sont-ce là vos manières de Murcie ? Mais je vous prie, señor,continua-t-elle en s’adressant à don Christoval, apprenez-moipourquoi il y a tant de monde aujourd’hui dans la cathédrale.

– Est-il possible que vous ignoriezqu’Ambrosio, le prieur de ce monastère, prononce ici un sermon tousles jeudis ? Madrid entier retentit de ses louanges. Il n’aencore prêché que trois fois ; mais tous ceux qui l’ontentendu sont tellement ravis de son éloquence, qu’il est aussidifficile de se procurer des places à l’église qu’à la premièrereprésentation d’une nouvelle comédie.

– Hélas ! señor, jusqu’à hier jen’avais pas eu le bonheur de voir Madrid ; et à Cordoue noussommes si peu informés de ce qui se passe dans le reste du monde,que jamais le nom d’Ambrosio n’a été prononcé dans ses murs.

– Vous le trouverez ici dans toutes lesbouches. Ce moine semble avoir fasciné tous les habitants ; etn’ayant point même assisté à ses sermons, je suis étonné del’enthousiasme qu’il excite. Jeune et vieux, homme et femme, c’estune adoration générale et sans exemple. Nos grands l’accablent deprésents ; leurs femmes refusent tout autre confesseur, et ilest connu par toute la ville sous le nom de l’homme de Dieu.

– Je ne vous demande pas, señor, s’il estde noble origine ?

– On l’ignore jusqu’à présent. Le dernierprieur des capucins le trouva, encore enfant, à la porte dumonastère ; toutes les recherches que l’on a faites pourdécouvrir qui l’avait laissé là ont été inutiles, et lui-même n’apu donner aucun indice sur ses parents. Il a été élevé dans lecouvent, et il y est resté depuis. Il a montré de bonne heure ungoût décidé pour l’étude et pour la retraite, et aussitôt qu’il aété en âge, il a prononcé ses vœux. Personne ne s’est jamaisprésenté pour le réclamer, ou pour éclaircir le mystère qui couvresa naissance ; et les moines, qui y trouvent leur compte àcause de la vogue qu’il procure à leur maison, n’ont pas hésité àpublier que c’est un présent que leur a fait la Vierge. En vérité,la singulière austérité de sa vie prête quelque appui à cetteversion. Il est maintenant âgé de trente ans, et chacune de sesheures s’est passée dans l’étude, dans un isolement absolu dumonde, et dans la mortification de la chair. Avant d’être nommésupérieur de sa communauté, il y a de cela trois semaines, iln’était jamais sorti des murs du couvent ; même à présent ilne les quitte que le jeudi, lorsqu’il vient dans cette cathédraleprononcer un sermon qui attire tout Madrid. Il passe pour observersi strictement son vœu de chasteté, qu’il ne sait pas en quoiconsiste la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Aussiles gens du peuple le regardent comme un saint.

– Un saint pour cela ? dit Antonia.Alors je suis donc une sainte ?

– Bienheureuse Barbara, s’écria Léonella,quelle question ! fi donc, petite fille, fi donc ! ce nesont pas là des sujets convenables pour de jeunes personnes. Vousne devriez pas avoir l’air de vous souvenir qu’il existe sur laterre rien de semblable à un homme.

L’ignorance d’Antonia aurait été bientôtdissipée par la leçon de sa tante ; mais heureusement unmurmure général dans l’église annonça l’arrivée du prédicateur.

C’était un homme d’un port noble et d’unaspect imposant. Sa taille était haute, et sa figureremarquablement belle ; il avait un nez aquilin, de grandsyeux noirs et étincelants, et d’épais sourcils qui se touchaientpresque ; son teint était d’un brun foncé, maistransparent ; l’étude et les veilles avaient entièrementdécoloré ses joues ; la tranquillité régnait sur son frontsans rides ; et le contentement exprimé dans chacun de sestraits annonçait une âme exempte de soucis comme de crimes. Ilsalua humblement l’assemblée ; pourtant, même alors, il yavait dans sa physionomie et dans sa contenance une certainesévérité qui imposait généralement, et peu de regards étaientcapables de soutenir le feu des siens. Tel était Ambrosio, prieurdes capucins, et surnommé l’Homme de Dieu.

Antonia, qui le considérait avidement, sentitson cœur troublé d’un plaisir inconnu, et dont elle cherchavainement à se rendre compte. Elle attendait avec impatience que lesermon commençât ; et lorsque enfin le moine parla, le son desa voix sembla la pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Quoique aucundes assistants n’éprouvât d’aussi violentes sensations que la jeuneAntonia, ils écoutaient tous avec intérêt et émotion.

Dans un langage nerveux, clair et simple, lemoine développa les beautés de la religion. Il donna de certainspassages des saintes écritures une explication qui entraîna laconviction générale. Sa voix, distincte à la fois et grave, semblachargée de toutes les menaces de la tempête, lorsqu’il déclamacontre les vices de l’humanité et décrivit les châtiments qui lesattendaient dans la vie future. Chacun des auditeurs fit un retoursur ses offenses passées, et trembla ; mais lorsque Ambrosio,changeant de thème, célébra les mérites d’une conscience sanstache, le glorieux avenir promis aux âmes exemptes de reproches, etla récompense qui lui était réservée dans les régions de la gloireinfinie, les assistants sentirent peu à peu se relever leursesprits abattus.

Le sermon était fort étendu ; cependant,lorsqu’il fut terminé, les auditeurs regrettèrent qu’il n’eût pasduré plus longtemps. Quoique le moine eût cessé de parler, unsilence d’admiration régnait encore dans l’église. À la fin, lecharme s’étant dissipé par degrés, l’enthousiasme se manifestahautement. Ambrosio descendait de la chaire : on l’entoura, onle combla de bénédictions, on tomba à ses pieds, on baisa le bordde sa robe. Il passa lentement, les mains dévotement croisées sursa poitrine, jusqu’à la porte qui donnait dans la chapelle ducouvent, et où ses moines attendaient son retour. L’humilité étaitsur tous ses traits : était-elle aussi dans soncœur ?

Antonia le suivit des yeux avec anxiété.

Il lui sembla, quand la porte se referma surlui, qu’elle venait de perdre quelque chose d’essentiel à sonbonheur ; une larme roula en silence sur sa joue.

– Il est séparé du monde ! sedit-elle ; peut-être ne le verrai-je plus !

Comme elle essuyait cette larme, Lorenzoremarqua son mouvement.

– Êtes-vous contente de notreprédicateur ? dit-il ; ou pensez-vous que Madrid élèvetrop haut son talent ?

Le cœur d’Antonia était si plein d’admirationpour le moine, qu’elle saisit avidement l’occasion de parler delui : d’ailleurs, ne considérant plus Lorenzo précisémentcomme un étranger, elle se sentait moins embarrassée par sonextrême timidité.

– Oh ! il dépasse de beaucoup monattente, répondit-elle ; jusqu’ici, je n’avais aucune idée dupouvoir de l’éloquence ; mais tandis qu’il parlait, sa voixm’a inspiré tant d’intérêt, tant d’estime, je dirais presque tantd’affection pour lui, que je suis moi-même étonnée de la vivacitéde mes sentiments.

Lorenzo sourit de la force de cesexpressions.

– Vous êtes jeune, et vous débutez dansla vie, dit-il ; votre cœur, neuf au monde, et plein dechaleur et de sensibilité, reçoit avidement ses premièresimpressions ; sans artifice vous-même, vous ne soupçonnez pasles autres d’imposture ; et, voyant le monde à travers leprisme de votre innocence et de votre sincérité, vous vous imaginezque tout ce qui vous entoure mérite votre confiance et votreestime. Quel malheur que de si riantes visions doivent bientôt sedissiper !

– Hélas ! señor, répondit Antonia,les infortunes de mes parents ne m’ont déjà fourni que tropd’exemples attristants de la perfidie du monde ! maisassurément cette fois la chaleur de la sympathie ne peut m’avoirtrompée.

– Cette fois, je reconnais que non. Laréputation d’Ambrosio est tout à fait sans reproche ; et unhomme qui a passé toute sa vie entre les murs d’un couvent ne peutavoir trouvé l’occasion de mal faire, quand même son penchant l’ypousserait. Mais à présent que les devoirs de sa position vontl’obliger d’entrer de temps à autre dans le monde, et le jeter surla voie de la tentation, c’est à présent qu’il aura à montrer savertu dans tout son éclat. L’épreuve est dangereuse ; il estprécisément à cette époque de la vie où les passions sont les plusviolentes, les plus indomptées, les plus despotiques. Sa réputationle désignera aux séductions comme une victime illustre ; lanouveauté ajoutera ses charmes aux entraînements du plaisir ;et les talents mêmes dont la nature l’a doué contribueront à saruine, en lui facilitant les moyens de satisfaire ses désirs. Bienpeu de gens reviendraient vainqueurs d’une lutte si périlleuse.

– Oh ! si restreint qu’en soit lenombre, Ambrosio en sera certainement.

– Je n’en doute pas non plus : soustous les rapports, il fait exception parmi les hommes, et l’enviechercherait en vain une tache sur sa réputation.

– Vous me ravissez, señor, en me donnantcette assurance ! elle m’encourage à m’abandonner à laprévention favorable qu’il m’inspire, et vous ne savez pas quellepeine j’aurais eue à réprimer ce sentiment ! Ah ! trèschère tante, engagez ma mère à le choisir pour notreconfesseur.

– Moi, l’y engager ! répliquaLéonella ; je vous promets que je n’en ferai rien. Je nel’aime pas du tout, votre Ambrosio ; il a une mine sévère quim’a fait trembler de la tête aux pieds.

– Vous avez raison, señora, repartit donChristoval ; trop de sévérité est, dit-on, le seul défautd’Ambrosio. Exempt lui-même des humaines faiblesses, il n’est pointassez indulgent pour celles des autres. Mais la foule est presquedissipée : voulez-vous nous permettre de vous accompagnerjusqu’à votre demeure ?

– Ô Jésus ! señor, s’écria Léonella,feignant de rougir, je ne voudrais pas le souffrir pour tout aumonde ! Si je rentrais escortée d’un si galant cavalier, masœur est si scrupuleuse, qu’elle me ferait de la morale pendant uneheure ; ce serait à n’en pas voir la fin. D’ailleurs, jepréfère que vous différiez quelque peu vos propositions.

– Mes propositions ? Je vousproteste, señora…

– Oh ! señor, je ne doute pas devotre impatience ni de la sincérité de vos protestations ;mais réellement j’ai besoin d’un peu de répit ; ce ne seraitpoint agir avec toute la délicatesse dont je me pique, qued’accepter votre main à première vue.

– Accepter ma main !

– Oh ! cher señor, ne me pressez pasdavantage, si vous m’aimez. Je considérerai votre obéissance commeune preuve de votre affection. Vous recevrez demain de mesnouvelles : adieu donc. Mais, cavaliers, ne puis-je vousdemander vos noms ?

– Mon ami est le comte d’Ossorio ;moi, je suis Lorenzo de Médina.

– Il suffit. Eh bien ! don Lorenzo,je ferai part à ma sœur de votre offre obligeante, et je vousinstruirai sans retard de sa réponse. Où puis-je vousl’adresser ?

– On peut toujours me trouver au palaisMédina.

– Vous aurez de mes nouvelles ; vouspouvez y compter. Adieu, cavaliers. Señor comte, modérez, je vousen conjure, l’excessive ardeur de votre passion. Cependant, pourvous prouver que je ne m’en offense point, et pour vous empêcher devous abandonner au désespoir, recevez cette marque de monaffection.

En disant cela, elle lui tendit une main sècheet ridée, que son amoureux supposé baisa de si mauvaise grâce etd’un air de contrainte si évident, que Lorenzo eut peine à retenirson envie de rire. Léonella alors se hâta de quitterl’église : l’aimable Antonia la suivit en silence ; maisquand elle atteignit le portail elle se tourna involontairement, etses yeux se reportèrent sur Lorenzo. Il la salua en signed’adieu : elle rendit la politesse, et se retiraprécipitamment.

– Eh bien ! Lorenzo, dit donChristoval aussitôt qu’ils furent seuls, vous m’avez procuré uneaimable intrigue ! Pour favoriser vos projets sur Antonia, jefais obligeamment quelques honnêtetés insignifiantes à sa tante, eten une heure, me voilà à la veille d’un mariage ! Comment merécompenserez-vous de tout ce que j’ai souffert pourvous ?

– Je confesse, mon pauvre comte, répliquaLorenzo, que votre service n’a pas été sans danger. Pourtant, jevous prierai probablement de ne pas renoncer si tôt à vosamours.

– Je conclus de cette demande que lapetite Antonia a fait quelque impression sur vous.

– Je ne puis vous exprimer à quel pointelle m’a charmé. Depuis la mort de mon père, mon oncle, le duc deMédina, m’a témoigné son désir de me voir marié ; jusqu’icij’ai fermé l’oreille à toutes ses suggestions, et j’ai refusé deles comprendre ; mais ce que j’ai vu ce soir…

– Eh bien ! qu’avez-vous vu cesoir ? Sérieusement, don Lorenzo, vous n’êtes pas assez foupour songer à faire votre femme de la petite fille du cordonnier leplus honnête et le plus laborieux de Cordoue ?

– Vous oubliez qu’elle est aussi lapetite-fille de feu le marquis de Las Cisternas ; mais, sansdiscuter la naissance et les titres, je puis vous assurer que jen’ai jamais vu de femme aussi intéressante qu’Antonia.

– C’est fort possible ; mais vous nepouvez pas avoir l’intention de l’épouser ?

– Pourquoi non, mon cher comte ?J’aurai assez de fortune pour nous deux, et vous savez que mononcle est sans préjugés sur cet article. D’après ce que je sais deRaymond de Las Cisternas, je suis certain qu’il reconnaîtra sansdifficulté Antonia pour sa nièce. Je serais un misérable si jesongeais à la séduire.

– Je vous rends les armes ! Si nousallions à la Comédie ?

– Cela m’est impossible. Je ne suisarrivé que d’hier soir à Madrid, et je n’ai pas encore vu ma sœur.Vous savez que son couvent est dans cette rue, et je m’y rendaislorsque j’ai été détourné par la curiosité de savoir la cause del’affluence qui se portait vers l’église.

– Votre sœur est dans un couvent,dites-vous ? Oh ! c’est vrai, je l’avais oublié. Etcomment va doña Agnès ? Je m’étonne, don Lorenzo, que vousayez pu penser à claquemurer dans un cloître une si charmantefille ?

– Moi, don Christoval ? Pouvez-vousme soupçonner d’une telle barbarie ? Vous savez que c’est deson propre gré qu’elle a pris le voile, et que des circonstancesparticulières lui ont fait désirer de se retirer du monde. J’ai uséde tous les moyens qui étaient en mon pouvoir pour la détourner decette résolution.

– Vous ne vous en êtes pas trouvé plusmal : il me semble, Lorenzo, que vous avez dû considérablementgagner à cette perte ; si j’ai bonne mémoire, doña Agnès avaitpour sa part dix mille piastres, dont la moitié a dû revenir àvotre seigneurie.

– Comment, comte ? dit Lorenzoirrité. Vous supposez que l’ignoble désir de me rendre maître de safortune a pu…

– Admirable ! courage, donLorenzo ! le voilà tout en feu ! Dieu veuille qu’Antoniacalme ce bouillant caractère, ou certainement nous nous couperonsla gorge avant la fin du mois ! Modérez cette dispositioninflammable, et rappelez-vous que toutes les fois qu’il seranécessaire que je fasse la cour à votre vieille coquine, vouspouvez compter sur moi.

Il dit, et s’élança hors de la cathédrale.

Lorenzo se leva, et se prépara à tourner sespas vers le couvent de sa sœur. Il approchait du portail, lorsqueson attention fut attirée par une ombre qu’il vit se mouvoir sur lamuraille opposée. Il se hâta de regarder alentour, et bientôt ildécouvrit un homme enveloppé dans un manteau, et qui semblaitexaminer soigneusement si ses actions étaient observées. Il est peude personnes qui sachent résister aux tentations de lacuriosité ; l’inconnu semblait fort désireux de cacher cequ’il venait faire dans la cathédrale, et ce fut précisément ce quidonna à Lorenzo l’envie de savoir ce que ce pouvait être.

L’ombre projetée par la colonne dérobait saprésence à l’étranger, qui continua de s’avancer avec précaution. Àla fin, il tira une lettre de son manteau, et la plaça viteau-dessous d’une statue colossale de saint François ; puis, seretirant précipitamment, il s’enfonça dans une partie de l’églisetrès éloignée de celle où était l’image du saint.

– C’est cela ! se dit Lorenzo ;quelque folle affaire d’amour. Je crois que je ferais aussi bien departir, car je n’y peux rien.

La vérité est que jusqu’alors il ne lui étaitpas venu en tête qu’il y pût rien faire ; mais c’était unepetite excuse qu’il croyait devoir se présenter à lui-même pour sejustifier d’avoir cédé à sa curiosité. Comme il descendait lesmarches qui conduisent à la rue, un cavalier le heurta avec uneviolence telle, qu’ils faillirent l’un et l’autre être renversés ducoup. Lorenzo mit la main à son épée.

– Ah çà ! dit-il, que signifie cettebrutalité ?

– Ah ! est-ce vous, Médina ?reprit le nouveau venu, que Lorenzo à sa voix reconnut pour donChristoval. Vous êtes le plus heureux des mortels de n’avoir pasquitté l’église avant mon retour. Dedans, dedans ! mon chergarçon ! elles seront ici dans une minute !

– Qui est-ce qui sera ici ?

– La vieille poule avec tous ses jolispetits poussins ; entrons, vous dis-je.

Lorenzo le suivit dans la cathédrale et ils secachèrent derrière la statue de saint François.

– Eh bien ! dit notre héros, puis-jeprendre la liberté de demander ce que veulent dire cet empressementet ces transports ?

– Oh ! Lorenzo, nous allons avoir unsi merveilleux coup d’œil ! L’abbesse de Sainte-Claire ettoute sa suite de nonnes arrivent ici. Il faut que vous sachiez quele pieux père Ambrosio (le Seigneur l’en récompense !) neconsent sous aucun prétexte à dépasser l’enceinte de son abbaye.Comme il est absolument nécessaire que tout couvent à la mode l’aitpour confesseur, les nonnes, en conséquence, sont obligées de luirendre visite à son monastère. Or, l’abbesse de Sainte-Claire, pouréchapper à tous les regards impurs, tels que les vôtres et ceux devotre humble serviteur, juge à propos d’attendre la brune pourmener à la confession son troupeau béni : elle va êtreintroduite dans la chapelle de l’abbaye par cette porteparticulière. La portière de Sainte-Claire, qui est une dignevieille âme, et une amie intime à moi, vient de m’assurer qu’ellesseraient ici dans un instant. Voilà des nouvelles pour vous,mauvais sujet !

– La vérité est, Christoval, que nous neverrons rien ; les nonnes sont toujours voilées.

– Non ! non ! je suis mieux aufait. Quand elles entrent dans un lieu consacré, elles ôtenttoujours leur voile, par respect pour le saint auquel il estdédié.

À peine Christoval avait cessé de parler, quel’abbesse de Sainte-Claire parut, suivie d’une longue file denonnes. Chacune, en entrant dans l’église, retira son voile :la supérieure croisa ses mains sur sa poitrine, et fit une profonderévérence lorsqu’elle passa devant la statue de saint François,patron de cette cathédrale. Les nonnes imitèrent son exemple, et seremirent en marche sans avoir satisfait la curiosité de Lorenzo. Ilcommençait presque à désespérer d’éclaircir ce mystère, lorsque, ensaluant saint François, une d’elles laissa tomber son rosaire. Aumoment où elle se baissa pour le ramasser, la lumière frappait enplein sur son visage ; elle retira adroitement la lettre quiétait au-dessous de la statue, elle la mit dans son sein, ets’empressa de reprendre son rang dans la file.

– Agnès ! par le ciel ! s’écriaLorenzo.

– Quoi ! votre sœur ?Diavolo ! je prévois que votre curiosité coûtera cher àquelqu’un.

– Oui, il me le paiera cher, sansdélai.

La pieuse procession était entrée dans lemonastère, et la porte s’était refermée sur elle. L’inconnu quittaaussitôt sa cachette, et se hâta de sortir de l’église ; maisavant d’effectuer son projet, il aperçut Médina qui était placé surson passage. L’étranger recula promptement, et abaissa son chapeausur ses yeux.

– N’essayez pas de m’échapper !s’écria Lorenzo ; je saurai qui vous êtes, et ce que contientcette lettre.

– Cette lettre ! répéta l’inconnu.Et quel droit avez-vous de me faire cette question ?

– Un droit dont je rougismaintenant ; mais vous n’en avez aucun de m’interroger. Ourépondez en détail à mes demandes, ou que votre épée réponde pourvous.

– Ce dernier mode sera le pluscourt ! répliqua l’autre tirant sa rapière. Allons, seigneurbravo ! je suis prêt.

Brûlant de rage, Lorenzo fondit sur lui, etdéjà les antagonistes avaient échangé plusieurs passes avant queChristoval, qui en ce moment avait plus de raison qu’aucun d’eux,eût pu se jeter entre leurs armes.

– Arrêtez ! arrêtez !Médina ! s’écria-t-il ; songez aux conséquences de verserdu sang dans un lieu consacré.

L’étranger aussitôt abaissa son épée.

– Médina ! s’écria-t-il. GrandDieu ! est-il possible ! Lorenzo, avez-vous tout à faitoublié Raymond de Las Cisternas ?

Chaque instant augmentait l’étonnement deLorenzo. Raymond s’avança vers lui ; mais avec un regardméfiant, Lorenzo retira sa main que l’autre s’apprêtait àprendre.

– Vous, en ces lieux, marquis ? Queveut dire tout ceci ? Vous engagé dans une correspondanceclandestine avec ma sœur, dont l’affection…

– M’a toujours été et m’est encoreacquise. Mais l’endroit n’est pas convenable pour une explication.Accompagnez-moi à mon hôtel, et vous saurez tout. Qui est avecvous ?

– Quelqu’un que vous avez déjà vu, jepense, repartit don Christoval ; mais non à l’églisevraisemblablement.

– Le comte d’Ossorio ?

– Précisément, marquis.

– Je n’ai aucune objection à vous confiermon secret, car je suis sûr que je puis compter sur votresilence.

– Alors vous avez de moi meilleureopinion que je n’en ai moi-même, et je vous demande la permissiond’éviter cette confidence. Allez de votre côté, et j’irai du mien.Marquis, où vous trouve-t-on ?

– Comme de coutume, à l’hôtel de LasCisternas ; mais rappelez-vous que je suis incognito, et que,si vous désirez me voir, vous devez demander Alphonsod’Alvarada.

– Bon ! bon ! Adieu, cavaliers,dit don Christoval ; et il partit à l’instant même.

– Vous, marquis ! dit Lorenzo avecl’accent de la surprise ; vous, Alphonso d’Alvarada !

– Moi-même, Lorenzo ; mais à moinsque vous n’ayez jamais su mon histoire par votre sœur, j’ai à vousraconter bien des choses qui vous étonneront. Suivez-moi donc à monhôtel sans délai.

En ce moment le portier des Capucins entradans la cathédrale afin d’en fermer les portes pour la nuit. Lesdeux gentilshommes se retirèrent immédiatement, et se rendirent entoute hâte au palais de Las Cisternas.

 

– Eh bien, Antonia, dit la tante aussitôtqu’elle eut quitté l’église, que pensez-vous de nos galants ?Réellement don Lorenzo paraît être un bon et obligeant jeunehomme : il a fait quelque attention à vous, et personne nesait ce qui peut en advenir. Mais quant à don Christoval, je vousproteste que c’est un phénix de politesse. Si galant ! Si bienélevé ! Si spirituel et si tendre ! Ah ! si jamaishomme peut me décider à rompre le vœu que j’ai fait de ne point memarier, ce sera ce don Christoval.

Antonia avait observé de quel air donChristoval avait baisé cette main ; mais comme elle en avaittiré des conclusions quelque peu différentes de celles de sa tante,elle eut la prudence de se taire. Comme c’est le seul exemple connuqu’une femme ait jamais tenu sa langue, on l’a jugé digne d’êtrecité ici.

La vieille dame continua de parler à Antoniasur le même ton, jusqu’à ce qu’elles eussent gagné la rue où étaitleur logement. Là une foule assemblée devant leur porte ne leurpermit pas d’en approcher. Antonia aperçut au milieu une femmed’une taille extraordinaire qui tournait, tournait sur elle-même,en faisant toutes sortes de gestes extravagants. Son costume secomposait de morceaux de soie et de toile de diverses couleurs,arrangés d’une manière fantastique, mais qui n’était pasentièrement dénuée de goût. Sa tête était couverte d’une espèce deturban, orné de feuilles de vigne et de fleurs des champs. Elleavait l’air d’être toute brûlée par le soleil, et son teint étaitolivâtre ; son regard était farouche et étrange ; et danssa main elle portait une longue baguette noire, avec laquelle, parintervalles, elle traçait sur la terre quantité de figuressingulières, autour desquelles elle dansait dans toutes lesattitudes bizarres de la folie et du délire. Tout à coup elleinterrompit sa danse, tourna trois fois sur elle-même avecrapidité, et après une pause d’un moment, elle chanta une balladede magie.

– Chère tante, dit Antonia quandl’étrangère eut fini, n’est-ce pas une folle ?

– Une folle ? Non pas mafille ; c’est seulement une réprouvée. C’est une bohémienne,espèce d’aventurière, dont la seule occupation est de courir lepays, en disant des mensonges, et en escamotant honnêtementl’argent de ceux qui l’approchent. Fi d’une telle vermine ! sij’étais roi d’Espagne, toutes celles qui ne seraient pas sorties demes états dans un délai de trois semaines, je les ferais brûlervives.

Ces paroles furent prononcées si haut,qu’elles parvinrent aux oreilles de la bohémienne. Elle perçaimmédiatement la foule, et s’avança vers les deux dames. Elle lessalua trois fois à la manière orientale, puis elle s’adressa àAntonia.

– Dame, gentille Dame ! sachez queje puis vous apprendre votre future destinée ; donnez votremain, et ne craignez rien ; dame, gentille dame !écoutez !

– Très chère tante ! dit Antonia,accordez-le-moi pour cette fois ! laissez-moi entendre mabonne aventure !

– Sottise, enfant ! elle ne vousdira que des faussetés.

– C’est égal, laissez-moi du moinsentendre ce qu’elle a à dire ; je vous en prie, ma chèretante, faites-moi ce plaisir.

– Bien, bien ! Antonia, puisque vousl’avez si fort à cœur. Ici, bonne femme ; voyez nos mains àtoutes deux. Voici de l’argent pour vous, et maintenant, tirez-moimon horoscope.

À ces mots, elle ôta son gant, et lui tenditsa main : la bohémienne y fixa les yeux un moment, puis ellefit cette réponse :

– Votre horoscope ? Vous êtes àprésent si vieille, ma brave dame, qu’il est déjà tout tiré :cependant, pour votre argent, je vais tout de suite vous donner unavis. Surpris de votre vanité puérile, vos amis vous taxent tous dedémence, et gémissent de vous voir user d’artifice pour attraper lecœur de quelque jeune amant. Croyez-moi, dame, vous avez beaufaire, vous n’en avez pas moins cinquante et un ans, et les hommess’éprennent rarement d’amour pour deux yeux gris qui louchent.Suivez donc mes conseils ; laissez de côté votre rouge et vosmouches, la luxure et l’orgueil, et distribuez aux pauvres l’argentque vous dépensez en toilette inutile. Pensez à votre créateur etnon aux amants ; pensez à vos fautes passées et non àl’avenir ; pensez que la faux du temps moissonnera promptementle peu de cheveux roux qui ornent votre front.

L’auditoire éclatait de rire pendant lediscours de la bohémienne. Léonella faillit étouffer de colère, etaccabla la maligne donneuse d’avis des plus amers reproches. Laprophétesse basanée l’écouta quelque temps avec un souriredédaigneux ; enfin elle fit une courte réponse, et puis ellese tourna vers Antonia.

– Paix, dame ! ce que j’ai dit estvrai ; et maintenant à vous, mon aimable fille :donnez-moi votre main, et laissez-moi voir votre sort futur, et ledécret du ciel.

À l’exemple de Léonella, Antonia retira songant et présenta sa blanche main à la bohémienne, qui, l’ayantcontemplée quelque temps avec une expression de pitié etd’étonnement, prononça son oracle en ces termes :

– Jésus ! quelle main vois-jelà ! Chaste et douce, jeune et belle, accomplie de corps etd’esprit, vous feriez le bonheur de quelque honnête homme ;mais, hélas ! cette ligne me découvre que la destruction planesur vous : un homme libertin et un démon rusé travailleront deconcert à vous perdre ; et, chassée de la terre par leschagrins, bientôt votre âme prendra son vol vers les cieux.Cependant, pour différer vos souffrances, retenez bien ce que jedis. Quand vous verrez quelqu’un de plus vertueux qu’iln’appartient à l’homme de l’être, quelqu’un qui, exempt de crimes,n’aura point pitié des faiblesses de son prochain, rappelez-vousles paroles de la bohémienne : quoiqu’il paraisse bon etaimable, de belles apparences cachent souvent des cœurs gonflés deluxure et d’orgueil.

Charmante fille, je vous quitte les larmes auxyeux ! Que ma prédiction ne vous afflige pas : courbezplutôt une tête soumise ; attendez avec calme le malheur quivous menace, et espérez le bonheur éternel dans un monde meilleurque celui-ci.

Ayant dit, la bohémienne tourna de nouveautrois fois sur elle-même, et quitta la rue en courant avec desgestes frénétiques.

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