Le Moine

Chapitre 6

 

Les premiers transports étaient passés ;les désirs d’Ambrosio étaient assouvis. Le plaisir avait fui,remplacé par la honte. Confus et épouvanté de sa faiblesse, lemoine s’arracha des bras de Mathilde ; son parjure seprésentait devant lui : il réfléchissait à l’acte qu’il venaitde commettre, et tremblait aux conséquences d’une découverte ;il envisageait l’avenir avec horreur ; son cœur étaitdécouragé, envahi par la satiété et le dégoût ; il évitait lesyeux de sa complice. Un sombre silence régnait, pendant lequel tousdeux paraissaient en proie à de pénibles pensées.

Mathilde fut la première à le rompre. Elleprit doucement la main du moine, et la pressa sur ses lèvresbrûlantes.

– Ambrosio ! murmura-t-elle d’unevoix tendre et tremblante.

Le prieur tressaillit à ce son : iltourna les yeux sur Mathilde ; elle avait les siens remplis delarmes ; sa joue était couverte de rougeurs, et ses regardssuppliants semblaient lui demander grâce.

– Femme dangereuse ! dit-il, dansquel abîme de misère vous m’avez plongé ! Si l’on découvrevotre sexe, mon honneur, ma vie elle-même devront payer quelquesinstants de plaisir. Insensé que je suis de m’être lié à vosséductions !

– À moi ces reproches, Ambrosio ? àmoi qui ai renoncé pour vous aux plaisirs du monde, au luxe à larichesse, à la délicatesse de mon sexe, à mes amis, à ma fortune, àma réputation ? Qu’avez-vous perdu que j’aie conservé ?n’ai-je pas partagé votre crime ? n’avez-vous pas partagé monplaisir ? Crime, ai-je dit ? en quoi consiste le nôtre,si ce n’est dans l’opinion d’un monde sans jugement ? Que cemonde l’ignore, et nos joies deviennent divines et irréprochables.Vos vœux de célibat étaient contre nature ; l’homme n’a pasété créé pour un tel état, et si l’amour était un crime, Dieu nel’aurait pas fait si doux et si irrésistible. Bannissez donc cesnuages de votre front, mon Ambrosio ; goûtez librement cesvoluptés, sans lesquelles la vie est un don méprisable. Cessez deme reprocher de vous avoir appris ce que c’est que le bonheur, etsentez un transport égal à celui de la femme qui vousadore !

Comme elle parlait, ses yeux étaient remplisd’une langueur délicieuse ; son sein palpitait. Elle entrelaçaautour de lui ses bras voluptueux ; elle l’attira vers elle,et colla ses lèvres sur celles de son amant. Les désirs d’Ambrosiose rallumèrent ; le dé était jeté ; ses vœux étaient déjàrompus ; il avait déjà commis le crime : à quoi bons’abstenir d’en savourer le fruit ? Il la serra contre sonsein avec un redoublement d’ardeur. Dégagé de tout sentiment dehonte, il lâcha la bride à ses appétits immodérés, tandis que labelle impudique mettait en pratique toutes les inventions de ladébauche, tous les raffinements de l’art du plaisir qui pouvaientaccroître le prix de sa possession et rendre plus exquis lestransports du moine. Ambrosio goûtait des délices jusqu’alorsinconnues. La nuit s’envola rapide, et le matin rougit de le voirencore étroitement serré dans les bras de Mathilde.

Ivre de plaisir, le moine quitta la coucheluxurieuse de la sirène ; il n’était plus honteux de sonincontinence, il ne redoutait plus la vengeance du ciel offensé. Saseule crainte était que la mort ne le privât des jouissances pourlesquelles un long jeûne n’avait fait qu’aiguiser son appétit.Mathilde était toujours sous l’influence du poison, et le moinevoluptueux tremblait moins de perdre en elle son sauveur que saconcubine. Privé d’elle, il ne lui serait pas facile de trouver uneautre maîtresse avec qui il pût se livrer si pleinement et sisûrement à ses passions ; il la pressa donc instamment d’userdes moyens de salut qu’elle avait déclaré être en sapossession.

– Oui ! repartit Mathilde, puisquevous m’avez fait sentir le prix de la vie, j’emploierai tout poursauver la mienne. Aucun danger ne m’effraiera. J’envisageraihardiment et sans frissonner les suites terribles de monaction ; en me sacrifiant, je ne croirai pas acheter trop chervotre possession, et je me souviendrai qu’un instant passé entrevos bras dans ce monde peut bien compenser un siècle de punitiondans l’autre. Mais avant que je prenne ce parti, Ambrosio,prêtez-moi le serment solennel de ne jamais chercher à connaîtreles moyens auxquels j’aurai recours pour me sauver.

Il se lia par le vœu le plus formel.

– Je vous remercie, mon bien-aimé. Cetteprécaution est nécessaire ; car, sans le savoir, vous êtessous le joug des préjugés vulgaires. L’œuvre dont j’ai à m’occupercette nuit pourrait vous surprendre par son étrangeté, et merabaisser dans votre opinion. Dites-moi, avez-vous la clef de lapetite porte du jardin, celle qui regarde le couchant ?

– La porte qui donne sur le lieu desépulture qui nous est commun avec les sœurs deSainte-Claire ? Je n’en ai pas la clef, mais il m’est facilede me la procurer.

– Tout ce que vous avez à faire, c’est dem’introduire dans le cimetière à minuit ; de veiller tandisque je descendrai dans les caveaux de Sainte-Claire, de peur quequelque œil curieux n’observe mes actions ; de m’y laisserseule une heure, et je réponds de cette vie que je consacre à vosplaisirs. Pour prévenir tout soupçon, ne venez pas me voir pendantle jour. Souvenez-vous de la clef, et que je vous attends avantminuit. Écoutez ! J’entends des pas qui s’approchent !laissez-moi : je vais faire semblant de dormir.

Le moine obéit, et quitta la cellule ; ilouvrait la porte lorsque le père Pablos parut.

– Je viens, dit celui-ci, savoir desnouvelles de mon jeune malade.

– Chut ! répondit Ambrosio, mettantun doigt sur sa lèvre ; parlez bas ; je viens de levoir : il est tombé dans un profond sommeil, qui, assurément,lui fera du bien. Ne le dérangez pas en ce moment, car il désire sereposer.

Le père Pablos obéit, et, entendant la clochesonner, accompagna le prieur à matines. Ambrosio se sentitembarrassé en entrant dans la chapelle. Le péché était pour lui unechose nouvelle, et il s’imagina que tous les yeux pouvaient liresur son visage ses méfaits de la nuit. Il essaya de prier ; lapiété n’échauffait plus son sein ; ses pensées insensiblementle ramenaient aux charmes secrets de Mathilde. Mais ce qu’il avaitperdu en pureté de cœur, il le remplaça par sa sainteté extérieure.Pour mieux couvrir son péché, il redoubla de semblants de vertu, etjamais il ne parut plus dévot que depuis qu’il avait violé sesengagements. Ainsi, sans y penser, il ajoutait l’hypocrisie auparjure et à l’incontinence.

Les matines terminées, Ambrosio se retira danssa cellule. Les plaisirs qu’il venait de goûter pour la premièrefois avaient laissé leur impression dans son esprit ; soncerveau était en désordre, et présentait un chaos confus deremords, de volupté, d’inquiétude et de crainte. La conscience luipeignit sous des couleurs repoussantes son parjure et safaiblesse ; la crainte grossit à ses yeux les horreurs duchâtiment, et il se vit déjà dans les cachots de l’inquisition.

À ces idées tourmentantes succédaient celle dela beauté de Mathilde, celles de ces leçons délicieuses qui, unefois apprises, ne se peuvent plus oublier. Ce seul coup d’œil leréconciliait avec lui-même : les plaisirs de la nuit dernièrene lui semblaient point achetés trop cher par le sacrifice del’innocence et de l’honneur ; leur souvenir suffisait pourremplir son âme d’extase : il maudissait sa folle vanité quil’avait poussé à dissiper dans l’obscurité la fleur de sa vie, etl’avait tenu dans l’ignorance des jouissances que procurent l’amouret les femmes.

Soumis aux ordres de Mathilde, il n’alla pointde tout le jour la voir dans sa cellule. Le père Pablos annonça, auréfectoire, que Rosario avait enfin consenti à suivre sonordonnance, mais que le remède n’avait pas produit le moindreeffet, et que vraisemblablement aucune puissance humaine neparviendrait à le sauver. Le prieur se rangea à cet avis, etaffecta de déplorer la fin prématurée d’un jeune homme qui donnaitde si belles espérances.

La nuit arriva. Ambrosio avait pris soin de sefaire remettre par le portier la clef de la petite porte quidonnait sur le cimetière. Lorsque tout fut silencieux dans lemonastère, il sortit de sa cellule et courut à celle de Mathilde.Elle avait quitté son lit, et s’était habillée avant qu’iln’arrivât.

– Je vous attendais avec impatience,dit-elle ; ma vie dépend de ce moment. Avez-vous laclef ?

– Oui.

– Allons vite au jardin ; nousn’avons pas de temps à perdre. Suivez-moi.

Elle prit sur la table un petit paniercouvert. Le portant d’une main et de l’autre tenant la lampe quibrûlait sur la cheminée, elle se hâta de sortir de la cellule.Ambrosio la suivit. Tous deux gardaient un profond silence. Ellemarcha d’un pas rapide mais circonspect, traversa les cloîtres etgagna le côté occidental du jardin. Elle donna la lampe àAmbrosio ; puis, lui prenant la clef, elle ouvrit la petiteporte et entra dans le cimetière. C’était un carré vaste etspacieux, planté d’ifs : une moitié appartenait aucouvent ; l’autre était la propriété des sœurs deSainte-Claire, et était couvert d’un toit de pierre ; ladivision était marquée par une grille de fer, dont le guichetgénéralement n’était pas fermé à clef.

C’est là que Mathilde dirigea ses pas :elle ouvrit le guichet et chercha la porte qui conduisait auxcaveaux souterrains où reposaient les os blanchissants desreligieuses de Sainte-Claire. La nuit était entièrementsombre ; on ne voyait ni lune ni étoiles ; heureusementil n’y avait pas un souffle de vent, et le moine portait la lampeen pleine sécurité : à l’aide de sa clarté, la porte dusépulcre fut bientôt découverte ; elle se perdait dans lecreux d’un mur, et était presque entièrement recouverte pard’épaisses touffes de lierre ; trois marches de pierregrossièrement taillée y conduisaient et Mathilde était sur le pointde descendre lorsqu’elle recula.

– Il y a quelqu’un dans les caveaux,dit-elle tout bas au moine ; cachez-vous jusqu’à ce qu’on soitpassé.

Elle se réfugia derrière un grand etmagnifique tombeau, érigé en l’honneur de la fondatrice ducouvent ; Ambrosio suivit cet exemple, cachant avec soin salampe dont la lueur les aurait trahis. Peu d’instants s’étaientécoulés lorsqu’on poussa la porte qui menait aux souterrains. Desrayons de lumière se projetèrent sur l’escalier, et permirent auxdeux témoins cachés de voir deux femmes vêtues d’habits religieux,et qui paraissaient engagées dans une conversation animée. Leprieur n’eut aucune difficulté à reconnaître dans la premièrel’abbesse de Sainte-Claire, et une des nonnes plus âgées dans sacompagne.

– Tout est préparé, dit l’abbesse :son sort sera décidé demain ; tous ses pleurs et ses soupirsne serviront de rien. Non ! depuis vingt-cinq ans que je suissupérieure de ce couvent, jamais je n’ai vu de trait plusinfâme !

– Vous devez vous attendre à bien del’opposition, répliqua l’autre d’une voix plus douce : Agnès abeaucoup d’amies dans le couvent, et la mère Sainte-Ursule enparticulier épousera sa cause très chaudement. En vérité, ellemérite d’avoir des amies, et je voudrais pouvoir vous faire prendreen considération sa jeunesse et ce que sa situation a departiculier. Elle paraît touchée de sa faute ; l’excès de sadouleur prouve son repentir ; et je suis convaincue que c’estla contrition plus que la crainte du châtiment qui fait couler seslarmes. Vénérable mère, si vous consentiez à mitiger la rigueur devotre sentence, si vous daigniez oublier cette premièretransgression, je m’offrirais pour caution de sa conduitefuture.

– L’oublier, dites-vous ? mèreCamille, vous m’étonnez ! Quoi ! après m’avoir déshonoréeaux yeux de l’idole de Madrid, de l’homme même à qui je désireraisle plus de donner une idée de la régularité de ma discipline !Comme j’ai dû paraître méprisable au révérend prieur ! Non, mamère, non ! je ne puis pardonner cet outrage ; je ne puismieux convaincre Ambrosio de mon horreur pour de tels crimes, qu’enpunissant celui d’Agnès avec toute la rigueur qu’admettent nossévères lois. Cessez donc vos supplications, elles seront toutesinutiles ; ma résolution est prise : demain Agnès sera unterrible exemple de ma justice et de mon ressentiment.

La mère Camille ne semblait pas abandonner lapartie, mais en ce moment la voix des nonnes cessa de pouvoirs’entendre. L’abbesse ouvrit la porte qui communiquait avec lachapelle Sainte-Claire, et étant entrée avec sa compagne, elle lareferma sur elles.

Mathilde alors demanda quelle était cetteAgnès contre qui l’abbesse était si courroucée, et quel rapportelle avait avec Ambrosio. Il raconta l’aventure, et ajouta que,comme ses idées depuis lors avaient subi une complète révolution,il ressentait beaucoup de pitié pour cette infortunée.

– J’ai dessein, dit-il, de demanderdemain une audience à la supérieure, et d’user de tous les moyenspossibles pour qu’elle adoucisse sa sentence.

– Prenez-y garde, interrompitMathilde ; ce changement subit d’idée peut exciter sasurprise, et donner naissance à des soupçons que nous avons le plusgrand intérêt à éviter. Redoublez plutôt d’austérité extérieure, etfulminez des menaces contre les erreurs d’autrui pour mieuxdissimuler les vôtres. Abandonnez la nonne à sa destinée :votre intervention serait dangereuse, et son imprudence mérited’être punie ; elle n’est pas digne de goûter les plaisirs del’amour, puisqu’elle n’a pas l’esprit de les cacher. Mais àdiscuter ces intérêts frivoles, je perds des instants qui sontprécieux : la nuit fuit à grands pas, et j’ai beaucoup à faireavant l’aurore. Les nonnes se sont retirées : nous sommes ensûreté. Donnez-moi la lampe, Ambrosio ; je dois descendreseule dans ces souterrains : attendez ici, et si quelqu’uns’approche, avertissez-moi par un cri ; mais si vous tenez àla vie, ne vous avisez pas de me suivre, vous tomberiez victime devotre imprudente curiosité.

À ces mots, elle s’avança vers le sépulcre,tenant toujours la lampe d’une main et son petit panier del’autre ; elle toucha la porte qui cria lentement sur sesgonds rouillés, et lui offrit un étroit escalier tournant, demarbre noir : elle descendit ; Ambrosio resta en haut,suivant de l’œil les faibles rayons de la lampe qui s’éloignaientgraduellement ; ils disparurent, et il se trouva dans unecomplète obscurité.

Laissé à lui-même, il ne put songer sanssurprise au changement subit qui s’était opéré dans le caractère etles sentiments de Mathilde. Il y a peu de jours, elle paraissait laplus douce personne de son sexe, soumise à tout ce qu’il voulait,et le regardant comme un être supérieur. Maintenant elle avait prisdans les manières et le langage une sorte de courage et de virilitébien peu propres à plaire. Son ton n’était plus insinuant, maisimpérieux. Il ne se trouvait pas en état de lutter d’arguments avecelle, et se voyait forcé de reconnaître l’infériorité de sonjugement. Elle l’étonnait à chaque instant par de nouvelles preuvesde force d’esprit ; mais ce qu’elle gagnait dans l’opinion del’homme, elle le perdait, et au-delà, dans l’affection de l’amant.Il regrettait Rosario, le tendre, le doux, le docile Rosario ;il était peiné de voir Mathilde dédaigner les vertus de son sexe,et lorsqu’il se rappelait ce qu’elle avait dit de la nonnecondamnée, il ne pouvait s’empêcher de le trouver cruel et indigned’une femme. Néanmoins, tout en la blâmant de son insensibilité, ilreconnaissait la justesse de ses observations ; et quoiqu’ileût sincèrement pitié d’Agnès, il renonça à l’idée d’intervenir ensa faveur.

Près d’une heure s’était écoulée depuis queMathilde était descendue dans les souterrains, et elle ne revenaitpas. La curiosité d’Ambrosio était vivement excitée. Il s’approchade l’escalier – il écouta – tout se taisait, sauf à de certainsintervalles où il saisissait le son de la voix de Mathilde roulantdans ce labyrinthe de passages, et répété par l’écho des voûtessépulcrales ; elle était à une trop grande distance pour qu’ilpût distinguer ses paroles, et avant d’arriver jusqu’à lui, ellesse confondaient en un sourd murmure. Il brûlait de pénétrer cemystère ; il résolut de désobéir à ses ordres, et de la suivredans le souterrain : il avança jusqu’à l’escalier, et déjà ilen avait descendu quelques marches lorsque le courage luimanqua ; il se rappela les menaces de Mathilde, et son sein seremplit d’une terreur secrète et inexplicable : il remonta lesdegrés, reprit sa première position, et attendit impatiemment lafin de cette aventure.

Tout à coup il ressentit un chocviolent : la terre trembla ; les colonnes qui soutenaientla voûte furent si fortement ébranlées, qu’à chaque instant ellesemblait prête à l’écraser, et aussitôt il entendit un épouvantablecoup de tonnerre : après quoi, ses yeux se fixant surl’escalier, il vit une brillante colonne de lumière courir le longdes souterrains ; il ne la vit qu’un moment : dès qu’elleeut disparu, tout redevint calme et obscur ; d’épaissesténèbres l’entourèrent de nouveau, et le silence de la nuit ne futinterrompu que par le bruit des ailes de la chauve-souris quivolait lentement près de lui.

Chaque instant augmentait l’étonnementd’Ambrosio. Au bout d’une autre heure, la même lumière reparut, etse perdit de nouveau et aussi subitement : elle étaitaccompagnée d’une musique douce mais solennelle, qui s’élevait dufond des voûtes, et qui pénétra le moine de bonheur et d’effroi. Iln’y avait pas longtemps qu’elle avait cessé, lorsqu’il entendit surl’escalier le pas de Mathilde ; elle revenait dusouterrain : la joie la plus vive animait ses beauxtraits.

– N’avez-vous rien vu ?demanda-t-elle.

– J’ai vu deux fois une colonne delumière briller sur l’escalier.

– Rien de plus ?

– Rien.

– Le matin est sur le point deparaître : retirons-nous au couvent, de peur que la clarté dujour ne nous trahisse.

D’un pas léger elle sortit du cimetière ;elle regagna sa cellule, toujours suivie du curieux prieur ;elle ferma la porte, et se débarrassa de sa lampe et de sonpanier.

– J’ai réussi ! s’écria-t-elle, ense jetant dans les bras d’Ambrosio ; j’ai réussi au-delà demes plus chères espérances ! je vivrai, je vivrai pourvous ! La démarche que je frémissais de faire sera pour moiune source de joies inexprimables ! Oh ! si j’osais vousles faire partager ! oh ! s’il m’était permis de vousassocier à mon pouvoir, de vous élever autant au-dessus de votresexe qu’un seul acte hardi m’a élevée au-dessus du mien !

– Et qui vous en empêche, Mathilde ?interrompit le moine ; pourquoi me faire un secret de ce quis’est passé dans le souterrain ? me croyez-vous indigne devotre confiance ? Mathilde, je douterai de la vérité de votreaffection tant que vous aurez des joies auxquelles il me serainterdit de prendre part.

– Vos reproches sont injustes ;l’obligation où je suis de vous cacher mon bonheur m’affligesincèrement : mais je ne suis point à blâmer ; la fauten’en est point à moi, mais à vous, mon Ambrosio. Je vois encoretrop le moine en vous ; votre esprit est esclave des préjugésde l’éducation, et la superstition pourrait vous faire trembler àl’idée de ce que l’expérience m’a appris à apprécier. L’heure n’estpas venue de vous révéler un secret de cette importance ; maisla force de votre jugement et la curiosité que je me réjouis devoir étinceler dans vos yeux me font espérer qu’un jour vousmériterez ma confiance : jusqu’à cette époque, modérez votreimpatience.

Tous les excès luxurieux de la nuit précédentese renouvelèrent, et les amants ne se séparèrent que lorsque lacloche sonna matines. Les mêmes plaisirs se répétèrent souvent. Lesmoines se réjouissaient de la guérison inespérée du faux Rosario,et aucun d’eux ne soupçonnait son véritable sexe. Le prieur étaitpossesseur tranquille de sa maîtresse, et, se voyant à l’abri desoupçon, il s’abandonnait à ses passions en pleine sécurité. Lahonte et les remords ne le tourmentaient plus ; un fréquentusage lui avait rendu ce péché familier, et son sein devint àl’épreuve des aiguillons de la conscience. Mathilde l’encourageaitdans ces sentiments ; mais elle s’aperçut bientôt qu’ellel’avait rassasié par la liberté illimitée de ses caresses :avec l’habitude, ses charmes cessèrent d’inspirer les mêmes désirsqu’auparavant ; le délire de la passion calmé, il eut leloisir de remarquer les moindres imperfections, et où il n’enexistait pas, la satiété en inventait. Le moine avait été gorgé devoluptés ; une semaine était à peine écoulée qu’il fut las desa maîtresse : la chaleur de son tempérament lui faisaitencore chercher dans les bras de Mathilde la satisfaction de sesdésirs ; mais dès que son emportement était apaisé, il laquittait avec dégoût, et son humeur, naturellement inconstante, luifaisait souhaiter le changement avec impatience.

La possession, qui blase l’homme, ne faitqu’accroître l’affection des femmes : chaque jour Mathildes’attachait davantage au moine ; depuis qu’elle lui avaitaccordé ses faveurs il lui était plus cher que jamais, et elle luisavait gré des plaisirs qu’ils avaient également partagés.Malheureusement, à mesure que sa passion devenait plus ardente,celle d’Ambrosio devenait plus froide ; la tendresse qu’ellelui témoignait excitait son dégoût, et l’excès même n’en servaitqu’à éteindre la flamme qui déjà brûlait si faible dans son sein.Mathilde ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que sa société luiétait de jour en jour moins agréable : il était inattentifquand elle parlait ; ses talents si parfaits de musiciennen’avaient plus le pouvoir de l’amuser ; ou s’il daignait enfaire l’éloge, ses compliments étaient froids et évidemmentforcés ; il ne la regardait plus avec tendresse, etn’applaudissait plus à ses paroles avec la partialité d’un amant.Mathilde le remarqua, et redoubla d’efforts pour réveiller en luiles sentiments d’autrefois. Pouvait-elle réussir ? ilconsidérait comme une importunité la peine qu’elle prenait pour luiplaire, et il se sentait repoussé par les moyens mêmes qu’elleemployait pour le ramener. Toutefois leur commerce illicitecontinuait toujours.

Il n’était nullement dans sa nature d’êtretimide ; mais l’influence de son éducation avait été si forte,que la crainte avait fini par faire partie de son caractère. Ilperdit ses parents tout jeune encore : il tomba au pouvoird’un collatéral qui, n’ayant pas d’autre désir que de ne plusentendre parler de lui, le donna en garde à son ami, le derniersupérieur des Capucins. Le prieur, en vrai moine, fit tous sesefforts pour persuader à l’enfant que le bonheur n’existait pashors des murs d’un couvent : il réussit pleinement ;Ambrosio n’eut pas d’autre ambition que d’être admis dans l’ordrede saint François. Ses directeurs réprimèrent soigneusement en luiles vertus dont la grandeur et le désintéressement convenaient malau cloître. Au lieu d’une bienveillance universelle, il adopta uneégoïste partialité pour son propre établissement : on luienseigna à considérer la compassion pour les erreurs d’autrui commele plus noir des crimes ; la noble franchise de son caractèrefit place à une servile humilité. Pour briser son courage naturel,les moines terrifièrent sa jeune âme, en lui mettant devant lesyeux toutes les horreurs inventées par la superstition : ilslui peignirent les tourments des damnés sous les couleurs les plussombres, les plus effrayantes, les plus bizarres, et le menacèrentd’une éternelle perdition à la plus légère faute. Pourtant, endépit de la peine qu’on avait prise pour le pervertir, ses bonnesqualités naturelles perçaient parfois les ténèbres dont on lesavait si soigneusement enveloppées : dans ces occasions, lalutte entre son caractère réel et son caractère acquis étaitfrappante et incompréhensible pour ceux qui ne connaissaient passes dispositions originelles : il prononçait contre lescoupables les plus sévères sentences, que l’instant d’après lacompassion l’engageait à mitiger ; il formait les plusaudacieuses entreprises, que la crainte des suites l’obligeaitbientôt à abandonner : son génie inné dardait une brillantelumière sur les sujets les plus obscurs, et presque aussitôt sasuperstition le replongeait dans des ombres plus profondes quecelles dont il venait de les tirer.

La retraite monastique lui avait étéjusqu’alors favorable, car elle ne lui donnait pas lieu dedécouvrir ses mauvaises qualités. La supériorité de ses talentsl’élevait trop au-dessus de ses compagnons pour lui permettred’être jaloux d’eux ; sa piété exemplaire, son éloquencepersuasive, ses manières agréables lui avaient concilié l’estimeuniverselle, et par conséquent il n’avait point d’injures àvenger ; son ambition était justifiée par son mérite reconnu,et son orgueil n’était considéré que comme une juste confiance enses forces.

Il ne voyait pas l’autre sexe, encore moinscausait-il avec lui : il ignorait les plaisirs que les femmespeuvent procurer ; et s’il lisait dans le cours de ses étudesque « les hommes avaient le cœur tendre », il souriait etse demandait comment.

Un régime frugal, des veilles fréquentes et desévères pénitences amortirent et continrent pour un temps lachaleur naturelle de sa constitution : mais aussitôt quel’occasion se présenta, aussitôt qu’il entrevit un rayon de joiesauxquelles il était resté étranger, les barrières de la religionfurent trop faibles pour résister au torrent impétueux de sesdésirs ; tous les obstacles cédèrent à la force de sontempérament, ardent, sanguin et voluptueux à l’excès. Jusqu’ici sesautres passions dormaient encore ; mais elles n’avaient besoinque d’être une fois éveillées pour se développer avec une violenceaussi grande, aussi irrésistible.

Il avait été choisi pour confesseur par lesprincipales familles de Madrid, et l’on n’était point à la mode sil’on avait des pénitences imposées par un autre qu’Ambrosio. Laporte du monastère était encombrée de carrosses du matin au soir,et les plus nobles et les plus belles dames de Madrid confessaientau prieur leurs secrètes peccadilles. Les yeux du moine luxurieuxdévoraient leurs charmes, et si les pénitentes avaient consulté cesinterprètes, il n’aurait pas eu besoin d’un autre moyen pourexprimer ses désirs ; par malheur, elles étaient si fortementpersuadées de sa continence, que la possibilité qu’il eûtd’indécentes pensées n’entra jamais dans leur esprit. La chaleur duclimat, c’est un fait connu, n’agit pas médiocrement sur laconstitution des dames espagnoles ; mais les plus dévergondéesauraient regardé comme moins difficile d’inspirer une passion à lastatue de marbre de saint François qu’au cœur froid et rigide del’immaculé Ambrosio.

De son côté, le moine n’était guère au fait dela dépravation du monde ; il ne se doutait pas que bien peu deses pénitentes auraient repoussé ses vœux : et même, eût-ilété mieux instruit, le danger d’une telle entreprise lui eût ferméla bouche. Il sentait qu’un secret aussi étrange et aussi importantque celui de sa fragilité ne serait point aisément gardé par unefemme, et il tremblait même que Mathilde ne le trahît. Saréputation lui était beaucoup trop chère pour qu’il ne vît pas ledanger de se mettre à la merci de quelque étourdie vaniteuse ;et comme les beautés de Madrid ne parlaient qu’à ses sens sanstoucher son cœur, il les oubliait, dès qu’il ne les voyait plus. Lerisque d’être découvert, la crainte d’un refus, la perte de saréputation, toutes ces considérations l’avertissaient d’étoufferses désirs ; et quoiqu’il n’éprouvât plus pour elle qu’uneparfaite indifférence, il était forcé de s’en tenir à Mathilde.

Un matin, l’affluence des pénitentes étaitplus grande que de coutume : il fut retenu fort tard dans leconfessionnal ; enfin la foule ayant été expédiée, il sepréparait à quitter la chapelle, lorsque deux femmes entrèrent ets’approchèrent de lui avec humilité ; elles relevèrent leursvoiles, et la plus jeune le pria de vouloir bien les entendre unmoment. La mélodie de sa voix, de cette voix que jamais un hommen’entendit sans intérêt, fixa sur-le-champ l’attention d’Ambrosio.Il s’arrêta. La solliciteuse semblait accablée de douleur :ses joues étaient pâles, ses yeux obscurcis de larmes, et sescheveux tombaient en désordre sur sa figure et sur son sein ;cependant sa physionomie était si douce, si innocente, si céleste,qu’elle aurait charmé un cœur moins impressionnable que celui quipalpitait dans la poitrine du prieur. Il l’écouta parler en cestermes :

– Révérend père, vous voyez uneinfortunée menacée de la perte de sa plus chère, presque de saseule amie ! Ma mère, mon excellente mère, gît sur son lit dedouleur : une maladie soudaine et terrible l’a prise cettenuit, et les progrès ont été si rapides que les médecinsdésespèrent de sa vie. L’aide des hommes me manque : il ne mereste qu’à implorer la miséricorde divine.

J’ai encore une faveur à solliciter ;nous sommes étrangères à Madrid ; ma mère a besoin d’unconfesseur, et ne sait à qui s’adresser. On nous dit que vous nequittez jamais le monastère, et ma pauvre mère, hélas ! estincapable d’y venir : si vous aviez la bonté, révérend père,de nous désigner une personne dont les sages et pieusesconsolations puissent adoucir les angoisses de ma mère au lit demort, ce serait rendre un service mémorable à des cœurs qui ne sontpoint ingrats.

Le moine promit de lui envoyer un confesseurle soir même, et lui demanda son adresse. L’autre dame lui présentaune carte où cette adresse était écrite ; puis elle se retiraavec la belle solliciteuse qui, avant son départ, combla debénédictions le bon prieur. Il la suivit des yeux jusqu’à cequ’elle fût hors de la chapelle. Alors il examina la carte, et illut les mots suivants :

Doña Elvire Dalfa, rue de San-Iago, àquatre portes du palais d’Albornos.

La suppliante n’était autre qu’Antonia etLéonella était sa compagne. Cette dernière n’avait pas consentisans difficulté à accompagner sa nièce au couvent : Ambrosiolui imposait tellement, qu’elle tremblait rien qu’à le voir.

Le moine entra dans sa cellule, où l’imaged’Antonia le poursuivit. Il sentit mille émotions nouvelless’élever dans son cœur, et il n’osait en approfondir lacause ; elles différaient totalement de celles que lui avaitinspirées Mathilde lorsqu’elle lui avait révélé son sexe et sonamour. Antonia n’avait point excité en lui d’idéessensuelles ; aucun désir voluptueux ne portait le désordredans son sein, et son imagination brûlante ne lui peignait pointles charmes que la pudeur avait tenus voilés. Au contraire, unedouce et délicieuse mélancolie s’épanchait dans son âme, et il nel’aurait pas échangée contre les plus vifs transports de joie.

– Heureux ! s’écria-t-il dans sonenthousiasme romanesque, heureux l’homme qui doit posséder le cœurde cette charmante fille ! quelle délicatesse de traits !quelle élégance de formes ! quelle ravissante innocence dansses yeux craintifs ! et quelle différence avec l’expressionlascive, avec le feu luxurieux, qui brillent dans ceux deMathilde ! Oh ! plus doux doit être un baiser dérobé àses lèvres de rose que toutes les brutales faveurs dont l’autre estsi prodigue. Mathilde me gorge de jouissances, jusqu’à m’enlasser ; elle m’impose ses caresses ; elle singe lacourtisane et se glorifie de sa prostitution. Quel dégoût ! Sielle savait le charme inexprimable de la pudeur, comme il captiveirrésistiblement le cœur de l’homme, comme il l’enchaîne au trônede la beauté, jamais elle ne l’aurait répudiée. Quel prix paieraittrop cher l’affection de cette adorable fille ? Que nedonnerais-je pas pour être relevé de mes vœux, pour qu’il me fûtpermis de lui déclarer mon amour à la face de la terre et duciel !

Tandis que son imagination forgeait ces idées,il marchait d’un air égaré dans sa cellule ; ses yeuxregardaient sans voir ; sa tête était inclinée sur sonépaule : une larme roula sur sa joue, à la pensée que cettevision de bonheur ne se réaliserait jamais pour lui.

Il parcourut sa chambre à grands pas. Puiss’arrêtant, son œil tomba sur le portrait de sa madone, naguère siadmirée. Il l’arracha du mur avec indignation ; il le jeta àterre et le repoussa du pied.

– Prostituée !

Infortunée Mathilde ! son amant oubliaitque c’était pour lui seul qu’elle avait forfait à la vertu, et ilne la méprisait que pour avoir été trop aimé d’elle.

Il se jeta sur une chaise placée près de latable ; il vit la carte qui portait l’adresse d’Elvire ;il la prit, et elle le fit souvenir de sa promesse au sujet d’unconfesseur. Il ne lui était pas difficile de sortir du couvent sansêtre remarqué : la tête enveloppée de son capuchon, ilespérait ne pas être reconnu en passant dans les rues ; cesprécautions prises, et le secret recommandé à la famille d’Elvire,Madrid, sans aucun doute, ne soupçonnerait jamais qu’il eût manquéà son vœu de ne pas voir les murs extérieurs du monastère. Àl’heure donc où les Espagnols font généralement la sieste, il sehasarda à sortir du couvent par une porte particulière, dont ilavait la clef ; le capuchon de sa robe était rabattu sur sonvisage. Les rues, à cause de la chaleur, étaient presquedésertes : le moine rencontra peu de gens, trouva la rue deSan-Iago, et arriva sans accident à la porte de doña Elvire. Ilsonna : on lui ouvrit et on l’introduisit dans une chambred’en haut.

Ce fut là qu’il courait le plus grand risqued’être découvert. Si Léonella avait été au logis, elle l’auraitreconnu sur-le-champ. Ses dispositions communicatives ne luiauraient pas permis de rester en repos jusqu’à ce que tout Madrideût été instruit qu’Ambrosio était sorti du monastère pour venirvoir sa sœur. Le hasard se montra l’ami du moine. Léonella, à sonretour, avait trouvé une lettre qui l’informait de la mort d’uncousin, lequel lui laissait ainsi qu’à Elvire le peu qu’ilpossédait. Pour s’assurer de ce legs, elle avait été obligée departir pour Cordoue sans perdre un instant. Léonella, en partant,protesta que rien ne pourrait lui faire oublier le perfide donChristoval. En ceci, heureusement, elle se méprenait : unhonnête jeune homme de Cordoue, qui était garçon apothicaire,trouva que la fortune qu’elle avait suffirait pour le mettre à mêmede tenir une jolie petite boutique à son tour ; dans cetteidée, il se déclara son adorateur. Léonella n’était pasinflexible ; l’ardeur de ses soupirs lui alla au cœur, etbientôt elle consentit à le rendre le plus heureux des hommes.

Ambrosio avait été conduit dans la pièce quiprécédait celle où reposait Elvire. La domestique qui l’avaitintroduit le laissa seul pour aller l’annoncer à sa maîtresse.Antonia, qui était au chevet de sa mère, vint aussitôt letrouver.

– Pardonnez-moi, mon père, dit-elle ens’avançant vers lui, quand, le reconnaissant, elle s’arrêta soudainet poussa un cri de joie. Est-il possible ? continua-t-elle,mes yeux ne me trompent-ils point ? le digne Ambrosio a-t-ilrenoncé à sa résolution, pour adoucir les angoisses de la meilleuredes femmes ?

À ces mots, elle ouvrit la porte de lachambre, présenta à sa mère son illustre visiteur, et, ayant placéun fauteuil à côté du lit, elle passa dans une autre pièce.

Elvire fut extrêmement heureuse de cettevisite. La haute idée qu’elle s’était faite du prieur d’après lebruit général se trouva de beaucoup surpassée. Ambrosio, doué parla nature des moyens de plaire, n’en négligea aucun en causant avecla mère d’Antonia. Plein d’une éloquence persuasive, il calmachaque crainte et dissipa chaque scrupule : il la fitréfléchir à la miséricorde infinie de son juge ; il dépouillala mort de ses dards et de ses terreurs, et enseigna à la mouranteà envisager sans effroi l’abîme de l’éternité. Elvire était toutattentive et toute ravie ; les exhortations du moineramenaient peu à peu la confiance et la consolation dans sonâme : elle s’ouvrit à lui sans hésiter. Il avait déjà calméses appréhensions relativement à la vie future, et maintenant ilapaisa les inquiétudes que lui donnait celle-ci. Elle tremblaitpour Antonia ; elle n’avait personne aux soins de qui larecommander, excepté le marquis de Las Cisternas et sa sœurLéonella : la protection de l’un était fort incertaine, etquant à l’autre, quoiqu’elle aimât sa nièce, Léonella était tropirréfléchie et trop vaine pour ne pas être hors d’état de dirigerune fille si jeune et si inexpérimentée. Le moine ne sut pas plustôt la cause de ses alarmes, qu’il l’engagea à setranquilliser ; il ne doutait pas qu’il ne pût procurer àAntonia un refuge assuré dans la maison d’une de ses pénitentes, lamarquise de Villa-Franca : c’était une dame d’une vertureconnue, et remarquable par la régularité de ses principes et parl’étendue de sa charité. Si quelque accident les privait de cetteressource, il s’engageait à faire admettre Antonia dans un couventrespectable, c’est-à-dire en qualité de pensionnaire libre ;car Elvire avait déclaré qu’elle n’approuvait point la viemonastique, et le moine, soit ingénument, soit par complaisance,était convenu que sa répugnance n’était point dénuée defondement.

Ces preuves d’intérêt gagnèrent complètementle cœur d’Elvire. Elle épuisa, pour le remercier, toutes lesexpressions que la reconnaissance put lui fournir, et assura qu’àprésent elle descendrait tranquillement au tombeau. Ambrosio seleva pour prendre congé ; il promit de revenir le lendemain àla même heure, mais demanda que ses visites fussent tenuessecrètes.

– Je ne veux pas, dit-il, que l’on sachecette infraction à une règle que je me suis imposée par nécessité.Si je n’avais pas pris la résolution de ne point sortir du couvent,excepté dans des circonstances pareilles à celle qui m’a conduit àvotre porte, je serais fréquemment appelé par des motifsinsignifiants : la curiosité, le désœuvrement, le capriceusurperaient ce temps que je passe au lit du malade à consoler lepénitent qui expire et à purger d’épines le passage àl’éternité.

Elvire loua également sa prudence et sacompassion, promettant de cacher soigneusement l’honneur de sesvisites. Le moine alors lui donna sa bénédiction et sortit de lachambre.

Dans l’antichambre il trouva Antonia ; ilne put se refuser le plaisir de passer quelques instants avec elle.Il lui dit de prendre courage ; sa mère paraissait tranquilleet reposée, et il espérait qu’elle pourrait se rétablir. Il demandaquel était le médecin qui la soignait, et promit de lui envoyercelui du couvent qui était un des plus habiles de Madrid. Puis ilfit un pompeux éloge d’Elvire, vanta sa pureté et sa force d’âme,et déclara qu’elle lui avait inspiré une estime et une vénérationprofondes. Le cœur innocent d’Antonia s’enflait de reconnaissance,et la joie dansait dans ses yeux où une larme brillait encore. Ellerépondit avec timidité, mais sans arrière-pensée : elle necraignit pas de lui raconter tous ses petits chagrins, toutes sespetites inquiétudes ; elle le remercia de sa bonté avec toutela chaleur ingénue que la bienveillance allume dans les cœursjeunes et innocents. Avec quelles délices Ambrosio écoutait lestémoignages de sa gratitude naïve ! La grâce naturelle de sesmanières, la douceur sans égale de sa voix, sa modeste vivacité,son élégance sans apprêt, sa physionomie expressive et ses yeuxintelligents s’unissaient pour le pénétrer de plaisirs etd’admiration, tandis que la solidité et la justesse de sesremarques tiraient un nouveau charme de la simplicité et du naturelde son langage.

Ambrosio fut enfin obligé de s’arracher à cetentretien qui n’avait que trop d’attraits pour lui. Il renouvelases vœux à Antonia, répéta qu’il ne fallait pas qu’on sût sesvisites, et elle lui promit le secret. Alors il quitta la maison,tandis que l’innocente enchanteresse retournait vers sa mère sansse douter du mal qu’avait fait sa beauté. Il lui tardait deconnaître l’opinion d’Elvire sur l’homme qu’elle avait tant vanté,et elle fut enchantée de voir que l’enthousiasme de sa mèreégalait, s’il ne surpassait même, le sien.

– Même avant qu’il parlât, dit Elvire,j’étais prévenue en sa faveur. Sa voix pleine et sonore m’a frappéeparticulièrement ; mais certainement, Antonia, je l’avais déjàentendue : elle a paru parfaitement familière à mon oreille.Ou j’aurai connu le prieur autrefois, ou sa voix a une ressemblanceétonnante avec quelque autre que j’ai souvent écoutée ; elleavait certaines inflexions qui m’allaient au cœur et me faisaientéprouver des sensations si singulières que je cherche vainement àm’en rendre compte.

– Ma très chère mère, sa voix a produitle même effet sur moi ; et pourtant il est certain qu’aucunede nous ne l’a entendue avant d’arriver à Madrid. Ce que nousattribuons à son organe vient réellement, je suppose, de sesmanières agréables qui nous empêchent de le considérer comme unétranger. Je ne sais pourquoi, mais je me sens plus à mon aise encausant avec lui que cela ne m’est ordinaire avec les gens qui mesont inconnus.

– Dites-moi, Antonia, pourquoi est-ilimpossible que j’aie vu le prieur auparavant ?

– Parce que depuis son entrée au couventil n’en a jamais dépassé les murs ; il vient de me dire que,dans son ignorance des rues, il avait eu de la difficulté à trouvercelle de San-Iago, quoique si près du couvent.

– Cela se peut ; mais je puisl’avoir vu avant qu’il ne s’y retirât : pour en pouvoirsortir, il a bien fallu qu’il commençât par y entrer.

– Sainte Vierge ! ce que vous ditesest très juste. Oh ! mais ne pourrait-il pas être né dans lemonastère ?

Elvire sourit.

– Attendez ! attendez ! lamémoire me revient. On l’y a mis tout enfant ; le peuple ditqu’il est tombé du ciel, et que les Capucins l’ont reçu en présentde la Sainte Vierge !

– C’est fort aimable à elle. Ainsi il esttombé du ciel, Antonia ? Quelle chute terrible il a dûfaire !

– Bien des gens ne croient pas à cettehistoire ; et je suppose, chère mère, que je dois vous rangerau nombre des incrédules. Quoi qu’il en soit de la vérité de cetteversion ou de toute autre, tout le monde au moins convient quelorsque les moines ont pris soin de lui, il ne pouvait pasparler : vous ne pouvez donc avoir entendu sa voix avant sonentrée au monastère, puisque à cette époque il n’avait pas de voixdu tout.

– Sur ma parole, Antonia, voilà unraisonnement très serré ; vos conclusions sont incontestables.Je ne vous soupçonnais pas tant de logique.

– Ah ! vous vous moquez demoi ; mais tant mieux. Je suis ravie de vous voir en bellehumeur ; en outre, vous paraissez tranquille et plus à l’aise,et j’espère que vous n’aurez plus de convulsions. Oh ! j’étaissûre que la visite du prieur vous ferait du bien.

– Elle m’en a fait réellement, monenfant ; il m’a calmé l’esprit sur plusieurs points quim’agitaient.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer