Le Moine

Chapitre 4

 

CONTINUATION DE L’HISTOIRE DE DON RAYMOND

Mon voyage fut extrêmement agréable : lebaron était homme de sens, mais peu au fait du monde. Il avaitpassé une grande partie de sa vie sans sortir de ses terres, et parconséquent ses manières étaient loin d’être recherchées ; maisil était cordial, enjoué et affectueux. Ses attentions pour moiétaient telles que je les pouvais désirer, et j’avais toute raisond’être satisfait de sa conduite. Sa passion dominante était lachasse, qu’il en était venu à considérer comme une sérieuseoccupation. Je me trouvais être un chasseur passable ; peuaprès mon arrivée à Lindenberg, je donnai quelques preuves de monadresse. Le baron aussitôt me nota comme un homme de génie, et mevoua une éternelle amitié.

Cette amitié m’était devenue précieuse. Auchâteau de Lindenberg, je vis, pour la première fois, votre sœur,la charmante Agnès. Pour moi, dont le cœur était inoccupé et quisouffrais de ce vide, la voir et l’aimer furent la même chose. Jetrouvais dans Agnès tout ce qui pouvait captiver ma tendresse. Elleavait alors à peine seize ans ; sa taille, légère et élégante,était déjà formée ; elle possédait plusieurs talents enperfection, principalement la musique et le dessin : soncaractère était gai, ouvert et égal ; et la gracieusesimplicité de sa toilette et de ses manières contrastaitavantageusement avec l’art et la coquetterie étudiée des damesparisiennes que je venais de quitter.

Je fis maintes questions sur elle à labaronne.

– C’est ma nièce, répondit cette dame.Vous ne savez pas encore, don Alphonso, que je suis votrecompatriote. Je suis sœur du duc de Médina Celi. Agnès est fille demon second frère, don Gaston ; elle a été destinée au couventdès le berceau, et elle prendra bientôt le voile à Madrid.

Ici Lorenzo interrompit le marquis par uneexclamation de surprise.

– Destinée au couvent dès leberceau ! dit-il : par le ciel ! voilà le premiermot que j’entends d’un tel projet.

– Je le crois, mon cher Lorenzo, réponditdon Raymond. Vous ne serez pas moins surpris quand je vousraconterai quelques particularités sur votre famille qui vous sontencore inconnues et que je tiens de la bouche même d’Agnès.

Il reprit alors son récit en cestermes :

– Vous ne pouvez ignorer que vos parentsétaient malheureusement esclaves de la plus grossièresuperstition : quand ce faible était mis en jeu, tout autresentiment, toute autre passion cédait. Étant grosse d’Agnès, votremère fut prise d’une dangereuse maladie, et abandonnée desmédecins. Dans cet état, doña Inesilla fit vœu, au cas qu’ellerevînt à la santé, que l’enfant qui vivait dans son sein seraitconsacré, si c’était une fille, à sainte Claire, si c’était ungarçon, à saint Benoît. Ses prières furent exaucées. Elle futdélivrée de son mal ; Agnès vint au monde vivante, et futdestinée aussitôt au service de sainte Claire.

Don Gaston s’associa sans difficulté au vœu desa femme ; mais connaissant les opinions du duc, son frère, ausujet de la vie monastique, il fut convenu qu’on lui cacherait avecsoin l’avenir que l’on réservait à votre sœur. Pour mieux garder lesecret, il fut décidé qu’Agnès accompagnerait sa tante, doñaRodolpha, en Allemagne, où cette dame était sur le point de suivrele baron Lindenberg qu’elle venait d’épouser. À son arrivée dans cedomaine, la jeune Agnès fut mise dans un couvent, situé à peu demilles du château. Les nonnes auxquelles son éducation fut confiéeremplirent leur tâche avec exactitude ; elles en firent unepersonne accomplie, et s’efforcèrent de lui inspirer du goût pourla retraite et pour les plaisirs tranquilles du cloître. Mais unsecret instinct fit comprendre à la jeune recluse qu’elle n’étaitpas née pour la solitude.

Elle n’était pas assez rusée pour cacherlongtemps sa répugnance : don Gaston en fut instruit.Craignant, Lorenzo, que votre affection pour elle n’entravât sesprojets, et que vous ne missiez obstacle au malheur de votre sœur,il résolut de vous cacher toute l’affaire aussi bien qu’au duc,jusqu’à ce que le sacrifice fût consommé. La prise de voile futfixée à l’époque où vous seriez en voyage, et en attendant on nefit pas mention du fatal vœu de doña Inesilla. Votre sœur ne putobtenir de savoir votre adresse. Toutes vos lettres étaient luesavant de lui être remises, et on en effaçait les passages quiparaissaient de nature à entretenir son goût pour le monde ;ses réponses lui étaient dictées, soit par sa tante, soit par ladame Cunégonde, sa gouvernante. Je tiens ces détails en partied’Agnès, en partie de la baronne elle-même.

Je me déterminai sur-le-champ à arracher cettecharmante fille à un sort si contraire à ses inclinations, et sipeu conforme à son mérite. Je m’efforçai de m’insinuer dans sesbonnes grâces ; je me vantai de mon amitié, et de mon intimitéavec vous. Elle m’écoutait avec avidité, elle semblait dévorer mesparoles quand je faisais votre éloge, et ses yeux me remerciaientde mon affection pour son frère. Ma cour assidue gagna enfin soncœur, et je parvins, non sans difficulté, à lui faire avouerqu’elle m’aimait ; mais lorsque je lui proposai de quitter lechâteau de Lindenberg, elle rejeta formellement cette idée.

– Soyez généreux, Alphonso, dit-elle,vous êtes maître de mon cœur, n’abusez pas du don que je vous aifait. Au lieu de me pousser à une action qui me couvrirait dehonte, tâchez plutôt de gagner l’affection de ceux dont je dépends.Essayez donc votre influence sur mes tuteurs. S’ils consentent ànotre union, ma main est à vous. D’après ce que vous me dites demon frère, je ne puis douter que vous n’obteniez son approbation,et lorsqu’ils verront l’impossibilité d’exécuter leur projet,j’espère que mes parents excuseront ma désobéissance.

Ma principale batterie fut dirigée contre labaronne ; il était aisé de remarquer que sa parole faisait laloi dans le château ; son mari avait pour elle la plus entièredéférence, et la considérait comme un être supérieur. Elle avaitenviron quarante ans ; elle avait été une beauté dans sajeunesse, mais ses nombreux attraits étaient de ceux quisoutiennent mal le choc des ans ; pourtant elle en conservaitencore certaines traces. Son jugement était solide et sain,lorsqu’il n’était point obscurci par les préjugés. L’amie la pluschaude, l’ennemie la plus implacable, telle était la baronneLindenberg.

Je travaillais sans relâche à luiplaire : hélas ! je n’y réussis que trop. Elle paraissaitflattée de mes prévenances, et me traitait avec une distinctiontoute particulière. Une de mes occupations journalières était delui faire des lectures pendant des heures entières. Elle finit parme témoigner une partialité si marquée, qu’Agnès me conseilla desaisir la première occasion de déclarer à sa tante notre passionmutuelle.

Un soir, j’étais seul avec doña Rodolpha dansson appartement. Comme l’amour était en général le sujet de noslectures, Agnès n’avait jamais la permission d’y assister. J’étaisen train de me féliciter d’avoir fini les amours de Tristan etde la reine Iseult…

– Oh ! les infortunés ! s’écriala baronne : qu’en dites-vous, seigneur ? croyez-vousqu’il y ait un homme capable d’éprouver un attachement aussidésintéressé et aussi sincère ?

– Je n’en doute pas, répondis-je ;mon propre cœur m’en donne la certitude. Ah ! doña Rodolpha,si je pouvais vous confesser le nom de celle que j’aime, sansencourir votre ressentiment…

Elle m’interrompit.

– Et si je vous épargnais cet aveu ?Si je convenais que l’objet de vos désirs ne m’est pasinconnu ? Si je vous disais que celle que vous aimez vous paiede retour, et qu’elle déplore aussi sincèrement que vous-même levœu fatal qui la sépare de vous ?

– Ah ! doña Rodolpha !m’écriai-je, en tombant à genoux et en pressant sa main sur meslèvres, vous avez découvert mon secret ? Quelle est votredécision ? dois-je désespérer, ou puis-je compter sur votrebienveillance ?

Elle ne retira pas la main que je tenais, maiselle se détourna, et de l’autre se couvrit la figure.

– Comment puis-je vous la refuser ?répliqua-t-elle. Ah ! don Alphonso, il y a longtemps que j’airemarqué à qui s’adressaient vos soins, mais ce n’estqu’aujourd’hui que je remarque l’impression qu’ils ont faite surmon cœur. Je succombe à la violence de ma passion, et j’avoue queje vous adore ! Fierté, crainte, honneur, respect de moi-même,mes serments au baron, tout est vaincu, je sacrifie tout à monamour, et il me semble que c’est encore trop peu payer lapossession de votre cœur.

Je restai quelque temps muet, je ne savais querépondre à sa déclaration ; je ne pus que me résoudre à ladétromper sans délai, et à lui cacher pour le moment le nom de mamaîtresse. Elle n’avait pas plus tôt avoué sa passion, que lestransports qui se lisaient sur mes traits avaient fait place à laconsternation et à l’embarras ; je laissai aller ma main, etje me relevai.

– Que signifie ce silence ? dit-elled’une voix tremblante ; où est cette joie à laquelle je devaism’attendre ?

– Pardonnez-moi, señora, répondis-je, sila nécessité me force à paraître manquer pour vous d’égards et dereconnaissance. L’honneur m’oblige de vous déclarer que vous avezpris pour les sollicitudes de l’amour ce qui n’était que lesprévenances de l’amitié. Ce dernier sentiment est celui que j’aidésiré inspirer à votre cœur ; en nourrir un plus ardent,c’est ce que m’interdisent et le respect que je vous porte, et magratitude pour le généreux accueil du baron. Peut-être ces motifsn’auraient pas suffi à me garantir de vos attraits, si monaffection n’avait déjà appartenu à une autre. Vous avez, señora,des charmes faits pour captiver le plus insensible ; il n’estpas de cœur libre qui pût leur résister ; il est heureux pourmoi que le mien ne soit plus en ma possession, car j’aurais eu à mereprocher toute ma vie d’avoir violé les lois de l’hospitalité.

La baronne pâlit à cette déclaration imprévue.Enfin, revenant de sa surprise, la consternation fit place à larage, et le sang reflua vers ses joues avec violence.

– Infâme ! s’écria-t-elle ;monstre de fourberie ! c’est ainsi que tu reçois l’aveu de monamour ? C’est ainsi que… mais non, non ! cela ne peutêtre ! cela ne sera pas ! Alphonso, voyez-moi à vospieds ! Soyez témoin de mon désespoir ! Jetez un regardde pitié sur une femme qui vous aime d’une affectionsincère !

Je tâchai de la relever.

– Pour l’amour de Dieu, señora, modérezces transports ; ils nous déshonorent tous les deux.

Je me disposais à quitter l’appartement :la baronne me retint tout à coup par le bras.

– Et quelle est cette heureuserivale ? dit-elle d’un ton menaçant. Qui est-elle ?répondez-moi à l’instant. N’espérez pas la soustraire à mavengeance ! Je vous entourerai d’espions. Chaque pas, chaqueregard sera surveillé ; vos yeux me découvriront marivale : je la connaîtrai, et alors, tremblez, Alphonso,tremblez pour elle et pour vous !

Elle palpita, gémit, et enfin tomba sansconnaissance ; je la soutins dans mes bras et la plaçai sur unsofa. Puis, courant à la porte, j’appelai ses femmes, je la confiaià leurs soins, et je profitai de l’occasion pour m’échapper.

Agité et confus au-delà de toute expression,je dirigeai mes pas vers le jardin. Comme je passais près d’unesalle basse, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, je vis, parla porte qui était entrouverte, Agnès assise à une table :elle était occupée à dessiner, et plusieurs esquisses inachevéesétaient éparses autour d’elle.

– Oh ! ce n’est que vous ?dit-elle, en levant la tête : vous n’êtes pas un étranger, etje continuerai mon occupation sans cérémonie. Prenez un siège etasseyez-vous à côté de moi.

J’obéis, et je me mis près de la table. Sanssavoir ce que je faisais, et tout occupé de la scène qui venait dese passer, je pris quelques dessins et j’y jetai les yeux : undes sujets me frappa par sa singularité. Il représentait la grandesalle du château de Lindenberg. Une porte, qui conduisait à unétroit escalier, était ouverte à demi. Sur le premier planparaissait un groupe de figures placées dans les attitudes les plusgrotesques ; la terreur était peinte sur toutes lesphysionomies. Celui-ci était à genoux, les yeux levés au ciel etpriant dévotement ; celui-là s’enfuyait à quatre pattes.Quelques-uns cachaient leur visage dans leur manteau ou dans lesein de leurs compagnons ; quelques autres s’étaient réfugiéssous une table, où l’on voyait les débris d’un festin ; tandisque d’autres, la bouche béante et les yeux grands ouverts,montraient du doigt une figure qui paraissait avoir occasionné cedésordre. C’était une femme d’une taille surnaturelle, et portantl’habit d’un ordre religieux. Son visage était voilé ; à sonbras pendait un chapelet ; sa robe était çà et là tachée degouttes de sang qui coulaient d’une blessure qu’elle avait au sein.D’une main elle tenait une lampe, de l’autre un grandcouteau ; et elle avait l’air de s’avancer vers les portes enfer de la salle.

– Que signifie cela, Agnès ? luidis-je ; est-ce un sujet de votre invention ?

Elle regarda le dessin.

– Oh ! non, répondit-elle ;c’est l’invention d’une tête plus forte que la mienne. Mais est-ilpossible que vous ayez demeuré trois mois entiers à Lindenberg sansavoir entendu parler de la nonne sanglante ?

– Vous êtes la première personne à quij’aie entendu prononcer son nom. Je vous prie, quelle est cettedame ?

– Je voudrais bien vous dire savie ; malheureusement ce n’est que depuis sa mort qu’on aconnu son existence. C’est alors pour la première fois qu’elle ajugé nécessaire de faire du bruit dans le monde, et, dans cetteintention, elle s’est permis de s’emparer du château de Lindenberg.Comme elle a bon goût, elle s’est logée dans la plus belle pièce dela maison, et, une fois installée là, elle s’est amusée à fairedanser les tables et les chaises au beau milieu de la nuit.Peut-être avait-elle des insomnies ; mais ceci, je n’ai pasété à même de le vérifier. Suivant la tradition, ce divertissementa commencé il y a environ cent ans ; il était accompagné decris, de hurlements, de gémissements, de jurements, et de beaucoupd’autres agréables bruits de même espèce ; mais, bien qu’unepièce particulière fût plus spécialement honorée de ses visites,elle ne s’y renfermait pas tout à fait ; de temps en tempselle s’aventurait dans les vieilles galeries, elle allait et venaitdans les vastes salles, ou parfois, s’arrêtant aux portes deschambres, elle y pleurait et se lamentait au grand effroi de leurshabitants.

– N’a-t-elle jamais parlé à ceux quil’ont rencontrée ? dis-je.

– Non, les échantillons qu’elle donnaitla nuit de son talent de conversation n’étaient certes pas faitspour tenter. Quelquefois, le château retentissait de serments etd’imprécations ; un moment après, elle répétait un Paternoster ; tantôt elle hurlait les plus horriblesblasphèmes, tantôt elle chantait De profundis aussiméthodiquement que si elle était encore au chœur. Le château devintpresque inhabitable, et le propriétaire fut si effrayé de cesréjouissances nocturnes, qu’un beau matin on le trouva mort dansson lit. Mais le baron suivant se montra trop fin pour elle :il fit son entrée escorté d’un célèbre exorciseur, qui ne craignitpas de s’enfermer toute une nuit dans la chambre où elle revenait.Là, il paraît qu’il eut un rude combat à soutenir contre elle avantd’obtenir la promesse qu’elle se tiendrait tranquille. Elle avaitde l’entêtement, mais lui encore plus, et enfin elle consentit àlaisser les habitants du château dormir leur pleine nuit. Dequelque temps après on n’entendit plus parler d’elle. Mais au boutde cinq ans, l’exorciseur mourut, et la nonne se hasarda àreparaître. Le baron est pleinement persuadé que le 5 mai de chaquecinquième année, aussitôt que l’horloge sonne une heure, la portede la pièce adoptée par elle s’ouvre (observez que cette pièce aété condamnée depuis près d’un siècle) ; alors le fantômes’avance avec sa lampe et son poignard ; il descend l’escalierde la tour de l’est, et traverse la grande salle. Cette nuit-là, leportier laisse toujours les portes du château ouvertes, par respectpour l’apparition.

– Et vous croyez cela, Agnès ?

– Pouvez-vous me faire une semblablequestion ? Non, non, Alphonso ! j’ai trop à déplorerl’influence de la superstition pour m’en rendre victimemoi-même ; cependant je ne dois pas avouer mon incrédulité àla baronne. Quant à dame Cunégonde, ma gouvernante, elle protestequ’il y a quinze ans, elle a vu le spectre de ses deux yeux. Ellem’a raconté un soir comment elle et plusieurs autres domestiques,étant à souper, avaient été terrifiés par l’apparition de la nonnesanglante. C’est d’après ce récit que j’ai fait cette esquisse etvous pouvez bien penser que Cunégonde n’y a pas été oubliée. Lavoici ! Je n’oublierai jamais combien elle était en colère etcomme elle était laide lorsqu’elle m’a grondée d’avoir fait d’elleun portrait si ressemblant.

En dépit de la tristesse qui m’accablait, jene pus m’empêcher de sourire de l’imagination enjouéed’Agnès : elle avait parfaitement attrapé la ressemblance dedame Cunégonde, mais elle avait tellement exagéré chaque défaut, etrendu chaque trait si irrésistiblement risible, que je conçusfacilement la colère de la duègne.

– La figure est admirable, ma chèreAgnès ! je ne vous savais pas si habile à saisir leridicule.

– Attendez un moment,répliqua-t-elle ; je vais vous montrer une figure encore plusridicule que celle de dame Cunégonde. Si elle vous plaît, vouspouvez en disposer comme bon vous semblera.

Elle se leva, alla à une armoire placée à unepetite distance, et prit dans un tiroir une petite boîte qu’elleouvrit et me présenta.

– Connaissez-vous l’original de ceportrait ? dit-elle, en souriant.

C’était le sien.

Ravi de ce présent, je pressai avec transportson image sur mes lèvres ; je me jetai à ses pieds, et luiexprimai ma reconnaissance dans les termes les plus brûlants et lesplus passionnés. Elle m’écouta avec complaisance, et m’assuraqu’elle partageait mes sentiments, quand tout à coup elle poussa ungrand cri, dégagea la main que je tenais, et s’enfuit de la chambrepar la porte qui donnait sur le jardin. Stupéfait de ce brusquedépart, je me relevai promptement. Quelle fut ma confusion de voirla baronne debout près de moi, brûlant de jalousie, et presquesuffoquée de rage !

Elle arriva à la porte de la chambreprécisément au moment où Agnès me donnait son portrait. Ellem’entendit jurer un amour éternel à sa rivale, aux pieds de quij’étais.

– Mes soupçons étaient donc justes !dit-elle ; la coquetterie de ma nièce a triomphé, et c’est àelle que je suis sacrifiée ! Sous un rapport, du moins, jesuis heureuse ; je ne serai pas seule à pleurer de regrets.Vous aussi, vous saurez ce que c’est que d’aimer sans espoir !Votre maîtresse restera prisonnière dans sa chambre jusqu’à cequ’elle échange ce château contre le cloître. Pour prévenir devotre part tout obstacle à cet événement désiré, je dois vousannoncer, don Alphonso, que votre présence ici ne peut plus êtreagréable ni au baron ni à moi. Ce n’est pas pour dire desextravagances à ma nièce que vos parents vous ont envoyé enAllemagne : vous avez à voyager, et je serais au regretd’entraver plus longtemps un si parfait dessein. Adieu,seigneur ; souvenez-vous que demain matin nous nous voyonspour la dernière fois.

Après la déclaration formelle de la maîtressedu château, il m’était impossible de faire un plus long séjour àLindenberg. Le lendemain donc j’annonçai mon départ immédiat. Lebaron assura qu’il avait une peine sincère, et me fit de si chaudesprotestations que j’entrepris de le mettre dans nos intérêts. Maisà peine eus-je nommé Agnès qu’il m’arrêta court, et me dit qu’il nelui était pas possible d’intervenir dans cette affaire. La baronneexerçait sur son mari une autorité despotique, et je vis facilementqu’elle l’avait prévenu contre ce mariage. Agnès ne parut pas. Jedemandai la permission de prendre congé d’elle, mais ma prière futrejetée. Je fus obligé de partir sans la voir.

Au moment où je le quittais, le baron me pritaffectueusement la main, et m’assura que, dès que sa nièce seraitpartie, je pourrais considérer sa maison comme la mienne.

– Adieu, don Alphonso ! dit labaronne, et elle me tendit la main.

Je la pris, et voulus la porter à meslèvres : elle m’en empêcha. Son mari était à l’autre bout dela chambre, et ne pouvait entendre.

– Prenez garde à vous !continua-t-elle ; mon amour est devenu de la haine. Je nerépondis pas, et je me hâtai de quitter le château.

Je n’avais pour toute suite qu’un Français quej’avais pris à Strasbourg pour remplacer Stéphano, et mon petitpage dont je vous ai déjà parlé. Par sa fidélité, son intelligenceet son bon naturel, Théodore m’était déjà cher ; mais il sepréparait à me rendre un service qui me le fit considérer comme unange gardien. À peine étions-nous à un demi-mille du château, qu’ilapprocha son cheval à la portière de ma chaise.

– Prenez courage, señor ! Tandis quevous étiez avec le baron, j’ai épié le moment où dame Cunégondeétait en bas, et j’ai monté dans la chambre qui est au-dessus decelle de doña Agnès. J’ai chanté aussi haut que j’ai pu un petitair allemand qui lui est bien connu, dans l’espoir qu’elle serappellerait ma voix. Je ne me suis pas trompé, car bientôt j’aientendu la croisée s’ouvrir. Je me suis hâté de laisser tomber unecorde dont je m’étais pourvu. Lorsque j’ai entendu la fenêtre serefermer, j’ai tiré à moi la corde, et j’y ai trouvé ce papierattaché.

Il me présenta alors un petit billet à monadresse.

Cachez-vous pendant quinze jours dansquelque village des environs. Ma tante croira que vous avez quittéLindenberg, et me rendra la liberté. – Je serai dans le pavillon del’ouest, le 30, à minuit. Ne manquez pas d’y venir, et nous ypourrons concerter nos plans pour l’avenir. Adieu.

Agnès

À la lecture de ces lignes, ma joie dépassatoutes les bornes, et je n’en mis point non plus aux expressions dereconnaissance que je prodiguai à Théodore. J’admirai également sonjugement, sa pénétration, son adresse et sa fidélité. Il avaitbeaucoup d’acquis pour son âge, et joignait les avantages d’unephysionomie vive et d’un extérieur qui prévenait pour lui à uneintelligence parfaite et à un excellent cœur. Il a maintenantquinze ans, il est toujours à mon service.

Je suivis les instructions d’Agnès, je gagnaiMunich ; là je laissai ma chaise aux soins de Lucas, mondomestique français, et je revins à cheval à un petit village situéà environ quatre milles du château de Lindenberg. En arrivant, jefis au maître de l’auberge où j’étais descendu un conte quil’empêcha de s’étonner de la durée de mon séjour dans sa maison. Jen’avais avec moi que Théodore : nous nous étions déguisés tousdeux, et comme nous vivions fort retirés, on ne nous soupçonna pasd’être autres que nous ne paraissions. Les quinze jourss’écoulèrent de la sorte. Dans l’intervalle, j’eus l’agréablecertitude qu’Agnès avait été remise en liberté. Elle traversa levillage avec dame Cunégonde ; sa santé et son humeursemblaient également bonnes.

La nuit si longtemps attendue, si longtempsdésirée, arriva. Elle était calme, et la lune était dans son plein.Aussitôt que l’horloge sonna onze heures, je courus au rendez-vous,tant j’avais peur d’arriver trop tard. Théodore s’était muni d’uneéchelle ; j’escaladai sans difficulté le mur du jardin ;le page me suivit, et retira l’échelle après nous. Je me postaidans le pavillon de l’ouest, et j’attendis impatiemment l’arrivéed’Agnès. Chaque brise qui soufflait, chaque feuille qui tombait, jeles prenais pour son pas, et je m’élançais à sa rencontre. Enfinl’horloge du château sonna minuit. Un autre quart d’heure s’écoula,et j’entendis le pas léger de ma maîtresse qui s’approchait dupavillon avec précaution. J’exprimais ma joie de la voir,lorsqu’elle m’interrompit en ces termes :

– Nous n’avons pas de temps à perdre,Alphonso : les moments sont précieux ; car bien que je nesois plus prisonnière, Cunégonde surveille tous mes pas. Un exprèsde mon père vient d’arriver ; il faut que je parteimmédiatement pour Madrid, et c’est avec difficulté que j’ai obtenuun délai d’une semaine. La superstition de mes parents, soutenuepar les représentations de ma cruelle tante, ne me laisse aucuneespérance d’émouvoir leur compassion. Dans cette perplexité, j’airésolu de me confier à votre honneur. Écoutez maintenant de quellemanière je compte effectuer mon évasion :

« Nous sommes au 30 avril. Dans cinqjours on s’attend à voir l’apparition de la nonne. Lors de madernière visite au couvent, je me suis pourvue d’un costume propreà ce rôle. Une amie que j’y ai laissée, et à qui je n’ai pas faitscrupule de confier mon secret, m’a procuré sans hésiter un habitde religieuse. Ayez une voiture prête, et qu’elle stationne à peude distance de la grande porte du château. Dès que l’horlogesonnera une heure, je quitterai ma chambre, dans les habits quel’on suppose être ceux du fantôme. Qui que ce soit qui merencontre, il sera trop effrayé pour s’opposer à ma fuite : jegagnerai facilement la porte, et me mettrai sous votreprotection.

Le ton dont elle prononça ces mots était sitouchant que je ne pus m’empêcher d’être profondément affecté. Jeme repentais aussi de n’avoir pas pris la précaution de faire venirune chaise de poste dans le village : j’aurais pu enleverAgnès cette nuit même. L’entreprise maintenant était impraticable.Je fus donc obligé d’entrer dans son plan.

Agnès inclinait tristement sa tête sur monépaule, et à la clarté de la lune je vis des larmes couler sur sajoue. Je tâchai de dissiper sa mélancolie, et l’encourageai àenvisager notre avenir de bonheur. Je protestai dans les termes lesplus solennels que sa vertu et son innocence seraient en sûretésous ma garde, et que tant que l’église ne me l’aurait pas donnéepour femme légitime, son honneur serait aussi sacré pour moi quecelui d’une sœur. Je lui dis que mon premier soin serait de voustrouver, Lorenzo, et de vous faire approuver notre union ; etje continuais à parler sur ce ton, lorsqu’un bruit qui venait dudehors m’alarma. Soudain la porte du pavillon s’ouvrit, etCunégonde parut devant nous.

– À merveille ! dit Cunégonde d’unevoie aigre de fureur, tandis qu’Agnès poussait un grand cri ;par sainte Barbara ! jeune dame, voilà une excellenteinvention ! vous devez contrefaire la nonne sanglante,vraiment ? quelle incrédulité ! Sur ma foi, j’ai bonneenvie de vous laisser suivre votre plan : quand le vraifantôme vous rencontrera, je vous garantis que vous serez dans unjoli état ! Mais, pour cette fois du moins, je déjouerai voscoupables desseins. La noble dame sera instruite de toutel’affaire, et Agnès doit réserver son rôle de spectre pour uneautre occasion. Adieu, señor ; – et vous, seigneur fantôme,permettez-moi d’avoir l’honneur de vous reconduire à votreappartement.

Elle s’approcha du sofa, où sa tremblantepupille était assise ; elle la prit par la main et s’apprêtaità l’emmener du pavillon.

Je la retins, et, à force de prières, decajoleries, de promesses et de flatteries, j’essayai de la mettredans mes intérêts ; mais, voyant que tout ce que je pouvaisdire ne servait à rien, je renonçai à mes vains efforts.

– Ne vous en prenez qu’à votreobstination, dis-je. Il me reste un moyen de nous sauver, Agnès etmoi, et je n’hésiterai pas à l’employer.

Effrayée de cette menace, elle voulut sortirdu pavillon ; mais je la saisis par la taille et la retins deforce. Au même instant, Théodore, qui l’avait suivie dans lachambre, ferma la porte, et l’empêcha de s’échapper. Je pris levoile d’Agnès : j’en enveloppai la tête de la duègne, quijetait des cris si perçants que, malgré notre éloignement duchâteau, je tremblais qu’ils ne fussent entendus. Enfin, je réussisà la bâillonner si complètement, qu’elle ne put proférer un seulson. Théodore et moi, non sans peine, nous parvînmes ensuite à luilier les mains et les pieds avec nos mouchoirs, et j’engageai Agnèsà regagner sa chambre en toute diligence. Je lui promis qu’iln’arriverait aucun mal à Cunégonde ; je lui recommandai de serappeler que, le 5 mai, j’attendrais à la grande porte du château,et lui fis de tendres adieux. Tremblante et mal à l’aise, elle eutà peine la force de me répéter qu’elle acquiesçait à ce plan, etelle s’enfuit chez elle, pleine de désordre et de confusion.

– Théodore, cependant, m’aidait à enlevernotre proie surannée. Nous la hissâmes par-dessus le mur, je la missur mon cheval, devant moi, et je galopai avec elle loin du châteaude Lindenberg. Elle fut cahotée et secouée au point de n’avoir toutau plus l’air que d’une momie vivante. Nous entrâmes dans la rue oùl’auberge était située, et, tandis que le page frappait, j’attendisà quelque distance. L’hôte ouvrit la porte. Je descendis de chevalavec Cunégonde dans mes bras, j’enfilai l’escalier, gagnai machambre sans être vu, et, ouvrant un vaste cabinet, je la serraidedans, et le fermai à clef. L’aubergiste et Théodore parurentbientôt avec des lumières : le premier exprima sa surprise deme voir rentrer si tard, mais ne fit point de questionsindiscrètes.

Aussitôt je rendis visite à ma prisonnière.Hors d’état de parler ou de remuer, elle exprima sa fureur par sesregards ; et, excepté pour ses repas, je n’osai jamais ladélier ni lui ôter son bâillon. En ces instants, même, je tenaissur elle une épée nue, lui protestant que, si elle poussait lemoindre cri, je la lui plongerais dans le cœur. Dès qu’elle avaitfini de manger, je lui remettais le bâillon. Je sentais bien que leprocédé était cruel, et que la nécessité seule où nous noustrouvions pouvait le justifier. Quant à Théodore, il n’en avait pasle moindre scrupule ; la captivité de Cunégonde l’amusaitinfiniment.

Ainsi se passèrent les cinq jours durantlesquels j’eus à préparer tout ce qui était nécessaire à monentreprise. – En quittant Agnès, mon premier soin avait été dedépêcher à Munich un paysan avec une lettre pour Lucas, danslaquelle je lui ordonnais d’avoir soin qu’une voiture attelée dequatre chevaux arrivât à dix heures du soir, le 5 mai, au villagede Rosenwald. Il obéit ponctuellement à mes instructions :l’équipage arriva à l’instant marqué. À mesure qu’approchaitl’heure de l’enlèvement de sa maîtresse, la rage de Cunégondeaugmentait. Je crois vraiment que le dépit et la colère l’auraienttuée si je n’avais pas découvert, par bonheur, le faible qu’elleavait pour l’eau-de-vie de cerises. Elle s’enivrait régulièrementune fois le jour, par manière de passe-temps.

Le 5 mai arriva. Avant que l’horloge sonnâtminuit, je me rendis au lieu de l’action ; Théodore me suivaità cheval. Je cachai la voiture dans une vaste caverne de lamontagne, au sommet de laquelle était situé le château. La nuitétait calme et belle ; les rayons de la lune tombaient sur lesvieilles tours du château, et répandaient sur leurs créneaux unelueur argentée. Soudain j’entendis des chants affaiblis nousarriver dans le silence de la nuit.

– Quelle peut être la cause de ce bruit.Théodore ?

– Un étranger de distinction,répondit-il, a passé aujourd’hui par le village, se rendant auchâteau : c’est, dit-on, le père de doña Agnès. Sans doute lebaron donne une fête pour célébrer son arrivée.

L’horloge du château annonça minuit. À cesignal, la famille avait coutume de se mettre au lit. Peu après,j’aperçus des lumières aller et venir de différents côtés dans lechâteau : j’en conclus que la compagnie se séparait.J’entendis tirer les verrous des portes massives ; à lalumière qui était dans sa main, je reconnus Conrad, le vieuxportier ; il ouvrit les deux battants de la grande porte et seretira. Les lumières du château disparurent successivement, etenfin le bâtiment tout entier fut enveloppé de ténèbres.

J’approchai du château et me hasardai à enfaire le tour : une faible lueur brillait encore dans lachambre d’Agnès. Je regardai cette lueur avec joie. Mes yeux nel’avaient point encore quittée, lorsque je vis une figure à lacroisée, et le rideau fut soigneusement tiré pour cacher la lampequi brûlait. Convaincu par cette observation qu’Agnès n’avait pointabandonné notre plan, je retournai à mon poste le cœur léger.

La demi-heure sonna. Les trois quartssonnèrent ! Enfin le coup désiré se fit entendre, l’horlogefrappa une heure, et l’écho du manoir répéta le son bruyant etsolennel. Je levai les regards vers la fenêtre de la chambremystérieuse… À peine cinq minutes s’étaient écoulées, la lumièreque j’attendais parut. J’étais tout près de la tour. La fenêtren’était pas tellement éloignée de terre que je ne m’imaginasse voirune figure de femme, une lampe en main, se mouvoir avec lenteur lelong de la chambre. Bientôt la lumière s’évanouit, et tout rentradans l’obscurité.

Des clartés fugitives se montraient auxfenêtres de l’escalier à mesure que l’aimable fantôme passaitdevant. Je suivis la lumière à travers la grande salle ; elleen sortit, et enfin je vis Agnès passer la porte principale. Elleétait habillée exactement comme elle avait décrit le spectre. Unchapelet pendait à son bras ; sa tête était enveloppée d’unlong voile blanc ; sa robe de nonne était tachée de sang, etelle avait eu soin de se munir d’une lampe et d’un poignard. Elles’avança vers le lieu où je me tenais. Je volai à sa rencontre, etla pris dans mes bras.

– Agnès ! dis-je en la pressantcontre mon cœur, Agnès ! Agnès ! tu es à moi !Agnès ! Agnès ! je suis à toi ! Tant que mon sangcoulera dans mes veines, tu es à moi ! je suis à toi ! Àtoi mon corps ! à toi mon âme.

Effrayée, hors d’haleine, elle ne pouvaitparler. Elle laissa tomber sa lampe et son poignard, et s’affaissasur mon sein en silence. Je la soulevai dans mes bras et la portaià la voiture. Théodore devait rester derrière, afin de relâcherdame Cunégonde. Il était chargé aussi d’une lettre pour la baronne,où j’expliquais toute l’affaire, et où je la suppliais d’intervenirpour obtenir le consentement de don Gaston à mon mariage avec safille. Je lui découvrais mon véritable nom.

Je montai dans la voiture, où Agnès étaitdéjà. Théodore ferma la portière, et les postillons partirent.D’abord je fus charmé de la rapidité de notre course ; maisdès que nous ne fûmes plus en danger d’être poursuivis, je lesappelai et leur ordonnai de ralentir le pas. Ils essayèrent en vainde m’obéir : les chevaux méconnaissaient le frein, etcontinuaient de courir avec une vitesse étonnante. Les postillonsredoublèrent d’efforts pour les arrêter ; mais à force deruades et de soubresauts, les chevaux ne furent pas longs à sedélivrer de cette contrainte. J’entendis de grands cris : lespostillons avaient été précipités à terre. Aussitôt d’épais nuagesobscurcirent le ciel ; les vents mugissaient autour de nous,les éclairs jaillissaient, et le tonnerre grondait à fairetrembler. Jamais je n’ai vu orage si effrayant.

Ma compagne, cependant, restait sans mouvementdans mes bras. Vraiment alarmé de toute l’étendue du danger, jetâchais en vain de la rappeler à elle, lorsqu’un horriblecraquement m’annonça qu’ici notre course se terminait de la manièrela plus désagréable. La voiture était en pièces. En tombant, matempe avait frappé contre un caillou. La douleur de la blessure, laviolence du choc et mes craintes pour la sûreté d’Agnèss’unissaient pour m’accabler, je perdis connaissance et restaicomme mort sur la terre.

Je dus demeurer assez longtemps dans cet état,car, lorsque j’ouvris les yeux, il faisait grand jour. Des paysansm’entouraient, et paraissaient discuter entre eux s’il étaitpossible que j’en revinsse. Je parlais assez bien allemand :aussitôt que je pus articuler un son, je m’informai d’Agnès.Quelles furent ma surprise et ma douleur lorsque les paysansm’assurèrent qu’ils n’avaient vu personne qui ressemblât ausignalement que je leur donnais. Ils me racontèrent que, se rendantà leur travail journalier, ils avaient été alarmés de voir lesdébris de ma voiture et d’entendre les gémissements d’un cheval, leseul des quatre qui restât vivant ; les trois autres étaientétendus morts à mon côté. Je n’avais près de moi personne quand ilsarrivèrent, et ils avaient perdu bien du temps avant de parvenir àme rendre à la vie. Inquiet au-delà de toute expression sur le sortde ma compagne, je suppliai ces paysans de se disperser à sarecherche. Je leur décrivis son costume, et promis d’immensesrécompenses à celui qui m’en donnerait quelques nouvelles. Quant àmoi, il m’était impossible de m’associer à leursperquisitions : dans ma chute, je m’étais enfoncé deux côtes,mon bras droit démis pendait sans mouvement à mon côté, et legauche était si cruellement endommagé, que je n’espérais pas enpouvoir jamais recouvrer l’usage.

– Les paysans consentirent à mademande ; ils me laissèrent tous, à l’exception de quatre quifirent une litière de branchages et s’apprêtèrent à me porter à laville voisine. Je m’enquis de son nom : j’appris que c’étaitRatisbonne, et je pus à peine me persuader que j’eusse fait tant dechemin en une nuit. Je dis aux villageois qu’à une heure du matinj’avais passé par le village de Rosenwald. Ils secouèrent la têted’un air pensif, et se firent signe l’un à l’autre qu’assurémentj’avais le délire. On fit venir un chirurgien, qui me remit le brasavec succès ; puis il examina mes autres blessures, et me ditde n’avoir aucune appréhension de leurs suites ; mais ilm’ordonna de me tenir tranquille, et de me préparer à une cureennuyeuse et pénible. Je lui répondis que pour espérer que je fussetranquille, il fallait d’abord tâcher de me procurer des nouvellesd’une dame qui avait quitté Rosenwald avec moi la nuitprécédente.

– Notre malade n’est pas tout à fait dansson bons sens, entendis-je qu’il disait à voix basse : c’estla conséquence naturelle de sa chute ; mais cela se passerabientôt.

Mon air égaré et frénétique confirma lesassistants dans l’idée que j’étais en délire. N’ayant point trouvéde vestiges de la dame, ils la crurent un être créé par mon cerveauéchauffé.

Les jours s’écoulaient : point denouvelles d’Agnès. L’anxiété de la crainte fit place audécouragement. Sur l’ordre du chirurgien, je pris une potioncalmante, et dès que la nuit vint, les personnes qui me gardaientse retirèrent et me laissèrent reposer.

Je l’essayai en vain. Je tremblais sans savoirpourquoi ; des gouttes froides me coulaient du front et mescheveux se hérissaient de frayeur. Tout à coup j’entendis des paslents et lourds monter l’escalier. Involontairement je me mis surmon séant et je tirai le rideau du lit. La porte s’ouvrit avecviolence ; une figure entra, et s’approcha de mon lit d’un passolennel et mesuré. Tremblant de crainte, j’examinai ce visiteurnocturne. Dieu tout-puissant ! c’était la nonnesanglante ! c’était la compagne que j’avais perdue ! Sonvisage était toujours voilé, mais elle n’avait plus ni lampe nipoignard. Elle releva lentement son voile. Quel spectacle s’offrità mes yeux stupéfaits ! j’avais devant moi un cadavre animé.Elle avait la mine longue et hagarde ; il n’y avait de sang nidans ses joues ni dans ses lèvres ; la pâleur de la mort étaitrépandue sur ses traits ; et ses prunelles, fixées obstinémentsur moi, étaient ternes et creuses. Enfin, d’une voix sourde etsépulcrale, elle prononça les paroles suivantes :

– Raymond ! Raymond ! tu es àmoi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! Tantque le sang coulera dans tes veines, je suis à toi ! tu es àmoi ! À moi ton corps ! à moi ton âme !

Je ne pouvais plus respirer d’épouvante enl’entendant répéter mes propres expressions. L’apparition s’assiten face de moi, au pied du lit, et resta muette. Ses yeux étaientconstamment fixés sur les miens. Elle saisit de ses doigts glacésma main qui pendait sans vie sur la couverture, et, pressant sesfroides lèvres sur les miennes, elle redit encore :« Raymond ! Raymond ! tu es à moi !Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! » etc.

Alors elle quitta ma main, sortit de lachambre à pas lents, et la porte se referma sur elle.

La chambre voisine n’était séparée de lamienne que par une mince cloison ; elle était occupée parl’hôte et sa femme ; il fut éveillé par mon gémissement, etentra en toute hâte chez moi ; l’hôtesse ne tarda pas à l’ysuivre. Ils eurent quelque peine à me faire revenir de monévanouissement, et ils envoyèrent aussitôt chercher le chirurgien,qui arriva en diligence. Il déclara que ma fièvre s’était beaucoupaccrue, et que si je continuais à éprouver une si violenteagitation, il n’oserait pas répondre de ma vie. Quelques remèdesqu’il me donna calmèrent un peu mes esprits. Je tombai dans uneespèce d’assoupissement vers le point du jour, mais des rêveseffrayants m’empêchèrent de retirer aucun bénéfice de monrepos.

La scène se répéta chaque nuit. Loin dem’accoutumer au fantôme, chaque visite nouvelle m’inspirait uneplus grande horreur. Son image me poursuivait sans cesse, et jedevins la proie d’une continuelle mélancolie. L’agitation constantede mon esprit retardait naturellement le rétablissement de masanté. Plusieurs mois s’écoulèrent avant que je fusse en état dequitter le lit ; et lorsque enfin je passai sur un sofa,j’étais si faible, si abattu, si amaigri, que je ne pouvais pastraverser la chambre sans assistance.

Vous pouvez être surpris que pendant tout cetemps je ne me sois pas procuré des nouvelles de votre sœur.Théodore, qui à grand-peine avait découvert ma demeure, m’avaitrassuré sur elle ; en même temps il m’avait convaincu quetoutes tentatives pour la tirer de captivité seraient inutiles tantque je ne serais pas en état de retourner en Espagne. Lesparticularités de l’aventure d’Agnès que je vais vous relater, jeles tiens en partie de Théodore et en partie d’elle-même.

La nuit fatale où son enlèvement devait avoirlieu, un contretemps ne lui avait pas permis de quitter sa chambreà l’instant convenu. À la fin elle se hasarda à entrer dans lapièce du revenant ; elle descendit l’escalier qui conduisait àla salle, trouva les portes ouvertes ainsi qu’elle s’y attendait,et quitta le château sans avoir été vue. Quel fut son étonnement dene pas me trouver prêt à la recevoir ! Elle examina lacaverne, parcourut chaque allée du bois voisin et passa deux heuresentières dans cette vaine perquisition. Elle ne découvrait aucunetrace ni de moi ni de la voiture. Alarmée et désappointée, sa seuleressource était de rentrer au château avant que la baronne neremarquât son absence ; mais alors elle se trouva dans unnouvel embarras : l’horloge avait déjà frappé deux coups,l’heure consacrée au fantôme était passée, et la soigneuse portièreavait fermé la grande porte. Après bien des irrésolutions, elles’aventura à frapper doucement. Par bonheur pour elle, Conrad étaitencore éveillé : il entendit le bruit, et se leva engrommelant d’être de nouveau dérangé. Il n’eut pas plus tôt ouvertun des battants et vu l’apparition supposée qui attendait derrière,qu’il jeta un grand cri et tomba sur ses genoux. Agnès profita deson effroi ; elle se glissa à côté de lui, vola chez elle, ets’étant dépouillée de son appareil de spectre, elle se mit au lit,essayant en vain de se rendre compte de ma disparition.

Théodore, cependant, ayant vu ma voiturepartir avec la fausse Agnès, s’en était retourné tout joyeux auvillage… Le lendemain matin, il délivra Cunégonde et l’accompagnaau château. Il y trouva le baron, sa femme et don Gaston quidiscutaient la relation du portier. Ils s’accordaient tous trois àadmettre l’existence des spectres, mais le dernier soutenait quefrapper pour qu’on lui ouvrît, c’était de la part d’un fantôme unprocédé jusqu’ici sans exemple et complètement incompatible avec lanature immatérielle d’un esprit. Leur discussion n’était pointterminée lorsque le page parut avec Cunégonde et éclaircit lemystère. En entendant sa déposition, tout le monde tomba d’accordque l’Agnès que Théodore avait vue monter dans ma voiture devaitêtre la nonne sanglante, et que le fantôme qui avait épouvantéConrad n’était autre que la fille de don Gaston.

Après le premier instant de surprise que causacette découverte, la baronne résolut d’en profiter pour décider sanièce à prendre le voile. Craignant que l’offre d’un si avantageuxétablissement ne fît renoncer don Gaston à son dessein, ellesupprima ma lettre, et continua de me représenter comme unaventurier pauvre et inconnu. Mon rang resta ignoré de tous auchâteau, excepté de la baronne. Don Gaston ayant approuvé le projetde sa sœur, Agnès fut appelée à comparaître devant eux. On l’accusad’avoir médité une évasion, on l’obligea de tout avouer, et ellefut étonnée de la douceur avec laquelle on reçut cet aveu ;mais quelle fut son affliction lorsqu’on lui annonça que c’étaitpar ma faute que son plan avait échoué ! Cunégonde, stylée parla baronne, dit qu’en la relâchant je l’avais chargée d’informer samaîtresse que notre liaison en resterait là, que toute l’affaireavait été occasionnée par un faux rapport, et qu’il ne me convenaiten aucune manière, dans ma position, d’épouser une femme sansfortune ni espérances.

Ce qui confirma bien plus encore l’idée quej’étais un imposteur, ce fut l’arrivée d’une lettre de vous, danslaquelle vous déclariez que vous ne connaissiez personne du nomd’Alphonso d’Alvarada. Ces preuves apparentes de ma perfidie,appuyées des insinuations artificieuses de sa tante, de laflatterie de Cunégonde, et des menaces et de la colère de son père,triomphèrent entièrement de la répugnance de votre sœur pour lecouvent. Elle passa au château de Lindenberg un autre mois, et puiselle accompagna don Gaston en Espagne. Théodore fut remis alors enliberté. Il s’empressa d’aller à Munich, où j’avais promis de luidonner de mes nouvelles ; mais apprenant de Lucas que je n’yétais point arrivé, il poursuivit ses recherches avec uneinfatigable persévérance, et enfin réussit à me rejoindre àRatisbonne.

J’étais tellement changé qu’il eut peine àreconnaître mes traits ; la douleur imprimée sur les sienstémoignait suffisamment le vif intérêt qu’il prenait à moi. Lasociété de cet aimable enfant, que j’avais toujours considéréplutôt comme un compagnon que comme un domestique, était ma seuleconsolation. Sa conversation était gaie et pourtant sensée, et sesobservations étaient fines et piquantes.

Un soir, Théodore s’amusait à regarder par lafenêtre une bataille entre deux postillons qui se querellaient dansla cour.

– Ah ! ah !, s’écria-t-il toutà coup, voici le grand Mogol !

– Qui ? lui dis-je.

– Oh ! rien : un homme qui m’atenu un étrange propos à Munich.

– À quel sujet ?

– À présent que vous m’y faites songer,señor, c’était une espèce de message pour vous ; mais vraimentil ne valait pas la peine qu’on s’en acquittât. Pour ma part, jecrois que cet homme est fou. Quand je vins vous chercher à Munichje le trouvai logé au Roi des Romains, et l’aubergiste me conta desingulières choses de lui. À son accent, on le suppose étranger,mais de quel pays, personne ne peut le dire. Il avait l’air de nepas connaître une âme dans la ville ; il parlait trèsrapidement, et jamais on ne le voyait sourire. Il n’avait nidomestiques, ni bagage ; mais sa bourse paraissait amplementgarnie, et il faisait beaucoup de bien. Selon les uns, c’était unastrologue arabe ; selon d’autres, c’était un charlatan envoyage ; et plusieurs déclaraient que c’était le docteurFaust, que le diable avait renvoyé en Allemagne. Pourtant,l’aubergiste m’a dit qu’il avait les meilleures raisons de croireque c’était le grand Mogol gardant l’incognito.

– Mais ce propos étrange,Théodore ?

– C’est vrai, j’avais presque oublié lepropos. En vérité, quant à cela, ce n’aurait pas été une grandeperte si je l’avais oublié tout à fait. Sachez donc, señor, qu’aumoment où je questionnais l’aubergiste sur vous, l’étranger vint àpasser ; il s’arrêta, et me regarda fixement :« Jeune homme, dit-il, d’une voix solennelle, celui que vouscherchez a trouvé ce qu’il voudrait bien perdre. Ma main seule peuttarir le sang. Dites à votre maître de penser à moi quand l’horlogesonnera une heure. »

– Cours le chercher, mon enfant !prie-le de m’accorder un moment d’entretien.

Théodore se hâta de m’obéir. Peu de tempss’était écoulé lorsqu’il reparut et introduisit dans ma chambrel’hôte que j’attendais. C’était un homme d’un extérieur majestueux.Sa physionomie était fortement accentuée, et ses yeux étaientgrands, noirs et étincelants ; mais il y avait dans son regardquelque chose qui, dès que je le vis, m’inspira une crainte, pourne pas dire une horreur secrète. Il était habillé simplement, sescheveux étaient sans poudre, et un bandeau de velours noir, quiceignait son front, ajoutait encore au sombre de ses traits. Sonvisage portait les marques d’une profonde mélancolie, son pas étaitlent et son maintien grave, auguste et solennel.

Le page se retira.

– Je sais votre affaire, dit-il, sans medonner le temps de parler. J’ai le pouvoir de vous délivrer devotre visiteur nocturne ; mais cela ne peut pas être avantdimanche. À l’heure où commence le jour du repos, les esprits desténèbres ont moins d’influence sur les mortels. Après samedi, lanonne ne vous visitera plus.

– Ne puis-je vous demander, lui dis-je,par quel moyen vous êtes en possession d’un secret que j’aisoigneusement caché à tout le monde ?

– Comment puis-je ignorer vossouffrances, quand j’en vois la cause en ce moment à côté devous ?

Je tressaillis. L’étranger continua :

– Quoi qu’elle ne soit visible pour vousqu’une heure sur vingt-quatre, elle ne vous quitte ni jour ninuit ; et elle ne vous quittera que lorsque vous aurez faitdroit à sa requête.

– Et quelle est cette requête ?

– C’est à elle de vous l’expliquer ;je l’ignore. Attendez patiemment la nuit de samedi : alorstout s’éclaircira.

Il cita des gens qui avaient cessé d’existerdepuis plusieurs siècles, et qu’il paraissait avoir connuspersonnellement. Je ne pouvais pas nommer un pays si éloigné qu’ilne l’eût visité, et je ne me lassais pas d’admirer l’étendue et lavariété de son instruction. Je lui fis la remarque qu’il devaitavoir eu un plaisir infini à tant voyager. Il secoua tristement latête.

– Personne, répondit-il, n’est à même deconnaître la misère de mon lot ! Le destin m’oblige d’êtreconstamment en mouvement ; il ne m’est pas permis de passerplus de deux semaines dans le même endroit. Je n’ai pas d’amis dansle monde, et cet état d’agitation perpétuelle m’empêche d’en avoir.Je voudrais bien déposer le fardeau de ma déplorable existence, carj’envie ceux qui jouissent du repos de la tombe ; mais la mortm’échappe et fuit mes embrassements. En vain, je me jette au-devantdu danger : je plonge dans l’océan, et les vagues me rejettentavec horreur sur le rivage ; je m’élance dans le feu, et lesflammes reculent à mon approche ; je m’expose à la fureur desbrigands, et leurs armes s’émoussent et se brisent sur monsein ; le tigre affamé tremble à ma vue, et l’alligators’enfuit devant un monstre plus affreux que lui. Dieu m’a scellé deson sceau, et toutes ses créatures respectent cette marque fatale.Je suis condamné à inspirer la terreur et l’aversion à tous ceuxqui me voient ; déjà vous sentez l’influence du charme, etd’instants en instants vous la sentirez davantage.

À ces mots il partit, me laissant stupéfait dutour mystérieux de ses manières et de sa conversation. Sa promesseque je serais bientôt délivré des visites du fantôme produisit unbon effet sur ma constitution. Théodore, que je traitais plutôtcomme un fils adoptif que comme un domestique, fut surpris à sontour de me voir meilleure mine.

La nuit tant souhaitée arriva. Minuit venaitde sonner quand il entra dans ma chambre ; dans sa main étaitun petit coffre qu’il posa près du poêle. Il me salua sansparler : je lui rendis le compliment en observant le mêmesilence. Alors il ouvrit le coffre. Le premier objet qu’il ensortit fut un petit crucifix de bois. Il se mit à genoux, lecontempla avec tristesse, puis leva les yeux vers le ciel : ilavait l’air de prier avec ferveur. Enfin il courba respectueusementla tête, baisa le crucifix trois fois, et quitta son humbleposture. Ensuite il tira du coffre un gobelet couvert ; dedansétait une liqueur qui avait l’air d’être du sang : il aspergeale plancher, et, y trempant un des bouts du crucifix, il traça uncercle au milieu de la chambre ; tout autour il plaça diversesreliques, des crânes, des ossements, etc. Je remarquai qu’il lesdisposait tous en forme de croix. Enfin il prit une grande Bible,et me fit signe de le suivre dans le cercle ; j’obéis.

– Ayez soin de ne pas proférer unesyllabe ! dit tout bas l’étranger ; ne sortez pas ducercle, et, dans votre intérêt, ne vous avisez pas de me regarderau visage !

Tenant le crucifix d’une main et de l’autre laBible, il paraissait lire avec une profonde attention. L’horlogesonna une heure : j’entendis comme à l’ordinaire les pas de lanonne dans l’escalier ; mais je ne fus pas saisi de monfrisson accoutumé ; j’attendis son approche avec confiance.Elle entra dans la chambre, vint près du cercle et s’arrêta. –L’étranger marmotta quelques mots inintelligibles pour moi. Alors,relevant sa tête de dessus le livre et étendant le crucifix vers lefantôme, il dit d’un ton distinct et solennel :

– Béatrix ! Béatrix !Béatrix !

– Que veux-tu ? bégaya l’apparitiond’une voix creuse.

– Quelle cause trouble ton sommeil ?pourquoi persécuter et torturer ce jeune homme ? Que faut-ilpour rendre le repos à ton esprit inquiet ?

– Je n’ose le dire ! Je ne dois pasle dire ! Je voudrais bien pouvoir reposer dans ma tombe, maisdes ordres sévères me forcent de prolonger ma pénitence !

– Connais-tu ce sang ? sais-tu dansles veines de qui il coula ? Béatrix ! Béatrix ! enson nom je te somme de me répondre !

– Je n’ose pas désobéir à mesmaîtres.

– Oses-tu me désobéir ?

Il parlait d’un ton impérieux, et il ôta sonbandeau noir. En dépit de sa défense, la curiosité ne me permit pasde tenir les yeux baissés : je les levai, et je vis sur sonfront une croix de feu. Je ne puis m’expliquer l’horreur dont cettevue me pénétra, mais je n’ai jamais rien senti de pareil. Sil’exorciseur ne m’avait pris la main, je serais tombé hors ducercle.

Quand je revins à moi, je m’aperçus que lacroix de feu avait produit un effet non moins violent sur lanonne ; sa contenance exprimait la vénération et l’horreur, etses membres de fantôme s’entrechoquaient de crainte.

– Oui ! dit-elle enfin, je tremble àce signe ! je le respecte ! je vous obéis ! Sachezdonc que mes os sont encore sans sépulture ; ils pourrissentdans l’obscurité du trou de Lindenberg. Nul autre que ce jeunehomme n’a le droit de les déposer au tombeau. Ses lèvres m’ont cédéson corps et son âme : jamais je ne lui rendrai sa promesse,jamais il ne connaîtra plus une nuit exempte de terreur, à moinsqu’il ne s’engage à recueillir mes os qui tombent en poudre, et àles déposer dans le caveau de famille de son château d’Andalousie.Alors, que trente messes soient dites pour le repos de mon âme, etje ne troublerai plus ce monde. À présent, laissez-moipartir : ces flammes sont dévorantes !

Il abaissa lentement la main qui tenait lecrucifix, et que jusqu’alors il avait dirigé sur elle. L’apparitioncourba la tête, et sa forme s’évanouit dans l’air. L’exorciseur mefit sortir du cercle. Il replaça la Bible, etc., dans le coffre,puis il s’adressa à moi, qui me tenais près de lui, muet destupeur.

– Don Raymond, vous avez entendu àquelles conditions le repos vous est promis : c’est à vous deles remplir à la lettre. Pour moi, il ne me reste qu’à dissiperl’obscurité qui est encore répandue sur l’histoire du spectre, etqu’à vous apprendre que, de son vivant, Béatrix portait le nom deLas Cisternas ; c’était la grand-tante de votre grand-père.Étant votre parente, vous devez du respect à ses cendres, quoiquel’énormité de ses crimes soit faite pour exciter votre aversion.Quant à la nature de ces crimes, personne plus que moi n’estcapable de vous l’expliquer : j’ai connu personnellement lesaint homme qui mit fin à ses désordres nocturnes dans le châteaude Lindenberg, et je tiens ce récit de sa propre bouche.

Béatrix de Las Cisternas prit le voile de fortbonne heure, non de son propre choix, mais sur l’ordre exprès deses parents. – Elle était trop jeune alors pour regretter lesplaisirs dont ses vœux la privaient ; mais dès que sontempérament chaud et voluptueux commença à se développer, elles’abandonna librement à l’entraînement de ses passions, et saisitla première occasion de les satisfaire. Cette occasion se présentaenfin, après maint obstacle qui n’avait fait qu’ajouter à lavéhémence de ses désirs. Elle parvint à s’évader du couvent, ets’enfuit en Allemagne avec le baron de Lindenberg. Elle vécutplusieurs mois dans le château de son amant, en concubinage avoué.Toute la Bavière fut scandalisée de sa conduite impudente etdéréglée. Ses fêtes rivalisaient de luxe avec celles de Cléopâtre,et Lindenberg devint le théâtre de la débauche la plus effrénée.Non contente d’étaler l’incontinence d’une prostituée, elle fitprofession d’athéisme : elle ne perdit pas une occasion de semoquer de ses vœux monastiques et de tourner en ridicule lescérémonies les plus sacrées de la religion.

Avec un caractère si dépravé, elle ne pouvaitlongtemps borner son affection à un seul objet. Peu après sonarrivée au château, le frère cadet du baron attira son attentionpar ses traits fortement prononcés, par sa taille gigantesque etpar ses membres athlétiques. Elle n’était pas d’humeur à dissimulerlongtemps ses inclinations ; mais elle trouva dans Othon deLindenberg son égal en dépravation. Il répondit à sa passion toutjuste assez pour l’accroître ; et quand il l’eut montée aupoint désiré, il exigea pour prix de son amour l’assassinat de sonfrère. La malheureuse acquiesça à cette horrible convention ;une nuit fut choisie pour faire le coup. Othon, qui résidait dansun petit domaine à peu de milles du château, promit qu’à une heuredu matin il l’attendrait au trou de Lindenberg, qu’il amèneraitavec lui une troupe d’amis sûrs à l’aide desquels il ne doutait pasd’être en état de se rendre maître du château, enfin que sonpremier soin serait de l’épouser.

La nuit fatale arriva. Le baron dormait dansles bras de sa perfide maîtresse, quand l’horloge du château sonnaune heure. Béatrix tira un poignard de dessous son oreiller, et leplongea dans le cœur de son amant. Le baron ne poussa qu’ungémissement effrayant, et expira. La meurtrière se hâta de quitterle lit, prit une lampe d’une main et de l’autre le sanglantpoignard, et dirigea sa course vers la caverne. Elle trouva Othonqui l’attendait. Il la reçut et écouta son récit avec transport.Impatient de cacher la part qu’il avait dans le meurtre, et de sedélivrer d’une femme dont le violent et atroce caractère le faisaittrembler avec raison pour sa propre sûreté, il avait résolu debriser son coupable instrument. S’élançant tout à coup sur elle, illui arracha le poignard de la main ; il le lui plongea ausein, encore tout fumant du sang de son frère, et lui ôta la vie àcoups redoublés.

Othon succéda à la baronne de Lindenberg. Lemeurtre ne fut attribué qu’à la nonne qui avait disparu. Mais sison crime ne fut pas puni des hommes, la justice de Dieu ne lelaissa point jouir en paix de ses honneurs tachés de sang. Les osde Béatrix étant restés sans sépulture dans la caverne, son âmeerrante continua d’habiter le château. Revêtue de ses habitsreligieux, en mémoire de ses vœux enfreints, armée du poignard quiavait bu le sang de son amant, et tenant la lampe qui avait guidéses pas fugitifs, chaque nuit elle était debout devant le litd’Othon. Le spectre, en rôdant le long des galeries, proférait unmélange incohérent de prières et de blasphèmes. Othon n’eut pas laforce de soutenir le choc de cette vision épouvantable. Ses alarmesà la fin devinrent si intolérables, que son cœur se brisa, et qu’unmatin, dans son lit, on le trouva entièrement privé de chaleur etde mouvement. Les os de Béatrix continuaient d’être privés desépulture, et son ombre continua de hanter le château.

Les domaines de Lindenberg échurent à unparent éloigné. Le nouveau baron appela un célèbre exorciseur. Cesaint homme réussit à forcer la nonne à un repos temporaire ;mais, quoiqu’elle lui eût révélé son histoire, il n’avait pas lapermission de la répéter, ni de faire transporter le squelette enterre sainte. Ce devoir vous était réservé ; et jusqu’à votrevenue l’ombre était condamnée à errer dans le château et à déplorerle crime qu’elle y avait commis. Toutefois, l’exorciseur lacontraignit au silence tout le temps qu’il vécut. Pendant cetintervalle la chambre où elle revenait fut fermée, et la nonnedemeura invisible. Quand il fut mort, ce qui arriva cinq ans après,elle reparut, mais seulement une fois tous les cinq ans, le mêmejour et à la même heure où elle avait plongé son couteau dans lecœur de son amant endormi.

Elle était condamnée à souffrir pendant unsiècle. Cette période est révolue ; il ne reste plus qu’àdéposer au tombeau les cendres de Béatrix. J’ai servi à vousdélivrer du spectre qui vous torturait. Jeune homme, adieu !puisse l’ombre de votre parente jouir dans la tombe de ce repos quela vengeance du Tout-Puissant m’a interdit pour toujours !

– Arrêtez un seul moment encore !dis-je. Vous avez satisfait ma curiosité par rapport au spectre,mais vous m’en laissez dévoré d’une bien plus grande par rapport àvous. Daignez m’apprendre à qui je suis redevable de si réellesobligations.

Il consentit à me tout éclaircir, à conditionque je remettrais cette explication au jour suivant ; je fusobligé d’accéder à sa demande, et il me quitta. Le lendemain matin,mon premier soin fut de m’enquérir du mystérieux étranger ;figurez-vous mon désappointement quand j’appris qu’il était déjàparti de Ratisbonne !

Ici Lorenzo interrompit la narration de sonami.

– Comment ! dit-il, vous n’avezjamais découvert qui c’était ? vous n’avez pas même fait deconjecture ?

– Pardonnez-moi, répliqua lemarquis : quand je racontai cette aventure à mon oncle, lecardinal-duc, il me dit qu’il n’avait aucun doute que cet hommeétrange ne fût le personnage célèbre connu universellement sous lenom du juif errant. La défense qui lui est faite de passerplus de quatorze jours dans le même lieu, la croix de feu empreintesur son front, l’effet qu’elle produit sur ceux qui la regardent,et plusieurs autres circonstances, donnent à cette supposition lecaractère de la vérité.

À dater de cette époque, ma santé se rétablitavec une rapidité qui étonna mes médecins. – La nonne sanglante neparut plus, et je fus bientôt en état de partir pour Lindenberg. Lebaron me reçut à bras ouverts. Je lui confiai la suite de monaventure, et il ne fut pas peu charmé d’apprendre que sa demeure neserait pas troublée plus longtemps des visites quinquennales dufantôme. Je remarquai avec chagrin que l’absence n’avait pasaffaibli l’impudente passion de doña Rodolpha.

Le squelette de Béatrix fut trouvé à l’endroitqu’elle avait désigné. Comme c’était tout ce que j’étais venuchercher à Lindenberg, je me hâtai de quitter les domaines dubaron, pressé que j’étais également d’accomplir les obsèques de lanonne assassinée et d’échapper aux importunités d’une femme que jedétestais.

J’arrivai sans accident dans mon pays natal,et je me rendis immédiatement au château de mon père en Andalousie.Les restes de Béatrix furent déposés dans le caveau de notrefamille, je fis célébrer toutes les cérémonies requises et dire lenombre de messes qu’elle avait réclamées. Rien ne m’empêchait plusd’employer tous mes efforts à découvrir la retraite d’Agnès. Jem’enquis de sa famille : j’appris qu’avant que sa fille pûtatteindre Madrid, doña Inesilla était morte. Vous, mon cherLorenzo, on vous disait en voyage, mais où, je ne pus lesavoir ; votre père était dans une province éloignée, envisite chez le duc de Médina ; et quant à Agnès, personne nepouvait ou ne voulait m’instruire de ce qu’elle était devenue.

Il y a environ huit mois, je revenais à monhôtel, l’humeur mélancolique, après avoir passé la soirée auspectacle. La nuit était sombre, et j’étais sans suite. Je nem’aperçus que trois hommes m’avaient suivi depuis le théâtre quelorsque, au détour d’une rue déserte, ils m’attaquèrent tous à lafois avec une furie extrême. Je reculai de quelques pas, je tirail’épée et jetai mon manteau sur mon bras gauche ; l’obscuritéde la nuit me favorisait. Pour la plupart, les coups des assassins,étant portés au hasard, ne réussirent pas à m’atteindre ;enfin je fus assez heureux pour étendre à mes pieds un de mesadversaires ; mais avant cela j’avais déjà reçu tant deblessures et j’étais pressé si chaudement, que ma perte aurait étéinévitable si le cliquetis des épées n’eût attiré un cavalier à monaide. Il courut vers moi l’épée nue ; plusieurs domestiques lesuivaient avec des torches : son arrivée rendit le combatégal. Pourtant les spadassins ne voulurent abandonner leur desseinque lorsque les valets furent sur le point de nous rejoindre. Alorsils s’enfuirent, et nous les perdîmes dans l’obscurité.

L’étranger s’adressa à moi avec politesse, ets’informa si j’étais blessé. Affaibli par la perte de mon sang, jepus à peine le remercier de son assistance opportune et le prier deme faire porter par quelques-uns de ses gens à l’hôtel de LasCisternas. Je n’eus pas plus tôt prononcé ce nom qu’il se donnapour une connaissance de mon père, et déclara qu’il ne permettraitpas que je fusse transporté à une telle distance avant qu’on eûtexaminé mes blessures. Il ajouta que sa maison était tout près delà.

Mon libérateur ordonna qu’on fît venir sansdélai le chirurgien de sa famille ; on obéit à ses ordres. Jefus placé sur un sofa dans un somptueux appartement, et mesblessures, ayant été examinées, furent déclarées fort légères.Néanmoins, l’étranger me pressa tellement de prendre un lit dans samaison que je consentis à rester où j’étais.

– Je m’estime heureux, dit-il, d’avoirété à même de vous rendre ce petit service, et j’aurai uneobligation éternelle à ma fille de m’avoir retenu si longtemps aucouvent de Sainte-Claire. J’ai toujours eu une haute estime pour lemarquis de Las Cisternas, quoique les circonstances ne nous aientpas permis de nous lier autant que je l’aurais désiré, et je meréjouis de trouver une occasion de faire connaissance avec sonfils. Je suis certain que mon frère, chez qui vous êtes, seradésolé de ne s’être pas trouvé à Madrid pour vous recevoirlui-même ; mais, en l’absence du duc, je suis le maître de lamaison, et je puis vous assurer, en son nom, que tout ce quecontient l’hôtel de Médina est parfaitement à votredisposition.

– Figurez-vous ma surprise, Lorenzo,quand je découvris dans la personne de mon libérateur don Gaston deMédina. Elle ne pouvait être égalée que par ma secrète satisfactionde savoir qu’Agnès habitait le couvent de Sainte-Claire. Je nesouffris pas que mon chagrin de cette nouvelle prît racine dans monesprit ; je me flattais de l’idée que le crédit de mon oncle àla cour de Rome écarterait cet obstacle, et que j’obtiendrais sansdifficulté pour ma maîtresse la révocation de ses vœux.

Un domestique, en ce moment, entra dans lachambre, et m’annonça que le spadassin que j’avais blessé donnaitquelques signes de vie. Don Gaston vint me presser de questionnerl’assassin en sa présence ; mais j’avais deux raisons de nepas me soucier de satisfaire sa curiosité : la première, c’estque, soupçonnant d’où venait le coup, il me répugnait de dévoileraux yeux de don Gaston le crime d’une sœur ; la seconde étaitma crainte d’être reconnu pour Alphonso d’Alvarada. Avouer mapassion pour sa fille et entreprendre de le faire entrer dans mesprojets, d’après ce que je savais du caractère de don Gaston, c’eûtété une démarche imprudente. Je lui donnai à entendre que, commecette affaire m’avait tout l’air de concerner une dame dont le nompourrait bien échapper à l’assassin, il était nécessaire quej’interrogeasse cet homme en particulier. La délicatesse de donGaston ne lui permit pas d’insister, et le spadassin fut transportéà mon hôtel.

Le lendemain matin, je pris congé de mon hôte,qui devait retourner vers le duc le même jour. Mes blessuresétaient peu de chose. Le chirurgien qui avait sondé celles duspadassin les déclara mortelles : en effet, le malheureux eutà peine le temps de confesser qu’il avait été poussé à m’assassinerpar la vindicative doña Rodolpha.

Mes pensées n’eurent plus d’autre objet que deme procurer une entrevue avec mon adorable nonne. Théodore assiégeale jardinier de Sainte-Claire de tant de cadeaux et de promessesque le vieillard fut mis entièrement dans mes intérêts, et il futarrêté que je serais introduit dans le couvent en me faisant passerpour son aide. Déguisé sous des habits grossiers, et un de mes yeuxcouvert d’un noir emplâtre, je fus présenté à la dame abbesse, quidaigna approuver le choix du jardinier. J’entrai immédiatement enfonction. Le matin du quatrième jour, j’entendis la voix d’Agnès.Je reculai avec précaution, et me cachai derrière un troncd’arbre.

L’abbesse avança, et s’assit avec Agnès sur unbanc à peu de distance. Elle lui dit que pleurer la perte d’unamant, dans sa situation, était un crime ; mais que pleurercelle d’un perfide était le comble de la folie et de l’absurdité.Agnès répondit si bas que je ne pus distinguer ses paroles, maisson ton était celui de la douceur et de la soumission. Laconversation fut interrompue par l’arrivée d’une jeune pensionnairequi informa la supérieure qu’on l’attendait au parloir. La vieilledame se leva, baisa la joue d’Agnès et se retira. La nouvelle venueresta. Agnès lui parla beaucoup à la louange de quelqu’un, je nepus deviner qui ; mais son interlocutrice avait l’air d’êtreenchantée et de s’intéresser fort à l’entretien. Agnès lui montraplusieurs lettres : l’autre les parcourut avec un plaisirévident, obtint la permission de les copier, et se retira dans cedessein, à ma grande satisfaction.

Elle ne fut pas plus tôt hors de vue que jequittai ma cachette. Agnès leva la tête à mon approche, et mereconnut du premier coup d’œil, en dépit de mon déguisement. Ellese leva précipitamment de son siège avec une exclamation desurprise et essaya de s’enfuir ; mais je la suivis, je laretins et la suppliai de m’entendre. Persuadée de ma fausseté, ellerefusa de m’écouter et m’ordonna positivement de quitter le jardin.Ce fut alors mon tour de refuser. Je protestai que, quelquedangereuses que puissent être les conséquences, je ne la laisseraispas qu’elle n’eût entendu ma justification.

Mes prières, mes arguments et mes serments dene la point quitter qu’elle n’eût promis de m’écouter, joints à safrayeur que les nonnes ne me vissent avec elle, à sa curiositénaturelle et à l’affection qu’elle sentait toujours pour moi malgrémon prétendu abandon, prévalurent enfin. Elle me dit que m’accorderma demande en ce moment était impossible ; mais elle s’engageaà être dans le même lieu à onze heures du soir, et à avoir avec moiun dernier entretien.

Je fis part de mon succès à mon allié, levieux jardinier : il m’indiqua une cachette où je pourraisrester jusqu’à la nuit sans crainte d’être découvert. Je m’yretirai à l’heure où j’aurais dû partir avec mon maître supposé, etj’attendis impatiemment l’instant du rendez-vous. Le froid de lanuit me fut favorable, car il retint les autres nonnes dans leurscellules. Agnès seule fut insensible à l’inclémence de l’air, etavant onze heures elle me rejoignit au lieu témoin de notrepremière entrevue. Ne redoutant pas d’interruption, je lui racontaila cause véritable de ma disparition lors de ce fatal 5 mai.

Elle avoua l’injustice de ses soupçons et seblâma d’avoir pris le voile par désespoir de mon ingratitude.

– Mais à présent il est trop tard pour serepentir ! ajouta-t-elle ; le dé est jeté, j’ai prononcémes vœux, et je me suis consacrée au service du ciel. Je senscombien je suis peu faite pour le couvent. Mon dégoût de la viemonastique croît chaque jour ; l’ennui et le mécontentementsont mes compagnons assidus, et je ne vous cacherai pas que lapassion que j’ai éprouvée précédemment pour quelqu’un qui était siprès d’être mon mari n’est pas encore éteinte dans mon sein :mais il faut fuir ! une barrière insurmontable nous séparel’un de l’autre, et de ce côté du tombeau nous ne devons plus nousrevoir.

Je m’efforçai de lui prouver que notre unionn’était pas si impossible qu’elle semblait le penser ; je luivantai l’influence du cardinal-duc de Lerme à la cour deRome ; je l’assurai que j’obtiendrais aisément la révocationde ses vœux ; et je ne mis pas en doute que don Gastonn’entrât dans mes vues lorsqu’il reconnaîtrait mon nom réel et monlong attachement. Agnès répliqua que, pour obtenir une telleespérance il fallait que je connusse bien peu son père. Généreux etbon sous tout autre rapport, la superstition faisait seule unetache sur son caractère ; sur ce chapitre il étaitinflexible.

– Mais, interrompis-je, en supposantqu’il désapprouvât notre union, laissez-le dans l’ignorance de mesdémarches jusqu’à ce que je vous aie délivrée de la prison où vousêtes retenue. Une fois ma femme, vous n’êtes plus dans sadépendance.

– Don Raymond, repartit Agnès d’une voixferme et résolue, j’aime mon père : ce n’est que dans cetteseule circonstance qu’il m’a traitée durement ; mais satendresse est devenue nécessaire à mon existence. Si je quittais lecouvent, il ne me pardonnerait jamais, et je ne puis m’empêcher defrémir à l’idée qu’il me maudirait au lit de mort. D’ailleurs jesens moi-même que mes vœux me lient. J’ai contracté un engagementvolontaire avec le ciel : je ne puis le rompre sans crime.

Nous étions encore à discuter ce sujet,lorsque la cloche du couvent appela les nonnes à matines. Agnès futobligée de s’y rendre ; mais elle ne me quitta pas sans que jelui eusse fait promettre que, la nuit suivante, elle serait au mêmeendroit à la même heure. Ces entrevues continuèrent sansinterruption pendant quelques semaines. Dans un moment d’oubli,l’honneur d’Agnès fut sacrifié à ma passion. Après les premierstransports de la passion, Agnès, revenue à elle, s’arracha de mesbras avec horreur. Elle m’appela séducteur infâme, m’accabla desplus amers reproches, et se frappa le sein dans tout l’égarement dudélire. Honteux de mon imprudence, je savais à peine que dire pourm’excuser. Je m’efforçai de la consoler ; je me jetai à sespieds et j’implorai son pardon. Elle me retira sa main, que j’avaisprise et que je voulais presser sur mes lèvres.

– Ne me touchez pas ! cria-t-elleavec une violence qui m’effraya. Monstre de perfidie etd’ingratitude, combien j’ai été trompée sur vous ! Je vousregardais comme mon ami, mon protecteur ; je me mettais entrevos mains avec confiance, et, comptant sur votre honneur, jepensais que le mien ne courait aucun risque : et c’est vous,vous que j’adorais, qui me couvrez d’infamie !

Elle s’élança du banc où elle était assise.J’essayai de la retenir, mais elle se dégagea avec violence et seréfugia dans le couvent.

Agnès persista à ne vouloir plus me voir ni medonner de ses nouvelles. Environ quinze jours après, une maladieviolente dont mon père fut pris m’obligea de partir pourl’Andalousie. Je fis diligence, et, comme je supposais, je trouvaisle marquis à l’article de la mort. Quoique, dès les premierssymptômes, son mal eût été déclaré mortel, il languit plusieursmois : pendant tout ce temps mes devoirs de garde-malade, etl’ordre à mettre dans ses affaires après son décès, ne me permirentpas de quitter l’Andalousie. Il y a quatre jours, je suis revenu àMadrid, et, en arrivant à mon hôtel, j’y ai trouvé cette lettre quim’attendait.

Ici le marquis prit dans le tiroir d’unsecrétaire un papier plié qu’il présenta à Lorenzo. Celui-cil’ouvrit et reconnut la main de sa sœur. Elle écrivait ce quisuit :

Dans quel abîme de misère vous m’avezplongée ! Raymond, vous me forcez de devenir aussi criminelleque vous. J’avais résolu de ne plus vous voir, de vous oublier s’ilm’était possible ; sinon, de ne penser à vous qu’avec haine.Un être, pour qui je sens déjà une tendresse de mère, me sollicitede pardonner à mon séducteur et de réclamer de son amour un moyende salut. Raymond, votre enfant vit dans mon sein. Je tremble àl’idée de la vengeance de l’abbesse ; je tremble beaucoup pourmoi, mais plus encore pour l’innocente créature dont l’existencedépend de la mienne. Nous sommes perdus tous deux si mon état sedécouvre. Conseillez-moi donc ce que je dois faire, mais necherchez point à me voir. Le jardinier qui se charge de vousremettre ceci est renvoyé, et nous n’avons rien à espérer de cecôté : l’homme qui le remplace est d’une fidélitéincorruptible. Le meilleur moyen de me faire parvenir votre réponseest de la cacher sous la grande statue de saint François, qui estdans la cathédrale des Capucins ; tous les jeudis j’y vais àconfesse, et je trouverai facilement l’occasion de prendre votrelettre. J’ai pris ma résolution. Obtenez la révocation de mesvœux : je suis prête à fuir avec vous. Écrivez-moi, ô monépoux ! dites-moi que l’absence n’a pas affaibli votreamour ! dites-moi que vous soustrairez à la mort l’enfant quiva naître et sa mère infortunée ! Je vis dans toute l’agoniede la terreur ; chaque œil qui se fixe sur moi semble lire monsecret et ma honte ; et vous êtes cause de cesangoisses ! Oh ! quand mon cœur commença à vous aimer,qu’il soupçonnait peu que vous lui feriez éprouver de tellestortures.

Agnès

Ayant lu cette lettre, Lorenzo la rendit ensilence. Le marquis la remit dans son secrétaire etcontinua :

– Quand Gaston me découvrit la retraitede sa fille, je n’avais pas mis en doute qu’elle serait disposée àquitter le couvent. J’avais donc confié toute l’affaire aucardinal-duc de Lerme, qui s’était immédiatement occupé d’obtenirla bulle nécessaire. Par bonheur j’avais depuis négligé d’arrêterses démarches. Dernièrement une lettre de lui m’a annoncé qu’ils’attendait de jour en jour à recevoir l’ordre de la cour de Rome.Le cardinal ajoutait que je devais trouver quelque moyen de retirerAgnès du couvent à l’insu de la supérieure. Il ne doutait pas quecette dernière ne fût fort irritée que sa communauté perdît unepersonne d’un si haut rang, et qu’elle ne considérât larenonciation d’Agnès comme une insulte pour sa maison. Cédant àcette considération, je résolus d’enlever ma maîtresse, et de lacacher dans les terres du cardinal-duc jusqu’à l’arrivée de labulle. Il approuva mon dessein, et se déclara prêt à donner asile àla fugitive. Alors je fis arrêter secrètement le nouveau jardinierde Sainte-Claire, et je l’enfermai dans mon hôtel. Par ce moyen jedevins maître de la clef de la porte du jardin, et je n’eus plusrien à faire qu’à préparer Agnès à son évasion. Je l’ai fait par lalettre que vous m’avez vu déposer ce soir ; je lui ai dit queje serais prêt à la recevoir demain à minuit, que je m’étaisprocuré la clef du jardin, et qu’elle pouvait compter sur uneprompte délivrance.

Lorenzo, vous avez entendu tout entier le longrécit que j’avais à vous faire. Je n’ai rien à dire pour monexcuse, si ce n’est que mes intentions à l’égard de votre sœurn’ont pas cessé d’être des plus honorables, que cela a toujours étéet que c’est encore mon projet d’en faire ma femme.

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