Le Moine

Chapitre 8

 

Toutes les recherches du marquis de LasCisternas avaient été vaines. Agnès était à jamais perdue pour lui.Le désespoir produisit un si violent effet sur sa constitution,qu’il en résulta une longue et dangereuse maladie : il ne putdonc rendre visite à Elvire, comme il en avait l’intention ;et dans l’ignorance où elle était de la cause de cette négligence,elle n’était pas médiocrement tourmentée. Lorenzo avait été empêchépar la mort de sa sœur de faire part à son oncle de ses desseinssur Antonia. Les ordres d’Elvire lui interdisaient de se présenterdevant elle sans le consentement du duc, et comme elle n’entendaitplus parler de lui ni de ses propositions, elle conjecturait, ouqu’il avait rencontré un meilleur parti, ou qu’il lui avait étéprescrit de renoncer à ses vues. Chaque jour la rendait plusinquiète sur la destinée d’Antonia ; cependant, tant qu’elleconserva la protection du prieur, elle supporta avec courage laperte des espérances qu’elle avait fondées sur Lorenzo et sur lemarquis. Cette ressource à présent lui manquait : elle étaitconvaincue que la ruine de sa fille avait été méditée parAmbrosio ; et lorsqu’elle réfléchissait que sa mort laisseraitAntonia sans ami et sans soutien dans un monde si bas, si perfideet si dépravé, son cœur se gonflait d’amertume et de crainte.

La maladie de don Raymond paraissait faire desprogrès ; Lorenzo était constamment à son chevet, et lesoignait avec une tendresse vraiment fraternelle. Le marquis avaitconçu une affection si profonde pour sa maîtresse défunte, quepersonne ne croyait qu’il pût survivre à cette perte ; ilaurait succombé à son chagrin, sans la persuasion qu’elle vivaitencore, et qu’elle avait besoin de son assistance. Quoiqueconvaincus du contraire, les gens qui l’entouraientl’encourageaient dans une croyance qui faisait sa seuleconsolation.

Théodore était le seul qui s’efforçât deréaliser les chimères de son maître. Il était éternellement occupéà faire des combinaisons pour entrer dans le couvent, ou du moinspour obtenir des nonnes quelques nouvelles d’Agnès. Il était devenuun vrai Protée, et changeait de forme tous les jours ; maistoutes ses métamorphoses avaient fort peu de résultat : ilrevenait régulièrement au palais de Las Cisternas sans aucunrenseignement qui pût confirmer les espérances de son maître. Unjour il imagina de se déguiser en mendiant ; il se mit unemplâtre sur l’œil gauche, prit en main sa guitare, et se plaça àla porte du couvent. Il se mêla à une troupe de mendiants quis’assemblaient chaque jour à la porte de Sainte-Claire pourrecevoir la soupe que les nonnes avaient coutume de leur distribuerà midi. Ils étaient tous munis de pots ou d’écuelles pourl’emporter ; mais Théodore, qui n’avait pas d’ustensile decette espèce, demanda la permission de manger sa portion à la portedu couvent : on y consentit sans difficulté. Sa douce voix etsa figure avenante, en dépit de son emplâtre, gagnèrent le cœur dela bonne vieille portière, qui, aidée d’une sœur laie, étaitoccupée à donner à chacun sa part. Elle engagea Théodore à attendreque les autres fussent partis, et lui promit de faire droit à sarequête. Le jeune homme ne demandait pas mieux, car ce n’était paspour manger la soupe qu’il se présentait au couvent. Il remercia laportière de la permission, s’éloigna de la porte, et s’asseyant surune grande pierre, il s’amusa à accorder sa guitare pendant qu’onservait les mendiants.

Aussitôt que la foule fut partie, Théodore futappelé à la porte et invité à entrer. Il obéit avec un extrêmeempressement ; mais il affecta un grand respect en passant leseuil consacré, et feignit d’être fort intimidé par la présence desrévérendes dames. Sa prétendue timidité flattait la vanité desnonnes, qui entreprirent de le rassurer. La portière l’emmena dansson petit parloir : la sœur laie cependant était allée à lacuisine, d’où elle revint bientôt avec une double portion de soupede meilleure qualité que celle qu’on donnait aux mendiants. Ilrépondit à ces attentions par de vifs témoignages dereconnaissance, et une quantité de bénédictions pour sesbienfaitrices. Pendant qu’il mangeait, les nonnes admiraient ladélicatesse de ses traits, la beauté de ses cheveux, et le charmeet la grâce qui accompagnaient tous ses gestes. Elles conclurentleur conférence en décidant que ce serait rendre au ciel un vraiservice que de prier l’abbesse d’intercéder auprès d’Ambrosio pourqu’il admît le mendiant dans l’ordre des capucins.

Ce point arrêté, la portière, qui était unpersonnage d’une grande influence dans le couvent, se rendit entoute hâte à la cellule de la supérieure. Là elle fit une sibrûlante énumération des qualités de Théodore, que la vieille damefut curieuse de le voir : la portière fut donc chargée de lemener à la grille du parloir. Dans l’intervalle, le mendiantsupposé sondait la sœur laie sur le sort d’Agnès ; mais sadéposition ne fit que confirmer les assertions de la supérieure.Agnès était tombée malade en revenant de confesse ; depuiselle n’avait pas quitté le lit, et la sœur avait assisté enpersonne à l’enterrement : elle attestait même avoir vu lecorps mort, et avoir aidé de ses mains à le déposer dans la bière.Ce récit découragea Théodore : mais, ayant poussé aussi loinl’aventure, il résolut d’en voir la fin.

La portière revint et lui ordonna de lasuivre. Il obéit, et fut conduit au parloir ; la dame abbesseétait déjà derrière la grille. Elle était entourée des nonnes, quis’étaient attroupées, curieuses d’une scène qui leur promettaitquelque distraction. Théodore les salua avec un profond respect, etsa présence eut le pouvoir de dérider, un moment, même le frontsévère de la supérieure. Elle lui fit plusieurs questions sur safamille, sur sa religion, et sur les causes qui l’avaient réduit àla mendicité. Ses réponses à cet interrogatoire furent parfaitementsatisfaisantes et parfaitement fausses. Elle lui demanda alors cequ’il pensait de la vie monastique ; il en parla en termespleins d’estime et de vénération : sur quoi elle lui dit qu’iln’était pas impossible d’obtenir qu’il fût admis dans un ordrereligieux. L’abbesse quitta le parloir.

Les nonnes, qui par respect pour la supérieureétaient restées jusqu’alors silencieuses, se pressèrent contre lagrille, et assaillirent le jeune homme d’une foule de demandes. Illes avait déjà examinées toutes avec attention. Hélas ! Agnèsn’était point parmi elles. Les nonnes demandèrent s’il savait lamusique. Il répliqua avec modestie que ça n’était point à lui àprononcer sur son mérite ; mais il réclama la permission deles prendre pour juge. On y consentit sans peine.

– Mais au moins, dit la vieille portière,ayez soin de ne rien chanter de profane.

– Comptez sur ma prudence, repartitThéodore ; vous allez apprendre, par l’aventure d’unedemoiselle qui s’éprit subitement d’un chevalier inconnu, combienil est dangereux pour de jeunes femmes de s’abandonner à leurspassions.

– Mais l’aventure est-elle vraie ?demanda la portière.

– À la lettre. Elle arriva en Danemark,et l’héroïne en était réputée si jolie qu’on ne la connaissait quesous le nom de la jolie fille.

– En Danemark, dites-vous ? marmottaune vieille nonne : ne sont-ils pas tous noirs enDanemark ?

– Nullement, révérendes dames ; ilssont vert-pois tendre, avec des cheveux et des favoris couleur deflamme.

– Mère de Dieu ! vert-pois !s’écria sœur Hélène : oh ! c’est impossible !

– Impossible ! dit la portière avecun regard de mépris et de triomphe : pas du tout, quandj’étais jeune femme, je me souviens d’en avoir vu plusieurs.

Théodore accorda son instrument. Il avait lul’histoire d’un roi d’Angleterre, dont un ménestrel avait découvertla prison, et il espérait que le même stratagème lui feraitdécouvrir Agnès, si elle était dans le couvent. Il choisit uneballade qu’elle lui avait apprise elle-même au château deLindenberg : peut-être le son parviendrait-il jusqu’à elle, etrépondrait-elle à quelqu’une des stances. Sa guitare étaitd’accord, et il en joua et il chanta.

Les nonnes étaient charmées de la douceur desa voix et de l’habileté avec laquelle il jouait de soninstrument ; mais quelque agréables qu’eussent été cesapplaudissements en tout autre moment, ils étaient maintenant sansprix pour Théodore ; son artifice n’avait pas réussi. En vainil s’arrêtait entre les stances ; aucune voix ne luirépondait, et il perdait l’espoir d’égaler Blondel.

La cloche du couvent avertit les nonnes qu’ilétait temps de se rendre au réfectoire. Elles furent obligées dequitter la grille : elles remercièrent le jeune homme duplaisir que sa musique leur avait fait, et lui recommandèrent derevenir le lendemain. Il le promit. Les nonnes, pour lui donnerplus d’envie de tenir sa parole, lui dirent qu’il pourrait toujourscompter sur le couvent pour sa subsistance, et chacune d’elles luifit un petit cadeau : l’une lui donna une boîte de confitures,l’autre un agnus-Dei ;plusieurs lui apportèrent desreliques de saints, des figures de cire et des croixconsacrées ; et d’autres lui offrirent de ces petits objets oùles religieuses excellent, tels que la broderie, les fleursartificielles, la dentelle et les ouvrages d’aiguille. Après avoirreçu ces dons avec des témoignages de respect et de reconnaissance,il fit observer que, n’ayant point de corbeille, il ne savaitcomment les emporter. Plusieurs des nonnes, se hâtaient d’aller enchercher une, lorsqu’elles furent arrêtées par le retour d’unefemme âgée, que Théodore n’avait point encore remarquée. Sa doucephysionomie et son air vénérable prévenaient sur-le-champ en safaveur.

– Ah ! dit la portière, voici lamère Sainte-Ursule avec une corbeille.

La nonne s’approcha de la grille, et présentala corbeille à Théodore : elle était de saule, doublée desatin bleu, et sur les quatre faces étaient peintes des scènestirées de la légende de sainte Geneviève.

– Voici mon cadeau, dit-elle, en le luimettant dans la main : bon jeune homme, ne le dédaignez pas.Quoique la valeur en semble insignifiante, il a maintes vertuscachées.

Elle accompagna ces paroles d’un regardexpressif, qui ne fut pas perdu pour Théodore. En recevant ceprésent, il s’approcha de la grille autant que possible.

– Agnès ! murmura-t-elle d’une voixà peine intelligible.

Théodore, néanmoins, en saisit le son. Ilconclut que la corbeille contenait quelque mystère, et son cœurbattit d’impatience et de joie. En ce moment, la supérieure revint.Son air était sombre et mécontent, et elle paraissait plus sévèreque jamais.

– Mère Sainte-Ursule, j’ai à vous parleren particulier.

La nonne changea de couleur, et fut évidemmentdéconcertée.

– À moi ? répliqua-t-elle d’une voixdéfaillante.

La supérieure lui fit signe de venir et seretira. La mère Sainte-Ursule obéit. Bientôt, la cloche duréfectoire sonna une seconde fois, les nonnes quittèrent la grille,et Théodore resta libre d’emporter son butin. Ravi d’avoir enfinquelque nouvelle à donner au marquis, il vola plutôt qu’il necourut à l’hôtel de Las Cisternas. En peu de minutes il fut près dulit de son maître, la corbeille en main. Lorenzo était dans lachambre, s’efforçant de consoler son ami d’un malheur que lui-mêmeil ne sentait que trop cruellement. Théodore raconta son aventure,et l’espoir qu’avait fait naître le cadeau de la mèreSainte-Ursule. Le marquis se dressa sur son séant : le feuqui, depuis la mort d’Agnès, s’était éteint dans sa poitrine seranima, et ses yeux étincelèrent d’anxiété. Les émotions quetrahissait la physionomie de Lorenzo n’étaient guère plus faibles,et il attendait la solution de ce mystère avec une impatienceinexplicable. Raymond prit la corbeille des mains de sonpage ; il en vida le contenu sur son lit, et examina tout avecune attention minutieuse. Il espérait trouver une lettre aufond ; rien de semblable n’apparut : on recommença lesperquisitions, mais sans plus de succès. Enfin, don Raymondremarqua qu’un des coins de la doublure de satin bleu étaitdécousu ; il l’arracha promptement, et en tira un petitmorceau de papier, qui n’était ni plié, ni cacheté. Il étaitadressé au marquis de Las Cisternas, et contenait ce quisuit :

Ayant reconnu votre page, je me hasarde àvous envoyer ce peu de lignes. Procurez-vous auprès du cardinal-ducl’ordre de m’arrêter ainsi que la supérieure ; mais que cetordre ne s’exécute que vendredi à minuit. C’est la fête de sainteClaire ; il y aura une procession de nonnes à la lueur destorches, et je serai du nombre. Prenez garde qu’on ne sache votreintention : au moindre mot qui éveillerait les soupçons de lasupérieure, vous n’entendriez plus parler de moi. Soyez prudent, sivous chérissez la mémoire d’Agnès et si vous désirez punir sesassassins. Ce que j’ai à vous dire glacera votre sangd’horreur !

Sainte-Ursule

Le marquis n’eut pas plus tôt lu ce billetqu’il retomba sur son oreiller, sans connaissance ni mouvement.L’espoir, qui l’avait aidé à supporter l’existence, luimanquait ; et ces lignes lui prouvaient trop clairementqu’Agnès n’était plus. Le coup fut moins violent pour Lorenzo, dontl’idée avait toujours été que sa sœur avait péri par quelque moyencriminel. Il était nécessaire de se procurer l’ordre d’arrêterl’abbesse de Sainte-Claire. Dans ce but, ayant confié Raymond auxsoins des meilleurs médecins de Madrid, il quitta l’hôtel de LasCisternas, et dirigea sa course vers le palais du cardinal-duc.

Son désappointement fut extrême lorsqu’ilapprit que des affaires d’État avaient obligé le cardinal à partirpour une province éloignée. Il n’y avait que cinq jours jusqu’àvendredi ; mais en voyageant jour et nuit, il espéra revenir àtemps pour le pèlerinage de Sainte-Claire : il y réussit. Iltrouva le cardinal-duc, et lui exposa le crime présumé del’abbesse, ainsi que les effets violents qu’il avait produits surdon Raymond. Il ne pouvait employer d’argument plus puissant que cedernier. De tous ses neveux, le marquis était le seul auquel lecardinal-duc fût sincèrement attaché : c’était une adorationvéritable, et à ses yeux l’abbesse ne pouvait pas avoir commis deplus grand crime que d’avoir mis en danger la vie du marquis.Aussi, il accorda sans difficulté le mandat d’arrêt ; il donnaen outre à Lorenzo une lettre pour le principal officier del’inquisition, par laquelle il lui recommandait de veiller àl’exécution du mandat. Muni de ces papiers, Médina se hâta derevenir à Madrid, où il arriva le vendredi quelques heures avant lanuit. Il trouva le marquis un peu mieux, mais si faible, si épuisé,qu’il ne pouvait parler ou remuer sans de grands efforts. Ayantpassé une heure près de lui, Lorenzo le quitta pour communiquer sonprojet à son oncle, et aussi pour remettre à don Ramirez de Mellola lettre du cardinal. Le premier fut pétrifié d’horreur enapprenant le sort de sa malheureuse nièce ; il encourageaLorenzo à punir les assassins, et s’engagea à l’accompagner la nuitau couvent de Sainte-Claire. Don Ramirez promit le plus fermeappui, et choisit une bande d’archers sûrs pour prévenirl’opposition de la populace.

Mais tandis que Lorenzo était impatient dedémasquer l’hypocrite religieuse, il ne se doutait pas des chagrinsqu’un autre hypocrite, un autre religieux lui préparait. Aidé desagents infernaux de Mathilde, Ambrosio avait résolu la ruine del’innocente Antonia. Le moment qui devait être si funeste pour ellearriva : elle avait pris congé de sa mère pour la nuit ;en l’embrassant, elle avait éprouvé un découragement qui ne luiétait pas ordinaire. Elle la quitta, revint aussitôt, tomba dansses bras maternels, et baigna ses joues de larmes ; elle sesentait mal à l’aise, et un secret pressentiment l’assuraitqu’elles ne devaient plus se revoir. Elvire le remarqua, et essayade dissiper en riant ces préjugés puérils ; elle la grondadoucement d’encourager cette tristesse sans fondement, et l’avertitdu danger d’entretenir de pareilles idées.

À toutes ses remontrances, elle ne recevaitpas d’autre réponse que :

– Ma mère ! chère mère !oh ! mon Dieu ! que je voudrais être au matin !

L’inquiétude d’Elvire au sujet de sa filleétait un grand obstacle à son parfait rétablissement, et ellesouffrait encore des suites de sa dangereuse maladie. Ce soir-làelle était plus mal qu’à l’ordinaire, et s’était mise au lit avantson heure accoutumée. Antonia se retira de chez sa mère avecregret, et jusqu’à ce que la porte fût fermée, elle fixa les yeuxsur elle avec une expression mélancolique. Elle entra dans sapropre chambre : son cœur était rempli d’amertume ; illui semblait que tout son avenir était gâté, et que le monde necontenait rien qui valût la peine de vivre. Elle tomba sur unechaise, appuya sa tête sur son bras, et regarda le plancher sans levoir, tandis que les plus tristes images flottaient devant sonimagination. Elle était dans cet état d’insensibilité, lorsqu’elleen fut tirée par une douce musique qui se jouait sous safenêtre : elle se leva, s’approcha de la croisée et l’ouvritpour mieux entendre. Ayant jeté son voile sur sa figure, elle sehasarda à regarder dehors. À la clarté de la lune, elle aperçut enbas plusieurs hommes tenant en main des guitares et desluths ; et à une petite distance d’eux s’en tenait un autreenveloppé dans son manteau, et dont la taille et l’apparenceavaient une forte ressemblance avec celles de Lorenzo. Elle ne setrompait pas dans cette conjecture : c’était effectivementLorenzo lui-même qui, lié par sa promesse de ne pas se présenter àAntonia sans le consentement de son oncle, tâchait de temps entemps, par des sérénades, de convaincre sa maîtresse que sonattachement durait toujours. Son stratagème n’eut pas l’effetdésiré : Antonia était loin de supposer que cette musiquenocturne fût un compliment qu’on lui destinât ; elle étaittrop modeste pour se croire digne de telles attentions : et,présumant qu’elles étaient adressées à quelque dame voisine, elles’affligea de voir qu’elles l’étaient par Lorenzo.

L’air que l’on jouait était plaintif etmélodieux ; il s’accordait avec l’état d’âme d’Antonia, etelle l’écouta avec plaisir.

La musique cessa, les exécutants sedispersèrent, et le calme régna dans la rue. Selon son habitude,Antonia se recommanda à sainte Rosalie, dit ses prières de tous lessoirs, et se mit au lit. Le sommeil ne tarda pas à venir, et à ladélivrer de ses terreurs et de son inquiétude.

Il était près de deux heures lorsque le moineluxurieux se hasarda à diriger ses pas vers la demeure d’Antonia.Il a déjà été dit que le monastère n’était pas loin de la rue deSan-Iago. Ambrosio parvint jusqu’à la maison sans être vu. Là ils’arrêta, et hésita un moment. Il réfléchit à l’énormité du crime,aux conséquences s’il était découvert, et à la probabilité, aprèsce qui s’était passé, qu’Elvire le soupçonnât d’être l’auteur duviol. D’un autre côté, il se disait que ce ne serait que dessoupçons, qu’on ne pourrait produire aucune preuve du crime ;qu’il paraîtrait impossible que la violence eût été commise sansqu’Antonia sût quand, où et par qui ; enfin, il regardait saréputation comme trop fermement établie pour être ébranlée par lesaccusations isolées de deux inconnues. Ce dernier argument étaitentièrement faux ; il ne savait pas combien est incertain levent de la faveur populaire, et qu’un moment suffit pour faireaujourd’hui exécrer du monde celui qui hier en était l’idole. Lerésultat de la délibération du moine fut qu’il poursuivrait sonentreprise. Il franchit les marches qui menaient à la maison. Iln’eut pas plus tôt touché la porte avec le myrte d’argent, qu’elles’ouvrit et lui donna un libre accès : il entra, et la portese referma d’elle-même après lui.

Guidé par la lueur de la lune, il montal’escalier avec lenteur et précaution. À tout moment il regardaitautour de lui, inquiet et craintif : il voyait un espion danschaque ombre, et entendait une voix dans chaque murmure de la brisenocturne. La conscience de l’attentat qu’il allait consommerépouvantait son cœur et le rendait plus timide que celui d’unefemme. Cependant il continua : il atteignit la porte de lachambre d’Antonia ; il s’arrêta et écouta. Tout était paisibleau-dedans : ce silence absolu le convainquit que sa victimereposait, et il se hasarda à lever le loquet. La porte étaitverrouillée et résista à ses efforts ; mais elle ne fut pasplus tôt touchée par le talisman, que le verrou se tira : leravisseur entra et se trouva dans la chambre où l’innocente filledormait sans se douter qu’un si dangereux visiteur fût près de sacouche ; la porte se referma derrière lui, et le verrou revintde lui-même à sa place.

Ambrosio avança avec prudence, il prit soinque pas une planche ne criât sous son pied, et il retint sonhaleine en approchant du lit. Sa première attention fut d’accomplirla cérémonie magique, ainsi que Mathilde le lui avaitprescrit : il souffla trois fois sur le myrte d’argent enprononçant le nom d’Antonia, et le mit sous l’oreiller. Les effetsqu’il en avait obtenus ne lui permettaient pas de douter que letalisman ne réussît à prolonger le sommeil de celle qu’il allaitposséder. À peine l’enchantement fut-il terminé qu’il la considéracomme absolument en son pouvoir, et ses yeux étincelèrent de désirset d’impatience. Alors il jeta un regard sur la belleendormie ; une simple lampe, qui brûlait devant la statue desainte Rosalie, répandait une faible lueur dans la chambre, etpermettait d’examiner tous les charmes de l’aimable objet qui étaitdevant lui. La chaleur du temps l’avait obligée à rejeter unepartie des couvertures ; celles qui la cachaient encore,l’insolente main d’Ambrosio se hâta de les écarter ; elleavait la joue appuyée sur un bras d’ivoire, l’autre reposait sur lebord du lit avec une gracieuse indolence ; quelques tressess’étaient échappées de la mousseline qui enfermait sa chevelure, ettombaient en désordre sur son sein, que soulevait une lente etrégulière respiration. La chaleur avait semé sur sa joue descouleurs plus vives qu’à l’ordinaire ; un sourire d’unedouceur inexprimable se jouait autour de ses lèvres de corail, d’oùpar intervalles s’échappait un faible soupir ou des motsinarticulés ; un air d’innocence et de candeurenchanteresse ; et il y avait dans sa nudité même une sorte dedécence qui ajoutait de nouveaux aiguillons aux désirs du moineluxurieux.

Il resta quelque temps à dévorer des yeux cescharmes, qui bientôt allaient être la proie de ses passionsdéréglées. Une bouche entrouverte semblait solliciter unbaiser ; il se pencha dessus, unit ses lèvres aux lèvresd’Antonia, et en aspira avec transport l’haleine parfumée : ceplaisir fugitif accrut son ardeur pour de plus vives jouissances.Ses désirs étaient montés à cette frénésie dont les brutes sontagitées ; il résolut de n’en plus retarder l’accomplissementd’un seul instant, et d’une main impatiente il se mit à arracherles vêtements qui l’empêchaient d’assouvir sa fureur.

– Bonté divine ! s’écria une voixderrière lui : ne me trompé-je point ? n’est-ce point uneillusion ?

La terreur, la confusion et le désappointementaccompagnèrent ces mots, quand ils frappèrent l’oreilled’Ambrosio ; il tressaillit et se retourna : Elvire étaitdebout à la porte de la chambre et contemplait le moine avec desregards de surprise et d’exécration.

Un songe effrayant lui avait représentéAntonia auprès d’un précipice ; elle l’avait vue tremblantesur le bord : chaque instant semblait menacer de sa chute, etelle l’entendait crier : « Sauvez-moi, ma mère !sauvez-moi ! encore un moment, et il sera trop tard. »Elvire s’était éveillée d’épouvante : la vision avait fait surson esprit une trop forte impression pour lui permettre de reposersans s’être assurée de la sûreté de sa fille ; elle avaitquitté précipitamment le lit, avait passé une robe, et, traversantle cabinet où dormait la femme de chambre, elle était arrivée chezAntonia juste à temps pour la sauver des embrassements de sonravisseur.

Pétrifiés tous deux, l’un de honte, l’autre destupeur, Elvire et le moine semblaient changés en statue ; ilsrestaient en silence à se regarder l’un l’autre : la dame futla première à se remettre.

– Ce n’est point un rêve !s’écria-t-elle ; c’est réellement Ambrosio qui est devantmoi : l’homme que Madrid estime un saint, c’est lui que jetrouve à cette heure près du lit de ma malheureuse enfant !Monstre d’hypocrisie ! je soupçonnais déjà vos desseins, maisje retenais l’accusation par pitié de la fragilité humaine ;maintenant le silence serait criminel : toute la ville va êtreinstruite de votre incontinence ; je vous démasquerai,misérable ! et j’apprendrai à l’Église quelle vipère elleréchauffe dans son sein.

Pâle et confus, le coupable interdit restaittremblant devant elle ; il aurait bien voulu atténuer safaute, mais il ne trouvait rien qui pût le justifier ; il nelui venait à la bouche que des phrases sans suite, que des excusesqui se contredisaient l’une l’autre. Elvire était trop justementirritée pour accorder le pardon qu’il demandait : elleprotesta qu’elle allait éveiller le voisinage, et faire de lui unexemple pour tous les hypocrites à venir. Alors, courant au lit,elle cria à Antonia de s’éveiller ; et voyant que la voixn’avait point d’effet, elle lui prit le bras, et la releva dedessus l’oreiller. Le charme opérait trop puissamment, Antoniaresta insensible ; et quand sa mère la laissa aller, elleretomba sur l’oreiller.

– Ce sommeil n’est pas naturel !s’écria Elvire étonnée, et dont l’indignation croissait d’instanten instant ; il y a là-dessous quelque mystère : maistremblez, hypocrite ! votre scélératesse sera bientôtdémasquée. Au secours ! au secours ! cria-t-elle ;venez ici ! Flora ! Flora !

– Écoutez-moi un seul instant,Madame ! s’écria le moine, rappelé à lui par l’urgence dudanger. Par tout ce qu’il y a de saint et de sacré, je jure quel’honneur de votre fille est intact. Pardonnez mon offense !épargnez-moi la honte d’être découvert, et permettez-moi deregagner librement le couvent ; accordez-moi cette grâce, parpitié ! Je vous promets non seulement qu’Antonia n’aura plusrien à craindre de moi à l’avenir, mais encore que le reste de mavie prouvera…

Elvire l’interrompit brusquement :

– Qu’Antonia n’aura rien àcraindre ? j’y veillerai. Vous ne tromperez pas plus longtempsla confiance des mères ; votre iniquité sera dévoilée à tousles yeux ; Madrid entier frémira de votre perfidie, de votrehypocrisie, de votre incontinence. Allons donc ; iciFlora ! Flora !

Tandis qu’elle parlait, le souvenir d’Agnèsfrappa l’esprit du moine : c’est ainsi qu’elle avait implorésa pitié, et c’est ainsi qu’il avait rejeté sa prière !C’était maintenant son tour de souffrir, et il ne put s’empêcher dereconnaître que sa punition était juste. Elvire, cependant,continuait d’appeler Flora à son aide ; mais sa voix étaittellement étouffée par l’indignation, que la domestique, qui étaitensevelie dans un profond sommeil, était insensible à tous sescris. Elvire n’osait pas aller vers le cabinet où dormait Flora, depeur que le moine n’en profitât pour s’échapper : c’étaiteffectivement son intention ; il se flattait que, s’il pouvaitgagner le monastère sans avoir été vu par d’autres que par Elvire,ce seul témoignage ne suffirait pas pour ruiner une réputationaussi bien établie que l’était la sienne à Madrid. Dans cette idée,il ramassa les vêtements dont il s’était déjà dépouillé et courutvers la porte ; Elvire vit son dessein, elle le suivit ;et, avant qu’il pût tirer le verrou, elle le saisit par le bras etl’arrêta.

– N’essayez pas de fuir !dit-elle ; vous ne quitterez pas cette chambre sans que votrecrime ait eu des témoins.

Ambrosio essaya en vain de se dégager. Elvirene lâchait pas prise et redoublait ses cris pour avoir du secours.Le danger du moine devenait plus pressant ; il s’attendaitd’instant en instant à voir le peuple accourir à ses cris, et,poussé à la démence par l’approche de sa perte, il adopta unerésolution désespérée et sauvage. Se retournant tout à coup, d’unemain il serra Elvire à la gorge pour arrêter les clameurs qu’ellepoussait, et, de l’autre, la terrassant avec violence, il la traînavers le lit. Troublée de cette attaque inattendue, elle eut à peinela possibilité d’essayer de lutter contre son étreinte ; lemoine, arrachant l’oreiller de dessous la tête de la fille, encouvrit la figure de la mère ; et lui appuyant de toute savigueur son genou sur la poitrine, il tâcha de lui ôter la vie. Iln’y réussit que trop bien : la victime, dont la forcenaturelle était accrue par l’excès de son angoisse, se débattitlongtemps pour lui échapper, mais en vain ; le moine, le genoutoujours appuyé sur son sein, contempla sans pitié le tremblementconvulsif de ses membres, et soutint avec une fermeté inhumaine lespectacle de ces déchirements du corps et de l’âme près de seséparer. Enfin, l’agonie se termina ; Elvire cessa de disputersa vie. Le moine retira l’oreiller, et la regarda : son visageétait couvert d’une noirceur effrayante ; ses membres neremuaient plus ; le sang était gelé dans ses veines ; soncœur avait cessé de battre, et ses mains étaient raides etglacées : cette noble et majestueuse femme n’était plus qu’uncadavre – froid, insensible et révoltant.

Cet acte horrible ne fut pas plus tôtconsommé, que le prieur sentit l’énormité de son crime. Une sueurfroide coula sur tout son corps ; ses yeux se fermèrent ;il chancela et s’affaissa sur une chaise, presque aussi privé devie que l’infortunée qui gisait à ses pieds. Il fut tiré de cetétat par la nécessité de fuir et par le danger d’être trouvé dansla chambre d’Antonia ; il n’avait aucun désir de recueillir lefruit de son forfait : Antonia ne lui inspirait plus que de larépugnance ; un froid mortel avait remplacé l’ardeur qui luibrûlait le sein ; il ne s’offrait plus à son esprit que desidées de mort et de crime, de honte présente et de châtiment futur.Agité par le remords et la crainte, il se prépara à fuir ;toutefois sa terreur ne dominait point assez ses souvenirs pourl’empêcher de prendre les précautions nécessaires à sasûreté : il remit l’oreiller sur le lit, ramassa sesvêtements, et, le funeste talisman à la main, il dirigea vers laporte ses pas mal assurés. Éperdu de frayeur, il s’imaginait qu’unelégion de fantômes empêchaient sa fuite ; à chaque détour ilcroyait voir le corps défiguré qui lui barrait le passage, et ilfut longtemps avant de parvenir jusqu’à la porte. Le myrte enchantéproduisit son premier effet : la porte s’ouvrit, et il se hâtade descendre l’escalier. Il rentra sans être vu au monastère ;et s’étant renfermé dans sa cellule, il abandonna son âme auxtortures d’un impuissant remords et aux terreurs d’un périlimminent.

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