Le Moine

Chapitre 7

 

Ambrosio revint au couvent sans avoir étédécouvert, et l’esprit plein des plus séduisantes images. Ils’aveuglait obstinément sur le danger de s’exposer aux charmesd’Antonia : il ne songeait qu’au plaisir qu’il avait eu à setrouver avec elle, et se réjouissait à l’idée de jouir encore de ceplaisir. Il ne manqua pas de profiter de l’indisposition de la mèrepour voir la fille tous les jours. D’abord il borna ses vœux àinspirer de l’amitié à Antonia ; mais il ne fut pas plus tôtconvaincu qu’elle éprouvait ce sentiment dans toute son étendue,que son but devint plus décidé, et que ses attentions prirent unecouleur plus vive. L’innocente familiarité dont elle usait avec luiencourageait ses désirs. Avec le temps, la pudique jeune fille nelui inspira plus la même crainte respectueuse : il admiraittoujours sa modestie, mais il n’en était que plus impatient de lapriver de cette qualité qui formait son principal charme. Lachaleur de la passion et la pénétration naturelle dont il étaitabondamment pourvu pour son propre malheur et pour celui d’Antoniasuppléèrent à son ignorance des artifices de la séduction. Ildiscerna aisément les émotions favorables à ses desseins, et saisitavidement tous les moyens de verser la corruption dans le cœurd’Antonia. Ceci ne fut pas chose facile. Une extrême ingénuitéempêchait qu’elle aperçût le but auquel tendaient les insinuationsdu moine ; mais les principes excellents qu’elle devait auxsoins d’Elvire, la justesse et la solidité de son jugement, et unsentiment inné du devoir, lui faisaient comprendre que les maximesdu prieur n’étaient pas irréprochables. Souvent, d’un simple motelle renversait tout l’amas de ses sophismes, et lui faisait sentircomme ils sont faibles devant la vertu et la vérité. Alors, il seréfugiait dans son éloquence ; il l’écrasait d’un torrent deparadoxes philosophiques, que, faute de les comprendre, elle nepouvait réfuter ; et de la sorte, s’il ne la convainquait pasde la justesse de ses raisonnements, du moins il l’empêchait d’endécouvrir la fausseté. Il remarqua qu’elle avait de jour en jourplus de déférence pour son jugement, et il ne douta pas qu’avec letemps il ne l’amenât au point désiré.

Mathilde avait repris le rôle du paisible etde l’intéressant Rosario : elle ne le taxait pointd’ingratitude ; mais ses yeux se remplissaientinvolontairement de larmes, et la douce mélancolie de saphysionomie et de sa voix proférait des plaintes biens plustouchantes qu’aucune parole n’aurait pu faire. Ambrosio n’était pasinsensible à cette douleur ; mais, incapable d’en écarter lacause, il s’abstenait de montrer qu’elle l’affectât. Convaincu parla conduite de Mathilde qu’il n’avait pas de vengeance à craindre,il continua de la négliger, et d’éviter sa société.

Un soir qu’il avait trouvé Elvire presqueentièrement rétablie, il se retira de meilleure heure qu’àl’ordinaire. Ne voyant point Antonia dans la chambre qui servaitd’entrée, il osa la chercher jusque dans la sienne. Cette piècen’était séparée de celle de sa mère que par un cabinet où couchaitgénéralement Flora, la femme de chambre.

Antonia était assise sur un sofa, le dostourné vers la porte, et lisait attentivement ; elle neremarqua son approche que lorsqu’il fut assis près d’elle. Elletressaillit, et l’accueillit d’un air satisfait ; puis selevant, elle voulut le mener au salon ; mais Ambrosio, luiprenant la main, l’obligea, avec une douce violence, de se remettreà sa place. Elle y consentit sans difficulté : elle ne savaitpas qu’il y eût plus d’inconvenance à causer avec lui dans unepièce plutôt que dans une autre.

Il examina le livre qu’elle avait lu et posésur la table : c’était la Bible.

– Comment ! se dit-il, elle lit laBible et elle est encore si innocente !

Mais, après un plus ample examen, il reconnutqu’Elvire avait fait exactement la même réflexion. Cette mèreprudente, tout en admirant les beautés des saintes Écritures, étaitconvaincue que, si l’on n’en retranchait rien, c’était la lecturela moins convenable qu’on pût permettre à une jeune personne.Nombre de récits n’y tendent qu’à exciter des idées qui sont fortdéplacées dans le cœur d’une femme : chaque chose est appeléesimplement et crûment par son nom, et les annales d’un mauvais lieune fourniraient pas un plus grand choix d’expressions indécentes.Voilà pourtant le livre dont on recommande l’étude aux jeunesfemmes, qu’on met dans la main des enfants, hors d’état d’ycomprendre guère plus que ces passages qu’ils feraient mieuxd’ignorer ; le livre qui trop souvent enseigne les premièresleçons du vice, et donne l’alarme aux passions encore endormies.Elvire en était persuadée. Elle avait donc pris deux résolutions ausujet de la Bible : la première était qu’Antonia ne la liraitque lorsqu’elle serait d’âge à en sentir les beautés et à enapprécier la morale : la seconde fut de la copier de sa propremain et d’en changer ou supprimer tous les passages inconvenants.Ambrosio s’aperçut de sa méprise, et remit le livre sur latable.

Antonia parla de la santé de sa mère avectoute la joie enthousiaste d’un jeune cœur.

– J’admire votre tendresse filiale, ditle prieur ; elle prouve la sensibilité de votre excellentcaractère, elle promet un trésor à celui que le ciel destine àobtenir votre affection. Le cœur qui est si susceptibled’attachement pour une mère, que ne sentira-t-il pas pour unamant ? et peut-être même que ne sent-il pas déjà ?Dites-moi, ma charmante fille, savez-vous ce que c’est qued’aimer ? Répondez-moi avec sincérité : oubliez monhabit, et ne voyez en moi qu’un ami !

– Ce que c’est que d’aimer ?dit-elle, en répétant la question. Oh ! oui, sans doute ;j’ai aimé beaucoup, beaucoup de gens.

– Ce n’est pas là ce que j’entends.L’amour dont je parle ne peut être éprouvé que pour une seulepersonne. N’avez-vous jamais vu d’homme que vous auriez désiré pourmari ?

– Non, vraiment !

Ce n’était pas la vérité, mais elle mentaitsans le savoir : elle ne connaissait pas la nature de sessentiments pour Lorenzo ; et ne l’ayant pas vu depuis lapremière visite qu’il avait rendue à sa mère, chaque jouraffaiblissait l’impression qu’il lui avait faite : d’ailleurs,elle ne pensait à un mari qu’avec l’effroi d’une vierge, et ellen’hésita pas à répondre négativement à la demande du moine.

– Et n’avez-vous pas grande envie de voircet homme, Antonia ? ne sentez-vous point dans votre cœur unvide que vous voudriez remplir ? ne soupirez-vous point del’absence de quelqu’un qui vous est cher, sans pourtant savoir quic’est ? ne remarquez-vous pas que ce qui vous plaisaitautrefois n’a plus de charmes pour vous ? que des milliers denouveaux désirs, de nouvelles idées, de sensations nouvelles sontnés dans votre sein, et que vous les éprouvez sans pouvoir lesdécrire ?

– Mon père, vous m’étonnez ! quelest cet amour dont vous parlez ? je n’en connais pas lanature, et, si je l’éprouvais, pourquoi le cacherais-je ?

– N’avez-vous jamais, Antonia, rencontréd’homme qu’il vous semblait avoir longtemps cherché, quoique vousne l’eussiez jamais vu auparavant ? un étranger dont la figureétait familière à vos yeux ? dont la voix vous calmait, vousplaisait, vous pénétrait au fond de l’âme ? dont la présenceétait un bonheur et l’absence un chagrin ? avec qui votre cœuravait l’air de s’épanouir, et dans le sein duquel, avec uneconfiance sans réserve, vous épanchiez les soucis duvôtre ?

– Certainement : je l’ai éprouvé lapremière fois que je vous ai vu.

– Moi, Antonia ? s’écria-t-il, lesyeux étincelants de joie et d’impatience, et lui saisissant la mainqu’il pressa avec transport sur ses lèvres. Moi, Antonia ?vous avez éprouvé ces sentiments pour moi ?

– Et même plus vifs que vous ne les avezdécrits. Du premier instant où je vous ai vu, je me suis sentie sicharmée, si intéressée ! j’attendais avec tant d’anxiété leson de votre voix ! et quand je l’entendis, elle me parut sidouce ! elle me parlait un langage jusqu’alors siinconnu ! il me semblait qu’elle me disait une foule de chosesque je désirais d’entendre ! Il me semblait que j’étais connuede vous depuis longtemps, que j’avais droit à votre amitié, à vosavis, à votre protection ; j’ai pleuré quand vous êtes parti,et j’ai soupiré après le jour qui devait vous rendre à ma vue.

– Antonia ! ma charmanteAntonia ! s’écria le moine, et il la pressa contre son sein.Puis-je en croire mes sens ? Répétez-le-moi, ma chèrefille !

– Oui, en vérité : excepté ma mère,personne au monde ne m’est plus cher que vous.

À cet aveu ingénu, Ambrosio ne se possédaplus : éperdu de désirs, il la serra dans ses bras, touterouge et toute tremblante. Antonia sentit deux lèvres avides secoller sur les siennes, et aspirer sa pure et délicieuse haleine,une main hardie violer les trésors de son sein, et le moine enfermédans ses membres délicats et faiblissants. Surprise, alarmée etconfuse d’une telle action, la stupeur lui ôta d’abord toutepossibilité de résistance. Enfin, se remettant, elle essayad’échapper aux embrassements du moine.

– Mon père !… Ambrosio !cria-t-elle ; laissez-moi, pour l’amour de Dieu !

Mais le moine licencieux ne tint pas compte deses prières : il persista dans son dessein, et se mit endevoir de prendre encore de plus grandes libertés. Antonia priait,pleurait et se débattait : épouvantée à l’excès, bien que sanssavoir de quoi, elle employa tout ce qu’elle avait de force à lerepousser, et elle était sur le point de crier au secours, lorsquesoudain la porte s’ouvrit. Ambrosio eut juste assez de présenced’esprit pour s’apercevoir du danger. Il quitta à regret sa proie,et se releva précipitamment du sofa. Antonia poussa une exclamationde joie, vola sur la porte et se trouva dans les bras de samère.

Alarmée de quelques discours du prieurqu’Antonia avait innocemment répétés, Elvire avait résolu devérifier ses soupçons. Elle avait vu assez le monde pour ne pas selaisser imposer par la réputation de vertu du moine ; elle sesouvenait de certaines circonstances, peu importantes enelles-mêmes, mais qui, réunies, semblaient autoriser ses craintes.Ces visites fréquentes, bornées, autant qu’elle pouvait voir, àleur seule famille ; l’émotion qu’il laissait paraître dèsqu’elle parlait d’Antonia ; la pensée qu’il était dans toutela force et dans toute l’ardeur de l’âge ; et, par-dessustout, cette pernicieuse philosophie révélée par sa fille, et quiétait si peu d’accord avec le langage qu’il tenait en saprésence : toutes ces circonstances lui inspiraient des doutessur la pureté de l’amitié d’Ambrosio. En conséquence, elle avaitrésolu de tâcher de le surprendre la première fois qu’il seraitseul avec Antonia : son plan venait de réussir. Cependant ellejugea que ce ne serait pas chose facile que de démasquerl’imposteur : le public était trop prévenu en sa faveur ;et elle-même ayant peu d’amis, elle crut dangereux de se faire unennemi si puissant. Elle feignit donc de ne point remarquer combienil était agité ; elle s’assit tranquillement sur le sofa,donna une raison quelconque pour avoir quitté inopinément sachambre, et causa de divers sujets avec un air d’aisance et desécurité.

Rassuré par cette conduite, le moine commençaà se remettre. Il s’efforça de répondre à Elvire sans paraîtreembarrassé : mais il était encore trop novice dans l’art de ladissimulation, et il sentit qu’il devait avoir l’air gauche etconfus. Il abrégea donc l’entretien et se leva pour partir. Maisquel fut son déplaisir lorsqu’en prenant congé, Elvire lui dit entermes polis qu’étant à présent tout à fait guérie, elle croiraitcommettre une injustice si elle privait de le voir d’autrespersonnes qui pourraient en avoir plus besoin qu’elle !

Ambrosio se préparait à faire une objectionlorsqu’un regard expressif d’Elvire l’arrêta court. Il n’osa pasinsister pour être reçu, car ce regard lui démontrait qu’il étaitdécouvert ; il se soumit sans répliquer, se hâta de prendrecongé, et se retira au couvent, le cœur rempli de rage et de honte,d’amertume et de désappointement.

Antonia se sentit l’esprit soulagé par ledépart du prieur ; cependant elle ne put s’empêcher d’êtreaffligée de ce qu’elle ne devait plus le revoir. Elvire en eutaussi un chagrin secret ; elle avait eu trop de plaisir à lecroire leur ami pour ne pas regretter d’être forcée de changerd’opinion. Mais elle était trop habituée à la fausseté des amitiésdu monde pour se préoccuper longtemps de ce regret. Elle essaya defaire comprendre à sa fille le danger qu’elle avait couru ;mais le sujet demandait à être traité avec précaution, de peurqu’en écartant le bandeau de l’ignorance, le voile de l’innocencene fût déchiré. Tout ce qu’elle fit donc, ce fut d’avertir Antoniad’être sur ses gardes, et de lui ordonner, dans le cas où le prieurpersisterait à venir, de ne jamais le recevoir seul :injonction à laquelle Antonia promit de se conformer.

De retour dans sa cellule, Ambrosio en fermala porte après lui, et se jeta désespéré sur son lit. Aiguillonnéde désirs, en proie au désappointement, honteux d’avoir étédécouvert, et craignant d’être publiquement démasqué, son seinétait le théâtre de la plus horrible confusion. Privé de laprésence d’Antonia, il n’avait plus d’espoir de satisfaire cettepassion qui maintenant faisait partie de son existence ; iltremblait d’effroi à la vue du précipice ouvert devant lui, et decolère en pensant que, sans Elvire, il aurait possédé l’objet deses désirs. Avec les plus terribles imprécations, il fit vœu de sevenger d’elle : il jura d’avoir Antonia quoi qu’il en dûtcoûter.

Il était encore sous l’influence dudéchaînement de ses passions lorsqu’on heurta un léger coup à laporte de sa cellule. Il tira le verrou ; la porte s’ouvrit, etMathilde parut.

– Je suis occupé, s’empressa-t-il de dired’un ton dur ; laissez-moi.

Mathilde n’en tint pas compte ; ellereferma la porte, et avança vers lui d’un air doux etsuppliant.

– Pardonnez-moi, Ambrosio,dit-elle ; dans votre intérêt même je ne dois pas vous obéir.Ne craignez aucune plainte de moi ; je ne viens pas vousreprocher votre ingratitude ; et puisque votre amour ne peutplus m’appartenir je vous demande la seconde place, celle deconfidente et d’amie. Nous ne pouvons pas forcer nosinclinations : le peu de beauté que vous m’avez trouvé s’estévanoui avec la nouveauté ; et si elle ne peut plus excitervos désirs, c’est ma faute et non la vôtre. Mais pourquoi persisterà m’éviter ? pourquoi tant d’anxiété à fuir ma présence ?Vous avez des chagrins, et vous ne me permettez pas de lespartager ; vous avez des contrariétés, et vous n’acceptez pasmes consolations ; vous avez des désirs et vous m’empêchez deseconder vos desseins. C’est de cela que je me plains, et non devotre indifférence. J’ai renoncé aux droits de maîtresse ;mais rien ne me fera renoncer à ceux d’amie.

– Généreuse Mathilde ! répliqua-t-ilen lui prenant la main, combien vous vous élevez au-dessus desfaiblesses de votre sexe ! Oui, j’accepte votre offre :j’ai besoin d’un conseiller, d’un confident ; j’en trouvetoutes les qualités réunies en vous : mais seconder mesdesseins… ah ! Mathilde ! ce n’est point en votrepouvoir !

– Ce n’est au pouvoir d’aucun autre quede moi, Ambrosio ; votre secret n’en est pas un pourmoi : j’ai observé d’un œil attentif chacun de vos pas,chacune de vos actions ; vous aimez.

– Mathilde !

– Pourquoi me le cacher ? Necraignez pas la jalousie mesquine où s’abaissent la plupart desfemmes : mon âme dédaigne une si méprisable passion. Vousaimez, Ambrosio ; Antonia Dalfa est l’objet de votreflamme : je connais chaque détail de votre passion, chaqueconversation m’a été répétée ; je suis instruite de votretentative sur la personne d’Antonia, de votre désappointement et devotre renvoi de la maison d’Elvire. Vous désespérez maintenant deposséder votre maîtresse ; mais je viens raviver vosespérances, et vous indiquer le chemin du succès.

– Du succès ? Oh !impossible !

– À ceux qui osent, rien n’estimpossible. Comptez sur moi, et vous pouvez encore être heureux. Lemoment est venu, Ambrosio, où l’intérêt de votre bonheur et devotre tranquillité me force à vous révéler une partie de monhistoire, que vous ignorez encore. Écoutez, et ne m’interrompezpas. Si ma confession vous révolte, rappelez-vous qu’en la faisant,mon seul but est de satisfaire vos vœux, et de rendre à votre cœurla paix qu’il a perdue. Je vous ai déjà dit que mon tuteur était unhomme d’un savoir peu commun ; il prit la peine de m’initier àce savoir dès l’enfance. Parmi les sciences diverses que lacuriosité l’avait induit à explorer, il n’avait pas négligé cellequi est regardée par la plupart des gens comme impie, et parbeaucoup d’autres comme chimérique : je parle des artsrelatifs au monde des esprits. Ses profondes recherches des causeset des effets, son infatigable application à l’étude de laphilosophie naturelle, sa connaissance profonde et illimitée despropriétés et vertus de chaque pierre précieuse qui enrichitl’abîme, de chaque herbe que la terre produit, lui procura enfin larécompense qu’il avait si longtemps, si ardemment recherchée. Sacuriosité fut pleinement satisfaite, le but de son ambitionentièrement atteint ; il dictait la loi aux éléments ; ilpouvait renverser l’ordre de la nature ; ses yeux lisaient lesdécrets de l’avenir, et les esprits infernaux étaient dociles à savoix. Pourquoi reculer loin de moi ? je comprends ce regardscrutateur : vos soupçons sont vrais, quoique vos terreurs nesoient pas fondées. Mon tuteur ne m’a pas caché la plus précieusede ses découvertes ; cependant, si je ne vous avais pas vu, jen’aurais jamais fait usage de mon pouvoir. Comme vous, jefrémissais à la pensée de la magie ; comme vous, je me formaisune idée terrible du danger d’évoquer un démon. Pour sauver cettevie dont votre amour m’avait enseigné le prix, j’ai eu recours auxmoyens que je tremblais d’employer. Vous rappelez-vous cette nuitque j’ai passée dans les caveaux de Sainte-Claire ? C’estalors qu’environnée de corps en dissolution, j’osai accomplir cesrites mystérieux qui appelèrent à mon aide un ange déchu. Jugezquelle dut être ma joie quand je découvris que mes terreurs étaientimaginaires ; je vis le démon obéir à mes ordres ; je levis trembler devant moi, et je reconnus qu’au lieu de vendre monâme à un maître, mon courage m’avait acheté un esclave.

– Téméraire Mathilde ! qu’avez-vousfait ? Vous vous êtes condamnée à la perditionéternelle ; vous avez troqué contre un pouvoir momentanél’éternel bonheur. Si c’est de la magie que dépend la satisfactionde mes désirs, je renonce absolument à votre aide ; lesconséquences en sont trop horribles. J’adore Antonia, mais je nesuis point assez aveuglé par mes sens pour sacrifier à sapossession mon existence dans ce monde et dans l’autre.

– Ridicules préjugés ! Oh !rougissez, Ambrosio, rougissez d’être assujetti à leur empire. Oùest le risque d’accepter mes offres ? quel motif aurais-je devous donner ce conseil, si ce n’était le désir de vous rendre aubonheur et au repos ? S’il existe du danger, il tombera surmoi ; c’est moi qui convoquerai le ministère desesprits : à moi seule sera le crime, et à vous leprofit ; mais il n’y a nul danger. L’ennemi du genre humainest mon esclave, et non mon souverain. N’y a-t-il aucune différenceentre donner et recevoir des lois, entre servir et commander ?Éveillez-vous de vos rêves frivoles, Ambrosio ! rejetez loinde vous ces terreurs si peu faites pour une âme telle que lavôtre ; laissez-les au commun des hommes, et osez êtreheureux ! Accompagnez-moi cette nuit aux caveaux deSainte-Claire ; soyez-y témoin de mes enchantements, etAntonia est à vous.

– L’obtenir par de tels moyens ! jene le puis, ni ne le veux. Cessez donc de vouloir me persuader, carje n’ose employer le ministère de l’enfer.

– Vous n’osez ? comme vous m’aveztrompée ! Cet esprit que j’estimais si grand, si courageux, semontre infirme, puéril et rampant, – esclave des erreurs duvulgaire, et plus faible que celui d’une femme.

– Quoi ! connaissant le danger,m’exposerai-je volontairement aux artifices du séducteur ?renoncerai-je à tout espoir de salut ? mes yeuxrechercheront-ils un spectacle qui, je le sais, doit lesaveugler ? Non, non, Mathilde, je ne ferai point alliance avecl’ennemi de Dieu.

– Êtes-vous donc l’ami de Dieu en cemoment ? n’avez-vous pas rompu vos engagements avec lui,renoncé à son service ? ne vous êtes-vous pas abandonné àl’entraînement de vos passions ? ne complotez-vous pas laperte de l’innocence, la ruine d’une créature qu’il a formée sur lemodèle des anges ? Quelle aide invoquerez-vous, si ce n’estcelle des démons, pour accomplir ce louable dessein ? Lesséraphins le protégeront-ils ? Conduiront-ils Antonia dans vosbras ? Leur ministère sanctionnera-t-il vos plaisirsillicites ? Ô absurdité ! Mais je ne m’abuse pas,Ambrosio ! ce n’est pas la vertu qui vous fait rejeter monoffre ; vous voudriez l’accepter, mais vous n’osezpas ; ce n’est pas le crime qui retient votre bras, c’est lechâtiment ; ce n’est pas le respect de Dieu qui vous arrête,c’est l’effroi de sa vengeance ! vous voudriez bien l’offenseren secret, mais vous tremblez de vous déclarer son ennemi. Honte àl’âme pusillanime qui n’a pas le courage d’être ami sûr ou ennemidéclaré !

– Envisager le crime avec horreur,Mathilde, est en soi-même un mérite : sous ce rapport, je mefais gloire de m’avouer pusillanime. Quoique mes passions m’aientfait manquer à ses lois, je sens toujours dans mon cœur l’amourinné de la vertu. Mais il vous convient mal de m’accuser deparjure, vous qui, la première, m’avez fait violer mes vœux, vousqui, la première, avez éveillé mes vices endormis, m’avez faitsentir le poids des chaînes de la religion, et m’avez convaincu quele crime avait ses plaisirs. Mais si mes principes ont cédé à laforce de mon tempérament, il me reste suffisamment de grâce pourfrémir à l’idée de la sorcellerie, et pour éviter un forfait simonstrueux, si impardonnable ?

– Impardonnable, dites-vous ? Quesignifie donc votre éloge continuel de la miséricorde infinie duTout-Puissant ? Y a-t-il donc mis récemment des bornes ?Ne reçoit-il plus le pécheur avec joie ? Vous lui faitesinjure, Ambrosio. Vous aurez toujours, vous, le temps de vousrepentir, et lui, la bonté de pardonner. Procurez-lui une glorieuseoccasion d’exercer cette bonté : plus grand sera le mérite deson pardon. Finissez-en avec ces scrupules d’enfant ;laissez-vous persuader pour votre bien, et suivez-moi aucimetière.

– Oh ! cessez, Mathilde ! ceton railleur, ce langage audacieux et impie sont affreux danstoutes les bouches, mais surtout dans celle d’une femme. Laissonscet entretien, qui n’excite pas d’autres sentiments que l’horreuret le dégoût. Je ne vous suivrai pas au cimetière, et jen’accepterai pas les services de vos agents infernaux. Antonia seraà moi, mais à moi par des moyens humains.

– Alors elle ne sera jamais à vous !Vous êtes banni de sa présence ; sa mère a ouvert les yeux survos desseins, et maintenant elle est en garde contre eux. Bienplus, Antonia en aime un autre : un jeune homme d’un méritedistingué possède son cœur ; et si vous n’intervenez, dans peude jours il sera son époux. Je tiens cette nouvelle de mesinvisibles serviteurs, auxquels j’ai eu recours dès que j’airemarqué votre indifférence. Ils ont épié toutes vos actions ;ils m’ont redit tout ce qui s’est passé chez Elvire, ils m’ontinspiré l’idée de favoriser vos projets. Leurs rapports ont été maseule consolation. Vous aviez beau éviter ma présence, toutes vosdémarches m’étaient connues ; que dis-je ? j’étaistoujours, jusqu’à un certain point, avec vous, grâce à ce don siprécieux.

À ces mots, elle tira de dessous son habit unmiroir d’acier poli, dont les bords étaient couverts de différentscaractères étranges et inconnus.

– Dans tous mes chagrins, dans tous mesregrets, de votre froideur, j’ai été préservée du désespoir par lavertu de ce talisman. En prononçant certaines paroles, on y voitparaître la personne à qui on pense. Ainsi, quoique je fusse exiléede votre présence, vous, Ambrosio, vous étiez toujours présent pourmoi.

La curiosité du moine fut fortementexcitée.

– Ce que vous racontez estincroyable ! Mathilde, ne vous jouez-vous pas de macrédulité ?

– Jugez par vos yeux.

Elle lui mit le miroir dans la main. Lacuriosité poussa Ambrosio à le prendre, et l’amour à désirerqu’Antonia parût. Mathilde prononça les paroles magiques. Aussitôtune épaisse fumée s’éleva des caractères tracés sur les bords, etse répandit sur toute la surface ; bientôt elle se dispersapeu à peu. Il se présenta aux yeux du moine un mélange confus decouleurs et d’images qui se rangèrent enfin d’elles-mêmes à leurplace, et il vit en miniature les traits charmants d’Antonia.

Le lieu de la scène était un petit cabinetattenant à la chambre où elle couchait. Elle se déshabillait pourse mettre au bain ; ses longues tresses de cheveux étaientdéjà relevées. L’amoureux moine eut pleine liberté de contemplerles voluptueux contours et les admirables proportions de sesmembres. Elle se dépouilla du dernier vêtement, et s’approchant dubain préparé pour elle, elle mit son pied dans l’eau : lefroid la saisit, et elle le retira. Quoiqu’elle ne se doutât pasqu’on l’observait, un sentiment naturel de pudeur la portait àvoiler ses charmes, et elle se tenait hésitante, au bord de labaignoire, dans l’attitude de la Vénus de Médicis. En ce moment unlinot apprivoisé vola vers elle, plongea la tête entre ses seins,et les becqueta en jouant. Antonia, qui souriait, essaya en vain dese délivrer de l’oiseau ; il lui fallut lever les mains pourle chasser de son délicieux asile. Ambrosio n’en put supporterdavantage : ses désirs s’étaient tournés en frénésie.

– Je cède ! cria-t-il en jetantviolemment le miroir à terre : Mathilde, je vous suis !faites de moi ce que vous voulez !

Elle n’attendit pas qu’il réitérât ceconsentement. Il était déjà minuit. Elle vola à sa cellule, etrevint bientôt avec son petit panier et la clef du cimetière, quiétait restée en sa possession depuis sa première visite auxcaveaux. Elle ne donna point au moine le temps de la réflexion.

– Venez ! dit-elle, et elle lui pritla main ; suivez-moi, et soyez témoin des effets de votrerésolution.

À ces mots, elle l’entraîna précipitamment.Ils passèrent dans le lieu de sépulture sans être vus, ouvrirent laporte du sépulcre, et se trouvèrent à l’entrée de l’escaliersouterrain. Jusqu’alors la clarté de la lune avait guidé leurs pas,mais à présent cette ressource leur manquait. Mathilde avaitnégligé de se pourvoir d’une lampe. Sans cesser de tenir la maind’Ambrosio, elle descendit les degrés de marbre ; maisl’obscurité profonde qui les enveloppait les obligeait de marcheravec lenteur et précaution.

– Vous tremblez ! dit Mathilde à soncompagnon ; ne craignez rien, nous sommes près du but.

Ils atteignirent le bas de l’escalier, etcontinuèrent d’avancer à tâtons le long des murs. À un détour, ilsaperçurent tout à coup dans le lointain une pâle lumière, verslaquelle ils dirigèrent leurs pas : c’était celle d’une petitelampe sépulcrale qui brûlait incessamment devant la statue desainte Claire ; elle jetait une sombre et lugubre lueur surles colonnes massives qui supportaient la voûte, mais elle étaittrop faible pour dissiper les épaisses ténèbres où les caveauxétaient ensevelis.

Mathilde prit la lampe.

– Attendez-moi ! dit-elle auprieur ; je reviens dans un instant.

À ces mots, elle s’enfonça dans un despassages qui s’étendaient dans différentes directions et formaientune sorte de labyrinthe. Ambrosio resta seul. L’obscurité la plusprofonde l’entourait, et encourageait les doutes qui commençaient àrenaître dans son sein. Il avait été entraîné par un moment dedélire. La honte de trahir ces terreurs en présence de Mathildel’avait poussé à les combattre ; mais à présent qu’il étaitabandonné à lui-même, elles reprenaient leur premier ascendant. Iltremblait à l’idée de la scène dont il allait être témoin ; ilne savait pas jusqu’à quel point les illusions de la magiepouvaient faire effet sur son esprit : elles pouvaient lepousser à quelque action qui, une fois commise, rendraitirréparable la rupture entre le ciel et lui. Dans cet effrayantdilemme, il aurait voulu implorer l’assistance de Dieu, mais ilsentait avoir perdu tout droit à une telle protection : ilserait retourné avec joie au couvent, mais il avait passé sous tantde voûtes et par tant de détours qu’il ne fallait pas songer àessayer de regagner l’escalier. Son sort était décidé ; il n’yavait aucune possibilité de s’échapper. Il combattit donc sesappréhensions, et appela à son secours tous les arguments quipouvaient le mettre en état de soutenir courageusement cetteépreuve : il réfléchit qu’Antonia serait le prix de sonaudace ; il s’enflamma l’imagination en énumérant les charmesde sa maîtresse ; il se persuada qu’il aurait toujours, commeavait dit Mathilde, le temps de se repentir ; et que,puisqu’il n’avait recours qu’à elle et non aux démons, le crime desorcellerie ne pourrait lui être imputé. Il avait lu beaucoupd’ouvrages sur cette matière ; il se dit que tant qu’iln’aurait pas renoncé à son salut dans un acte formel signé de samain, Satan n’aurait aucun pouvoir sur lui : or, il était biendéterminé à ne jamais souscrire un tel acte, quelque menace qu’onlui fît ou quelque avantage qu’on lui présentât.

Telles étaient ses méditations en attendantMathilde. Elles furent interrompues par un sourd murmure, qui neparaissait pas venir de loin. Il tressaillit. Il écouta. Quelquesminutes passèrent en silence, après quoi le murmurerecommença : c’était comme le gémissement d’une personnesouffrante. Dans toute autre position, cette circonstance n’auraitfait qu’exciter son attention et sa curiosité ; en ce moment,sa sensation dominante fut la terreur : son imagination,entièrement préoccupée des idées de sorcellerie et d’esprits, sefigura que quelque âme en peine rôdait près de lui ; ou bienque Mathilde avait été victime de sa présomption, et périssait sousles griffes cruelles des démons. Le bruit ne paraissait pasapprocher, mais continuait de s’entendre par intervalles ;quelques fois, il devenait plus distinct – sans doute lorsque lessouffrances de la personne qui gémissait devenaient plus aiguës etplus intolérables. De temps à autre, Ambrosio crut discerner desaccents, et une fois entre autres il fut presque convaincu d’avoirentendu une voix défaillante s’écrier : « Dieu ! ôDieu ! pas d’espoir ! pas de secours ! »

De plus profonds gémissements suivirent cesparoles ; puis elles s’évanouirent par degrés, et le silenceuniversel régna de nouveau.

– Que signifie cela ? pensa le moineeffaré.

En ce moment une idée qui lui traversal’esprit le pétrifia presque d’horreur ; il frémit, et eutpeur de lui-même.

– Serait-ce possible ! soupira-t-ilinvolontairement ; serait-ce bien possible ! oh !quel monstre je suis !

Il résolut d’éclaircir ses doutes, et deréparer sa faute, s’il n’était pas déjà trop tard. Mais sessentiments généreux et compatissants furent bientôt mis en fuitepar le retour de Mathilde. Il oublia l’infortunée qui gémissait, etne se souvint que du danger et de l’embarras de sa propresituation. La lumière de la lampe qui revenait dora les murs, et enpeu d’instants Mathilde fut près de lui. Elle avait quitté sonhabit religieux ; elle était vêtue d’une longue robe noire, oùétaient tracés en broderie d’or quantité de caractèresinconnus : cette robe était attachée par une ceinture depierres précieuses dans laquelle était passé un poignard ; soncou et ses bras étaient nus ; elle portait à la main unebaguette d’or ; ses cheveux étaient épars, et flottaient endésordre sur ses épaules ; ses yeux étincelants avaient uneexpression terrible, et tout en elle était fait pour inspirer lacrainte et l’admiration.

– Suivez-moi ! dit-elle au moined’une voix lente et solennelle ; tout est prêt !

Il sentit ses membres trembler en luiobéissant. Elle le guida à travers divers étroits passages ;et de chaque côté, comme ils avançaient, la clarté de la lampe nemontrait que les objets les plus révoltants : des crânes, desossements, des tombes et des statues dont les yeux semblaient àleur approche flamboyer d’horreur et de surprise. Enfin ilsparvinrent à un vaste souterrain dont l’œil cherchait vainement àdiscerner la hauteur : une profonde obscurité planait surl’espace ; des vapeurs humides glacèrent le cœur du moine, etil écouta tristement le vent qui hurlait sous les voûtessolitaires. Ici Mathilde s’arrêta ; elle se tourna versAmbrosio, dont les joues et les lèvres étaient pâles de frayeur.D’un regard de mépris et de colère, elle lui reprocha sapusillanimité ; mais elle ne parla pas. Elle posa la lampe àterre près du panier, elle fit signe à Ambrosio de garder lesilence, et commença les rites mystérieux. Elle traça un cercleautour de lui, et un autre autour d’elle ; puis prenant unepetite fiole dans le panier, elle en répandit quelques gouttes surla terre devant elle ; elle se courba sur la place, marmottaquelques phrases inintelligibles ; et immédiatement il s’élevadu sol une flamme pâle et sulfureuse, qui s’accrut par degrés, etfinit par étendre ses flots sur toute la surface, à l’exception descercles où se tenaient Mathilde et le moine ; ensuite laflamme gagna les énormes colonnes de pierre brute, glissa le longde la voûte et changea le souterrain en une immense salle toutecouverte d’un feu bleuâtre et tremblant : il ne donnait aucunechaleur ; au contraire, le froid extrême du lieu semblaitaugmenter à chaque instant. Mathilde continua ses incantations. Parintervalles, elle tirait du panier divers objets, dont la nature etle nom, pour la plupart, étaient inconnus au prieur ; maisdans le peu qu’il en distingua, il remarqua particulièrement troisdoigts humains et un agnus-Dei qu’elle mit en pièces. Elleles jeta dans les flammes qui brûlaient devant elle et ils furentconsumés aussitôt.

Le moine la regardait avec anxiété. Tout àcoup elle poussa un cri long et perçant ; elle fut saisie d’unaccès de délire ; elle s’arracha les cheveux, se frappa lesein, fit les gestes les plus frénétiques, et, tirant le poignardde sa ceinture, elle se le plongea dans le bras gauche : lesang jaillit en abondance ; elle se tint sur le bord de cecercle, prenant soin qu’il tombât en dehors. Les flammes seretiraient de l’endroit où le sang coulait. Une masse de nuagessombres s’éleva lentement de la terre ensanglantée, et montagraduellement jusqu’à ce qu’elle atteignît la voûte de lacaverne ; en même temps un coup de tonnerre se fit entendre,l’écho résonna effroyablement dans les passages souterrains, et laterre trembla sous les pieds de l’enchanteresse.

Ce fut alors qu’Ambrosio se repentit de satémérité. L’étrangeté solennelle du charme l’avait préparé àquelque chose de bizarre et d’horrible : il attendit aveceffroi l’apparition de l’esprit dont la venue était annoncée par lafoudre et le tremblement de terre ; il regarda d’un œil égaréautour de lui, persuadé que la vue de cette vision redoutableallait le rendre fou ; un frisson glaçait son corps, et iltomba sur un genou, hors d’état de se soutenir.

– Il vient ! s’écria Mathilde avecun accent joyeux.

Ambrosio tressaillit, et attendit le démonavec terreur. Quelle fut sa surprise quand, le tonnerre cessant degronder, une musique mélodieuse se répandit dans l’air ! Aumême instant le nuage disparut, et Ambrosio vit un être plus beauque n’en créa jamais le pinceau de l’imagination. C’était un jeunehomme de dix-huit ans à peine, d’une perfection incomparable detaille et de visage ; il était entièrement nu ; uneétoile étincelait à son front ; ses épaules déployaient deuxailes rouges, et sa chevelure soyeuse était retenue par un bandeaude feux de plusieurs couleurs, qui se jouaient à l’entour de satête, formaient diverses figures, et brillaient d’un éclat biensupérieur à celui des pierres précieuses ; des bracelets dediamants entouraient ses poignets et ses chevilles, et il tenaitdans sa main droite une branche de myrte en argent ; son corpsjetait une splendeur éblouissante ; il était environné denuages, couleur de rose, et au moment où il parut, une briserafraîchissante répandit des parfums dans la caverne. Enchantéd’une vision si contraire à son attente, Ambrosio contemplal’esprit avec délices et étonnement ; mais toute sonadmiration ne l’empêcha pas de remarquer dans les yeux du démon uneexpression farouche et sur ses traits une mélancolie mystérieusequi trahissaient l’ange déchu et inspiraient une terreursecrète.

La musique cessa. Mathilde s’adressa àl’esprit ; elle lui parlait une langue inintelligible pour lemoine, et la réponse fut faite dans la même langue. Elle paraissaitinsister sur un point que le démon ne voulait pas accorder. Illançait fréquemment sur Ambrosio des regards de colère, et à chaquefois celui-ci sentait son cœur défaillir. Mathilde eut l’air des’irriter ; elle parlait d’un ton élevé et impérieux, et sesgestes annonçaient qu’elle le menaçait de sa vengeance. Ses menaceseurent l’effet désiré ; l’esprit tomba à genoux, et d’un airsoumis lui présenta la branche de myrte. Elle ne l’eut pas plus tôtreçue que la musique recommença : un nuage épais s’étendit surla vision ; les flammes bleues disparurent ; et unecomplète obscurité régna dans la caverne. Le prieur ne bougea pasde sa place ; ses facultés étaient toutes enchaînées par leplaisir, l’anxiété et la surprise. Enfin les ténèbres sedispersèrent, et il aperçut Mathilde près de lui dans son habitreligieux, et le myrte à la main. Il ne restait aucune trace del’incantation, et les caveaux n’étaient éclairés que des faiblesrayons de la lampe sépulcrale.

– J’ai réussi, dit Mathilde, quoique avecplus de difficulté que je n’en attendais. Lucifer, que j’ai évoquéà mon aide, refusait d’abord d’obéir à mes ordres : pour l’yforcer, il m’a fallu avoir recours à mes charmes les pluspuissants. Ils ont produit leur effet ; mais j’ai prisl’engagement de ne plus réclamer jamais son ministère en votrefaveur. Songez donc à bien employer une occasion qui ne sereprésentera plus ; désormais mon art magique ne vous serad’aucune utilité ; vous ne pourrez espérer de secourssurnaturel qu’en invoquant vous-même les démons, et en acceptantles conditions de leurs services. C’est ce que vous ne ferezjamais : vous manquez d’énergie pour les contraindre àl’obéissance ; et à moins que vous ne leur payiez le prix fixépar eux, ils ne vous serviront pas volontairement. Pour cette foisseulement, ils consentent à vous obéir ; je vous fournis lesmoyens de posséder votre maîtresse ; ayez soin de les mettre àprofit. Recevez ce myrte étincelant : tant que vous l’aurez enmain, toutes les portes s’ouvriront devant vous. Il vous donneraaccès la nuit prochaine dans la chambre d’Antonia : alorssoufflez trois fois sur le myrte, appelez-la par son nom etplacez-le sous son oreiller ; à l’instant, un sommeil de morts’emparera d’elle, et lui ôtera le pouvoir de vous résister. Cesommeil la tiendra jusqu’au point du jour. En cet état, vous pouvezsatisfaire vos désirs sans risquer d’être découvert, puisque, aumoment où le jour dissipera les effets de l’enchantement, Antonias’apercevra de la perte de son honneur mais sans savoir qui le luia ravi. Soyez donc heureux, mon Ambrosio, et que ce service vousprouve le désintéressement et la pureté de mon amitié. La nuit doitêtre près d’expirer : retournons au couvent, de peur que notreabsence n’excite la surprise.

Le prieur reçut le talisman avec unereconnaissance muette. Ses idées étaient trop troublées par lesaventures de la nuit pour lui permettre d’exprimer hautement sesremerciements, ou même de sentir encore toute la valeur de ceprésent. Mathilde ramassa la lampe et le panier, et conduisit soncompagnon hors du mystérieux souterrain. Elle remit la lampe à sonancienne place, et continua sa route dans l’obscurité jusqu’à cequ’elle atteignît le pied de l’escalier. Les premiers rayons dusoleil levant qui y pénétraient les aidèrent à le monter ;Mathilde et le prieur se hâtèrent de sortir du sépulcre, et ils enrefermèrent la porte, et regagnèrent bientôt le cloître occidentaldu monastère ; personne ne les rencontra, et ils seretirèrent, sans avoir été vus, à leur cellule respective.

La confusion de l’esprit d’Ambrosio commença às’apaiser. Il se réjouit de l’heureuse issue de son aventure, et,songeant à la vertu du myrte, il considéra Antonia comme déjà enson pouvoir ; l’imagination lui retraçait les appas secretsque lui avait dévoilés le miroir enchanté et il attendit avecimpatience l’arrivée de la nuit.

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