Le Moine

Chapitre 3

 

Le marquis et Lorenzo arrivèrent enfin àl’hôtel de Las Cisternas.

– Excusez-moi, seigneur, dit Lorenzo d’unair de réserve, si je réponds avec quelque froideur aux égards quevous me témoignez. L’honneur d’une sœur est compromis dans cetteaffaire. J’espère que vous ne différerez pas l’éclaircissement quevous m’avez promis.

– Auparavant, donnez-moi votre parole quevous m’écouterez patiemment et avec indulgence.

– J’aime trop ma sœur pour la jugerrigoureusement ; et jusqu’à ce jour je n’ai pas eu d’ami quime fût plus cher que vous. J’avouerai de plus, que le pouvoir quevous avez de m’obliger dans une affaire qui me tient fort au cœur,me fait désirer ardemment que vous soyez toujours digne de monestime.

– Lorenzo, vous ne pouvez me faire unplus grand plaisir que de me procurer l’occasion d’être utile aufrère d’Agnès.

– Prouvez-moi que je puis accepter vosservices sans déshonneur, et il n’est personne au monde à quij’aime mieux avoir obligation.

– Probablement vous avez entendu votresœur parler d’Alphonso d’Alvarada ?

– Jamais. Encore enfant, elle a étéconfiée aux soins de sa tante qui avait épousé un gentilhommeallemand. Il n’y a que deux ans qu’elle a quitté leur château pourrevenir en Espagne, lorsqu’elle s’est déterminée à renoncer aumonde.

– Bon Dieu ! Lorenzo, vous saviezson intention, et vous n’avez fait aucun effort pour l’endissuader !

– Marquis, vous me faites injure :la nouvelle que j’en reçus à Naples m’affligea extrêmement, et jeme hâtai de revenir à Madrid dans le dessein exprès d’empêcher cesacrifice. À mon arrivée, je volai au couvent de Sainte-Claire,qu’Agnès avait choisi pour faire son noviciat. Je demandai à voirma sœur. Figurez-vous ma surprise : elle refusa de merecevoir ; elle déclarait positivement qu’appréhendant moninfluence sur son esprit, elle ne voulait pas s’exposer à uneentrevue avec moi avant la veille du jour où elle devait prendre levoile. Je suppliai les nonnes ; j’insistai pour voir Agnès, etje n’hésitai pas à les soupçonner hautement de la retenir loin demoi contre son gré. Pour se disculper de cette imputation deviolence, l’abbesse m’apporta quelques lignes, écrites évidemmentde la main de ma sœur, et où elle confirmait le premier message.Tous mes efforts subséquents pour obtenir un moment de conversationavec elle furent aussi inutiles. Elle était inflexible, et je n’eusla permission de la voir que le jour qui précéda celui où elleallait entrer au cloître pour ne plus le quitter. Cette entrevueeut lieu en présence de nos principaux parents. C’était pour lapremière fois depuis son enfance que je la voyais, et ce fut unescène des plus attendrissantes : elle se jeta dans mes bras,m’embrassa, et pleura amèrement. Par tous les arguments possibles,par les larmes, par les prières ; à deux genoux, je m’efforçaide lui faire abandonner sa résolution. Je lui représentai tout cequ’avait de pénible la vie monastique ; je dépeignis à sonimagination tous les plaisirs qu’elle allait quitter et je laconjurai de me révéler ce qui occasionnait son dégoût pour lemonde. À cette dernière question, elle devint pâle, et ses larmescoulèrent encore plus abondamment. Elle me supplia de ne pointinsister sur cette question : qu’il me suffit de savoir que sadétermination était prise, et qu’un couvent était le seul lieu oùelle pouvait maintenant espérer de la tranquillité. Elle persévéradans son dessein et prononça ses vœux. Je l’allai voir souvent à lagrille, et chaque moment que je passai avec elle me fit éprouverplus de chagrin de sa perte. Peu de temps après, je fus obligé dequitter Madrid ; je ne suis revenu que hier au soir, et depuisje n’ai pas eu le temps d’aller au couvent de Sainte-Claire.

– Ainsi, avant de l’entendre de mabouche, le nom d’Alphonso d’Alvarada vous était inconnu ?

– Pardonnez-moi ; ma tante m’a écritqu’un aventurier de ce nom avait trouvé moyen de s’introduire dansle château de Lindenberg, qu’il s’était insinué dans les bonnesgrâces de ma sœur, et qu’elle avait même consenti à s’enfuir aveclui. Mais avant que ce plan ne fût exécuté, le cavalier apprit queles terres qu’il croyait être les propriétés d’Agnès, àSaint-Domingue, m’appartenaient à moi. Cette découverte le fitchanger d’idée : il disparut le jour où l’enlèvement devaitavoir lieu, et Agnès, au désespoir de sa perfidie et de sabassesse, prit le parti de se renfermer dans un couvent. Ma tanteajoutait que, comme cet aventurier s’était donné pour être un demes amis, elle désirait savoir s’il m’était connu. Je répondis quenon. Je ne me doutais guère alors qu’Alphonso d’Alvarada et lemarquis de Las Cisternas étaient une seule et même personne :le portrait qu’on me faisait du premier n’avait aucun rapport avecce que je savais du second.

– En cela je reconnais facilement lecaractère perfide de doña Rodolpha. Chaque mot de ce récit porte lecachet de sa méchanceté, de sa fausseté, du talent qu’elle a denoircir ceux à qui elle veut nuire. Pardonnez-moi, Médina, deparler si librement de votre parente. Le mal qu’elle m’a faitautorise mon ressentiment, et quand vous aurez entendu monhistoire, vous serez convaincu que mes expressions n’ont point ététrop sévères.

Il commença alors son récit de la manièresuivante.

HISTOIRE DE DON RAYMOND,

MARQUIS DE LAS CISTERNAS

En quittant Salamanque où vous restâtes àl’université une année après moi, comme je l’ai su depuis, jecommençai immédiatement le cours de mes voyages. Mon père fournitgénéreusement à mes dépenses ; mais il me recommanda de cachermon rang et de ne me présenter partout que comme un simplegentilhomme. Cette idée lui avait été suggérée par son ami le ducde Villa Hermosa, un seigneur dont l’habileté et la connaissance dumonde m’ont toujours inspiré la plus profonde vénération :« Croyez-moi, mon cher Raymond, me dit-il, vous recueillerezplus tard le fruit de cet abaissement temporaire. Il est vrai que,comme comte de Las Cisternas, vous seriez reçu les bras ouverts, etque votre vanité de jeune homme serait satisfaite des attentionsqui pleuvraient sur vous de tout côté. Maintenant, c’est devous-même que presque tout va dépendre ; vous avezd’excellentes recommandations, mais ce sera votre affaire de vousles rendre utiles ; il faudra faire des frais pour plaire, ilfaudra vous étudier à obtenir l’approbation des personnes à quivous serez présenté. Celles qui auraient recherché l’amitié ducomte de Las Cisternas n’auront aucun intérêt à découvrir le mériteou à supporter patiemment les défauts d’Alphonso d’Alvarada ;en conséquence, lorsque vous vous verrez réellement goûté, vouspourrez sans crainte l’attribuer à vos bonnes qualités et non àvotre rang, et la distinction dont vous serez l’objet serainfiniment plus flatteuse. »

Je suivis le conseil du duc, et bientôt lasagesse m’en fut démontrée. Je quittai l’Espagne, sous le nom dedon Alphonso d’Alvarada, et suivi d’un seul domestique d’unefidélité éprouvée. Paris fut mon premier séjour. Pendant quelquetemps j’en fus enchanté, comme en effet doit l’être tout jeunehomme, riche, et avide de plaisir. Cependant, toute sa gaieté melaissait un vide au cœur. Je devins las de dissipation ; jem’aperçus que les gens au milieu desquels je vivais, et dontl’extérieur était si poli, si séduisant, étaient au fond frivoles,insensibles et peu sincères.

Je tournai mes pas vers l’Allemagne ; monintention était de visiter les principales cours. Avant cetteexcursion, je voulais m’arrêter quelque peu à Strasbourg. Comme jedescendais de ma chaise, à Lunéville, pour prendre quelquesrafraîchissements, je remarquai un brillant équipage, suivi dequatre domestiques vêtus d’une riche livrée, et qui était arrêté àla porte du Lion d’Argent. Bientôt après, en regardant par lacroisée, je vis une dame d’un extérieur plein de noblesse, etaccompagnée de deux femmes de chambre, monter dans le carrosse, quipartit immédiatement.

Je demandai à l’hôte quelle était cettedame.

– Une baronne allemande, monsieur, dehaut rang et d’une grande fortune ; elle vient de rendrevisite à la duchesse de Longueville, à ce que m’ont dit ses gens.Elle va à Strasbourg, où elle trouvera son mari, et de là ilsretourneront ensemble à leur château en Allemagne.

Je me remis en chemin, voulant arriver le soirmême à Strasbourg. Mais ma chaise s’étant brisée, mon espoir futtrompé. L’accident m’était arrivé au milieu d’une épaisse forêt, etje n’étais pas peu embarrassé de trouver le moyen de continuer maroute. On était au cœur de l’hiver ; déjà la nuit tombait, etStrasbourg, qui était la ville la plus proche, était encore éloignéde plusieurs lieues. Il me parut que si je ne voulais pas passer lanuit dans la forêt, je n’avais pas d’autre parti à prendre que demonter sur le cheval de mon domestique et de gagner ainsiStrasbourg ; expédient qui, dans cette saison, était loind’être agréable.

Par bonheur, à ce que je pensais, il s’offritune occasion de passer la nuit plus agréablement que je ne m’yattendais. Lorsque j’exprimai l’intention d’aller seul jusqu’àStrasbourg, le postillon secoua la tête d’un air dedésapprobation.

– Si je ne me trompe, dit-il, nous sommestout au plus à cinq minutes de marche de la cabane de mon vieil amiBaptiste : c’est un bûcheron et un très honnête garçon ;je ne doute pas qu’il ne vous donne asile avec plaisir pour cettenuit. Pendant ce temps-là, je puis prendre le cheval de selle,aller à Strasbourg, et revenir avec les ouvriers qu’il faudra pourréparer la voiture au point du jour.

– Et, au nom du ciel, dis-je, commentavez-vous pu nous laisser si longtemps en suspens ! pourquoin’avoir pas parlé plus tôt de cette cabane ?

Nous nous mîmes en marche : les chevauxréussirent, non sans peine, à traîner derrière nous la voiturebrisée ; mon domestique avait presque perdu la parole, et jecommençais moi-même à sentir les effets du froid, lorsque nousatteignîmes le but tant désiré. C’était une maison petite, maispropre. En m’approchant, je me réjouis d’apercevoir à travers lafenêtre la clarté d’un bon feu. Notre conducteur frappa à laporte ; il se passa quelque temps avant qu’on répondît ;les gens de l’intérieur semblaient incertains s’ils devaient nousrecevoir.

– Allons, allons, ami Baptiste, cria lepostillon impatienté ; que faites-vous ?dormez-vous ? ou refuserez-vous de loger cette nuit ungentilhomme dont la chaise vient de se briser dans laforêt ?

– Ah ! est-ce vous, braveClaude ? répliqua une voix d’homme. Attendez un instant, on vavous ouvrir.

Bientôt les verrous se tirèrent, la portes’ouvrit, et un homme se présenta, une lampe à la main ; ilfit au guide une réception cordiale, et, s’adressant àmoi :

– Entrez, monsieur, entrez, et soyez bienvenu. Excusez-moi de ne pas vous avoir reçu d’abord ; mais ily a tant de vauriens par ici, que, sauf votre respect, je vous aipris pour un d’eux.

Tout en parlant, il nous introduisit dans lachambre où j’avais remarqué le feu, et il me fit asseoir dans unbon fauteuil placé au coin de la cheminée. Une femme, que jesupposai être celle de mon hôte, se leva de son siège à mon entrée,et me reçut en me faisant une légère et froide révérence. Lesmanières de son mari étaient aussi prévenantes que les siennesétaient rudes et repoussantes.

– Je voudrais pouvoir vous loger plusconvenablement, monsieur, dit-il, mais nous ne pouvons pas nousvanter d’avoir beaucoup de place dans cette chaumière. Pourtantnous ferons en sorte de vous donner une chambre pour vous et unepour votre domestique. Il faudra vous contenter d’une maigrechère ; mais ce que nous avons, croyez que nous vous l’offronsde bon cœur.

La femme jeta brusquement son ouvrage sur latable, avec une mauvaise humeur visible. Sa physionomie m’avaitdéplu de prime abord ; cependant, après tout, ses traitsétaient beaux incontestablement, mais elle était jeune et maigre.Chacun de ses regards et de ses gestes exprimait le mécontentementet l’impatience, et les réponses qu’elle faisait à Baptistelorsqu’il lui reprochait en riant son air bougon étaient aigres,brèves et piquantes. Enfin, à première vue, je conçus pour elleautant de répugnance que je me sentis bien disposé en faveur de sonmari, dont l’extérieur était fait pour inspirer l’estime et laconfiance. Sa physionomie, à lui, était ouverte, franche,amicale ; ses manières avaient l’honnête simplicité de cellesdes paysans sans en avoir la grossièreté ; ses joues étaientlarges, pleines et rubicondes, et par l’ampleur de sa carrure ilsemblait faire amende honorable pour la maigreur de sa femme. Auxrides de son front, je lui donnai soixante ans ; mais ilportait bien son âge et avait l’air dispos et vigoureux ; lafemme ne pouvait pas avoir plus de trente ans, mais comme activitéde corps et d’esprit, elle était infiniment plus vieille que sonmari.

Le postillon alla mettre ses chevaux dansl’écurie du bûcheron ; Baptiste le suivit jusqu’à la porte, etregardait dehors avec inquiétude.

– Il fait un vent âpre et cuisant,dit-il ; je ne comprends pas ce qui peut retenir mes garçonssi tard ! Monsieur, je vous montrerai deux des plus beaux garsqui aient jamais chaussé soulier de cuir. L’aîné a vingt-trois ans,le second est d’un an plus jeune. À cinquante milles de Strasbourg,il n’y a pas leurs pareils pour la raison, le courage etl’activité.

Marguerite, pendant ce temps-là, était occupéeà mettre la nappe.

– Êtes-vous inquiète aussi ? luidis-je.

– Moi, non, répondit-elle d’un airrevêche. Ce ne sont pas mes fils.

– Allons, allons, Marguerite ! ditle mari, ne te fâche pas contre monsieur ; sa question esttoute simple ; si tu n’avais pas l’air de si méchante humeur,il ne t’aurait jamais crue assez vieille pour avoir un fils devingt-trois ans ; mais vois comme ton mauvais caractère tevieillit ! Allons, allons, Marguerite ! déridons-nous unpeu ; si tu n’as pas d’enfants aussi âgés, tu en auras dansquelque vingt ans d’ici, et j’espère que nous vivrons assez pourles voir tout pareils à Jacques et à Robert.

Marguerite joignit les mains avecemportement.

– Dieu m’en préserve ! dit-elle,Dieu m’en préserve ! Si je le croyais, je les étranglerais demes propres mains.

Elle quitta précipitamment la chambre et montal’escalier.

Je ne pus m’empêcher de témoigner au bûcheroncombien je le plaignais d’être enchaîné pour la vie à une compagned’un caractère si difficile.

– Ah ! seigneur ! monsieur,chacun a sa part de souffrance, et Marguerite est la mienne.D’ailleurs, après tout, elle est maussade et non méchante : lepis est que son affection pour deux enfants qu’elle a eus d’unpremier mari lui fait jouer le rôle de marâtre avec les deuxmiens.

Nous causions de la sorte, lorsque notreconversation fut interrompue par un grand cri qui venait de laforêt.

– Ce sont mes fils, j’espère ! ditle bûcheron, et il courut ouvrir la porte.

Le cri fut répété. Nous distinguâmes un bruitde chevaux, et bientôt après un carrosse, suivi de plusieurscavaliers, s’arrêta à la porte de la cabane. Un d’eux demanda àquelle distance ils étaient encore de Strasbourg ; commec’était à moi qu’il s’adressait, je lui répondis qu’ils en étaientà tant de lieues, le nombre que m’avait dit Claude ; sur quoiune grêle d’imprécations tomba sur les postillons qui s’étaientégarés. Les personnes qui étaient dans la voiture avaient étéprévenues de la distance, et aussi que les chevaux étaient fatiguésà ne pouvoir aller plus loin. Une dame, qui paraissait être lamaîtresse, montra beaucoup de chagrin à cette nouvelle ; maiscomme il n’y avait pas de remède, un des domestiques s’enquit dubûcheron s’il pouvait les loger cette nuit.

Il parut fort embarrassé, et répondit que non,ajoutant qu’un gentilhomme espagnol et son valet étaient déjà enpossession des seules pièces disponibles de la maison. À ces mots,la galanterie de ma nation ne me permit pas de garder un logementdont une femme avait besoin. Je signifiai sur-le-champ au bûcheronque je transférais mon droit à cette dame. Il fit quelquesobjections, mais j’en triomphai ; et courant à la voiture,j’en ouvris la portière, et j’aidai la dame à descendre. Je lareconnus immédiatement pour la même personne que j’avais vue àl’auberge de Lunéville. Je saisis une occasion de demander à un deses domestiques quel était son nom.

– La baronne Lindenberg, fut laréponse.

Il était impossible de ne pas remarquercombien l’accueil fait par l’hôte à ces nouveaux venus étaitdifférent de celui qu’il m’avait fait à moi-même. Sa répugnance àles recevoir se lisait visiblement sur sa physionomie, et il eut dela peine à prendre sur lui de dire à la dame qu’elle étaitbienvenue. Je l’introduisis dans la maison, et la fis asseoir dansle fauteuil que je venais de quitter. Elle me remercia fortgracieusement, et me fit mille excuses de l’incommodité qu’elle mecausait. Tout à coup la mine du bûcheron s’éclaircit.

– Enfin j’ai tout arrangé ! dit-il,en l’interrompant. Je puis, madame, vous loger, vous et votresuite, sans que vous soyez dans la nécessité de rendre monsieurvictime de sa politesse. Nous avons deux pièces disponibles, unepour madame, l’autre pour vous, monsieur ; ma femme cédera lasienne aux deux femmes de chambre : quant aux domestiques, ilfaudra qu’ils se contentent de passer la nuit dans une grange, quiest à quelques pas de la maison ; ils y auront un grand feu,et un aussi bon souper que nous trouverons moyen de leurdonner.

Après quelques mots de reconnaissance de ladame, et quelques difficultés que je fis de priver Marguerite deson lit, l’arrangement fut accepté. Comme la chambre était petite,la baronne renvoya immédiatement ses domestiques mâles. Baptisteétait sur le point de les conduire à la grange dont il avait parlé,lorsque deux jeunes gens parurent à la porte de la cabane.

– Enfer et furies ! s’écria lepremier, en reculant ; Robert, la maison est pleined’étrangers !

– Ah ! voici mes fils ! s’écrianotre hôte. Eh bien ! Jacques ! Robert ! oùcourez-vous ? garçons, il y a encore assez de place pourvous.

Sur cette assurance, les jeunes gensrevinrent. Le père les présenta à la baronne et à moi. Après quoi,il se retira avec nos domestiques, tandis que, à leur requête,Marguerite menait les deux femmes de chambre à la pièce destinée àleur maîtresse.

Les deux nouveaux venus étaient grands, forts,bien faits ; ils avaient les traits durs et le teint touthâlé. Ils nous firent leurs compliments en peu de mots, ettraitèrent Claude, qui venait d’entrer, en ancienne connaissance.Puis ils se débarrassèrent de leurs manteaux, ôtèrent un ceinturonde cuir, où pendait un long coutelas, et chacun d’eux tira de saceinture une paire de pistolets qu’il posa sur une tablette.

– Vous marchez bien armés, dis-je.

– Il est vrai, monsieur, répliqua Robert.Nous avons quitté Strasbourg tard ce soir, et il est nécessaire deprendre des précautions quand on passe de nuit cette forêt ;elle ne jouit pas d’une bonne réputation, je vous assure.

– Comment ! dit la baronne, y a-t-ildes voleurs par ici ?

– On le dit, madame : pour ma part,j’ai traversé le bois à toute heure, et jamais je n’en ai rencontréun.

Marguerite revint. Ses beaux-fils l’attirèrentà l’autre bout de la chambre, et lui parlèrent bas quelquesminutes. Aux regards qu’elle jetait vers nous, par intervalles, jeconjecturai qu’ils s’informaient de ce que nous venions faire dansla cabane.

La baronne, cependant, exprimait ses craintesque son mari ne fût bien inquiet d’elle. Claude la tirad’embarras : il lui apprit qu’il était obligé d’aller cettenuit à Strasbourg ; et si elle voulait le charger d’unelettre, elle pouvait compter qu’il la remettrait fidèlement.

– Et d’où vient, dis-je, que vous n’avezaucune crainte de rencontrer ces voleurs ?

– Hélas ! monsieur, un pauvre homme,qui a une nombreuse famille, ne doit pas perdre un profit certainparce qu’il s’y joint un peu de danger ; et peut-êtremonseigneur le baron me donnera une bagatelle pour ma peine ;d’ailleurs, je n’ai rien à perdre que ma vie, et elle ne vaut pasla peine d’être prise par les voleurs.

Je trouvai le raisonnement mauvais, et jel’engageai à attendre jusqu’au matin ; mais comme la baronnene me secondait point, je fus forcé de céder.

La dame déclara qu’elle était très fatiguée duvoyage. Elle s’adressa donc à Marguerite, la priant de la mener àsa chambre, où elle désirait prendre une demi-heure de repos. Unedes femmes de chambre fut aussitôt appelée ; elle parut avecune lumière, et la baronne la suivit en haut. Le couvert devait semettre dans la pièce où j’étais, et Marguerite me donna bientôt àentendre que je la gênais. L’avis était trop clair pour ne pas êtreaisément compris : je demandai donc à un des jeunes gens de meconduire à la chambre où je devais coucher, et où je pourraisrester jusqu’à ce que le souper fût prêt.

– Quelle chambre est-ce, mère ? ditRobert.

– Celle qui est tendue de vert,répondit-elle ; je viens de prendre la peine de la préparer,et j’ai mis des draps blancs au lit ; si monsieur s’amuse à sevautrer dessus, il pourra bien le refaire à ma place.

– Vous êtes de mauvaise humeur,mère ; mais ce n’est pas une nouveauté. Ayez la bonté de mesuivre, monsieur.

Il ouvrit la porte, et s’élança vers unescalier étroit.

– Vous n’avez pas de lumière, ditMarguerite ; est-ce votre cou ou celui de monsieur que vousavez envie de rompre ?

Elle vint entre nous, et mit une chandelledans la main de Robert, qui, l’ayant reçue, commença à monterl’escalier. Jacques était occupé à mettre la nappe, et me tournaitle dos. Marguerite profita du moment où nous n’étions pasobservés ; elle me saisit la main, et la serra fortement.

– Regardez les draps, dit-elle, enpassant près de moi ; et aussitôt elle reprit sa premièreoccupation.

Étonné de la brusquerie de son geste, jerestai comme pétrifié. La voix de Robert, qui m’invitait à lesuivre, me rappela à moi-même. Je montai l’escalier. Mon guidem’introduisit dans une chambre, où un excellent feu de boisflambait dans la cheminée. Il mit la lumière sur la table,s’informa si j’avais d’autres ordres à donner, et, ayant su quenon, il me laissa. Vous pouvez bien penser que dès l’instant où jeme trouvai seul, je suivis le conseil de Marguerite. Je me hâtai deprendre la chandelle, je m’approchai du lit, et je défis lacouverture. Quelle fut ma stupéfaction, mon horreur, en voyant lesdraps rouges de sang !

En ce moment, mille idées confuses metraversèrent l’esprit. Les voleurs qui infestaient le bois,l’exclamation de Marguerite au sujet de ses enfants, les armes etl’apparence des deux jeunes gens, et les différentes anecdotes quej’avais entendues raconter sur l’intelligence secrète qui existefréquemment entre les bandits et les postillons ; toutes cescirconstances furent autant de lueurs qui me remplirent de doute etd’appréhension. Tout m’était devenu sujet de soupçon : jem’approchai avec précaution de la fenêtre, laissée ouverte, endépit du froid, pour aérer la chambre qui était restée longtempsinoccupée. Je me hasardai à regarder au dehors. La clarté de lalune me permit de distinguer un homme que je reconnus sans peinepour mon hôte. Il marchait vite, puis s’arrêtait et paraissaitécouter. Il frappait du pied, et se battait la poitrine avec sesbras comme pour se garantir de la rigueur de la saison ; aumoindre bruit, il tressaillait, et regardait autour de lui avecanxiété.

– Que le diable l’emporte ! dit-ilenfin avec une extrême impatience ; qu’est-ce qu’il peutfaire ?

En ce moment j’entendis des pas quis’approchaient ; Baptiste alla vers le son : il joignitun homme qu’à sa petite taille et au cor suspendu à son cou, jereconnus pour n’être ni plus ni moins que mon fidèle Claude que jesupposais déjà en route pour Strasbourg.

– Puisque, disait Baptiste, tu as partégale dans toutes nos prises, ton propre intérêt est d’y mettretoute l’activité possible. Ce serait une honte de laisser échapperun tel butin. Tu dis que cet Espagnol est riche ?

– Son domestique s’est vanté à l’aubergeque les effets qui étaient dans leur chaise valaient plus de dixmille pistoles.

Oh ! comme je maudis l’imprudente vanitéde Stéphano !

– Et on m’a dit, continua le postillon,que cette baronne porte avec elle une cassette de bijoux d’uneimmense valeur.

– Cela peut être, mais j’aimerais autantqu’elle ne fût pas venue. L’Espagnol était une proiecertaine ; mes garçons et moi nous serions facilement venus àbout de lui et de son domestique, et nous aurions partagé entrenous quatre les dix mille pistoles ; à présent, il fautadmettre la bande au partage, et encore toute la couvée peut nouséchapper. Si nos amis sont déjà allés prendre leurs différentspostes avant que tu n’arrives à la caverne, tout sera perdu ;la suite de la dame est trop nombreuse pour que nous puissions êtreles plus forts. À moins que nos associés n’arrivent à temps, ilfaudra que nous laissions partir demain ces voyageurs comme ilssont venus.

– C’est diablement malheureux que mescamarades qui menaient le carrosse soient précisément ceux qui nefont pas partie de la troupe ! mais ne crains rien, amiBaptiste, en une heure je serai à la caverne ; il n’est encoreque dix heures, et, à minuit, tu peux compter sur l’arrivée de labande.

– Je tâcherai de tenir tout paisiblejusqu’à l’arrivée de nos amis.

– Dis à Robert que j’ai pris soncheval ; le mien a cassé sa bride et s’est sauvé dans lesbois. Quel est le mot d’ordre ?

– La récompense du courage.

– Il suffit. Je cours à la caverne.

– Et moi je rejoins mes hôtes, de peurque mon absence ne fasse naître quelques soupçons. Adieu, et del’activité.

Vous pouvez vous figurer ce que je duséprouver pendant cette conversation, dont je ne perdis pas uneseule syllabe. Je savais que la résistance serait vaine ;j’étais sans armes et seul contre trois. Toutefois, je résolus dumoins de vendre ma vie aussi cher que possible. En descendant, jetrouvai le couvert mis pour six personnes. La baronne était assiseau coin du feu, Marguerite occupée à assaisonner une salade, et sesbeaux-fils causaient ensemble à voix basse à l’autre bout de lapièce.

D’un coup d’œil, je prévins Marguerite que sonavis n’avait pas été perdu. Comme je la trouvais différente àprésent ! ce qui m’avait paru d’abord humeur sombre etmaussade, n’était plus que dégoût de ses compagnons, et compassionde mon danger. Je voyais en elle ma seule ressource.

J’essayai de distraire mon attention despérils qui m’environnaient en causant de différents sujets avec labaronne. Je parlai de l’Allemagne, et de l’intention où j’étais dela parcourir immédiatement : Dieu sait si en ce moment jecroyais la voir jamais. Elle me répondit avec beaucoup d’aisance etde politesse, m’assura que le plaisir d’avoir fait connaissanceavec moi compensait amplement un retard dans son voyage, et ellem’invita avec instance à m’arrêter quelque temps au château deLindenberg. Comme elle disait cela, les jeunes gens échangèrent unmalicieux sourire, qui signifiait qu’elle serait heureuse si ellearrivait elle-même jusqu’à ce château. Ce mouvement ne m’échappapoint ; mais je cachai l’émotion qu’il excita dans mon sein.Je continuai de causer avec la dame ; mais mes paroles étaientsi souvent incohérentes, que, comme elle me l’a dit depuis, ellecommença à craindre que je ne fusse pas dans mon bon sens. Jecalculais les moyens de quitter la cabane, d’arriver jusqu’à lagrange, et d’informer les domestiques des desseins de notre hôte.Je fus bientôt convaincu de l’impossibilité d’une telle tentative.Jacques et Robert épiaient chacun de mes gestes d’un œil attentif,et je fus obligé de renoncer à mon idée.

Je frissonnai malgré moi quand Baptiste rentradans la salle. Il fit beaucoup d’excuses de son absence, mais« il avait été retenu par des affaires impossibles àremettre ». Puis il demanda la permission que sa famillesoupât à la même table que nous ; liberté que, sans cela, lerespect lui interdirait de prendre. J’étais forcé de dissimuler, etde recevoir avec un semblant de reconnaissance les faussescivilités de celui qui tenait le poignard levé sur mon sein.

La permission que notre hôte demandait futaccordée sans peine. Nous nous mîmes à table ; la baronne etmoi occupions un des côtés ; les fils étaient en face de nous,le dos à la porte. Baptiste prit place à côté de la baronne au hautbout, et la chaise à côté de la sienne fut laissée pour sa femme.Elle entra bientôt, et posa devant nous un simple, mais bon repasde paysan. Notre homme crut devoir s’excuser de cette maigrechère.

– Allons, allons, monsieur,égayez-vous ! dit-il ; vous ne paraissez pas tout à faitremis de votre fatigue. Pour remonter vos esprits, que dites-vousd’un verre d’un excellent vieux vin qui m’a été laissé par monpère ? Dieu garde son âme, il est dans un meilleurmonde !

Marguerite revint bientôt avec une bouteillecachetée de cire jaune. Elle la posa sur la table, et rendit laclef à son mari. Je soupçonnai que cette boisson ne nous était pasofferte sans dessein, et j’épiai les mouvements de Marguerite avecinquiétude. Elle était occupée à rincer quelques petits gobelets decorne ; quand elle les plaça devant son mari, elle vit quej’avais l’œil fixé sur elle ; et dans un moment où elle crutne pas être observée des brigands, elle me fit signe de la tête dene point goûter de cette liqueur.

Pendant ce temps-là, notre hôte avait débouchéla bouteille, et remplissant deux des gobelets, il les offrit à ladame et à moi. Elle fit d’abord quelques difficultés, mais lesinstances de Baptiste étaient si pressantes, qu’elle fut obligéed’accepter. Craignant d’éveiller les soupçons, je n’hésitai pas àprendre le gobelet qui m’était présenté : à l’odeur et à lacouleur, je vis que c’était du vin de Champagne ; maisquelques grains de poudre qui flottaient à la surface meconvainquirent qu’il n’était pas sans mélange. Cependant, je n’osaipas exprimer ma répugnance à le boire ; je le portai à meslèvres et fis semblant de l’avaler ; puis tout à coup quittantma chaise, je courus en toute hâte à un vase plein d’eau placé àquelque distance, et où Marguerite avait rincé les gobelets, etfeignant de cracher le vin avec dégoût, je profitai de l’occasionpour le vider dans le vase sans être aperçu.

Les brigands parurent alarmés de mon action.Jacques se leva à demi de sa chaise, porta la main à sa poitrine,et je découvris le manche d’un poignard. Je revins tranquillement àmon siège, et j’eus l’air de ne pas avoir remarqué leurtrouble.

– Vous n’avez pas rencontré mon goût,honnête ami, dis-je en m’adressant à Baptiste : je n’ai jamaispu boire de vin de Champagne sans qu’il m’incommodât violemment. Jeviens d’en avaler plusieurs gorgées avant d’en reconnaître lanature, et j’ai bien peur de payer cher cette imprudence.

Baptiste et Jacques échangèrent des regardsd’incrédulité.

– Peut-être, dit Robert, l’odeur vous enest désagréable ?

Il quitta sa chaise, et ôta mon gobelet ;je remarquai qu’il examinait s’il était à peu près vide.

– Il doit avoir bu suffisamment, dit-iltout bas en se rasseyant.

Marguerite paraissait craindre que je n’eussegoûté de cette liqueur : je la rassurai d’un coup d’œil.

J’attendais avec anxiété les effets que lebreuvage produirait sur la dame. Je ne doutais pas que les grainsde poudre que j’y avais observés ne fussent du poison, et jedéplorais l’impossibilité où j’avais été de la prévenir du danger.Mais peu de minutes s’étaient écoulées lorsque je vis ses yeuxs’appesantir ; sa tête s’affaissa sur son épaule, et elletomba dans un profond sommeil. Je feignis de ne pas m’enapercevoir, et je continuai ma conversation avec Baptiste, d’un airaussi gai que possible. Mais lui, il ne me répondait plus sans secontraindre. Je ne savais comment dissiper la méfiancequ’évidemment les brigands avaient de moi. Dans ce nouveau dilemme,l’humanité de Marguerite m’assista encore. Elle passa derrière lachaise de ses beaux-fils, s’arrêta un moment en face de moi, fermales yeux et pencha la tête sur l’épaule. Ce signe aussitôt me tirad’incertitude ; il me disait d’imiter la baronne, et de fairecomme si la liqueur avait eu sur moi son plein effet. J’enprofitai, et, dans peu d’instants j’eus parfaitement l’air d’êtreplongé dans le sommeil.

– Bon, s’écria Baptiste, lorsque je merenversai sur ma chaise, enfin il dort ! je commençais àcroire qu’il avait flairé notre projet, et que nous serions forcésde le dépêcher à tout événement.

– Et pourquoi ne pas le dépêcher à toutévénement ? demanda le féroce Jacques ; pourquoi luilaisser la possibilité de trahir notre secret ? Marguerite,donne-moi un de mes pistolets, un doigt sur la détente, et toutsera dit.

– Et supposé, repartit le père, supposéque nos amis n’arrivent pas ce soir, nous ferons une jolie figuredemain matin quand les domestiques le demanderont ! Non, non,Jacques, il faut attendre nos camarades ; avec eux nous sommesassez forts pour dépêcher les valets aussi bien que les maîtres, etle butin est à nous. Si Claude ne trouve pas la troupe, il fautnous résigner, et laisser la proie nous glisser entre lesdoigts.

– Bon, mon père, répondit Jacques, sivous m’aviez cru, tout serait fini à l’heure qu’il est.Enfin ! Claude est parti : il est trop tard maintenantpour y songer ; il faut attendre patiemment l’arrivée de labande, et si les voyageurs nous échappent cette nuit, il ne faudrapas manquer de les attendre demain sur la route.

– Bien dit ! bien dit !répliqua Baptiste. Marguerite, avez-vous donné la boissonassoupissante aux femmes de chambre ?

Elle répondit affirmativement.

En cet instant j’entendis des pas dechevaux.

– Ouvrez ! ouvrez ! crièrentplusieurs voix en dehors de la cabane.

Robert se hâta d’ouvrir la porte de lacabane.

– Mais d’abord, dit Jacques en prenantses armes, d’abord laissez-moi dépêcher ces dormeurs.

– Non, non, non ! repartit lepère : allez à la grange où l’on a besoin de vous ;j’aurai soin de ceux-ci et des femmes d’en haut.

Jacques obéit, et suivit son frère. Ils eurentl’air de causer quelques minutes avec les nouveaux venus ;après quoi j’entendis les voleurs mettre pied à terre, et, autantque je pus conjecturer, diriger leurs pas vers la grange.

– Voilà qui est sagement fait, marmottaBaptiste ; ils sont descendus de cheval, afin de tomber àl’improviste sur les étrangers. Bien ! bien ! etmaintenant à la besogne.

Je l’entendis s’approcher d’un petit buffetqui était situé dans une partie éloignée de la salle, et l’ouvrir.En ce moment, je me sentis remuer doucement.

– À présent ! à présent !murmura Marguerite.

J’ouvris les yeux. Baptiste me tournait ledos. Il n’y avait dans la chambre que Marguerite et la dameendormie. Le scélérat avait pris un poignard dans le buffet, et ilsemblait en examiner le tranchant. J’avais négligé de me munird’armes mais je compris que c’était ma seule chance de salut, et jerésolus de ne pas perdre l’occasion. Je m’élançai de mon siège,tombai subitement sur Baptiste, et lui serrant le cou de mes deuxmains, je l’empêchai de pousser un seul cri. Vous pouvez vousrappeler que j’étais connu à Salamanque pour la vigueur de monbras. Elle me rendit ici un service essentiel. Surpris, terrifié etsuffoqué, le scélérat n’était nullement de force à lutter contremoi. Je le terrassai ; je le serrai plus fort quejamais ; et tandis que je le tenais immobile sur le plancher,Marguerite, lui arrachant le poignard de la main, le lui plongea àplusieurs reprises dans le cœur jusqu’à ce qu’il expirât. Cet actehorrible, mais nécessaire, ne fut pas plus tôt accompli, queMarguerite me dit de la suivre.

– La fuite est notre seul refuge, medit-elle, vite ! vite ! partons !

Je n’hésitai pas à lui obéir ; mais nevoulant pas laisser la baronne victime de la vengeance des voleurs,je la pris dans mes bras, encore assoupie, et je me hâtai de suivreMarguerite. Les chevaux des brigands étaient attachés près de laporte ; ma conductrice sauta sur l’un d’eux, j’imitai sonexemple ; je mis la baronne devant moi, et je piquai des deux.Notre seul espoir était d’atteindre Strasbourg, qui était beaucoupplus près que n’avait dit le perfide Claude. Marguerite connaissaitbien la route et galopait devant moi. Nous fûmes obligés de passerà côté de la grange où les brigands assassinaient nos domestiques.La porte était ouverte ; nous distinguâmes les cris desmourants et les imprécations des meurtriers. Ce que j’éprouvai ence moment est impossible à décrire.

Déjà le clocher de Strasbourg était en vue,quand nous entendîmes les voleurs qui nous poursuivaient.Marguerite regarda en arrière, et les vit qui descendaient unepetite colline peu éloignée. C’était en vain que nous pressions noschevaux : le bruit se rapprochait à chaque moment.

Nous redoublâmes d’efforts, et bientôt nousdistinguâmes une troupe nombreuse de cavaliers qui venaient versnous à toute bride. Ils étaient sur le point de nous dépasser.

– Arrêtez ! arrêtez ! criaMarguerite ; sauvez-nous ! pour l’amour de Dieu,sauvez-nous !

Le premier, qui paraissait servir de guide,arrêta court son cheval.

– C’est elle ! c’est elle !s’écria-t-il en sautant à terre. Arrêtez, seigneur, arrêtez !ils sont sains et saufs ! c’est ma mère !

Au même moment Marguerite se jeta à bas de soncheval, prit l’étranger dans ses bras et le couvrit de baisers. Lesautres cavaliers s’étaient arrêtés.

– La baronne Lindenberg ? demandal’un d’eux avec anxiété. Où est-elle ? N’est-elle pas avecvous ?

Il resta immobile en la voyant étendue sansconnaissance dans mes bras. Il me la prit promptement ;l’assoupissement profond où elle était plongée le fit tremblerd’abord pour sa vie ; mais le battement de son cœur le rassurabientôt.

– Dieu soit loué ! dit-il ;elle leur a échappé !

J’interrompis sa joie en lui montrant lesbrigands qui continuaient d’approcher. Je n’eus pas plus tôt parléque la plus grande partie de la troupe, qui paraissaitprincipalement composée de soldats, courut à leur rencontre. Lesscélérats n’attendirent pas leur attaque. S’apercevant du danger,ils tournèrent bride et s’enfuirent dans le bois, où ils furentpoursuivis par nos libérateurs. L’étranger, cependant, que jedevinai être le baron Lindenberg, après m’avoir remercié du soinque j’avais pris de sa femme, nous proposa de retourner en toutehâte à la ville. La baronne, sur qui les effets du breuvagen’avaient pas cessé d’opérer, fut placée devant lui ;Marguerite et son fils remontèrent sur leurs chevaux ; lesdomestiques du baron nous suivirent, et nous arrivâmes bientôt àl’auberge où il avait pris un appartement.

C’était l’Aigle d’Autriche, où mon banquier,qu’avant de quitter Paris j’avais prévenu de mon intention devisiter Strasbourg, m’avait fait préparer un logement. Je meréjouis de cette circonstance. Elle me procura l’occasion decultiver la connaissance du baron, que je prévis devoir m’êtreutile en Allemagne. Aussitôt arrivés, la baronne fut mise au lit.On fit venir un médecin qui ordonna une potion propre à détruirel’effet du narcotique, et après qu’elle l’eut prise, elle futconfiée aux soins de l’hôtesse. Le baron alors s’adressa à moi, etme pria de lui raconter les particularités de cette aventure. Jesatisfis sur l’heure à sa demande ; car, en peine sur le sortde Stéphano, que j’avais été forcé d’abandonner à la cruauté desbandits, il m’eût été impossible de dormir avant d’avoir de sesnouvelles. J’appris trop tôt que mon fidèle domestique avait péri.Les soldats qui avaient poursuivi les brigands revinrent tandis quej’étais occupé à raconter mon aventure au baron. Par eux, je susque les voleurs avaient été atteints. Le crime et le vrai couragesont incompatibles : ils s’étaient jetés aux pieds de leursadversaires, ils s’étaient rendus sans coup férir, avaientdécouvert leur retraite, trahi le signal au moyen duquel ons’emparerait du reste de la troupe ; bref, ils avaient donnétoutes les preuves possibles de lâcheté et de bassesse. De cettemanière, toute la bande, composée d’environ soixante personnes,avait été prise, garrottée et conduite à Strasbourg. Quelques-unsdes soldats avaient couru à la cabane, ayant pour guide un desbandits. Leur première visite avait été à la funeste grange, où ilsavaient eu le bonheur de retrouver deux des valets du baron encoreen vie, quoique bien dangereusement blessés. Le reste avait expirésous les coups des voleurs, et de ce nombre était mon pauvreStéphano.

Alarmés de notre évasion, les voleurs, dansleur empressement de nous atteindre, avaient négligé de visiter lacabane : les soldats trouvèrent donc les deux femmes dechambre saines et sauves, et ensevelies dans le même sommeil demort qui pesait sur leur maîtresse. On ne découvrit personne autredans la cabane, si ce n’est un enfant qui n’avait pas plus dequatre ans, et que les soldats emmenèrent. Nous nous épuisions enconjectures sur la naissance de ce petit infortuné, lorsqueMarguerite s’élança dans la chambre avec l’enfant dans ses bras.Elle tomba aux pieds de l’officier qui nous faisait ce rapport, etle bénit mille fois d’avoir sauvé son fils.

Après les premiers transports de la tendressematernelle, je la priai de nous expliquer comment elle avait étéunie à un homme dont les principes semblaient en si completdésaccord avec les siens. Elle baissa les yeux, et essuya quelqueslarmes.

– Messieurs, dit-elle après un instant desilence, j’ai une faveur à vous demander. Vous avez le droit desavoir à qui vous rendez service : je ne veux donc pas merefuser à une confession qui me couvre de honte ; maispermettez-moi de l’abréger autant que possible.

Je suis née à Strasbourg de parentsrespectables. Un misérable s’est rendu maître de mon affection, etpour le suivre j’ai quitté la maison de mon père. Mais bien que mespassions l’aient emporté sur ma vertu, je ne me suis pas dégradéejusqu’à la corruption, qui est le lot trop ordinaire des femmesentraînées à un premier faux pas. J’aimais mon séducteur, jel’aimais tendrement ! je lui fus fidèle.

Il était de noble naissance, mais il avaitdissipé son patrimoine. Ses parents le regardaient comme une hontepour leur nom, et l’avaient tout à fait repoussé. Ses excèsattirèrent sur lui l’indignation de la police : il fut obligéde fuir de Strasbourg, et il ne vit d’autre ressource que de s’uniraux bandits qui infestaient la forêt voisine, et dont la troupeétait principalement composée de jeunes gens de famille placés dansla même catégorie que lui. J’étais déterminée à ne pasl’abandonner. Je le suivis à la caverne des brigands, et partageaiavec lui la misère inséparable d’une vie de pillage. Mais, quoiqueje susse que notre existence ne se soutenait que par le vol, ilsavait que mes sentiments n’étaient point assez dépravés pourenvisager l’assassinat sans horreur. Il supposait, et avec raison,que j’aurais fui avec exécration les embrassements d’un meurtrier.Ce ne fut qu’après la mort de mon séducteur, que je découvris queses mains s’étaient souillées du sang de l’innocence.

Ma douleur fut inexprimable. Aussitôt que laviolence en fut diminuée, je résolus de retourner à Strasbourg, deme jeter avec mes deux enfants aux pieds de mon père, et d’implorersa clémence, quoique j’eusse bien peu d’espoir de l’attendrir.Quelle fut ma consternation quand j’appris qu’une fois dans lesecret de la retraite des bandits, on n’avait plus la permission dequitter leur troupe ; qu’il fallait renoncer à l’espoir derentrer jamais dans la société, et consentir sur-le-champ àaccepter l’un d’entre eux pour mari ! Mes prières et mesremontrances furent vaines. Ils tirèrent au sort à quim’aurait ; je devins la propriété de l’infâme Baptiste. Unvoleur, qui jadis avait été moine, accomplit pour nous unecérémonie plus burlesque que religieuse ; mes enfants et moinous fûmes remis aux mains de mon nouveau mari, et il nous emmenaimmédiatement chez lui.

Mes enfants étaient au pouvoir de Baptiste, etil avait juré que si j’essayais de m’échapper, ils le luipaieraient sur leur tête. J’avais eu trop de preuves de sa barbariepour douter qu’il ne remplît son serment à la lettre. Baptisteprenait plaisir à m’ouvrir les yeux sur les cruautés de saprofession, et s’efforçait de me familiariser avec le sang et lecarnage.

Telle était ma situation quand don Alphonsofut conduit à la cabane par son perfide postillon. Par les ordresde Baptiste, je montai faire le lit de l’étranger : j’y misles draps dans lesquels un voyageur avait été assassiné quelquesnuits auparavant, et qui étaient encore tachés de sang ;j’espérais que ces taches n’échapperaient pas à l’attention denotre hôte, et qu’elles le mettraient sur la voie des desseins demon traître de mari. Cette précaution ne fut pas la seule. Mon filsThéodore était malade au lit : je me glissai dans sa chambresans être vue par mon tyran ; je lui communiquai mon projet,dans lequel il entra avec ardeur. Il se leva malgré sa maladie ets’habilla en toute hâte. J’attachai un des draps autour de ses braset je le descendis par la fenêtre ; il courut à l’écurie, pritle cheval de Claude et galopa vers Strasbourg. Aussitôt arrivé, ilimplora l’assistance des magistrats ; son récit passa debouche en bouche, et parvint enfin à la connaissance de monseigneurle baron. Inquiet de sa femme, qu’il savait devoir être sur laroute ce soir-là, l’idée lui vint qu’elle pouvait être au pouvoirdes voleurs. Il accompagna Théodore, qui guidait les soldats versla cabane, et il arriva juste à temps.

Ici j’interrompis Marguerite, et je luidemandai pourquoi on m’avait présenté une potion assoupissante.Elle répondit que Baptiste me supposait des armes, et voulait memettre hors d’état de faire résistance.

Le baron alors pria Marguerite de lui faireconnaître quels étaient ses projets ; je me joignis à lui,protestant de mon empressement à prouver ma reconnaissance à cellequi venait de sauver mes jours.

– Dégoûtée d’un monde où je n’airencontré que des malheurs, répliqua-t-elle, mon seul désir est deme retirer dans un couvent. Mais d’abord je dois m’occuper de mesenfants. J’apprends que ma mère n’est plus… vraisemblablementpoussée avant l’âge au tombeau par ma fuite. Mon père vitencore ; ce n’est point un homme dur. Peut-être, messieurs, endépit de mon ingratitude et de mon imprudence, votre intercessionle décidera à me pardonner et à prendre soin de ses infortunéspetits-fils.

Le baron et moi nous assurâmes Marguerite quenous n’épargnerions rien pour obtenir sa grâce, et que, lors mêmeque son père serait inflexible, elle ne devait avoir aucune craintesur le sort de ses enfants ; je m’engageai à me charger deThéodore, et le baron promit de prendre le cadet sous saprotection.

La baronne, lorsqu’elle revint à elle etqu’elle sut les dangers dont je l’avais sauvée, ne mit pas debornes à l’expression de sa gratitude ; son mari se joignit àelle avec tant de chaleur pour me prier de les accompagner à leurchâteau en Bavière, qu’il me fut impossible de résister à leursinstances. Pendant une semaine que je passai à Strasbourg, lesintérêts de Marguerite ne furent point oubliés. Dans notre visite àson père, nous réussîmes aussi complètement que nous pouvions ledésirer. Mais aucun raisonnement ne put faire renoncer Théodore auplan que j’avais d’abord tracé pour lui. Il s’était sincèrementattaché à moi pendant mon séjour à Strasbourg, et quand je fus surle point d’en partir, il me supplia en pleurant de le prendre à monservice ; il exposa tous ses petits talents sous les couleursles plus favorables, et s’efforça de me convaincre qu’il me seraitinfiniment utile en route. Je ne me souciais guère de me chargerd’un garçon d’à peine treize ans, qui ne serait qu’un embarras pourmoi ; cependant, je ne pus résister aux prières d’un enfant siaffectionné, et qui réellement possédait mille qualités estimables.Il décida, non sans peine, ses parents à lui permettre de mesuivre, et, une fois leur consentement obtenu, il fut décoré dutitre de mon page. Après une semaine passée à Strasbourg, Théodoreet moi nous partîmes pour la Bavière, en compagnie du baron et desa femme. Ces derniers, ainsi que moi, avaient forcé Marguerite àaccepter des cadeaux de prix pour elle-même et pour son plus jeunefils. En la quittant, je lui promis positivement de lui rendreThéodore au bout d’une année.

Je vous ai conté tout au long cette aventure,Lorenzo, afin de vous faire juge de la foi qu’il faut ajouter auxassertions de votre tante.

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