Le Moine

Chapitre 2

 

Reconduit par les moines jusqu’à la porte desa cellule, le prieur les congédia en homme convaincu de sasupériorité, d’un air où l’apparence de l’humilité luttait contrela réalité de l’orgueil.

Il ne fut pas plus tôt seul, qu’il se livrasans contrainte aux enivrements de sa vanité ; en se rappelantl’enthousiasme que son sermon avait excité, son cœur s’enfla dejoie, et son imagination lui présenta de splendides visionsd’agrandissement.

– Quel autre que moi, pensait-il, a subil’épreuve de la jeunesse, et n’a pas une seule tache sur laconscience ? Quel autre a dompté de violentes passions, untempérament impétueux, et s’est soumis, dès l’aube de la vie, à uneréclusion volontaire ? Je cherche en vain un tel homme ;je ne connais que moi qui sois capable d’une telle résolution. Lareligion ne peut pas se vanter d’un autre Ambrosio !Maintenant que me reste-t-il à faire ? rien, que de veilleraussi soigneusement sur la conduite de mes frères que j’ai veillésur la mienne. Mais quoi ! ne puis-je être détourné de cessentiers que j’ai suivis jusqu’ici sans m’égarer un instant ?Ne suis-je pas un homme, et comme tel, de nature fragile, et enclinà l’erreur ? Il faut à présent que j’abandonne la solitude dema retraite ; les plus nobles et les plus belles dames deMadrid se présentent continuellement au monastère, et ne veulentpas d’autre confesseur ; je dois habituer mes yeux à desobjets de tentation, et m’exposer aux tentations des sens. Si, dansce monde où je suis forcé d’entrer, je rencontrais une femmeadorable – adorable comme vous – belle madone !…

En parlant, il fixa les yeux sur un portraitde la Vierge, qui était suspendu en face de lui : ce portrait,depuis deux ans, était pour lui l’objet d’un culte de plus en plusfervent. Il s’arrêta, et le contempla avec ravissement.

– Que cette figure est belle !poursuivit-il, après un silence de quelques minutes ; que lapose de cette tête est gracieuse ! quelle douceur, et pourtantquelle majesté dans ces yeux divins ! Comme sa joue reposemollement sur sa main ! la rose peut-elle rivaliser avec cettejoue ? le lis a-t-il la blancheur de cette main ?Oh ! s’il existait une telle créature, et qu’elle n’existâtque pour moi ! S’il m’était permis de rouler sur mes doigtsces boucles dorées, et de presser sur mes lèvres les trésors de cesein de neige ! Dieu de bonté, résisterais-je alors à latentation ? Est-ce que je ne troquerais pas contre un seulembrassement le prix de trente années de souffrance ?n’abandonnerais-je pas… Insensé que je suis ! où me laissé-jeentraîner par l’admiration de ce tableau ? Arrière, idéesimpures ! souvenons-nous que la femme est à jamais perdue pourmoi. Jamais il n’a existé de mortelle aussi parfaite que cettepeinture ; et quand même il en existerait, l’épreuve pourraitêtre trop forte pour une vertu ordinaire ; mais Ambrosio est àl’abri de la tentation. La tentation, ai-je dit ? pour moi, cen’en serait point une. Ce qui me charme, considéré comme un êtreidéal et supérieur, me dégoûterait, devenu femme et souillé detoutes les imperfections de la nature mortelle. Sois sans crainte,Ambrosio !

Sa rêverie fut interrompue par trois coupslégers à la porte de sa cellule. Le prieur avait peine à s’éveillerde son délire.

On frappa de nouveau.

– Qui est là ? dit enfinAmbrosio.

– Ce n’est que Rosario, répondit une voixdouce.

– Entrez ! entrez, mon fils.

La porte s’ouvrit aussitôt, et Rosario parut,une petite corbeille à la main. Rosario était un jeune novice, quidevait prononcer ses vœux dans trois mois. Ce jeune hommes’enveloppait d’une sorte de mystère qui le rendait à la fois unobjet d’intérêt et de curiosité. Son aversion pour la société, saprofonde mélancolie, sa rigoureuse observation des devoirs de sonordre, et son éloignement volontaire du monde, toutes cesdispositions, si rares à son âge, attiraient l’attention de lacommunauté. Il semblait craindre d’être reconnu, et personnen’avait jamais vu son visage. Sa tête était toujours enfermée dansson capuchon ; cependant, ce que l’on voyait par hasard de sestraits paraissait beau et noble. Rosario était le seul nom souslequel il fût connu dans le monastère. Nul ne savait d’où ilvenait, et lorsqu’on le questionnait sur ce sujet, il gardait unprofond silence. Un étranger, dont le riche habit et l’équipagemagnifique trahissaient le rang distingué, avait engagé les moinesà recevoir le novice, et il avait déposé la somme nécessaire. Lejour suivant il était revenu avec Rosario, et depuis cette époqueon n’avait plus entendu parler de lui.

Le jeune homme avait soigneusement évité lacompagnie des moines : il répondait à leurs civilités avecdouceur, mais avec réserve, et laissait voir une inclinationmarquée pour la solitude. Le supérieur était seul excepté de cetterègle générale. Rosario avait pour lui un respect qui approchait del’idolâtrie ; il recherchait sa société avec l’assiduité laplus attentive, et saisissait avidement tous les moyens d’obtenirses bonnes grâces. Lorsqu’il était avec le prieur, son cœursemblait à l’aise, et un air de gaieté se répandait sur sonmaintien et sur ses paroles. Ambrosio, de son côté, ne se sentaitpas moins attiré vers ce jeune homme ; pour lui seul, ilmettait de côté sa sévérité habituelle. Quand il lui parlait, ilprenait insensiblement un ton plus indulgent que d’ordinaire, etnulle voix ne retentissait si douce à son oreille que celle deRosario. Il reconnaissait les attentions du novice en luienseignant différentes sciences ; celui-ci recevait ses leçonsavec docilité : chaque jour Ambrosio était charmé davantage dela vivacité de son esprit, de la simplicité de ses manières et dela rectitude de son cœur ; en un mot, il l’aimait avec toutel’affection d’un père. Il ne pouvait parfois s’empêcher d’éprouverun désir secret de voir la figure de son élève ; mais sa loid’abstinence s’étendait jusqu’à la curiosité, et l’empêchait decommuniquer son désir.

– Père, excusez mon indiscrétion, ditRosario, tout en plaçant sa corbeille sur la table ; je viensà vous en suppliant. J’ai appris qu’un de mes chers amis estdangereusement malade, et je viens vous demander de prier pour sonrétablissement. Si le ciel l’accorde à des prières, assurément cesera aux vôtres.

– Vous savez, mon fils, que vous pouvezdisposer entièrement de moi. Quel est le nom de votreami ?

– Vincentio della Ronda.

– Il suffit, je ne l’oublierai pas dansmes oraisons, et puisse mon intervention trouver notre trois foisbienheureux saint François favorable ! Qu’avez-vous dans votrecorbeille, Rosario ?

– Quelques fleurs, révérend père, decelles que j’ai observé que vous préfériez. Voulez-vous mepermettre de les arranger dans votre chambre ?

– Vos attentions me charment, monfils.

Tandis que Rosario répartissait le contenu desa corbeille dans de petits vases placés pour cet usage dansdiverses parties de la cellule, le prieur continua ainsi laconversation.

– Je ne vous ai pas vu à l’église cesoir, Rosario.

– Cependant j’y étais, mon père ; jesuis trop reconnaissant de votre protection pour perdre uneoccasion d’être témoin de votre triomphe.

– Hélas ! Rosario, j’ai bien peu dedroits à ce triomphe : le saint a parlé par ma bouche, c’est àlui qu’appartient tout le mérite. Il paraît donc que vous avez étécontent de mon sermon ?

– Content, dites-vous ? Oh !vous vous êtes surpassé ! Jamais je n’ai entendu une telleéloquence… excepté un jour.

Ici le novice laissa échapper un soupir.

– Quel était ce jour ? demanda leprieur.

– Celui où notre ancien supérieur,s’étant trouvé subitement indisposé, vous l’avez remplacé dans lachaire.

– Je m’en souviens : il y a de celaplus de deux ans. Et étiez-vous présent ? Je ne vousconnaissais pas à cette époque, Rosario.

– Il est vrai, mon père ; et plût àDieu que je fusse mort avant d’avoir vu ce jour ! quellessouffrances, quels chagrins j’aurais évités !

– Des souffrances à votre âge,Rosario !

– Oui, mon père ; des souffrancesqui, si elles vous étaient connues, exciteraient également votrecourroux et votre compassion ! des souffrances qui font tout àla fois le tourment et le plaisir de mon existence !Toutefois, dans cette retraite, mon cœur est tranquille, n’étaientles tortures de l’appréhension.

J’ai abandonné le monde et ses joies pourtoujours ; rien ne me reste à présent, rien à présent n’a pluspour moi de charmes, que votre amitié, que votre affection ;si je perds cela, oh ! si je perds cela, craignez tout de mondésespoir !

– Vous appréhendez la perte de monamitié ? En quoi ma conduite a-t-elle justifié cettecrainte ? Connaissez-moi mieux, Rosario, et jugez-moi digne devotre confiance. Quelles sont vos souffrances ?

– Vous me haïriez pour mon aveu !vous me chasseriez de votre présence avec mépris.

– Mon fils, je vous demande instamment,je vous conjure…

– Par pitié, ne me faites plus dequestion ! je ne le dois pas, je ne l’ose pas. Écoutez !la cloche sonne vêpres ! Mon père, votre bénédiction, et jevous quitte.

À ces mots, il se jeta à genoux et reçut labénédiction qu’il avait demandée. Puis, pressant la main du prieursur ses lèvres, il se leva de terre, et sortit précipitamment.Bientôt après, Ambrosio, plein d’étonnement de la conduitesingulière de ce jeune homme, descendit pour assister aux vêpres,qui se célébraient dans une petite chapelle dépendante dumonastère.

Les vêpres dites, les moines se retirèrentdans leurs cellules respectives. Le prieur resta seul dans lachapelle pour recevoir les nonnes de Sainte-Claire. Il n’y avaitpas longtemps qu’il était dans le confessionnal, lorsque l’abbesseparut ; chacune des nonnes fut entendue à son tour, tandis queles autres attendaient avec l’abbesse dans la sacristie. Ambrosioécouta attentivement les confessions, fit maintes exhortations,enjoignit des pénitences proportionnées aux péchés ; etpendant quelque temps tout se passa comme d’ordinaire, jusqu’à cequ’enfin une des nonnes, remarquable par la noblesse de son air etpar l’élégance de sa démarche, laissât par mégarde tomber unelettre de son sein. Elle se retirait sans s’apercevoir de sa perte,Ambrosio supposa que cette lettre était celle d’un de ses parents,et la ramassa dans l’intention de la lui rendre.

– Attendez, ma fille, dit-il, vous avezlaissé tomber…

En ce moment, le papier étant déjà ouvert, sonœil involontairement lut les premiers mots. Il recula de surprise.La nonne, à sa voix, avait retourné la tête ; elle aperçut lalettre dans sa main, et poussant un cri de terreur, elle s’élançapour la reprendre.

– Arrêtez ! dit le moine, d’un tonsévère ; ma fille, je dois lire cette lettre.

– Alors, je suis perdue !s’écria-t-elle, en joignant ses mains d’un air égaré.

Aussitôt son visage se décolora ; elletrembla d’agitation, et fut obligée d’entourer de ses bras un despiliers de la chapelle pour s’empêcher de tomber à terre. Leprieur, cependant, lisait les lignes suivantes : « Toutest prêt pour votre fuite, ma chère Agnès ! Demain à minuit,j’espère vous trouver à la porte du jardin : je m’en suisprocuré la clef et peu d’heures suffiront pour vous mettre en lieusûr. Qu’aucun scrupule malentendu ne vous pousse à rejeter ce moyeninfaillible de vous sauver ainsi que l’innocente créature que vousportez dans votre sein. Rappelez-vous que vous aviez promis d’êtreà moi longtemps avant de vous engager à l’Église, que votre état nepourra bientôt plus échapper aux regards inquisitifs de voscompagnes, et que la fuite est la seule manière d’éviter les effetsde leur ressentiment malveillant. Adieu, mon Agnès ! ma chèrefemme ! ne manquez pas d’être à minuit à la porte dujardin. »

Aussitôt qu’il eut fini, Ambrosio fixa un œilsévère et courroucé sur l’imprudente.

– Cette lettre doit être remise àl’abbesse, dit-il.

Ces mots résonnèrent comme la foudre auxoreilles de la nonne ; elle ne s’éveilla de sa torpeur quepour sentir les dangers de sa situation. Elle le suivit à la hâte,et le retint par sa robe.

– Arrêtez ! oh ! arrêtez !cria-t-elle, avec l’accent du désespoir ; et elle s’étaitjetée aux pieds du moine, et elle les baignait de larmes. – Monpère, ayez pitié de ma jeunesse ; regardez d’un œil indulgentla faiblesse d’une femme, et daignez cacher ma faute ! Lereste de ma vie sera employé à expier ce seul péché, et votreindulgence ramènera une âme au ciel !

– Incroyable espérance ! Quoi !le couvent de Sainte-Claire deviendra-t-il l’asile desprostituées ? laisserai-je l’église du Christ nourrir dans sonsein la débauche et l’opprobre ? Indigne malheureuse !une telle indulgence me rendrait votre complice. Laissez-moi, ne meretenez pas plus longtemps. Où est la dame abbesse ?ajouta-t-il, élevant la voix.

– Arrêtez ! mon père, arrêtez !écoutez-moi un seul instant ! ne m’accusez pas d’impureté, etne pensez pas que j’aie été égarée par l’ardeur des sens. Longtempsavant que je ne prisse le voile, Raymond était maître de moncœur ; il m’avait inspiré la plus pure, la plus irréprochablepassion, et il était sur le point de devenir mon légitimeépoux ; une horrible aventure et la traîtrise d’une de mesparentes nous ont séparés l’un et l’autre. Je l’ai cru à jamaisperdu pour moi, et de désespoir je me suis jetée dans un couvent.Le hasard nous a rapprochés ; je n’ai pu me refuser le tristeplaisir de mêler mes larmes aux siennes ; nous nous sommesdonné rendez-vous dans les jardins de Sainte-Claire, et, dans unmoment d’oubli, j’ai violé mes vœux de chasteté. Bientôt je seraimère. Respectable Ambrosio, prenez pitié de moi ; prenez pitiéde l’innocente créature dont l’existence est attachée à la mienne.Nous sommes perdues toutes deux si vous découvrez mon imprudence àla supérieure.

– Votre audace me confond ! Moi,cacher votre crime… moi, que vous avez abusé par une fausseconfession ! Non, ma fille, non, je veux vous rendre unservice plus essentiel ; je veux vous racheter de laperdition, en dépit de vous-même. La pénitence et la mortificationlaveront votre offense, et la sévérité vous ramènera de force dansles voies de la sainteté. Holà ! mère sainte Agathe !

– Mon père ! par tout ce qui vousest sacré, par tout ce qui vous est cher, je vous supplie, je vousconjure…

– Laissez-moi ! je ne vous écouteraipas. Où est la supérieure ? Mère sainte Agathe, oùêtes-vous ?

La porte de la sacristie s’ouvrit, etl’abbesse, suivie de ses nonnes, entra dans la chapelle.

– Cruel ! cruel ! s’écriaAgnès, lâchant prise.

Éperdue, elle se jeta par terre, se frappantle sein et déchirant son voile dans tout le délire du désespoir.Les nonnes contemplaient avec étonnement cette scène. Le prieurprésenta le fatal papier à la supérieure, l’informa de la manièredont il l’avait trouvé, et ajouta que c’était à elle de déciderquel châtiment la coupable méritait.

À la lecture de cette lettre, les traits del’abbesse s’enflammèrent de courroux. Quoi ! un tel crimecommis dans son couvent, et à la connaissance d’Ambrosio, del’idole de Madrid, de l’homme à qui elle avait le plus à cœur dedonner une opinion favorable de la régularité, de l’austérité de samaison ! aucune parole ne suffisait à exprimer sa fureur.

– Qu’on l’emporte au couvent !dit-elle enfin à quelques-unes de ses religieuses.

Deux des plus vieilles, s’approchant d’Agnès,la relevèrent de force, et se disposèrent à l’emmener hors de lachapelle.

– Quoi ! s’écria-t-elle soudain ens’arrachant de leurs mains avec des gestes de démence, tout espoirest-il donc perdu ? me conduisez-vous déjà au supplice !Où es-tu, Raymond ? Oh ! sauve-moi !sauve-moi ! Puis, jetant sur le prieur un regardfrénétique :

– Écoutez-moi ! poursuivit-elle,homme au cœur dur ! écoutez-moi, orgueilleux, impitoyable,cruel ! vous auriez pu me sauver, vous auriez pu me rendre aubonheur et à la vertu, mais vous ne l’avez pas voulu ; vousêtes le destructeur de mon âme, vous êtes mon assassin, et sur voustombe la malédiction de ma mort et de celle de mon enfant ànaître ! Fier de votre vertu encore inébranlée, vous avezdédaigné les prières du repentir ; mais Dieu seramiséricordieux, si vous ne l’êtes pas. Et où est le mérite de votrevertu si vantée ? Quelles tentations avez-vous vaincues ?Lâche ! vous avez fui la séduction, vous ne l’avez pascombattue. Mais le jour de l’épreuve arrivera : oh !alors, quand vous céderez à la violence des passions, quand voussentirez que l’homme est faible, et sujet à errer ; lorsque,en frissonnant, vous jetterez l’œil en arrière sur vos crimes, etque vous solliciterez, avec effroi, la miséricorde de Dieu !Oh ! dans ce moment terrible, pensez à moi !

Ambrosio n’avait pas écouté ces reproches sansémotion. Une secrète angoisse au cœur l’avertissait qu’il avaittraité cette infortunée avec trop de dureté. Il retint donc lasupérieure, et se hasarda à prononcer quelques paroles en faveur dela coupable.

– La violence de son désespoir, dit-il,prouve qu’au moins le vice ne lui est pas familier. Peut-être en latraitant avec un peu moins de sévérité, et en mitigeant jusqu’à uncertain point la punition ordinaire…

– La mitiger, mon père ! interrompitla dame abbesse : ne croyez pas que je le fasse. Les lois denotre ordre sont strictes et sévères ; elles sont tombéesdepuis longtemps en désuétude ; mais le crime d’Agnès medémontre la nécessité de les faire revivre.

À ces mots, elle sortit rapidement de lachapelle.

– J’ai fait mon devoir, se ditAmbrosio.

Toutefois il ne se sentit pas entièrementrassuré par cette réflexion. Pour dissiper les idées pénibles quecette scène avait éveillées en lui, au sortir de la chapelle, ildescendit dans le jardin du couvent. Il n’y en avait pas dans toutMadrid de plus beau ni de mieux tenu : il était dessiné avecun goût exquis ; les fleurs les plus rares l’ornaient enprofusion, et, quoique artistement disposées, elles semblaientplantées des mains de la nature. Des fontaines jaillissant debassins de marbre blanc rafraîchissaient l’air d’une perpétuellerosée, et les murs étaient tapissés de jasmins, de vignes et dechèvrefeuilles. L’heure ajoutait en ce moment à la beauté duspectacle : la pleine lune, voguant dans un ciel bleu et sansnuages, versait sur les arbres une lueur tremblante, et les eauxdes fontaines étincelaient sous ses rayons d’argent.

Au sein de ce petit bois s’élevait une grotterustique faite à l’imitation d’un ermitage. Les murs étaientconstruits de racines d’arbres, et les interstices remplis demousse et de lierre ; des bancs de gazon étaient placés dechaque côté, et une cascade naturelle tombait du rocher situéau-dessus. Enseveli dans ses pensées, le moine approcha de celieu ; le calme universel s’était communiqué à son âme, et unetranquillité voluptueuse y répandait sa langueur.

Il avait atteint l’ermitage et il y entraitpour se reposer, lorsqu’il s’arrêta en le voyant déjà occupé.

– Un homme était étendu sur un des bancs,dans une posture mélancolique. Le moine s’avança et reconnutRosario ; il le contempla en silence et sans entrer. Au boutde quelques minutes, le jeune homme leva ses yeux.

– Oui, dit-il avec un soupir profond etplaintif, je sens tout le bonheur de ta situation, toute la misèrede la mienne ! Que je serais heureux si je pouvais voir commetoi les hommes avec dégoût, si je pouvais m’ensevelir pour toujoursdans quelque impénétrable solitude, et oublier que le mondecontient des êtres qui méritent d’être aimés ! Ô Dieu !oh ! quelle bénédiction pour moi que lamisanthropie !

– C’est là une étrange pensée, Rosario,dit le prieur, en pénétrant dans la grotte.

– Vous ici, révérend père ! s’écriale novice.

Aussitôt, se levant tout confus, il abaissavite son capuchon sur sa figure. Ambrosio s’assit sur le banc etobligea le jeune homme de s’y placer près de lui.

– Il ne faut pas caresser cettedisposition à la mélancolie, dit-il. D’où vient que vous envisagezsous un jour si favorable la misanthropie, de tous les sentimentsle plus odieux ? Lors de notre denier entretien, vous parliezd’un ton différent ? Mon amitié vous est-elle donc devenue sipeu précieuse ? Si vous n’aviez jamais vu les murs de cecouvent, vous ne m’auriez jamais vu ? Est-ce là vraiment votreidée ?

– Que ne vous ai-je jamais vu !répéta le jeune novice, se levant et serrant avec frénésie la maindu moine. Vous ! vous ! plût à Dieu qu’avant de vousrencontrer, un éclair m’eût brûlé les yeux ! plût à Dieu queje ne vous revisse jamais, et que je pusse oublier que je vous aijamais vu !

À ces mots, il s’élança hors de la grotte.Ambrosio resta dans sa première attitude, réfléchissant sur laconduite inexplicable du jeune homme. Il était tenté de croire à undérangement d’esprit ; cependant la conduite habituelle deRosario, la liaison de ses idées et le calme de son maintienjusqu’au moment où il avait quitté la grotte semblaient démentircette conjecture. Au bout de quelques minutes, il revint. Il serassit sur le banc : il appuya sa joue sur une main, et del’autre il essuya les larmes qui, par intervalles, coulaient lelong de ses yeux.

Le moine le regardait avec compassion, ets’abstint d’interrompre ses méditations. Tous deux gardèrentquelque temps un profond silence. Le rossignol s’était perché surun oranger devant la porte de l’ermitage, et soupirait les plusmélancoliques de ses accents mélodieux. Rosario releva la tête, etl’écouta avec attention.

– C’est ainsi, dit-il avec un profondsoupir, c’est ainsi qu’au dernier mois de sa vie infortunée, masœur aimait à écouter le rossignol. Pauvre Mathilde ! elledort dans la tombe, et son cœur brisé ne bat plus d’amour.

– Vous aviez une sœur ?

– Vous dites vrai. J’avais une sœur.Hélas, je n’en ai plus. Elle a succombé à ses chagrins, auprintemps de la vie.

– Quels étaient ces chagrins ?

– Ils n’exciteront pas votre pitié. Vousne connaissez pas le pouvoir de ces irrésistibles, de ces funestessentiments dont son cœur fut la proie. Mon père, un amourmalheureux, une passion pour un être doué de toutes les vertus,pour un homme, ou plutôt pour un dieu, a empoisonné son existence.Noble aspect, réputation intacte, talents variés, sagesse solide,merveilleuse, parfaite : le cœur le moins sensible se seraitenflammé.

– Puisque son amour était si bien placé,pourquoi lui était-il défendu d’espérer le succès de sesvœux ?

– Mon père, avant de la connaître, Julienavait déjà engagé sa foi à une fiancée toute belle, toutecéleste ! Cependant ma sœur l’aimait toujours, et pour l’amourde l’époux, elle adorait la femme. Un matin, elle trouva moyen des’échapper de la maison de notre père : vêtue d’humbleshabits, elle se présenta comme domestique à l’épouse de sonbien-aimé, et elle fut acceptée. Depuis lors, elle le voyait à toutinstant ; elle s’efforça de s’insinuer dans ses bonnesgrâces : elle y réussit. Ses prévenances attirèrentl’attention de Julien : les cœurs vertueux sont toujoursreconnaissants, et il distingua Mathilde entre ses compagnes.

– Et vos parents ne firent-ils point derecherches ? Se soumirent-ils avec résignation à leur perte,et n’essayèrent-ils point de retrouver leur fillefugitive ?

– Avant qu’ils n’y parvinssent, elle sedécouvrit elle-même. Son amour était trop violent pour restercaché ; toutefois elle n’enviait pas la possession de Julien,elle n’ambitionnait qu’une place dans son cœur. Dans un momentd’oubli, elle confessa son affection. Mais qu’obtint-elle enretour ? Épris de sa femme, et croyant qu’un regard de pitiéaccordé à une autre serait un vol qu’il lui ferait, il chassaMathilde de sa présence : il lui défendit de jamais reparaîtredevant lui. Sa sévérité brisa ce faible cœur ; elle retournachez mon père, et peu de mois après on la mit au tombeau.

– Malheureuse fille ! assurément sondestin fut trop rigoureux, et Julien trop cruel.

– Le pensez-vous, mon père ? s’écriavivement le novice, pensez-vous qu’il fut trop cruel ?

– Sans aucun doute, et je la plains biensincèrement.

– Vous la plaignez ? Vous laplaignez ? Oh ! mon père ! mon père ! alorsplaignez-moi.

Le prieur fit un mouvement ; mais aprèsune courte pause, Rosario ajouta d’une voix troublée :

– Oui, plaignez-moi, car mes souffrancessont encore plus grandes. Ma sœur avait un ami, un ami véritable,qui compatissait à la violence de ses sentiments, et ne luireprochait pas son impuissance à les maîtriser. Et moi ! –moi, je n’ai pas d’ami ! le vaste univers ne contient pas uncœur qui veuille participer aux souffrances du mien.

En prononçant ces paroles, il avaitsangloté : le prieur en fut ému. Il prit la main de Rosario,et la serra avec tendresse.

– Vous n’avez pas d’ami,dites-vous ! Qui suis-je donc ? Pourquoi ne pas vous fierà moi, et que pouvez-vous craindre ? Ma sévérité ? Enai-je jamais usé avec vous ? La dignité de mon habit ?Rosario, je mets de côté le moine, et vous invite à ne meconsidérer que comme votre ami, comme votre père. Je puis bienprendre ce titre, car jamais père ne veilla sur son enfant avecplus de tendresse que je n’ai fait sur vous. Du moment où je vousai vu, j’ai éprouvé des sentiments jusqu’alors inconnus à mon cœur.J’ai trouvé dans votre société un charme qu’aucune autre n’avaitpour moi, et lorsque j’ai observé l’étendue de votre esprit et devos connaissances, je m’en suis réjoui, comme un père se réjouitdes progrès de son fils. Bannissez donc vos craintes. Ouvrez-vous àmoi : parlez, Rosario, et dites que vous avez confiance enmoi.

– Arrêtez ! interrompit le novice.Jurez que, quel que soit mon secret, vous ne m’obligerez pas dequitter le monastère avant que mon noviciat soit expiré ?

– Je le promets sur ma foi ; etcomme je vous garderai ma parole, que le Christ garde la sienne augenre humain !

– Sachez donc… Oh ! combien jetremble de prononcer ce nom ! écoutez-moi avec commisération,vénérable Ambrosio ! fouillez dans votre cœur, ramassez-y lesmoindres parcelles d’humaine faiblesse, afin d’apprendre à compatirà la mienne ? Mon père ! continua-t-il en se jetant aupied du moine, dont il pressait avec transport les mains sur seslèvres, tandis que l’agitation pour un moment étouffait sesparoles ; mon père, continua-t-il d’une voix défaillante, jesuis une femme !

À cet aveu inattendu, le moine tressaillit. Lefaux Rosario était prosterné à terre, comme attendant en silence ladécision du juge. D’une part l’étonnement, de l’autre,l’appréhension les enchaînèrent pour quelques minutes dans la mêmeattitude, comme s’ils avaient été touchés par la baguette d’unmagicien. Enfin, revenant de sa confusion, le moine quitta lagrotte, et s’enfuit précipitamment vers le couvent. Son mouvementn’échappa pas à la suppliante. Elle se releva, s’élança après lui,le rejoignit et lui barra le passage en lui embrassant les genoux.Ambrosio essaya en vain de se dégager de cette étreinte.

– Ne me fuyez pas ! cria-t-elle, nem’abandonnez pas à l’impulsion de mon désespoir ! écoutez lajustification de mon imprudence. L’histoire de ma sœur est lamienne ! Je suis Mathilde, vous êtes celui qu’elleaime !

Si la surprise d’Ambrosio fut grande aupremier de ces aveux, elle passa au second toutes les bornes.Stupéfait, interdit et irrésolu, il se trouva incapable deprononcer une syllabe, et resta muet à regarder Mathilde. Elle enprofita pour continuer son explication en ces termes :

– Ne pensez pas, Ambrosio, que je viennedérober vos affections à votre fiancée. Non, croyez-moi : lareligion est seule digne de vous, et il s’en faut que Mathildeveuille vous détourner des sentiers de la vertu. Ce que je senspour vous n’est point un amour impur ; je soupire après lapossession de votre cœur, et je ne convoite pas celle de votrepersonne. Daignez écouter ma défense : peu d’instants vousconvaincront que cette sainte retraite n’est point souillée par maprésence, et que vous pouvez m’accorder votre compassion sansenfreindre vos vœux.

Elle s’assit. Ambrosio, sachant à peine cequ’il faisait, suivit son exemple, et elle reprit :

– Je suis d’une famille distinguée, monpère était chef de la noble maison de Villanegas ; il mourutquand je n’étais encore qu’une enfant, et il me laissa seulehéritière de ses biens immenses. Jeune et riche, je fus recherchéeen mariage par les plus nobles jeunes gens de Madrid ; maisaucun ne réussit à gagner mon affection. J’avais été élevée sous lasurveillance d’un oncle, qui joignait au plus solide jugementl’érudition la plus étendue. Sous ses soins, mon intelligenceacquit plus de force et plus de justesse qu’il n’appartientordinairement à mon sexe : l’habileté de mon précepteur étantsecondée par ma curiosité naturelle. Tout en travaillant à élargirla sphère de mes connaissances, mon tuteur ne négligeait pas dem’inculquer tous les principes de la morale. Il m’enseignait àcontempler avec adoration les purs et les vertueux ; etmalheur à moi ! je ne lui ai que trop obéi !

Dans de telles dispositions, jugez si jepouvais voir avec un autre sentiment que le dégoût les vices, ladissipation et l’ignorance qui déshonorent notre jeunesseespagnole. Je rejetais chaque offre avec dédain, mon cœur restasans maître, jusqu’à ce que le hasard me conduisît dans lacathédrale des Capucins. Oh ! sûrement, ce jour-là, mon angegardien sommeilla, négligeant sa tâche. Ce fut alors que je vousvis pour la première fois : vous remplaciez le supérieur, quiétait malade. Vous n’avez pu oublier le vif enthousiasme qu’excitavotre sermon. Oh ! comme j’étais attentive à vosparoles ! comme votre éloquence m’enlevait à la terre !j’osais à peine respirer, craignant de perdre une syllabe, ettandis que vous parliez, il me semblait qu’une auréole de gloireluisait autour de votre tête, et que votre visage resplendissait dela majesté d’un dieu. Je sortis de l’église brûlante d’admiration.À dater de cet instant, vous devîntes l’idole de mon cœur, l’objetincessant de mes méditations. Je pris des informations survous ; les récits qu’on me fit de votre genre de vie, de votresavoir, de votre piété, de votre abnégation, rivèrent les chaînesdont m’avait chargée votre éloquence. Je sentais qu’il n’existaitplus désormais de vide dans mon cœur, que j’avais enfin trouvél’homme que je cherchais. Dans l’espérance de vous entendre encore,chaque jour je visitais la cathédrale ; vous restiez renfermédans les murs du couvent, et toujours je me retirais triste etdésappointée. La nuit m’était plus propice, car alors vousm’apparaissiez dans mes rêves ; vous me juriez une éternelleamitié ; vous me guidiez dans les voies de la vertu, et vousm’aidiez à supporter les tourments de la vie. Mais le matinchassait ces douces visions ; je m’éveillais et me retrouvaisséparée de vous par des barrières qui semblaient insurmontables. Letemps ne fit qu’accroître la force de ma passion : je devinstriste et découragée ; j’évitai la société, et ma santédéclina de jour en jour. Enfin, incapable d’exister plus longtempsdans cet état de torture, je me décidai à prendre le déguisementsous lequel vous me voyez. Mon artifice a réussi, j’ai été reçuedans le couvent, et je suis parvenue à gagner votre estime.

Je me serais trouvée complètement heureuse, simon repos n’eût été troublé par la crainte d’être découverte. Leplaisir de votre société était empoisonné par l’idée que bientôtj’en serais privée, et mon cœur battait avec de tels transportslorsque j’obtenais de vous quelque marque d’amitié, que je sentaisque je ne survivrais pas à sa perte. Je résolus donc de ne pointlaisser au hasard la découverte de mon sexe, de vous confesser toutsans réserve, et de me jeter dans les bras de votre miséricorde etde votre indulgence. Ah ! Ambrosio, me suis-je trompée ?Serez-vous moins généreux que je ne pensais ? Je ne veux pasle supposer. Vous ne réduirez pas une infortunée audésespoir ; j’aurai toujours la permission de vous voir, decauser avec vous, de vous adorer ! vos vertus seront monmodèle dans la vie ; et, quand nous expirerons, nos corpsreposeront dans le même tombeau.

Elle se tut. Tandis qu’elle parlait, millesentiments opposés se combattaient dans le sein d’Ambrosio.Étonnement de la singularité de cette aventure, confusion d’unedéclaration si brusque, ressentiment de l’audace qu’elle avait eued’entrer au couvent, conscience de la sévérité qui devait dicter saréponse : tels étaient les sentiments dont il se rendaitcompte ; mais il en était d’autres encore qu’il ne remarquapas. Il ne remarqua pas que sa vanité était flattée des élogesdonnés à son éloquence et à sa vertu ; qu’il en éprouvait unsecret plaisir à penser qu’une femme jeune, et qui paraissaitjolie, ait pour lui abandonné le monde, et sacrifié toute autrepassion à celle qu’il avait inspirée. Il remarqua moins encore queson cœur battait de désir, tandis que sa main était doucementpressée par les doigts de Mathilde.

Par degrés il se remit de son trouble ;ses idées se rallièrent un peu, et aussitôt il comprit l’extrêmeinconvenance de tolérer que Mathilde restât au couvent après cetaveu de son sexe. Il prit un air austère, et retira sa main.

– Comment, madame ! dit-il,pouvez-vous sérieusement espérer l’autorisation de rester parminous ! Quand même je consentirais à cette demande, quel bienen retireriez-vous ? pensez-vous que je puisse jamais répondreà une affection qui…

– Non, mon père, non ! je ne comptepas vous inspirer un amour comme le mien : je ne demande quela liberté d’être auprès de vous.

– Mais songez, madame, songez un seulinstant, à l’inconvenance qu’il y aurait pour moi à receler unefemme dans le couvent, et une femme qui avoue m’aimer ; et jene veux pas m’exposer à une si dangereuse tentation.

– Une tentation, dites-vous ?oubliez que je suis une femme, et la tentation n’existeraplus ; ne voyez en moi qu’un ami, un infortuné dont lebonheur, dont la vie dépend de votre protection. Ne craignez pasque jamais je rappelle à votre souvenir que l’amour le plusimpétueux, le plus excessif m’a poussée à déguiser mon sexe ;ne craignez pas qu’entraînée par des désirs contraires à vos vœuxet à mon propre honneur, j’entreprenne de vous détourner de la voiede la rectitude. Non, Ambrosio ! Apprenez à me mieuxconnaître : je vous aime pour vos vertus ; perdez-les, etavec elles vous perdrez mon affection. Je vous regarde comme unsaint ; prouvez-moi que vous n’êtes rien de plus qu’un homme,et je vous quitte avec dégoût. Est-ce donc de moi que vous redoutezla tentation ? de moi, en qui des plaisirs enivrants du monden’ont excité que mépris ? de moi, dont l’attachement ne sefonde que sur l’idée que vous êtes exempt de la fragilitéhumaine ? Oh ! repoussez ces injurieusesappréhensions ! Ambrosio ! cher Ambrosio ! ne mechassez pas de votre présence ; souvenez-vous de votrepromesse, et autorisez-moi à rester.

– Impossible, Mathilde. Votre intérêt mecommande de vous refuser, car si je tremble, c’est pour vous et nonpas pour moi. Après avoir vaincu l’effervescence impétueuse de lajeunesse, après avoir passé trente ans dans la mortification et lapénitence, je pourrais en toute sûreté vous permettre de resterici, sans craindre que vous m’inspiriez aucun sentiment plus vifque la compassion ; mais, pour vous-même, ce séjour dans lecouvent ne peut produire que de funestes conséquences. Vousinterpréterez mal chacune de mes paroles et de mes actions ;vous saisirez avidement chaque circonstance qui vous encouragera àespérer un retour d’affection ; insensiblement vos passionsdeviendront plus fortes que votre raison, et loin que ma présenceles réprime, chaque moment que nous passerons ensemble ne serviraqu’à les irriter. Je sens que le devoir m’oblige de vous traiteravec rigueur ; je dois rejeter votre prière et dissiper touteombre d’espérance qui entretiendrait des sentiments si pernicieux àvotre repos. Mathilde, vous partirez d’ici demain.

– Demain, Ambrosio ? demain ?oh ! ce n’est pas là ce que vous voulez dire ! vousn’avez pas résolu de me pousser au désespoir ! vous n’aurezpas la cruauté…

– Vous avez entendu ma décision,obéissez. Les lois de notre ordre interdisent votre séjour ici. Ilfaut partir ; je vous plains, mais je ne puis rien deplus.

Il prononça ces paroles d’une voix faible ettremblante ; puis, se levant de son siège, il allaits’acheminer vers le monastère : Mathilde poussa un grand cri,et le retint.

– Arrêtez un seul moment, Ambrosio !écoutez un seul mot !

– Je n’ose pas : laissez-moi ;vous connaissez ma détermination.

– Mais un seul mot ! rien qu’unseul, et ce sera fait !

– Laissez-moi ; vos prières sontvaines, il faudra partir demain.

– Allez donc, barbare ! mais cetteressource me reste !

Aussitôt elle tira un poignard ; elledéchira sa robe et plaça la pointe de l’arme sur sa poitrine.

– Mon père, je ne sortirai pas vivante deces murs.

– Arrêtez ! arrêtez, Mathilde !que faites-vous ?

– Vous êtes déterminé, et moi aussi.Aussitôt que vous me quitterez, je me plonge ce poignard dans lecœur.

– Grand saint François ! Mathilde,avez-vous votre raison ? Savez-vous les conséquences de votreaction ? Savez-vous que le suicide est le plus grand descrimes ? que vous perdez votre âme ? que vous renoncez àtout salut ? que vous vous préparez des tourmentséternels ?

– Peu m’importe, peu m’importe,répliqua-t-elle avec véhémence ; ou votre main me guidera auparadis, ou la mienne va me vouer à l’enfer. Parlez-moi,Ambrosio ! dites-moi que vous cacherez mon aventure, que jeresterai votre ami et votre compagnon, ou ce poignard va boire monsang.

À ces mots, elle leva le bras et fit le gestede se frapper. Les yeux du moine suivaient avec terreur lesmouvements de son arme. Son habit entrouvert laissait voir sapoitrine à demi nue ; la pointe du fer posait sur son seingauche, et Dieu ! quel sein ! Les rayons de la lune, quil’éclairaient en plein, permettaient au prieur d’en observer lablancheur éblouissante ; son œil se promena avec une aviditéinsatiable sur le globe charmant ; une sensation jusqu’alorsinconnue remplit son cœur d’un mélange d’anxiété et devolupté ; un feu dévorant courut dans tous ses membres ;le sang bouillait dans ses veines, et mille désirs effrénésemportaient son imagination.

– Arrêtez, cria-t-il d’une voixdéfaillante, je ne résiste plus ! restez donc,enchanteresse ! restez pour ma destruction !

Il dit, et, quittant la place, il s’élançavers le monastère ; il regagna sa couche, la tête perdue,incapable d’agir et de penser.

Il fut quelque temps sans pouvoir mettre del’ordre dans ses idées. La scène où il venait de figurer avaitéveillé dans son âme tant de sentiments divers, qu’il était horsd’état de décider lequel prédominait. Il était incertain sur laconduite qu’il devait tenir avec l’ennemie de son repos ; saconscience lui disait que la prudence, la religion et lesconvenances lui imposaient l’obligation de la renvoyer ducouvent ; mais, d’un autre côté, des raisons si puissantes laretenaient, qu’il n’était que trop porté à consentir qu’ellerestât. Il ne pouvait s’empêcher d’être flatté de la déclaration deMathilde, et de la pensée que, sans le vouloir, il avait triomphéd’un cœur qui avait résisté aux attaques des plus nobles cavaliersde l’Espagne. La manière dont il avait gagné cette affection étaitaussi très satisfaisante pour sa vanité. Il se rappelait toutes lesheures si heureuses qu’il avait passées dans la société de Rosario,et il craignait pour son cœur le vide que cette séparation ylaisserait. En outre, il considérait que, riche comme elle était,la bienveillance de Mathilde pouvait être extrêmement avantageuseau couvent.

– Et que risqué-je, se dit-il, à luipermettre d’y rester ? Ne puis-je sans péril ajouter foi à sesassurances ? Ne me sera-t-il pas facile d’oublier son sexe etde continuer à ne voir en elle que mon ami et mon élève ?Certainement son amour est aussi pur qu’elle le dépeint ; s’ilavait pris sa source dans les désirs des sens, l’aurait-elle silongtemps renfermé dans son sein ? n’aurait-elle pas employéquelque moyen de le satisfaire ? Elle a fait tout lecontraire ; elle s’est efforcée de me cacher son sexe, etc’est la crainte d’être découverte, ce sont mes instances quiseules lui ont arraché son secret.

Alarmé des sentiments auxquels ils’abandonnait, il eut recours à la prière ; il se leva de sonlit, s’agenouilla devant sa belle madone, et la supplia de l’aiderà étouffer ses coupables émotions ; puis il se recoucha ets’endormit.

Il se réveilla brûlant et fatigué. Durant sonsommeil, son imagination enflammée ne lui avait présenté que lesobjets les plus voluptueux. Dans son rêve Mathilde était devantlui, il revoyait sa gorge nue ; elle lui répétait sesprotestations d’amour éternel ; elle lui entourait le cou deses bras, et le couvrait de ses baisers ; il lesrendait ; il la serrait passionnément sur sa poitrine, et… lavision s’évanouissait. Parfois son rêve lui offrait l’image de samadone favorite, et il se figurait être à genoux devant elle ;il lui adressait des vœux, et les yeux du portrait semblaient luireavec une douceur inexprimable ; il pressait ses lèvres contrecelles de la madone, et il les trouvait chaudes ; la figures’animait, sortait de la toile, l’embrassait tendrement, et sessens étaient incapables de supporter une volupté si exquise. Tellesétaient les scènes qui occupèrent ses pensées pendant sonsommeil ; ses désirs non satisfaits suscitaient devant lui lesimages les plus lascives et les plus excitantes, et il se ruaitdans des joies qui jusqu’alors lui avaient été inconnues.

Il se jeta à bas de son lit, plein deconfusion au souvenir de ses songes ; il n’était guère moinshonteux lorsqu’il réfléchissait aux raisons qui, le soir précédent,l’avaient engagé à permettre que Mathilde demeurât. Le nuage quiavait obscurci son jugement venait de se dissiper ; il frémitquand il vit ses arguments dans leur vrai jour, et qu’il reconnutavoir été l’esclave de la flatterie, de la convoitise et del’amour-propre. Si, dans une heure de conversation, Mathilde avaitproduit sur ses sentiments un changement si remarquable, quen’avait-il pas à craindre si elle restait au monastère ?Frappé du danger qu’il courait, et sorti du rêve de sa confiance,il résolut d’insister sur le départ immédiat de Mathilde. Ilcommençait à sentir qu’il n’était point à l’épreuve de latentation, et que, lors même qu’elle saurait se maintenir dans lesbornes de la chasteté, il était hors d’état de lutter contre lespassions dont il s’était cru exempt.

– Agnès ! Agnès ! s’écria-t-ilen réfléchissant à tous ces embarras, j’éprouve déjà l’effet de tamalédiction.

Il quitta sa cellule, décidé à renvoyer lefaux Rosario. Il parut à matines, mais ses pensées étaientabsentes, et il n’y apporta que peu d’attention ; son cœur etsa tête étaient également remplis d’objets mondains, et il priasans dévotion. Le service fini, il descendit au jardin et dirigeases pas vers le même lieu où, le soir précédent, il avait faitcette découverte embarrassante ; il ne doutait pas queMathilde ne l’y vînt retrouver. Il ne se trompait pas : elleentra bientôt dans l’ermitage, et aborda le moine d’un air timide.Après quelques minutes pendant lesquelles ils gardèrent tous deuxle silence, elle parut vouloir parler ; mais le prieur, quidans l’intervalle avait rassemblé toute sa résolution, se hâta del’interrompre ; sans bien en connaître le degré d’influence,il craignait la mélodieuse séduction de cette voix.

– Asseyez-vous près de moi, Mathilde,dit-il, prenant un air de fermeté qu’il évita avec soin de mélangerd’aucune rigueur ; écoutez-moi patiemment, et croyez que dansce que je vais vous dire je suis plutôt guidé par votre intérêt quepar le mien ; croyez que je ressens pour vous la plus tendreamitié, la plus sincère compassion, et que vous ne pouvez paséprouver un chagrin plus vif que celui que j’ai à vous déclarer quenous ne devons plus nous revoir.

– Ambrosio ! cria-t-elle d’une voixqui exprimait à la fois la surprise et la douleur.

– Calmez-vous, mon ami ! monRosario ! laissez-moi vous appeler encore de ce nom qui m’estsi cher. Notre séparation est inévitable ; je rougis d’avouerà quel point elle m’affecte, mais elle doit avoir lieu ; je mesens incapable de vous traiter avec indifférence, et cetteconviction même m’oblige d’insister sur votre départ. Mathilde,vous ne devez pas rester ici plus longtemps. Songez au dangerd’être découverte, à l’opprobre où me plongerait un telévénement ; songez que mon honneur et ma réputation sont enjeu, et que la paix de mon âme dépend de votre consentement.Jusqu’ici mon cœur est libre, je me séparerai de vous avec regret,mais non avec désespoir ; restez, et peu de semaines suffirontpour sacrifier mon bonheur à vos charmes. Vous êtes tropattrayante, trop séduisante ! Je vous aimerais, je vousadorerais ; mon sein deviendrait la proie des désirs quel’honneur et ma profession m’interdisent d’écouter. Si je leurrésistais, l’impétuosité de ces désirs non assouvis m’entraîneraità la folie ; si je cédais à la tentation, j’immolerais à uninstant de plaisirs criminels ma réputation dans ce monde et monsalut dans l’autre. C’est vous vers qui j’accours pour me défendrecontre moi-même. Répondez-moi, Mathilde, quelle est votredécision ?

Elle se taisait.

– Ne parlerez-vous pas, Mathilde ?ne me direz-vous pas quel est votre choix ?

– Cruel ! cruel !s’écria-t-elle en se tordant les mains de douleur, vous savez tropbien que vous ne me laissez pas le choix ; vous savez tropbien que je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre !

– Je ne m’étais pas trompé ; lagénérosité de Mathilde égale mon attente.

– Oui, je prouverai la sincérité de matendresse en me soumettant à un arrêt qui me déchire le cœur.Reprenez votre parole ; je quitterai le monastère aujourd’huimême. J’ai une parente qui est supérieure d’un couvent dansl’Estramadure, c’est près d’elle que j’irai et que je me sépareraidu monde pour toujours. Mais dites-moi, mon père, vos vœux mesuivront-ils dans ma solitude ?

– Ah ! Mathilde, j’ai peur de nepenser que trop souvent à vous pour mon repos !

– Je n’ai donc plus rien à désirer, si cen’est de nous retrouver ensemble dans le ciel. Adieu, mon ami, monAmbrosio ! Et pourtant, ce me semble, ce serait uneconsolation pour moi d’emporter quelque gage de votreaffection.

– Que vous donnerai-je ?

– La moindre chose – peu importe – une deces fleurs suffira. (Elle désignait un buisson de roses planté à laporte de la grotte.) Je la cacherai dans mon sein, et quand jeserai morte, les moines la trouveront séchée sur mon cœur.

Le moine était hors d’état de répondre ;d’un pas lent, et l’âme accablée d’affliction, il sortit del’ermitage. Il s’approcha du buisson et s’y arrêta pour cueillirune rose ; soudain, il poussa un cri perçant, revintprécipitamment sur ses pas, et laissa tomber de sa main la fleurqu’il tenait déjà. Mathilde, qui l’avait entendu, vola à lui avecempressement.

– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle.Répondez-moi, au nom du ciel ! qu’est-il arrivé ?

– Je suis mort, répliqua-t-il d’une voixfaible : caché parmi les roses… un serpent…

La douleur de sa blessure devint si vive,qu’il ne put la supporter : ses sens l’abandonnèrent, et iltomba inanimé dans les bras de Mathilde.

Celle-ci se frappait le sein, et, n’osant pasquitter Ambrosio, elle appelait à grands cris les moines à sonsecours. À la fin elle réussit. Alarmés de ses cris, plusieursfrères accoururent, et le supérieur fut rapporté au couvent. On lemit au lit, et le moine qui faisait office de chirurgien de lacommunauté se mit en devoir d’examiner la blessure. La maind’Ambrosio, cependant, avait enflé d’une manièreextraordinaire ; les remèdes qui lui avaient été administréslui avaient rendu la vie, il est vrai, mais non laconnaissance : il était en proie à toutes les horreurs dudélire. Sa bouche écumait, et quatre moines, des plus forts,suffisaient à peine à le retenir dans son lit.

Le père Pablos (c’était le nom du chirurgien)se hâta d’examiner la main blessée. Les moines entouraient le lit,attendant sa décision avec anxiété ; parmi eux, le fauxRosario ne paraissait pas le moins touché de ce malheur : ilcontemplait le malade avec une angoisse inexprimable, et lesgémissements qui, à tout moment, s’échappaient de son seintrahissaient assez la violence de son affliction.

Le père Pablos sonda la blessure. Lorsqu’ilretira sa lancette, la pointe en était teinte d’une couleurverdâtre. Il secoua tristement la tête, et quitta le chevet dulit.

– C’est ce que je craignais, dit-il, iln’y a pas d’espoir.

– Pas d’espoir, dites-vous ?s’écrièrent les moines tout d’une voix ; pasd’espoir !

– À la soudaineté de l’effet, jesoupçonnais que le prieur avait dû être piqué par unmille-pieds[1] ; le venin que vous voyez sur malancette confirme cette idée. Il ne peut pas vivre trois jours.

– Et ne peut-on trouver aucunremède ? demanda Rosario.

– Pour le sauver, il faudrait extraire lepoison, et le moyen de l’extraire est encore un secret pour moi.Tout ce que je puis faire, c’est d’appliquer des herbes sur lablessure pour en diminuer la douleur ; le malade reprendraconnaissance ; mais le venin corrompra toute la masse de sonsang, et dans trois jours il n’existera plus…

Cette décision remplit tous les cœurs d’uneexcessive affliction. Pablos, comme il l’avait promis, pensa laplaie, et se retira, suivi de ses compagnons. Rosario seul restadans la cellule, le supérieur, à sa prière instante, ayant étéconfié à ses soins. Ambrosio, dont les forces avaient été épuiséespar la violence de ses convulsions, venait de tomber dans unprofond sommeil. Il était tellement accablé de fatigue, qu’ildonnait à peine signe de vie. Il était encore dans cet état,lorsque les moines revinrent s’informer si quelque changement avaiteu lieu. Pablos défit l’appareil, plutôt par curiosité que dansl’espérance de découvrir aucun symptôme favorable. Quel fut sonétonnement de trouver que l’inflammation avait totalementcessé ! Il sonda la plaie ; sa lancette en sortit netteet pure, on ne voyait aucune trace du venin ; et n’était quel’orifice en était encore visible, Pablos aurait douté que lablessure eût jamais existé.

Il donna cette nouvelle à ses frères :leur joie n’eut d’égale que leur surprise. Toutefois cette dernièreimpression céda bientôt à une explication de cet événement touteconforme à leurs idées. Ils furent parfaitement convaincus que leursupérieur était un saint, et pensèrent qu’il était tout naturel quesaint François eût opéré un miracle en sa faveur. Cette opinion futadoptée unanimement. Ils la proclamèrent si bruyamment, et crièrent« Au miracle ! au miracle ! » avec tant deferveur, qu’ils interrompirent le sommeil d’Ambrosio.

Pablos lui donna une médecine fortifiante, etlui conseilla de garder le lit encore deux jours. Puis il seretira, après avoir recommandé à son malade de ne pas s’épuiser àparler, mais de tâcher de prendre quelque repos. Les autres moinessuivirent son exemple, et le prieur et Rosario furent laissés sanstémoins.

Pendant quelques minutes, Ambrosio considérasa garde-malade avec un mélange de plaisir et d’appréhension.

– Et vous êtes encore ici,Mathilde ? dit enfin le prieur ; n’êtes-vous passatisfaite d’avoir été si près de causer ma ruine, qu’un miracleseul a pu me sauver du tombeau ? Ah ! sans doute le ciela envoyé ce serpent pour punir…

Mathilde l’interrompit en lui mettant sa maindevant les lèvres d’un air d’enjouement.

– Chut ! mon père, chut ! il nefaut pas parler.

– Celui qui a fait cette recommandationne savait pas tout ce que j’ai d’intéressant à dire.

– Mais moi, je le sais, et pourtant jerenouvelle positivement son ordre. Je suis chargée de vous garder,et vous ne devez pas me désobéir.

– Vous êtes gaie, Mathilde !

– Je puis bien l’être ; je viensd’éprouver un plaisir tel que je n’en avais jamais eu de mavie.

– Quel est ce plaisir ?

– C’est ce que je dois cacher à tout lemonde, mais surtout à vous.

– Mais surtout à moi ? Non, non, jevous prie, Mathilde…

– Chut ! mon père, chut ! il nefaut pas parler. Mais comme vous ne paraissez pas avoir envie dedormir, voulez-vous que j’essaie de vous amuser avec maharpe ?

– Comment ? Vous savez lamusique ?

– Oh ! je suis un triste talent.Cependant, comme le silence vous est prescrit pendant quarante-huitheures, peut-être vous distrairai-je, quand vous serez fatigué devos réflexions. Je vais chercher ma harpe.

Elle revint bientôt.

– Maintenant, mon père, que vouschanterai-je ? Voulez-vous entendre la ballade en l’honneur duvaillant Durandarte qui périt à la fameuse bataille deRoncevaux ?

– Ce que vous voudrez, Mathilde.

– Oh ! ne m’appelez pasMathilde ! appelez-moi Rosario, appelez-moi votre ami. Voilàles noms que j’aime à voir sortir de vos lèvres. À présent,écoutez.

Elle accorda sa harpe, puis elle préludaquelques moments avec un goût exquis, et qui prouvait un talentconsommé. L’air qu’elle joua était doux et plaintif. Ambrosio, enl’écoutant, sentit son malaise se dissiper, et une mélancoliepleine de charme se répandit dans son âme. Soudain Mathilde changeade mouvement : d’une main hardie et rapide, elle frappaquelques accords bruyants et belliqueux, puis elle chanta sur unair à la fois simple et mélodieux, Durandarte etBelerma.

Tandis qu’elle chantait, Ambrosio écoutaitavec délices : jamais il n’avait ouï une voix plusharmonieuse ; et il s’étonnait que des sons si célestespussent être produits par d’autres que des anges. Mais tout enabandonnant son oreille à l’ivresse, un seul regard le convainquitqu’il ne devait point y exposer ses yeux. La chanteuse se tenait àune petite distance du lit ; son attitude, en se penchant sursa harpe, était aisée et gracieuse : son capuchon, retombé enarrière plus que de coutume, laissait voir deux lèvres de corail,fraîches, mûres, fondantes, et un menton dans les fossettes duquelsemblaient se tapir des milliers d’amours. La longue manche de sarobe aurait traîné sur les cordes de l’instrument ; pourprévenir cet inconvénient, elle l’avait relevée au-dessus ducoude ; et de la sorte se trouvait découvert un bras deproportions exquises, et dont la peau délicate aurait rivalisé deblancheur avec la neige. Ambrosio n’osa la regarder qu’unefois ; mais ce regard suffit pour lui démontrer tout le dangerde la présence de ce séduisant objet. Il ferma les yeux, mais ils’efforçait en vain de la bannir de sa pensée. Elle était toujourslà devant lui, parée de tous les charmes que pouvait créer uncerveau échauffé ; toutes les beautés qu’il avait vuesparaissaient embellies ; et celles qui étaient restéescachées, l’imagination les lui représentait sous des couleursbrûlantes ; cependant, ses vœux et la nécessité de les garderétaient encore présents à sa mémoire. Il luttait contre le désir,et frissonnait en voyant la profondeur de l’abîme ouvert devantlui.

Mathilde cessa de chanter. Redoutantl’influence de ses charmes, Ambrosio restait les yeux fermés etpriait, implorant l’assistance de saint François dans cettedangereuse épreuve ! Mathilde crut qu’il dormait : ellequitta son siège, s’approcha doucement du lit, et resta quelquesminutes à le contempler attentivement.

– Il dort ! dit-elle enfin à voixbasse ; mais le prieur l’entendait parfaitement. Maintenant jepuis donc le regarder sans crime ; je puis mêler mon haleine àla sienne ; je puis me livrer à mon extase, sans qu’il mesoupçonne d’impureté et de tromperie. Oh ! vous, mon saint,mon idole ! vous qui tenez dans mon cœur la première placeaprès Dieu, encore deux jours, et ce cœur vous sera dévoilé. Sivous pouviez savoir ce que j’ai ressenti quand j’ai vu votreagonie ! si vous pouviez savoir combien vos souffrances ontaccru encore ma tendresse pour vous ! mais le temps viendra oùvous serez convaincu de la pureté et du désintéressement de mapassion. Alors vous aurez pitié de moi, et vous supporterez toutentier le poids de ces chagrins.

À ces mots, des sanglots étouffèrent savoix ; elle était penchée sur Ambrosio ; une de seslarmes lui tomba sur la joue.

Le prieur resta en apparence enseveli dans cerepos que chaque nouvelle minute le rendait plus incapable degoûter. La chaleur brûlante de cette larme s’était communiquée àson cœur.

– Quelle affection ! quellepureté ! se dit-il intérieurement. Ah ! si mon sein estsi accessible à la pitié, que serait-il donc agité parl’amour !

Mathilde quitta de nouveau son siège, et seretira à quelque distance du lit. Ambrosio se hasarda à ouvrir lesyeux, et à les porter craintivement sur elle. Elle n’avait point lafigure tournée vers lui ; elle avait la tête appuyée sur saharpe, dans une pose mélancolique, et elle considérait le portraitsuspendu en face du lit.

– Heureuse, heureuse image ! (c’estainsi qu’elle s’adressait à la belle madone) ; c’est à vousqu’il offre ses prières ; c’est vous qu’il contemple avecadmiration. Je pensais que vous auriez allégé mes peines ;vous n’avez servi qu’à les aggraver ; vous m’avez fait sentirque, si je l’avais connu avant qu’il ne prononçât ses vœux,Ambrosio et le bonheur auraient pu être à moi. Avec quel plaisir ilregarde cette peinture ; avec quelle ferveur il adresse sesprières à cette image insensible ! Ah ! ses sentiments nepeuvent-ils être inspirés secrètement par quelque bon génie propiceà mon amour ? n’est-ce pas l’instinct naturel de l’homme quil’avertit ? Taisons-nous ! vaines espérances !n’encourageons pas une idée qui ôte de son éclat à la vertud’Ambrosio. C’est la religion, et non la beauté, qui attire sonadmiration ; ce n’est pas devant la femme, c’est devant ladivinité qu’il s’agenouille. Ah ! s’il pouvait m’adresser lamoins tendre des expressions qu’il prodigue à cettemadone !

Le prieur ne perdit pas une syllabe de cediscours : involontairement il leva sa tête de l’oreiller.

– Mathilde ! dit-il d’une voixtroublée, oh ! ma Mathilde !

À cette voix, elle tressaillit et se tournavers lui. La soudaineté de son mouvement fit tomber son capuchon enarrière, et son visage se découvrit aux yeux avides du moine. Commeil fut stupéfait de voir l’exacte ressemblance de sa madoneadorée ! la même exquise proportion de traits, la mêmeprofusion de cheveux dorés, les mêmes lèvres de rose, les mêmesyeux célestes, la même majesté de maintien ! Poussant uneexclamation de surprise, il retomba sur son oreiller, incertains’il avait devant lui une mortelle ou une divinité.

Mathilde semblait pénétrée de confusion. Ellerestait immobile à sa place, et appuyée sur son instrument. Sesyeux étaient baissés vers la terre, et ses belles joues couvertesde rougeur. En revenant à elle, son premier mouvement fut de cacherses traits ; puis, d’une voix chancelante et troublée, elles’aventura à adresser au moins ces mots :

– Le hasard vous a rendu maître d’unsecret que je n’aurais jamais révélé que sur mon lit de mort. Oui,Ambrosio, dans Mathilde de Villanegas vous voyez l’original devotre bien-aimée madone. Peu après que cette malheureuse passioneut pris naissance dans mon cœur, je formai le dessein de vousfaire parvenir mon portrait. Le nombre de mes admirateurs m’avaitpersuadée que je possédais quelque beauté, et je brûlais de savoirl’effet qu’elle produirait sur vous. Je me fis peindre par MartinGaluppi, un Vénitien célèbre qui, à cette époque, résidait àMadrid. La ressemblance fut frappante ; j’envoyai le portraitau couvent des capucins comme s’il était à vendre, et le juif quil’apporta était un de mes émissaires. Vous en fîtesl’acquisition : jugez de mon ravissement, quand je sus quevous l’aviez contemplé avec bonheur, ou plutôt avecadoration ; que vous l’aviez suspendu dans votre cellule, etque vous n’adressiez plus vos supplications à aucun autresaint ! Chaque jour je vous ai entendu faire l’éloge de monportrait ; j’ai été témoin des transports que sa beautéexcitait en vous : cependant je me suis abstenue d’user contrevotre vertu des armes que vous m’aviez fournies vous-même ; jevous ai caché ces traits que vous aimiez sans le savoir ; jen’ai pas cherché à allumer vos désirs en découvrant mes charmes, età me rendre maîtresse de votre cœur par l’entremise de vossens : attirer votre attention par ma studieuse observance desdevoirs religieux, me faire chérir de vous en vous prouvant que monâme était vertueuse et mon attachement sincère, tel a été mon seulbut. J’ai réussi ; je suis devenue votre compagnon et votreami ; j’ai dérobé mon sexe à votre connaissance ; et sivous ne m’aviez pressée de révéler mon secret, si je n’avais ététourmentée de la crainte d’être découverte, vous ne m’auriez jamaisconnue que pour Rosario. Êtes-vous toujours résolu à mechasser ? Le peu d’heures de vie qui me restent encore, nepuis-je les passer en votre présence ? Oh ! parlez,Ambrosio, et dites-moi que je puis rester.

– Mathilde, songez à votreposition ; songez aux conséquences de votre séjour ici ;notre séparation est indispensable ; nous devons nous direadieu.

– Mais pas aujourd’hui, mon père !Oh ! par pitié, pas aujourd’hui.

– Vous me pressez trop vivement ;mais je ne puis résister à ce ton suppliant. Puisque vous insistez,je cède à votre prière, je consens à vous laisser un délaisuffisant pour préparer un peu les frères à votre départ ;restez encore deux jours ; mais le troisième… (il soupiramalgré lui) souvenez-vous que le troisième, il faudra nous quitterpour jamais !

Elle lui saisit les mains et les pressa contreses lèvres.

– Le troisième, s’écria-t-elle d’un airégaré et solennel, vous avez raison, mon père, vous avezraison ! le troisième, il faudra nous quitter pourjamais !

En prononçant ces paroles, elle avait dans lesyeux une expression effrayante, qui pénétra d’horreur l’âme dumoine. Elle lui baisa de nouveau la main, et sortit rapidement dela chambre.

Le moine réfléchit qu’il y avait infinimentplus de mérite à vaincre la tentation qu’à l’éviter ; il pensaqu’il devait plutôt se réjouir de l’occasion qui lui était offertede prouver la fermeté de sa vertu. Saint Antoine avait bien résistéà toutes les séductions de la volupté, pourquoi n’y résisterait-ilpas ? D’ailleurs saint Antoine était tenté par le diable, quimettait en jeu toutes les ruses de l’enfer pour exciter sespassions, tandis qu’Ambrosio n’avait à redouter qu’une simplemortelle, craintive et pudique, qui n’appréhendait pas moins quelui de le voir succomber.

Ambrosio avait encore à apprendre que, pour uncœur qui n’en a pas l’expérience, le vice est toujours plusdangereux lorsqu’il se cache derrière le masque de la vertu.

Il se trouva si parfaitement rétabli que,lorsque le père Pablos revint le soir, il lui demanda à quitter lachambre le lendemain ; cette permission lui fut accordée. Leprieur dormit bien : mais les songes de la nuit précédente serenouvelèrent, et les sensations voluptueuses furent encore plusintenses et plus exquises. Les mêmes visions excitantes flottaientdevant ses yeux : Mathilde, dans tout l’éclat de sa beauté,chaude, tendre, lascive, le pressait contre son cœur, et luiprodiguait les plus ardentes caresses. Il les rendait avec nonmoins d’ardeur, et déjà il était sur le point de satisfaire sesdésirs, lorsque la forme infidèle disparut et le laissa en proie àtoutes les horreurs de la honte et du désappointement.

Le matin se levait. Fatigué, harassé, épuisépar ces songes provocants, il n’était pas disposé à quitter sonlit : il se dispensa de se rendre à matines ; c’était lapremière fois de sa vie qu’il y avait manqué. Il se levatard ; de tout le jour, il n’eut aucune occasion de parler àMathilde sans témoins : sa cellule était remplie de moines,empressés de lui témoigner la part qu’ils avaient prise à samaladie.

Après dîner, le prieur dirigea ses pas versl’ermitage. De l’œil il avait fait signe à Mathilde del’accompagner ; elle obéit, et l’y suivit en silence. Ilsentrèrent dans la grotte et s’assirent. Tous deux semblaientrépugner à commencer l’entretien, et souffrir du même embarras.

Les efforts de Mathilde pour être gaie étaienttrop évidents. Son esprit languissait sous le poids de son anxiété,et quand elle parlait, sa voix était faible et basse : elleparaissait impatiente de mettre fin à une conversation qui lagênait, et, se plaignant d’être souffrante, elle demanda à Ambrosiola permission de retourner au couvent. Il la reconduisit jusqu’à laporte de sa cellule, et, arrivés là, il s’arrêta pour lui annoncerqu’il consentait à ce qu’elle continuât de partager sa solitude,aussi longtemps qu’elle le trouverait agréable.

Elle ne donna aucune marque de plaisir enrecevant cette nouvelle, quoique, le jour précédent, elle eût siinstamment sollicité cette permission.

– Hélas ! mon père, dit-elle ensecouant tristement la tête, votre bonté vient trop tard ; monsort est fixé ; nous devons nous séparer pour jamais. Croyezpourtant que je suis reconnaissante de votre générosité, de votrecompassion pour une infortunée qui n’y a que trop peu dedroits.

Elle porta son mouchoir à ses yeux ; soncapuchon n’était qu’à moitié tiré sur sa figure. Ambrosio remarquaqu’elle était pâle, que ses yeux étaient creux et battus.

– Bonté divine ! s’écria-t-il, vousêtes très malade, Mathilde ; je vais vous envoyer le pèrePablos.

– Non, non ; je suis malade, il estvrai ; mais il ne peut pas me guérir. Adieu, mon père !souvenez-vous de moi dans vos prières demain, quand je mesouviendrai de vous dans le ciel.

Elle entra dans sa cellule, et en ferma laporte.

Le prieur, sans perdre un instant, lui envoyale médecin, dont il attendit impatiemment le rapport ; mais lepère Pablos revint bientôt, et annonça que sa démarche avait étésans résultat. Rosario refusait de l’admettre, et avaitpositivement rejeté ses offres d’assistance. Le malaise que cetteréponse causa à Ambrosio ne fut pas médiocre ; cependant ilrésolut de laisser, cette nuit, Mathilde en faire à sa tête ;mais si son état n’était pas amélioré le lendemain matin, alors ilinsisterait pour qu’elle consultât le père Pablos.

Il ne se sentait pas disposé à dormir. Ilpensa à la beauté et à la tendresse de Mathilde, aux plaisirs qu’ilaurait partagés avec elle, s’il n’avait pas été retenu dans leschaînes monastiques. Il réfléchit que, n’étant point alimenté parl’espoir, l’amour qu’elle avait pour lui ne pouvait pas longtempssubsister ; que sans doute elle parviendrait à éteindre sapassion, et chercherait le bonheur dans les bras d’un homme plusheureux. Il frémit en songeant au vide que cette perte luilaisserait au cœur ; il jeta un regard de dégoût sur lamonotonie de sa vie de couvent, et se tourna avec un soupir vers cemonde dont il était séparé à tout jamais. Telles étaient lesréflexions qu’interrompit un coup bruyant frappé à sa porte. Lacloche de l’église venait de sonner deux heures. Inquiet de savoirce qu’on lui voulait, le prieur se hâta d’ouvrir sa cellule et unfrère lai entra, le trouble et l’agitation dans les yeux.

– Hâtez-vous, révérend père !dit-il. Venez chez le jeune Rosario ; il demande instamment àvous voir ; il est à l’article de la mort.

– Juste Dieu ! où est le pèrePablos ?

– Le père Pablos l’a vu, mais son art n’ypeut rien. Il soupçonne le jeune homme d’être empoisonné.

– Empoisonné ! Oh !l’infortuné ! voilà ce que je redoutais !

Il dit, et vola vers la cellule du novice.Plusieurs moines étaient déjà dans la chambre, le père Pablos parmieux, tenant une médecine en main, et s’efforçant de décider Rosarioà la prendre. Les autres étaient occupés à admirer les traitsdivins du malade, qu’ils voyaient en ce moment pour la premièrefois. Elle paraissait plus charmante que jamais ; elle n’étaitplus ni pâle ni languissante ; un vif éclat était répandu surses joues, ses yeux brillaient d’une joie sereine, et saphysionomie exprimait la confiance et la résignation.

– Oh ! ne me tourmentez plus !disait-elle à Pablos, lorsque le prieur, terrifié, entra dans lacellule. Mon mal est bien au-dessus de toute votre science, et jene désire pas d’en guérir. Puis, apercevant Ambrosio :Ah ! c’est lui ! s’écria-t-elle ; je le revoisencore avant que nous nous séparions pour jamais !laissez-moi, mes frères ; j’ai bien des choses à dire enparticulier à ce saint homme !

Les moines se retirèrent immédiatement, etMathilde et le prieur restèrent ensemble.

– Qu’avez-vous fait, imprudente ?s’écria ce dernier aussitôt qu’ils furent seuls : dites-moi,mes soupçons sont-ils justes ? Est-il vrai que je doive vousperdre ? Votre bras a-t-il été l’instrument de votredestruction ?

Elle sourit, et lui serra la main.

– En quoi ai-je été imprudente, monpère ? J’ai sacrifié un caillou et sauvé un diamant. Ma mortconserve une vie précieuse au monde, et qui m’est plus chère que lamienne. Oui, mon père, je suis empoisonnée ; mais sachez quece poison a circulé auparavant dans vos veines.

– Mathilde !

– Ce que je vous dis, j’avais résolu dene vous le découvrir qu’au lit de mort : le moment est arrivé.Vous ne pouvez avoir déjà oublié le jour où votre vie fut mise endanger, par la morsure d’un mille-pieds. Le médecin vousabandonnait, déclarant ignorer le moyen d’extraire le venin ;j’en connaissais un, moi, et je n’ai pas hésité à l’employer. Onm’avait laissée seule avec vous ; vous dormiez : j’aidéfait l’appareil de votre main, j’ai baisé la plaie, et de meslèvres sucé le poison. L’effet a été plus prompt que je n’avaiscru. Je sens la mort dans mon cœur ; une heure encore, et jeserai dans un meilleur monde.

– Dieu tout-puissant ! s’écria leprieur ; et il tomba sur le lit, presque sans vie. Au bout dequelques minutes, il se releva subitement et regarda Mathilde avectout l’égarement du désespoir.

– Et vous vous êtes sacrifiée àmoi ? Vous mourez, vous mourez pour sauver Ambrosio ! etn’y a-t-il donc pas de remède, Mathilde ? et n’y a-t-il doncpas d’espoir ? Parlez-moi, oh ! parlez-moi !dites-moi qu’il existe encore quelque ressource ?

– Rassurez-vous, mon unique ami !oui, j’ai encore une ressource, mais une ressource que je n’oseemployer ; elle est dangereuse, elle est terrible ! ceserait acheter trop cher la vie… à moins qu’il ne me fût permis devivre pour vous.

– Eh bien ! vivez pour moi,Mathilde, pour moi et pour la reconnaissance !

Il lui saisit la main, et la porta avectransport à ses lèvres.

– Rappelez-vous nos derniers entretiens,je consens à tout. Rappelez-vous de quelles vives couleurs vousavez peint l’union des âmes, que la nôtre réalise ces idées.Oublions les distinctions de sexe, méprisons les préjugés du monde,et ne voyons, l’un dans l’autre, qu’un frère et un ami. Vivez donc,Mathilde, oh ! vivez pour moi !

– Ambrosio, cela ne se peut ; quandje l’ai cru, je vous ai abusé, et moi-même avec vous. Il faut queje meure à présent, ou dans les lentes tortures d’un désir nonassouvi.

– Ô stupéfaction ! Mathilde !est-ce bien vous qui me parlez ?

Il fit un mouvement pour quitter son siège.Elle poussa un grand cri, et s’élançant à moitié hors du lit, ellejeta ses bras autour du moine pour le retenir.

– Oh ! ne me quittez pas !écoutez mes erreurs avec pitié ; dans peu d’heures je ne seraiplus : encore un peu, et je serai délivrée de cette honteusepassion.

– Malheureuse ! que puis-je vousdire ? je ne puis… je ne dois pas… mais vivez, Mathilde !oh ! vivez !

– Vous ne réfléchissez pas à ce que vousdemandez. Quoi ! vivre pour me plonger dans l’infamie ?pour devenir un agent de l’enfer ? pour consommer votredestruction et la mienne ? Touchez ce cœur, mon père.

Elle lui prit la main. Confus, embarrassé etfasciné, il ne fit point de résistance, et sentit son cœur battresous sa main.

– Sentez ce cœur, mon père ! il estencore le siège de l’honneur, de la candeur, de la chasteté ;s’il bat demain, il tombera en proie aux plus noirs forfaits.Oh ! laissez-moi donc mourir aujourd’hui ! laissez-moimourir tandis que je mérite encore les larmes des hommes vertueux.C’est ainsi que je veux expirer ! (Elle posa sa tête surl’épaule du moine, et de ses cheveux dorés elle lui couvrait lapoitrine.)

Il faisait nuit, tout était silencealentour ; la faible lueur d’une lampe solitaire tombait surMathilde, et répandait dans la chambre un jour sombre etmystérieux. Aucun œil indiscret, aucune oreille curieuse n’épiaitles amants ; rien ne s’entendait que les accents mélodieux deMathilde. Ambrosio était dans la pleine vigueur de l’âge ; ilvoyait devant lui une femme jeune et belle, qui lui avait sauvé lavie, qui était amoureuse de lui, et que cet amour avait conduiteaux portes du tombeau. Il s’assit sur le lit, sa main étaittoujours sur le sein de Mathilde dont la tête reposaitvoluptueusement appuyée sur sa poitrine : qui peut s’étonnerqu’il succombât à la tentation ? Ivre de désir, il pressa seslèvres sur celles qui les cherchaient :

– Ambrosio ! oh ! monAmbrosio ! soupira-t-elle.

– À toi, à toi pour jamais ! murmurale moine ; et il expira sur son sein.

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