Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 21Épilogue

Nice… Cannes… Saint-Raphaël… Toulon !… Je regarde sansregret défiler sous mes yeux toutes ces étapes de mon voyage deretour… Au lendemain de tant d’horreurs, j’ai hâte de quitter leMidi, de retrouver Paris, de me replonger dans mes affaires… etaussi… et surtout, j’ai hâte de me retrouver en tête à tête avecRouletabille qui est enfermé là, à deux pas de moi, avec la Dame ennoir. Jusqu’à la dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à Marseille oùils se sépareront, je ne veux pas troubler leurs douces, tendres oudésespérées confidences, leurs projets d’avenir, leurs derniersadieux… Malgré toutes les prières de Mathilde, Rouletabille a voulupartir, reprendre le chemin de Paris et de son journal. Il a cethéroïsme suprême de s’effacer devant l’époux. La Dame en noir nepeut pas résister à Rouletabille ; il a dicté ses conditions…Il veut que M. et Mme Darzac continuent leur voyage de noces commes’il ne s’était rien passé d’extraordinaire aux Rochers Rouges. Cen’est pas le même Darzac qui l’a commencé, c’est un autre Darzacqui le finira, cet heureux voyage, mais pour tout le monde Darzacaura été le même sans solution de continuité. M. et Mme Darzac sontmariés. La loi civile les unit. Quant à la loi religieuse, il estavec le pape, comme dit Rouletabille, des accommodements, et ilstrouveront tous deux à Rome les moyens de régulariser leursituation s’il est prouvé qu’elle en a besoin et d’apaiser lesscrupules de leur conscience. Que M. et Mme Darzac soient heureux,définitivement heureux : ils l’ont bien gagné !…

Et personne n’aurait peut-être soupçonné jamais l’horribletragédie du sac du corps de trop si nous ne nous trouvionsaujourd’hui où j’écris ces lignes, après des années qui nous ontacquis du reste la prescription et débarrassé de tous les aléasd’un procès scandaleux, dans la nécessité de faire connaître aupublic tout le mystère des Rochers Rouges, comme j’ai dû autrefoissoulever les voiles qui recouvraient les secrets du Glandier. Lafaute en est à cet abominable Brignolles qui est au courant de biendes choses et qui, du fond de l’Amérique où il s’est réfugié, veutnous faire « chanter ». Il nous menace d’un affreux libelle, etcomme maintenant le professeur Stangerson est descendu à ce néantoù d’après sa théorie, tout, chaque jour, va se perdre, mais qui,chaque jour, crée tout, nous avons pensé qu’il était préférable de« prendre les devants » et de raconter toute la vérité.

Brignolles ! quel jeu avait donc été le sien dans cetteseconde et terrible affaire ? À l’heure où je me trouvais –c’était le lendemain du drame final – dans le train qui me ramenaità Paris, à deux pas de la Dame en noir et de Rouletabille quis’embrassaient en pleurant, je me le demandais encore ! Que dequestions je me posais en appuyant mon front à la vitre du couloirde mon sleeping-car… Un mot, une phrase de Rouletabille m’eussentévidemment tout expliqué… mais il ne pensait guère à moi depuis laveille… Depuis la veille, la Dame en noir et lui ne s’étaient pasquittés…

On avait dit adieu, à la Louve même, au professeur Stangerson…Robert Darzac était parti tout de suite pour Bordighera où Mathildedevait le rejoindre… Arthur Rance et Mrs. Edith nous avaientaccompagnés à la gare. Mrs. Edith, contrairement à ce quej’espérais, ne montra aucune tristesse de mon départ. J’attribuaicette indifférence à ce que le prince Galitch était venu nousrejoindre sur le quai. Elle lui avait donné des nouvelles du vieuxBob, qui étaient excellentes, et ne s’était plus occupée de moi.J’en avais conçu une peine réelle. Et, ici, il est temps, je croisbien, de faire un aveu au lecteur. Jamais je ne lui eusse laissédeviner les sentiments que je ressentais pour Mrs. Edith si,quelques années plus tard, après la mort d’Arthur Rance, qui futsuivie de véritables tragédies, dont j’aurai peut-être à parler unjour, je n’avais pas épousé la blonde et mélancolique et terribleEdith.

Nous approchons de Marseille…

Marseille !…

Les adieux furent déchirants. La Dame en noir et Rouletabille nese dirent rien.

Et, quand le train se fut ébranlé, elle resta sur le quai, sansun geste, les bras ballants, debout dans ses voiles sombres, commeune statue de deuil et de douleur.

Devant moi, les épaules de Rouletabille sanglotaient.

 

Lyon !… Nous ne pouvons dormir… nous sommes descendus surle quai… nous nous rappelons notre passage ici… Il y a quelquesjours… quand nous courions au secours de la malheureuse… Noussommes replongés dans le drame… Rouletabille maintenant parle…parle… évidemment il essaye de s’étourdir, de ne plus penser à sapeine qui l’a fait pleurer comme un tout petit enfant pendant desheures…

« Mon vieux, ce Brignolles était un saligaud ! » me dit-ilsur un ton de reproche qui eût presque réussi à me faire croire quej’avais toujours considéré ce bandit comme un honnête homme…

Et alors il m’apprend tout, toute la chose énorme qui tient ensi peu de lignes. Larsan avait eu besoin d’un parent de Darzac pourfaire enfermer celui-ci dans une maison de fous ! Et il avaitdécouvert Brignolles ! Il ne pouvait tomber mieux. Les deuxhommes se comprirent tout de suite. On sait combien il est simple,encore aujourd’hui, de faire enfermer un être, quel qu’il soit,entre les quatre murs d’un cabanon. La volonté d’un parent et lasignature d’un médecin suffisent encore en France, siinvraisemblable que la chose paraisse, à cette sinistre et rapidebesogne. Une signature n’a jamais embarrassé Larsan. Il fit un fauxet Brignolles, largement payé, se chargea de tout. Quand Brignollesvint à Paris, il faisait déjà partie de la combinaison. Larsanavait son plan : prendre la place de Darzac avant le mariage.L’accident des yeux avait été, comme je l’avais du reste pensémoi-même, des moins naturels. Brignolles avait mission des’arranger de telle sorte que les yeux de Darzac fussent le plustôt possible suffisamment endommagés pour que Larsan qui leremplacerait pût avoir cet atout formidable dans son jeu : lesbinocles noirs ! et, à défaut de binocles, que l’on ne peutporter toujours, le droit à l’ombre !

Le départ de Darzac pour le Midi devait étrangement faciliter ledessein des deux bandits. Ce n’est qu’à la fin de son séjour à SanRemo que Darzac avait été, par les soins de Larsan, qui n’avait pascessé de le surveiller, véritablement « emballé » pour la maison defous. Il avait été aidé naturellement dans cette circonstance parcette police spéciale, qui n’a rien à faire avec la policeofficielle, et qui se met à la disposition des familles dans lescas les plus désagréables, lesquels demandent autant de discrétionque de rapidité dans l’exécution…

Un jour qu’il faisait une promenade à pied dans la montagne… Lamaison de fous se trouvait justement dans la montagne, à deux pasde la frontière italienne… tout était préparé depuis longtemps pourrecevoir le malheureux. Brignolles, avant de partir pour Paris,s’était entendu avec le directeur et avait présenté son fondé depouvoir, Larsan… Il y a des directeurs de maison de fous qui nedemandent point trop d’explications, pourvu qu’ils soient en règleavec la loi… et qu’on les paye bien… et ce fut vite fait… et cesont des choses qui arrivent tous les jours…

« Mais comment avez-vous appris tout cela ? demandai-je àRouletabille.

– Vous vous rappelez, mon ami, me répondit le reporter, ce petitmorceau de papier que vous me rapportâtes au Château d’Hercule, lejour où, sans m’avertir d’aucune sorte, vous prîtes sur vous-mêmede suivre à la piste cet excellent Brignolles qui venait faire unpetit tour dans le Midi. Ce bout de papier qui portait l’entête dela Sorbonne et les deux syllabes bonnet… devait m’être du plusutile secours. D’abord les circonstances dans lesquelles vousl’aviez découvert, puisque vous l’aviez ramassé après le passage deLarsan et de Brignolles, me l’avaient rendu précieux. Et puis,l’endroit où on l’avait jeté fut presque pour moi une révélationlorsque je me mis à la recherche du véritable Darzac, après quej’eus acquis la certitude que c’était lui, « le corps de trop » quel’on avait mis et emporté dans le sac !… »

Et Rouletabille, de la façon la plus nette, me fit passer parles différentes phases de sa compréhension du mystère qui devaitjusqu’au bout rester incompréhensible pour nous. ç’avait étéd’abord la révélation brutale qui lui était venue du séchage de lapeinture, et puis cette autre révélation formidable qui lui étaitvenue du mensonge de l’une des deux manifestations Darzac !Bernier, dans l’interrogatoire que Rouletabille lui a fait subiravant le retour de l’homme qui a emporté le sac, a rapporté lesparoles du mensonge de celui que tout le monde prend pourDarzac ! Celui-là s’est étonné devant Bernier. Celui-là n’apoint dit à Bernier que le Darzac auquel Bernier a ouvert la porteà cinq heures n’était point lui ! Il cache déjà cettecontre-manifestation Darzac et il ne peut avoir d’intérêt à lacacher que si cette manifestation est la vraie ! Il veutdissimuler qu’il y a ou qu’il y a eu de par le monde un autreDarzac qui est le vrai ! Cela est clair comme la lumière dujour ! Rouletabille en est ébloui ; il en chancelle… . ils’en trouverait mal… il en claque des dents !… Mais peut-être…espère-t-il… peut-être Bernier s’est-il trompé… peut-être a-t-ilmal compris les paroles et les étonnements de M. Darzac…Rouletabille questionnera lui-même M. Darzac et il verrabien !… Ah ! qu’il revienne vite !… C’est à M.Darzac lui-même à fermer le cercle !… Comme il l’attend avecimpatience !… Et, quand il revient, comme il s’accroche auplus faible espoir… « Avez-vous regardé la figure de l’homme ?» demande-t-il, et quand ce Darzac lui répond : « Non !… je nel’ai pas regardée… » Rouletabille ne dissimule pas sa joie… Il eûtété si facile à Larsan de répondre : « Je l’ai vue ! c’étaitbien la figure de Larsan ! »… Et le jeune homme n’avait pascompris que c’était là une dernière malice du bandit, unenégligence voulue et qui entrait si bien dans son rôle : le vraiDarzac n’eût pas agi autrement ! Il se serait débarrassé del’affreuse dépouille sans la vouloir regarder encore… Mais quepouvaient tous les artifices d’un Larsan contre les raisonnements,un seul raisonnement de Rouletabille ?… Le faux Darzac, surl’interrogation très nette de Rouletabille, ferme le cercle. Ilment !… Rouletabille, maintenant, sait !… Du reste, sesyeux, qui voient toujours derrière sa raison, voientmaintenant !…

Mais que va-t-il faire ?… Dévoiler tout de suite Larsan,qui, peut-être, va lui échapper ? Apprendre du même coup à samère qu’elle est remariée à Larsan et qu’elle a aidé à tuerDarzac ? Non ! Non ! Il a besoin de réfléchir, desavoir, de combiner !… Il veut agir à coup sûr ! Ildemande vingt-quatre heures !… Il assure la sécurité de laDame en noir en la faisant habiter l’appartement de M. Stangersonet en lui faisant jurer en secret qu’elle ne sortira pas duchâteau. Il trompe Larsan en lui faisant entendre qu’il croit « durcomme fer » à la culpabilité du vieux Bob. Et, comme Walter rentreau château avec le sac vide… Il lui reste un espoir… Celui quepeut-être Darzac n’est pas mort !… Enfin, mort ou vivant, ilcourt à sa recherche… De Darzac, il possède un revolver, celuiqu’il a trouvé dans la Tour Carrée… revolver tout neuf, dont il adéjà remarqué le type chez un armurier de Menton… Il va chez cetarmurier… il montre le revolver… il apprend que cette arme a étéachetée la veille au matin par un homme dont on lui donne lesignalement : chapeau mou, pardessus gris ample et flottant, grandebarbe en collier… Et puis il perd tout de suite cette piste… Maisil ne s’y attarde pas !… Il remonte une autre piste, ou plutôtil en reprend une autre qui avait conduit Walter au puits deCastillon. Là, il fait ce que n’a point fait Walter. Celui-ci, unefois qu’il eut retrouvé le sac, ne s’était plus occupé de rien etétait redescendu au fort d’Hercule. Or, Rouletabille, lui, continuade suivre la piste… Et il s’aperçut que cette piste (constituée parl’écartement exceptionnel de la marque des deux roues de la petitecharrette anglaise) au lieu de redescendre vers Menton, après avoirtouché au puits de Castillon, redescendait de l’autre côté duversant de la montagne vers Sospel. Sospel ! Est-ce queBrignolles n’était pas signalé comme descendu à Sospel ?Brignolles !… Rouletabille se rappela mon expédition…Qu’est-ce que Brignolles venait faire dans ces parages !… Saprésence devait être étroitement liée au drame. D’un autre côté, ladisparition et la réapparition du véritable Darzac attestaientqu’il y avait eu séquestration… Mais où… Brignolles, qui avaitpartie liée avec Larsan, ne devait pas avoir fait le voyage deParis pour rien ! Peut-être était-il venu, dans ce momentdangereux, pour veiller sur cette séquestration-là !… Songeantainsi et poursuivant sa pensée logique, Rouletabille avaitinterrogé le patron de l’auberge du tunnel de Castillon qui luiavoua qu’il avait été fort intrigué la veille par le passage d’unhomme qui répondait singulièrement au signalement du client del’armurier. Cet homme était entré boire chez lui ; ilparaissait très altéré et il avait des manières si étranges qu’oneût pu le prendre pour un échappé de la maison de santé…Rouletabille eut la sensation qu’il « brûlait », et, d’une voixindifférente : « Vous avez donc par ici une maison de santé ?» « Mais oui, répondit le patron de l’auberge, la maison de santédu mont Barbonnet ! » C’est ici que les deux fameuses syllabesbonnet prenaient toute leur signification… Désormais, il ne faisaitplus de doute pour Rouletabille que le vrai Darzac avait étéenfermé par le faux comme fou dans la maison de santé du montBarbonnet. Il sauta dans sa voiture et se fit conduire à Sospel quiest au pied du mont. Ne courait-il point la chance de rencontrer làBrignolles ?… Mais il ne le vit point et immédiatement prit lechemin du mont Barbonnet et de la maison de santé. Il était résoluà tout savoir, à tout oser. Fort de sa qualité de reporter aujournal L’Époque, il saurait faire parler le directeur de cettemaison de fous pour professeurs en Sorbonne !… Et peut-être…peut-être… allait-il apprendre ce qu’il était advenu définitivementde Robert Darzac… car, du moment qu’on avait retrouvé le sac sansle cadavre… du moment que la piste de la petite voiture descendaità Sospel où, d’ailleurs, elle se perdait… du moment que Larsann’avait point jugé utile de se débarrasser auparavant de Darzac parla mort, en le précipitant, dans le sac, au fond du puits deCastillon, peut-être avait-il été de son intérêt de reconduireDarzac, vivant encore, dans la maison de santé ! EtRouletabille pensait ainsi des choses tout à fait raisonnables,Darzac vivant était en effet beaucoup plus utile à Larsan queDarzac mort !… Quel otage pour le jour où Mathildes’apercevrait de son imposture !… Cet otage le faisait lemaître de tous les traités qui pouvaient s’ensuivre entre lamalheureuse femme et le bandit. Darzac mort, Mathilde tuait Larsande ses mains ou le livrait à la justice !

Et Rouletabille avait bien tout deviné. À la porte de la maisonde santé, il se heurta à Brignolles. Alors, sans ménagement, il luisauta à la gorge et le menaça de son revolver. Brignolles étaitlâche. Il cria à Rouletabille de l’épargner, que Darzac étaitvivant ! Un quart d’heure après, Rouletabille savait tout.Mais le revolver n’avait point suffi, car Brignolles, qui détestaitla mort, aimait la vie et tout ce qui rendait la vie aimable, enparticulier l’argent. Rouletabille n’eut point de peine à leconvaincre qu’il était perdu s’il ne trahissait Larsan, mais qu’ilaurait beaucoup à gagner s’il aidait la famille Darzac à sortir dece drame, sans scandale. Ils s’entendirent et tous deux rentrèrentdans la maison de santé où le directeur les reçut et écouta leursdiscours avec une certaine stupeur qui se transforma bientôt eneffroi, puis en une immense amabilité, laquelle se traduisait parla mise en liberté immédiate de Robert Darzac. Darzac, par unechance miraculeuse que j’ai déjà expliquée, souffrait à peine d’uneblessure qui aurait pu être mortelle. Rouletabille, dans une joiefolle, s’en empara et le ramena sur-le-champ à Menton. Je passe surles effusions. On avait « semé » le Brignolles en lui donnantrendez-vous à Paris pour le règlement des comptes. En route,Rouletabille apprenait de la bouche de Darzac que celui-ci, dans saprison, était tombé quelques jours auparavant sur un journal dupays qui relatait le passage au fort d’Hercule de M. et de MmeDarzac, dont on venait de célébrer le mariage à Paris ! Il nelui en avait pas fallu davantage pour comprendre d’où venaient tousses malheurs et pour deviner qui avait eu l’audace fantastique deprendre sa place auprès d’une malheureuse femme dont l’espritencore chancelant faisait possible la plus folle entreprise. Cettedécouverte lui avait donné des forces inconnues. Après avoir voléle pardessus du directeur pour cacher son uniforme d’aliéné ets’être emparé dans la bourse de celui-ci d’une centaine de francs,il était parvenu, au risque de se casser le cou, à escalader un murqui, en toute autre circonstance, lui eût paru infranchissable. Etil était descendu à Menton ; et il avait couru au fortd’Hercule ; et il avait vu, de ses yeux vu, Darzac ! Ils’était vu lui-même !… Il s’était donné quelques heures pourressembler si bien à lui-même que l’autre Darzac lui-même s’yserait trompé !… Son plan était simple. Pénétrer dans le fortd’Hercule comme chez lui, entrer dans l’appartement de Mathilde etse montrer à l’autre, pour le confondre, devant Mathilde !… Ilavait interrogé des gens de la côte et appris où le ménage logeait: au fond de la Tour Carrée… Le ménage !… Tout ce que Darzacavait souffert jusqu’alors n’était rien à côté de ce que ces deuxmots : leur ménage… Le faisait souffrir !… Cette souffrance-làne devait cesser que de la minute où il avait revu, lors de ladémonstration corporelle de la possibilité de corps de trop, laDame en noir !… Alors il avait compris !… jamais ellen’eût osé le regarder ainsi… Jamais elle n’eût poussé un pareil cride joie, jamais elle ne l’eût si victorieusement reconnu, si, uneseconde, en corps et en esprit, elle avait, victime des maléficesde l’autre, été la femme de l’autre !… Ils avaient étéséparés… mais jamais ils ne s’étaient perdus !

Avant de mettre son projet à exécution, il était allé acheter unrevolver à Menton, s’était débarrassé ensuite de son pardessus quieût pu le perdre, pour peu que l’on fût à sa recherche, avait faitl’acquisition d’un veston qui, par la couleur et par la coupe,pouvait rappeler le costume de l’autre Darzac, et avait attendujusqu’à cinq heures le moment d’agir. Il s’était dissimulé derrièrela villa Lucie, tout en haut du boulevard de Garavan, au sommetd’un petit tertre d’où il apercevait tout ce qui se passait dans lechâteau. À cinq heures, il s’était risqué, sachant que Darzac étaitdans la Tour du Téméraire, et étant sûr par conséquent qu’il ne letrouverait point, dans le moment, au fond de la Tour Carrée quiétait son but. Quand il était passé auprès de nous et qu’il nousavait aperçus tous deux, il avait eu une forte envie de nous crierqui il était, mais il était parvenu tout de même à se retenir,voulant être uniquement reconnu par la Dame en noir ! Cetteespérance seulement soutenait ses pas. Cela seulement valait lapeine de vivre, et, une heure plus tard, quand il avait eu à sadisposition la vie de Larsan qui, dans la même chambre, luitournant le dos, faisait sa correspondance, il n’avait même pas ététenté par la vengeance. Après tant d’épreuves, il n’y avait pasencore place dans son cœur pour la haine de Larsan, tant il étaitplein pour toujours de l’amour de la Dame en noir ! Pauvrecher pitoyable M. Darzac !…

On sait le reste de l’aventure. Ce que je ne savais pas, c’étaitla façon dont le vrai M. Darzac avait pénétré une seconde fois dansle fort d’Hercule, et était parvenu une seconde fois jusque dans leplacard. Et c’est alors que j’appris que la nuit même qu’il ramenaM. Darzac à Menton, Rouletabille qui avait appris par la fuite duvieux Bob qu’il existait une issue au château par le puits, avait,à l’aide d’une barque, fait rentrer dans le château M. Darzac, parle chemin qui avait vu sortir le vieux Bob ! Rouletabillevoulait être le maître de l’heure à laquelle il allait confondre etfrapper Larsan. Cette nuit-là, il était trop tard pour agir, maisil comptait bien en terminer avec Larsan la nuit suivante. Le toutétait de cacher, un jour, M. Darzac dans la presqu’île. Aidé deBernier, il lui avait trouvé un petit coin abandonné et tranquilledans le Château Neuf.

À ce passage, je ne pus m’empêcher d’interrompre Rouletabillepar un cri qui eut le don de le faire partir d’un franc éclat derire.

« C’était donc cela ! m’écriai-je.

– Mais oui, fit-il… c’était cela.

– Voilà donc pourquoi j’ai découvert ce soir-làl’Australie ! Ce soir-là, c’était le vrai Darzac que j’avaisen face de moi !… Et moi qui ne comprenais rien à cela !…Car enfin, il n’y avait pas que l’Australie !… Il y avaitencore la barbe ! Et elle tenait !… elle tenait !…Oh ! je comprends tout, maintenant !

– Vous y avez mis le temps… répliqua, placide, Rouletabille…Cette nuit-là, mon ami, vous nous avez bien gênés. Quand vousapparûtes dans la Cour du Téméraire, M. Darzac venait de mereconduire à mon puits. Je n’ai eu que le temps de faire retombersur moi le plateau de bois pendant que M. Darzac se sauvait dans leChâteau Neuf… Mais quand vous fûtes couché, après votre expériencede la barbe, il revint me voir et nous étions assez embarrassés.Si, par hasard, vous parliez de cette aventure, le lendemain matin,à l’autre M. Darzac, croyant avoir affaire au Darzac du ChâteauNeuf, c’était une catastrophe. Et, cependant, je ne voulus pointcéder aux prières de M. Darzac qui voulait aller vous dire toute lavérité. J’avais peur que, la sachant, vous ne pussiez assez ladissimuler pendant le jour suivant. Vous avez une nature un peuimpulsive, Sainclair, et la vue d’un méchant vous cause, àl’ordinaire, une louable irritation qui, dans le moment, eût punous nuire. Et puis, l’autre Darzac était si malin !… Jerésolus donc de risquer le coup sans rien vous dire. Je devaisrentrer le lendemain ostensiblement au château dans la matinée… Ilfallait s’arranger, d’ici là, pour que vous ne rencontriez pasDarzac. C’est pourquoi, dès la première heure, je vous envoyaipêcher des palourdes !

– Oh ! je comprends !…

– Vous finissez toujours par comprendre, Sainclair !J’espère que vous ne m’en voulez point de cette pêche-là qui vous avalu une heure charmante de Mrs. Edith…

– À propos de Mrs. Edith, pourquoi prîtes-vous le malin plaisirde me mettre dans une sotte colère ?… demandai-je.

– Pour avoir le droit de déchaîner la mienne et de vous défendrede nous adresser, désormais, la parole, à moi et à M.Darzac !… Je vous répète que je ne voulais point qu’aprèsvotre aventure de la nuit, vous parlassiez à M. Darzac !… Ilfaudrait pourtant continuer à comprendre, Sainclair.

– Je continue, mon ami…

– Mes compliments…

– Et cependant, m’écriai-je, il y a encore une chose que je necomprends pas !… La mort du père Bernier !… Qui est-cequi a tué Bernier ?

– C’est la canne ! dit Rouletabille d’un air sombre… C’estcette maudite canne…

– Je croyais que c’était le plus vieux grattoir…

– Ils étaient deux : la canne et le plus vieux grattoir… Maisc’est la canne qui a décidé la mort… Le plus vieux grattoir n’afait qu’exécuter… »

Je regardai Rouletabille, me demandant si, cette fois, jen’assistai point à la fin de cette belle intelligence.

« Vous n’avez jamais compris, Sainclair – entre autres choses –pourquoi, le lendemain du jour où j’avais tout compris, moi, jelaissais tomber la canne à bec-de-corbin d’Arthur Rance devant M.et Mme Darzac. C’est que j’espérais que M. Darzac la ramasserait.Vous rappelez-vous, Sainclair, la canne à bec-de-corbin de Larsan,et le geste que faisait Larsan avec sa canne, au Glandier !…Il avait une façon de tenir sa canne bien à lui… je voulais voir…voir ce Darzac-là tenir une canne à bec-de-corbin commeLarsan !… Mon raisonnement était sûr !… Mais je voulaisvoir, de mes yeux, Darzac avec le geste de Larsan… Et cette idéefixe me poursuivit jusqu’au lendemain, même après ma visite à lamaison des fous !… même quand j’eus serré dans mes bras levrai Darzac, j’ai encore voulu voir le faux avec les gestes deLarsan !… Ah ! le voir tout à coup brandir sa canne commele bandit… oublier le déguisement de sa taille, une seconde !…redresser ses épaules faussement courbées… Tapez donc ! Tapezdonc sur le blason des Mortola !… à grands coups de canne,cher, cher Monsieur Darzac !… Et il a tapé !… et j’ai vutoute sa taille !… toute !… Et un autre aussi l’a vue quien est mort… C’est ce pauvre Bernier, qui en fut tellement saisiqu’il en chancela et tomba si malheureusement sur le plus vieuxgrattoir, qu’il en est mort !… Il est mort d’avoir ramassé legrattoir tombé sans doute de la redingote du vieux Bob et qu’ildevait porter alors dans le bureau du professeur, à la Tour Ronde…Il est mort d’avoir revu, dans le même moment, la canne deLarsan !… il est mort d’avoir revu, avec toute sa taille ettout son geste, Larsan !… Toutes les batailles, Sainclair, ontleurs victimes innocentes… »

Nous nous tûmes un instant. Et puis je ne pus m’empêcher de luidire la rancœur que je lui gardais qu’il ait eu si peu de confianceen moi. Je ne lui pardonnais pas d’avoir voulu me tromper avec toutle monde sur le compte de son vieux Bob.

Il sourit.

« En voilà un qui ne m’occupait pas !… J’étais bien sûr quece n’était pas lui qui était dans le sac… Cependant, la nuit qui aprécédé son repêchage, dès que j’eus casé le vrai Darzac, sousl’égide de Bernier, dans le Château Neuf, et que j’eus quitté lagalerie du puits après y avoir laissé pour mes projets dulendemain, ma barque à moi… une barque que j’avais eue de Paolo lepêcheur, un ami du Bourreau de la mer, je regagnai le rivage à lanage. Je m’étais naturellement dévêtu et je portais mes vêtementsen paquet sur ma tête. Comme j’accostais, je tombai dans l’ombresur le Paolo, qui s’étonna de me voir prendre un bain à cetteheure, et qui m’invita à venir pêcher la pieuvre avec lui.L’événement me permettait de tourner toute la nuit autour duchâteau d’Hercule et de le surveiller. J’acceptai. Et alorsj’appris que la barque qui m’avait servi était celle de Tullio. LeBourreau de la mer était devenu soudainement riche et avait annoncéà tout le monde qu’il se retirait dans son pays natal. Il avaitvendu très cher, racontait-il, de précieux coquillages au vieuxsavant, et, de fait, depuis plusieurs jours, on l’avait vu avec levieux savant tous les jours. Paolo savait qu’avant d’aller à VeniseTullio s’arrêterait à San Remo. Pour moi, l’aventure du vieux Bobse précisait : il lui avait fallu une barque pour quitter lechâteau, et cette barque était justement celle du Bourreau de lamer. Je demandai l’adresse de Tullio à San Remo et y envoyai, parle truchement d’une lettre anonyme, Arthur Rance, persuadé queTullio pouvait nous renseigner sur le sort du vieux Bob. En effet,le vieux Bob avait payé Tullio pour qu’il l’accompagnât cettenuit-là à la grotte et qu’il disparût ensuite… C’est par pitié pourle vieux professeur que je me décidai à avertir ainsi ArthurRance ; il pouvait, en effet, être arrivé quelque accident àson parent. Quant à moi, je ne demandais au contraire qu’une chose,c’est que cet exquis vieillard ne revînt pas avant que j’en eussefini avec Larsan, désirant toujours faire croire au faux Darzac quele vieux Bob me préoccupait par-dessus tout. Aussi, quand j’apprisqu’on venait de le retrouver, je n’en fus qu’à moitié réjoui, maisj’avouerai que la nouvelle de sa blessure à la poitrine, à cause dela blessure à la poitrine de l’homme au sac, ne me causa aucunepeine. Grâce à elle, je pouvais espérer, encore quelques heures,continuer mon jeu.

– Et pourquoi ne le cessiez-vous pas tout de suite ?

– Ne comprenez-vous donc point qu’il m’était impossible de fairedisparaître le corps de trop de Larsan en plein jour ? Il mefallait tout le jour pour préparer sa disparition dans lanuit ! Mais quel jour nous avons eu là avec la mort deBernier ! L’arrivée des gendarmes n’était point faite poursimplifier les choses. J’ai attendu pour agir qu’ils eussentdisparu ! Le premier coup de fusil que vous avez entendu quandnous étions dans la Tour Carrée fut pour m’avertir que le derniergendarme venait de quitter l’auberge des Albo, à la pointe deGaribaldi, le second que les douaniers, rentrés dans leurs cabanes,soupaient et que la mer était libre !…

– Dites donc, Rouletabille, fis-je en le regardant bien dans sesyeux clairs, quand vous avez laissé, pour vos projets, la barque deTullio au bout de la galerie du puits, vous saviez déjà ce quecette barque remporterait le lendemain ? »

Rouletabille baissa la tête :

« Non… fit-il sourdement… et lentement… non… ne croyez pas cela,Sainclair… Je ne croyais pas qu’elle remporterait un cadavre… aprèstout, c’était mon père !… Je croyais qu’elle remporterait uncorps de trop pour la maison des fous !… Voyez-vous,Sainclair, je ne l’avais condamné qu’à la prison… pour toujours…Mais il s’est tué… C’est Dieu qui l’a voulu !… que Dieu luipardonne !… »

Nous ne dîmes plus un mot de la nuit.

À Laroche, je voulus lui faire prendre quelque chose de chaud,mais il me refusa ce déjeuner avec fièvre. Il acheta tous lesjournaux du matin et se précipita, tête baissée, dans lesévénements du jour. Les feuilles étaient pleines des nouvelles deRussie. On venait de découvrir, à Pétersbourg, une vasteconspiration contre le tsar. Les faits relatés étaient sistupéfiants qu’on avait peine à y ajouter foi.

Je déployai L’Époque et je lus en grosses lettres majuscules enpremière colonne de la première page :

Départ de Joseph Rouletabille pour la Russie

et, au-dessous :

Le tsar le réclame !

Je passai le journal à Rouletabille qui haussa les épaules, etfit :

« Bah !… Sans me demander mon avis !… Qu’est-ce quemonsieur mon directeur veut que j’aille faire là-bas ?… Il nem’intéresse pas, moi, le tsar… avec les révolutionnaires… c’est sonaffaire !… ce n’est pas la mienne !… En Russie ?… jevais demander un congé, oui !… j’ai besoin de me reposer,moi !… Sainclair, mon ami, voulez-vous ?… Nous irons nousreposer ensemble quelque part !…

– Non ! Non ! m’écriai-je avec une certaineprécipitation, je vous remercie !… j’en ai assez de me reposeravec vous !… j’ai une envie folle de travailler…

– Comme vous voudrez, mon ami ! Moi, je ne force pas lesgens… »

Et, comme nous approchions de Paris, il fit un brin de toilette,vida ses poches et fut surpris tout à coup de trouver dans l’uned’elles une enveloppe toute rouge qui était venue là sans qu’il pûts’expliquer comment.

« Ah ! bah ! » fit-il, et il la décacheta.

Et il partit d’un vaste éclat de rire. Je retrouvais mon gaiRouletabille, je voulus connaître la cause de cette merveilleusehilarité.

« Mais je pars ! mon vieux ! me fit-il. Mais jepars !… Ah ! du moment que c’est comme ça !… Jepars !… Je prends le train, ce soir…

– Pour où ?…

– Pour Saint-Pétersbourg !… »

Et il me tendit la lettre où je lus :

« Nous savons, monsieur, que votre journal a décidé de vousenvoyer en Russie, à la suite des incidents qui bouleversent en cemoment la cour de Tsarkoïé-Selo… Nous sommes obligés de vousavertir que vous n’arriverez pas à Pétersbourg vivant.

« Signé : LE COMITÉ CENTRAL RÉVOLUTIONNAIRE. »

Je regardais Rouletabille dont la joie débordait de plus en plus: « Le prince Galitch était à la gare, » fis-je simplement.

Il me comprit, haussa les épaules avec indifférence, et repartit:

« Ah ! bien, mon vieux ! on va s’amuser ! »

Et c’est tout ce que je pus en tirer malgré mes protestations.Le soir, quand, à la gare du Nord, je le serrai dans mes bras en lesuppliant de ne point nous quitter et en pleurant mes larmesdésespérées d’ami… Il riait encore, il répétait encore : «Ah ! bien, on va s’amuser !… »

Et ce fut son dernier salut.

Le lendemain, je repris le cours de mes affaires au Palais. Lespremiers confrères que je rencontrai furent maîtres Henri Robert etAndré Hesse.

« Tu as pris de bonnes vacances ? me demandèrent-ils.

– Ah ! excellentes ! » répondis-je.

Mais j’avais si mauvaise mine qu’ils m’entraînèrent tous deux àla buvette.

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