Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 10La journée du 11

Cette attaque eut lieu dans des conditions si mystérieuses et sien dehors de la raison humaine, apparemment, que le lecteur mepermettra, pour mieux lui faire saisir tout ce que l’événement eutde tragiquement déraisonnable, d’insister sur certainesparticularités de l’emploi de notre temps dans la journée du11.

 

1° La matinée.

 

Toute cette journée fut d’une chaleur accablante et les heuresde garde furent particulièrement pénibles. Le soleil était torrideet il nous eût été douloureux de surveiller la mer qui brûlaitcomme une plaque d’acier chauffée à blanc, si nous n’avions étémunis de lorgnons de verres fumés dont il est difficile de sepasser dans ce pays, la saison d’hiver écoulée.

À neuf heures, je descendis de ma chambre et allai sous lapoterne, dans la salle dite par nous du conseil de guerre, releverde sa garde Rouletabille. Je n’eus point le temps de lui poser lamoindre question, car M. Darzac arriva sur ces entrefaites, nousannonçant qu’il avait à nous dire des choses fort importantes. Nouslui demandâmes avec anxiété de quoi il s’agissait, et il nousrépondit qu’il voulait quitter le fort d’Hercule avec Mme Darzac.Cette déclaration nous laissa d’abord muets de surprise, le jeunereporter et moi. Je fus le premier à dissuader M. Darzac decommettre une pareille imprudence. Rouletabille demanda froidementà M. Darzac la raison qui l’avait soudain déterminé à ce départ. Ilnous renseigna en nous rapportant une scène qui s’était passée laveille au soir au château, et nous saisîmes, en effet, combien lasituation des Darzac devenait difficile au fort d’Hercule.L’affaire tenait en une phrase : « Mrs. Edith avait eu une attaquede nerfs ! » Nous comprîmes immédiatement à propos de quoi,car il ne faisait pas de doute pour Rouletabille et pour moi que lajalousie de Mrs. Edith allait chaque heure grandissante et qu’ellesupportait de plus en plus avec impatience les attentions de sonmari pour Mme Darzac. Les bruits de la dernière querelle qu’elleavait cherchée à Mr Rance avaient traversé, la nuit dernière, lesmurs pourtant épais de la Louve, et M. Darzac, qui passaittranquillement dans la baille accomplissant, à son tour, sonservice de surveillance et faisant sa ronde, avait été touché parquelques échos de cette effroyable colère.

Rouletabille tint, en cette circonstance, comme toujours, à M.Darzac, le langage de la raison. Il lui accorda en principe que sonséjour et celui de Mme Darzac au fort d’Hercule devaient être, leplus possible, abrégés ; mais aussi il lui fit entendre qu’ily allait de leur sécurité à tous deux que leur départ ne fût pointtrop précipité. Une nouvelle lutte était engagée entre eux etLarsan. S’ils s’en allaient, Larsan saurait toujours bien lesrejoindre, et dans un pays et dans un moment où ils l’attendraientle moins. Ici, ils étaient prévenus, ils étaient sur leurs gardes,car ils savaient. À l’étranger, ils se trouveraient à la merci detout ce qui les entourerait, car ils n’auraient point les rempartsdu fort d’Hercule pour les défendre. Certes ! cette situationne pourrait se prolonger, mais Rouletabille demandait encore huitjours, pas un de plus, pas un de moins. « Huit jours, leur ditColomb, et je vous donne un monde », Rouletabille eût volontiersdit : « Huit jours, et dans huit jours je vous livre Larsan. » Ilne le disait pas, mais on sentait bien qu’il le pensait.

M. Darzac nous quitta en haussant les épaules. Il paraissaitfurieux. C’était la première fois que nous lui voyions cettehumeur.

Rouletabille dit :

« Mme Darzac ne nous quittera pas et M. Darzac restera. »

Et il s’en alla à son tour.

Quelques instants plus tard, je vis arriver Mrs. Edith. Elleavait une toilette charmante, d’une simplicité qui lui seyaitmerveilleusement. Elle fut tout de suite coquette avec moi,montrant une gaieté un peu forcée et se moquant joliment du métierque je faisais. Je lui répondis un peu vivement qu’elle manquait decharité puisqu’elle n’ignorait point que tout le mal exceptionnelque nous nous donnions et que la pénible surveillance à laquellenous nous astreignions sauvaient peut-être, dans le moment, lameilleure des femmes. Alors, elle s’écria, en éclatant de rire:

« La Dame en noir !… Elle vous a donc tousensorcelés !… »

Mon Dieu ! Qu’elle avait un joli rire ! En d’autrestemps, certes ! Je n’eusse point permis qu’on parlât ainsi àla légère de la Dame en noir, mais je n’eus point, ce matin-là, lecourage de me fâcher… Au contraire, je ris avec Mrs. Edith.

« C’est que c’est un peu vrai, fis-je…

– Mon mari en est encore fou !… Jamais je ne l’aurais crusi romanesque !… Mais, moi aussi, ajouta-t-elle assezdrôlement, je suis romanesque… »

Et elle me regarda de cet œil curieux qui, déjà, m’avait tanttroublé…

« Ah !… »

C’est tout ce que je trouvais à dire.

« Ainsi, j’ai beaucoup de plaisir, continua-t-elle, à laconversation du prince Galitch, qui est certainement plusromanesque que vous tous ! »

Je dus faire une drôle de mine, car elle en marqua un bruyantamusement. Quelle petite femme bizarre !

Alors, je lui demandai qui était ce prince Galitch dont ellenous parlait souvent et qu’on ne voyait jamais.

Elle me répliqua qu’on le verrait au déjeuner, car elle l’avaitinvité à notre intention ; et elle me donna, sur lui, quelquesdétails.

J’appris ainsi que le prince Galitch est un des plus richesboyards de cette partie de la Russie appelée « Terre noire »,féconde entre toutes, placée entre les forêts du Nord et lessteppes du midi.

Héritier, dès l’âge de vingt ans, d’un des plus vastespatrimoines moscovites, il avait su encore l’agrandir par unegestion économe et intelligente dont on n’eût point cru capable unjeune homme qui avait eu jusqu’alors pour principale occupation lachasse et les livres. On le disait sobre, avare et poète. Il avaithérité de son père, à la cour, une haute situation. Il étaitchambellan de sa majesté et l’on supposait que l’empereur, à causedes immenses services rendus par le père, avait pris le fils enparticulière affection. Avec cela, il était délicat comme une femmeà la fois et fort comme un turc. Bref, ce gentilhomme russe avaittout pour lui. Sans le connaître, il m’était déjà antipathique.Quant à ses relations avec les Rance, elles étaient d’excellentvoisinage. Ayant acheté depuis deux ans la propriété magnifique queses jardins suspendus, ses terrasses fleuries, ses balcons embaumésavaient fait surnommer, à Garavan, « les jardins de Babylone », ilavait eu l’occasion de rendre quelques services à Mrs. Edithlorsque celle-ci avait achevé de transformer la baille du châteauen un jardin exotique. Il lui avait fait cadeau de certainesplantes qui avaient fait revivre dans quelques coins du fortd’Hercule une végétation à peu près retenue jusqu’alors aux rivesdu Tigre et de l’Euphrate. Mr Rance avait invité quelquefois leprince à dîner, à la suite de quoi le prince avait envoyé, en guisede fleurs, un palmier de Ninive ou un cactus dit de Sémiramis. Celane lui coûtait rien. Il en avait trop, il en était gêné, et ilpréférait garder pour lui les roses. Mrs. Edith avait pris uncertain intérêt à la fréquentation du jeune boyard, à cause desvers qu’il lui disait. Après les lui avoir dits en russe, il lestraduisait en anglais et il lui en avait même fait, en anglais,pour elle, pour elle seule. Des vers, de vrais vers d’un poète,dédiés à Mrs. Edith ! Celle-ci en avait été si flattée qu’elleavait demandé à ce russe qui lui avait fait des vers anglais de leslui traduire en russe. C’étaient là jeux littéraires qui amusaientbeaucoup Mrs. Edith, mais qu’Arthur Rance goûtait peu. Celui-ci necachait pas, du reste, que le prince Galitch ne lui plaisait qu’àmoitié, et, s’il en était ainsi, ce n’était point que la moitié quidéplaisait à Mr Rance chez le prince Galitch fût précisément lamoitié qui intéressait tant sa femme, c’est-à-dire la « moitiépoète » ; non, c’était la « moitié avare ». Il ne comprenaitpas qu’un poète fût avare. J’étais bien de son avis. Le princen’avait point d’équipage. Il prenait le tramway et souvent faisaitson marché lui-même, assisté de son seul domestique Ivan, quiportait le panier aux provisions. Et il se disputait, ajoutait lajeune femme, qui tenait ce détail de sa propre cuisinière, – il sedisputait chez les marchandes de poisson, à propos d’une rascasse,pour deux sous. Chose bizarre, cette extrême avarice ne répugnaitpoint à Mrs. Edith qui lui trouvait une certaine originalité.Enfin, nul n’était jamais entré chez lui. Jamais il n’avait invitéles Rance à venir admirer ses jardins.

« Il est beau ? demandai-je à Mrs. Edith quand celle-ci eutfini son panégyrique.

– Trop beau ! me répliqua-t-elle. Vous verrez !… »

Je ne saurais dire pourquoi cette réponse me futparticulièrement désagréable. Je ne fis qu’y penser après le départde Mrs. Edith et jusqu’à la fin de mon service de garde qui setermina à onze heures et demie.

Le premier coup de cloche du déjeuner venait de sonner ; jecourus me laver les mains et faire un bout de toilette et je montailes degrés de la Louve rapidement, croyant que le déjeuner seraitservi dans cette tour ; mais je m’arrêtai dans le vestibule,tout étonné d’entendre de la musique. Qui donc, dans lescirconstances actuelles, osait, au fort d’Hercule, jouer dupiano ? Eh ! mais, on chantait ; oui, une voixdouce, douce et mâle à la fois, en sourdine, chantait. C’était unchant étrange, une mélopée tantôt plaintive, tantôt menaçante. Jela sais maintenant par cœur ; je l’ai tant entenduedepuis ! Ah ! vous la connaissez bien peut-être si vousavez franchi les frontières de la froide Lithuanie, si vous êtesentré une fois dans le vaste empire du nord. C’est le chant desvierges demi-nues qui entraînent le voyageur dans les flots et lenoient sans miséricorde ; c’est le chant du Lac de Willis, queSienkiewicz a fait entendre un jour immortel à Michel Vereszezaka.Écoutez ça :

« Si vous approchez du Switez aux heures de la nuit, le fronttourné vers le lac, des étoiles sur vos têtes, des étoiles sous vospieds, et deux lunes pareilles s’offriront à vos yeux… tu voiscette plante qui caresse le rivage, ce sont les épouses et lesfilles de Switez que Dieu a changées en fleurs. Elles balancentau-dessus de l’abîme leurs têtes blanches comme des phalènes ;leur feuille est verte comme l’aiguille du mélèze argentée par lesfrimas…

« Image de l’innocence pendant la vie, elles ont gardé sa robevirginale après la mort ; elles vivent dans l’ombre et nesouffrent point de souillure ; des mains mortelles n’oseraienty toucher.

« Le tsar et sa horde en firent un jour l’expérience, lorsqueaprès avoir cueilli ces belles fleurs ils voulurent en orner leurstempes et leurs casques d’acier.

« Tous ceux qui étendirent leurs mains sur les flots (siterrible est le pouvoir de ces fleurs !) furent atteints duhaut mal ou frappés de mort subite.

« Quand le temps eut effacé ces choses de la mémoire des hommes,seul, le souvenir du châtiment s’est conservé pour le peuple, et lepeuple en le perpétuant par ses récits, appelle aujourd’hui tsarsles fleurs du Switez !…

« Cela disant, la Dame du lac s’éloigna lentement ; le lacs’entrouvrit jusqu’au plus profond de ses entrailles ; mais leregard cherchait en vain la belle inconnue qui s’était couvert latête d’une vague et dont on n’a jamais plus entendu parler… »

C’étaient les paroles mêmes, les paroles traduites de la chansonque murmurait la voix à la fois douce et mâle, pendant que le pianofaisait entendre un accompagnement mélancolique. Je poussai laporte de la salle et je me trouvai en face d’un jeune homme qui seleva. Aussitôt, derrière moi, j’entendis le pas de Mrs. Edith. Ellenous présenta. J’avais devant moi le prince Galitch.

Le prince était ce que l’on est convenu d’appeler dans lesromans : « un beau et pensif jeune homme » ; son profil droitet un peu dur aurait donné à sa physionomie un aspectparticulièrement sévère, si ses yeux, d’une clarté et d’une douceuret d’une candeur troublantes, n’eussent laissé transparaître uneâme presque enfantine. Ils étaient entourés de longs cils noirs, sinoirs qu’ils ne l’eussent point été davantage s’ils avaient étébrossés au khol ; et, quand on avait remarqué cetteparticularité des cils, on avait, du coup, saisi la raison de toutel’étrangeté de cette physionomie. La peau du visage était presquetrop fraîche, ainsi qu’elle est au visage des femmes savammentmaquillées et des phtisiques. Telle fut mon impression ; maisj’étais trop intimement prévenu contre ce prince Galitch pour yattacher raisonnablement quelque importance. Je le jugeai tropjeune, sans doute parce que je ne l’étais plus assez.

Je ne trouvai rien à dire à ce trop beau jeune homme quichantait des poèmes si exotiques ; Mrs. Edith sourit de monembarras, me prit le bras – ce qui me fit grand plaisir – et nousemmena à travers les buissons parfumés de la baille, en attendantle second coup de cloche du déjeuner qui devait être servi sous lacabane de palmes sèches, au terre-plein de la Tour duTéméraire.

 

2° Le déjeuner et ce qui s’en suivit. Une terreurcontagieuse s’empare de nous.

 

À midi, nous nous mettions à table sur la terrasse du téméraire,d’où la vue était incomparable. Les feuilles de palmier nouscouvraient d’une ombre propice ; mais, hors de cette ombre,l’embrasement de la terre et des cieux était tel que nos yeux n’enauraient pu supporter l’éclat si nous n’avions tous pris laprécaution de mettre ces binocles noirs dont j’ai parlé au début dece chapitre.

À ce déjeuner se trouvaient : M. Stangerson, Mathilde, le vieuxBob, M. Darzac, Mr Arthur Rance, Mrs. Edith, Rouletabille, leprince Galitch et moi. Rouletabille tournait le dos à la mer,s’occupant fort peu des convives, et était placé de telle sortequ’il pouvait surveiller tout ce qui se passait dans toutel’étendue du château fort. Les domestiques étaient à leurspostes ; le père Jacques à la grille d’entrée, Mattoni à lapoterne du jardinier et les Bernier dans la Tour Carrée, devant laporte de l’appartement de M. et de Mme Darzac.

Le début du repas fut assez silencieux. Je nous regardai. Nousétions presque inquiétants à contempler, autour de cette table,muets, penchant les uns vers les autres nos vitres noires derrièrelesquelles il était aussi impossible d’apercevoir nos prunelles quenos pensées.

Le prince Galitch parla le premier.

Il fut tout à fait aimable avec Rouletabille et, comme ilessayait un compliment sur la renommée du reporter, celui-ci lebouscula un peu. Le prince n’en parut point froissé, mais ilexpliqua qu’il s’intéressait particulièrement aux faits et gestesde mon ami en sa qualité de sujet du tsar, depuis qu’il savait queRouletabille devait partir prochainement pour la Russie. Mais lereporter répliqua que rien encore n’était décidé et qu’il attendaitdes ordres de son journal ; sur quoi le prince s’étonna entirant un journal de sa poche. C’était une feuille de son pays dontil nous traduisit quelques lignes annonçant l’arrivée prochaine àSaint-Pétersbourg de Rouletabille. Il se passait là-bas, à ce quenous conta le prince, des événements si incroyables et si dénuésapparemment de logique dans la haute sphère gouvernementale que,sur le conseil même du chef de la sûreté de Paris, le maître de lapolice avait résolu de prier le journal l’Époque de lui prêter sonjeune reporter. Le prince Galitch avait si bien présenté la choseque Rouletabille rougit jusqu’aux deux oreilles et qu’il répliquasèchement qu’il n’avait jamais, même dans sa courte vie, fait œuvrepolicière et que le chef de la Sûreté de Paris et le maître de lapolice de Saint-Pétersbourg étaient deux imbéciles. Le prince seprit à rire de toutes ses dents, qu’il avait belles et vraiment jevis bien que son rire n’était point beau, mais féroce et bête, mafoi, comme un rire d’enfant dans une bouche de grande personne. Ilfut tout à fait de l’avis de Rouletabille et, pour le prouver, ilajouta :

« Vraiment on est heureux de vous entendre parler de la sorte,car on demande maintenant au journaliste des besognes qui n’ontpoint affaire avec un véritable homme de lettres. »

Rouletabille, indifférent, laissa tomber la conversation.

Mrs. Edith la releva en parlant avec extase de la splendeur dela nature. Mais, pour elle, il n’était rien de plus beau sur lacôte que les jardins de Babylone, et elle le dit. Elle ajouta avecmalice :

« Ils nous paraissent d’autant plus beaux, qu’on ne peut lesvoir que de loin. »

L’attaque était si directe que je crus que le prince allait yrépondre par une invitation.

Mais il n’en fut rien. Mrs. Edith marqua un léger dépit, et elledéclara tout à coup :

« Je ne veux point vous mentir, prince. Vos jardins, je les aivus.

– Comment cela ? interrogea Galitch avec un singuliersang-froid.

– Oui, je les ai visités, et voici comment… »

Alors elle raconta, pendant que le prince se raidissait en uneattitude glacée, comment elle avait vu les jardins de Babylone.

Elle y avait pénétré, comme par mégarde, par derrière, enpoussant une barrière qui faisait communiquer directement cesjardins avec la montagne. Elle avait marché d’enchantement enenchantement, mais sans être étonnée. Quand on passait sur le bordde la mer, ce que l’on apercevait des jardins de Babylone l’avaitpréparée aux merveilles dont elle violait si audacieusement lesecret. Elle était arrivée auprès d’un petit étang, tout petit,noir comme de l’encre, et sur la rive duquel se tenaient un grandlis d’eau et une petite vieille toute ratatinée, au menton engaloche. En l’apercevant, le grand lis d’eau et la petite vieilles’étaient enfuis, celle-ci si légère, qu’elle s’appuyait pourcourir sur celui-là comme elle eût fait d’un bâton. Mrs. Edithavait bien ri. Elle avait appelé :

« Madame ! Madame ! »

Mais la petite vieille n’en avait été que plus épouvantée etelle avait disparu avec son lis derrière un figuier de Barbarie.Mrs. Edith avait continué sa route, mais ses pas étaient devenusplus inquiets. Soudain, elle avait entendu un grand froissement defeuillages et ce bruit particulier que font les oiseaux sauvagesquand, surpris par le chasseur, ils s’échappent de la prison deverdure où ils se sont blottis. C’était une seconde petite vieille,plus ratatinée encore que la première, mais moins légère, et quis’appuyait sur une vraie canne à bec-de-corbin. Elle s’évanouit –c’est-à-dire que Mrs. Edith la perdit de vue au détour du sentier.Et une troisième petite vieille appuyée sur deux cannes àbec-de-corbin surgit encore du mystérieux jardin ; elles’échappa du tronc d’un eucalyptus géant ; et elle allaitd’autant plus vite qu’elle avait, pour courir, quatre pattes, tantde pattes qu’il était tout à fait étonnant qu’elle ne s’yembrouillât point. Mrs. Edith avançait toujours. Et ainsi elleparvint jusqu’au perron de marbre habillé de roses de lavilla ; mais, la gardant, les trois petites vieilles étaientalignées sur la plus haute marche, comme trois corneilles sur unebranche, et elles ouvrirent leurs becs menaçants d’où s’échappèrentdes croassements de guerre. Ce fut au tour de Mrs. Edith des’enfuir.

Mrs. Edith avait raconté son aventure d’une façon si délicieuseet avec tant de charme emprunté à une littérature falote etenfantine que j’en fus tout bouleversé et que je compris combiencertaines femmes qui n’ont rien de naturel peuvent l’emporter dansle cœur d’un homme sur d’autres qui n’ont pour elles que lanature.

Le prince ne parut nullement embarrassé de cette petitehistoire. Il dit, sans sourire :

« Ce sont mes trois fées. Elles ne m’ont jamais quitté depuisque je suis né au pays de Galitch. Je ne puis travailler ni vivresans elles. Je ne sors que lorsqu’elles me le permettent et ellesveillent sur mon labeur poétique avec une jalousie féroce. »

Le prince n’avait pas fini de nous donner cette fantaisisteexplication de la présence des trois vieilles aux jardins deBabylone, que Walter, le valet du vieux Bob, apporta une dépêche àRouletabille. Celui-ci demanda la permission de l’ouvrir, et luttout haut :

« – Revenez le plus tôt possible ; vous attendons avecimpatience. Magnifique reportage à faire à Pétersbourg. »

Cette dépêche était signée du rédacteur en chef de l’Époque.

« Eh ! qu’en dites-vous, monsieur Rouletabille ?demanda le prince ; ne trouvez-vous point, maintenant, quej’étais bien renseigné ? »

La Dame en noir n’avait pu retenir un soupir.

« Je n’irai pas à Pétersbourg, déclara Rouletabille.

– On le regrettera à la cour, fit le prince, j’en suis sûr, etpermettez-moi de vous dire, jeune homme, que vous manquezl’occasion de votre fortune. »

Le « jeune homme » déplut singulièrement à Rouletabille quiouvrit la bouche pour répondre au prince, mais qui la referma, àmon grand étonnement, sans avoir répondu. Et le prince continua:

« … Vous eussiez trouvé là-bas un terrain d’expériencesdigne de vous. On peut tout espérer quand on a été assez fort pourdévoiler un Larsan !… »

Le mot tomba au milieu de nous avec fracas et nous nousréfugiâmes derrière nos vitres noires d’un commun mouvement. Lesilence qui suivit fut horrible… Nous restions maintenant immobilesautour de ce silence-là, comme des statues… Larsan !…

Pourquoi ce nom que nous avions prononcé si souvent depuisquarante-huit heures, ce nom qui représentait un danger avec lequelnous commencions de nous familiariser, – pourquoi, à ce momentprécis, ce nom nous produisit-il un effet que, pour ma part, jen’avais encore jamais aussi brutalement ressenti ? Il mesemblait que j’étais sous le coup de foudre d’un geste magnétique.Un malaise indéfinissable se glissait dans mes veines. J’auraisvoulu fuir, et il me parut que si je me levais, je n’aurais pointla force de me contenir… Le silence que nous continuions à gardercontribuait à augmenter cet incroyable état d’hypnose… Pourquoi neparlait-on pas ?… Qu’est-ce que faisait la gaieté du vieuxBob ?… On ne l’avait pas entendue au repas ?… Et lesautres, les autres, pourquoi restaient-ils muets derrière leursvitres noires ?… Tout à coup, je tournai la tête et jeregardai derrière moi. Alors, je compris, à ce geste instinctif,que j’étais la proie d’un phénomène tout naturel… Quelqu’un meregardait… Deux yeux étaient fixés sur moi, pesaient sur moi. Je nevis point ces yeux et je ne sus d’où me venait ce regard… Mais ilétait là… Je le sentais… Et c’était son regard à lui… Et cependant,il n’y avait personne derrière moi… ni à droite, ni à gauche, ni enface… personne autour de moi que les gens qui étaient assis à cettetable, immobiles derrière leurs binocles noirs… Alors… alors, j’eusla certitude que les yeux de Larsan me regardaient derrière l’un deces binocles là !… Ah ! les vitres noires ! lesvitres noires derrière lesquelles se cachait Larsan !…

Et puis, tout à coup, je ne sentis plus rien… Le regard, sansdoute, avait cessé de regarder… je respirai… Un double soupirrépondit au mien… Est-ce que Rouletabille ?… Est-ce que laDame en noir auraient, eux aussi, supporté le même poids, dans lemême moment, le poids de ses yeux ?… Le vieux Bob disait :

« Prince, je ne crois point que votre dernier os à moelle dumilieu de la période quaternaire… »

Et tous les binocles noirs remuèrent…

Rouletabille se leva et me fit un signe. Je le rejoignishâtivement dans la salle du conseil. Aussitôt que je me présentai,il ferma la porte et me dit :

« Eh bien, l’avez-vous senti ?… »

J’étouffais ; je murmurai :

« Il est là !… il est là !… À moins que nous nedevenions fous !… »

Un silence, et je repris, plus calme :

« Vous savez, Rouletabille, qu’il est très possible que nousdevenions fous… Cette hantise de Larsan nous conduira au cabanon,mon ami !… Il n’y a pas deux jours que nous sommes enfermésdans ce château, et voyez déjà dans quel état… »

Rouletabille m’interrompit.

« Non ! non !… je le sens !… Il est là !… Jele touche !… Mais où ?… Mais quand ?… Depuis que jesuis entré ici, je sens qu’il ne faut pas que je m’enéloigne !… Je ne tomberai pas dans le piège !… Je n’iraipas le chercher dehors, bien que je l’aie vu dehors !… Bienque vous l’ayez vu, vous-même, dehors !… »

Puis il s’est calmé tout à fait, a froncé les sourcils, a allumésa bouffarde et a dit comme aux beaux jours, aux beaux jours où saraison, qui ignorait encore le lien qui l’unissait à la Dame ennoir, n’était pas troublée par les mouvements de son cœur :

« Raisonnons !… »

Et il en revint tout de suite à cet argument qu’il nous avaitdéjà servi et qu’il se répétait sans cesse à lui-même pour nepoint, disait-il, se laisser séduire par le côté extérieur deschoses. « Ne point chercher Larsan là où il se montre, le chercherpartout où il se cache. »

Ceci suivi de cet autre argument complémentaire :

« Il ne se montre si bien là où il paraît être que pour qu’on nele voie pas là où il est. »

Et il reprit :

« Ah ! le côté extérieur des choses ! Voyez-vous,Sainclair ; il y a des moments où, pour raisonner, je voudraispouvoir m’arracher les yeux. Arrachons-nous les yeux,Sainclair ; cinq minutes… cinq minutes seulement… et nousverrons peut-être clair ! »

Il s’assit, posa sa pipe sur la table, se prit la tête dans lesmains et dit :

« Voici, je n’ai plus d’yeux. Dites-moi, Sainclair : qu’y a-t-ilà l’intérieur des pierres ?

– Qu’est-ce que je vois à l’intérieur des pierres ? répétaije.

– Eh non ! Eh non ! vous n’avez plus d’yeux, vous nevoyez plus rien ! Énumérez sans voir ! ÉNUMÉREZ-LESTOUS !

– Il y a d’abord vous et moi, fis-je, comprenant enfin où ilvoulait en venir.

– Très bien.

– Ni vous, ni moi, continuai-je, ne sommes Larsan.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ?… Eh ! dites-le donc !… Il faut quevous me disiez pourquoi ! J’admets, moi, que je ne suis pasLarsan, j’en suis sûr, puisque je suis Rouletabille ; mais,vis-à-vis de Rouletabille, me direz-vous pourquoi vous n’êtes pasLarsan ?…

– Parce que vous l’auriez bien vu !…

– Malheureux ! hurla Rouletabille, en s’enfonçant avec plusde force les poings dans les yeux ! Je n’ai plus d’yeux… Je nepeux pas vous voir !… Si Jarry, de la brigade des jeux,n’avait pas vu s’asseoir à la banque de Trouville le comte deMaupas, il aurait juré, par la seule vertu du raisonnement, quel’homme qui prenait alors les cartes était Ballmeyer ! SiNoblet, de la brigade des garnis, ne s’était trouvé face à face, unsoir, chez la Troyon, avec un homme qu’il reconnut pour être lavicomte Drouet d’Eslon, il aurait juré que l’homme qu’il venaitarrêter et qu’il n’arrêta pas parce qu’il l’avait vu, étaitBallmeyer ! Si l’inspecteur Giraud, qui connaissait le comtede Motteville comme vous me connaissez, n’avait pas vu, unaprès-midi, aux courses de Longchamp, causant à deux de ses amisdans le pesage, n’avait pas vu, dis-je, le comte de Motteville, ileût arrêté Ballmeyer ! Ah ! voyez-vous, Sainclair !ajouta le jeune homme d’une voix sourde et frémissante, mon pèreest né avant moi !… et il faut être bien fort pour « arrêter »mon père !… »

Ceci fut dit avec tant de désespoir, que le peu de force quej’avais de raisonner s’évanouit tout à fait. Je me bornai à leverles mains au ciel, geste que Rouletabille ne vit point, car il nevoulait plus rien voir !…

« Non ! non ! il ne faut plus rien voir, répéta-t-il…ni vous, ni M. Stangerson, ni M. Darzac, ni Arthur Rance, ni levieux Bob, ni le prince Galitch… Mais il faut savoir pourquoi aucunde ceux-là ne peut être Larsan ! Seulement alors, seulement,je respirerai derrière les pierres… »

Moi, je ne respirais plus… On entendait, sous la voûte de lapoterne, le pas régulier de Mattoni qui montait sa garde.

« Eh bien, et les domestiques ? fis-je avec effort… etMattoni ?… et les autres ?

– Je sais, je suis sûr qu’ils n’ont point quitté le fortd’Hercule pendant que Larsan apparaissait à Mme Darzac et à M.Darzac, en gare de Bourg…

– Avouez encore, Rouletabille, fis-je, que vous ne vous enoccupez pas, parce que tout à l’heure, ils n’étaient point derrièreles binocles noirs ! »

Rouletabille frappa du pied, et s’écria : « Taisez-vous !Taisez-vous, Sainclair !… Vous allez me rendre plus nerveuxque ma mère ! »

Cette phrase, dite dans la colère, me frappa étrangement. J’eusvoulu questionner Rouletabille sur l’état d’esprit de la Dame ennoir, mais il avait repris, posément :

« 1° Sainclair n’est pas Larsan puisque Sainclair était auTréport avec moi pendant que Larsan était à Bourg.

« 2° Le professeur Stangerson n’est pas Larsan, puisqu’il étaitsur la ligne de Dijon à Lyon pendant que Larsan était à Bourg. Eneffet, arrivés à Lyon, une minute avant lui, M. et Mme Darzac levirent descendre de son train.

« Mais tous les autres, s’il est suffisant de pouvoir être àBourg à ce moment-là pour être Larsan, peuvent être Larsan, cartous pouvaient être à Bourg.

« D’abord M. Darzac y était ; ensuite Arthur Rance a étéabsent les deux jours qui ont précédé l’arrivée du professeur et deM. Darzac. Il arrivait tout juste à Menton pour les recevoir (Mrs.Edith elle-même, sur mes questions, que je posais à bon escient,m’a avoué que, ces deux jours-là, son mari avait dû s’absenter pouraffaires). Le vieux Bob faisait son voyage à Paris. Enfin, leprince Galitch n’a pas été vu aux grottes ni hors des jardins deBabylone…

« Prenons d’abord M. Darzac.

– Rouletabille ! m’écriai-je, c’est un sacrilège !

– Je le sais bien !

– Et c’est une stupidité !…

– Je le sais aussi… Mais pourquoi ?

– Parce que, fis-je, hors de moi, Larsan a beau avoir dugénie ; il pourra peut-être tromper un policier, unjournaliste, un reporter, et, je le dis : un Rouletabille… ilpourra peut-être tromper un ami, quelques instants, je l’admets…Mais il ne pourra jamais tromper une fille au point de se fairepasser pour son père – ceci pour vous rassurer sur le cas de M.Stangerson – ni une femme, au point de se faire passer pour sonfiancé. Eh ! mon ami, Mathilde Stangerson connaissait M.Darzac avant qu’elle n’eût franchi à son bras le fortd’Hercule !…

– Et elle connaissait aussi Larsan ! ajouta froidementRouletabille. Eh bien, mon cher, vos raisons sont puissantes, mais,comme (oh ! l’ironie de cela !) je ne sais pas au justejusqu’où va le génie de mon père, j’aime mieux, pour rendre à M.Robert Darzac une personnalité que je n’ai jamais songé à luienlever, me baser sur un argument un peu plus solide : Si RobertDarzac était Larsan, Larsan ne serait pas apparu à plusieursreprises à Mathilde Stangerson, puisque c’est la réapparition deLarsan qui enlève Mathilde Stangerson à Robert Darzac !

– Eh ! m’écriai-je… À quoi bon tant de vains raisonnementsquand on n’a qu’à ouvrir les yeux ?… Ouvrez-les,Rouletabille ! »

Il les ouvrit.

« Sur qui ? fit-il avec une amertume sans égale. Sur leprince Galitch ?

– Pourquoi pas ? Il vous plaît, à vous, ce prince de laTerre Noire qui chante des chansons lithuaniennes ?

– Non ! répondit Rouletabille, mais il plaît à Mrs. Edith.»

Et il ricana. Je serrai les poings. Il s’en aperçut, mais fittout comme s’il ne s’en apercevait pas.

« Le prince Galitch est un nihiliste qui ne m’occupe guère,fit-il tranquillement.

– Vous en êtes sûr ?… Qui vous a dit ?…

– La femme de Bernier connaît l’une des trois petites vieillesdont nous a parlé, au déjeuner, Mrs. Edith. J’ai fait une enquête.C’est la mère d’un des trois pendus de Kazan, qui avaient voulufaire sauter l’empereur. J’ai vu la photographie des malheureux.Les deux autres vieilles sont les deux autres mères… Aucun intérêt», fit brusquement Rouletabille.

Je ne pus retenir un geste d’admiration.

« Ah ! vous ne perdez pas votre temps !

– L’autre non plus », gronda-t-il.

Je croisai les bras.

« Et le vieux Bob ? fis-je.

– Non ! mon cher, non ! souffla Rouletabille, presqueavec rage ; celui-là, non !… Vous avez vu qu’il a uneperruque, n’est-ce pas ?… Eh bien, je vous prie de croire quelorsque mon père met une perruque, cela ne se voit pas ! »

Il me dit cela si méchamment que je me disposai à le quitter. Ilm’arrêta.

« Eh bien, mais ?… Nous n’avons rien dit d’ArthurRance ?…

– Oh ! celui-là n’a pas changé… dis-je.

– Toujours les yeux ! Prenez garde à vos yeux, Sainclair…»

Et il me serra la main. Je sentis que la sienne était moite etbrûlante. Il s’éloigna. Je restai un instant sur place, songeant…songeant à quoi ? À ceci, que j’avais tort de prétendrequ’Arthur Rance n’avait pas changé… D’abord, maintenant, illaissait pousser un soupçon de moustache, ce qui était tout à faitanormal pour un Américain routinier de sa trempe… Ensuite, ilportait les cheveux plus longs, avec une large mèche collée sur lefront… Ensuite, je ne l’avais pas vu depuis deux ans… On changetoujours en deux ans… Et puis Arthur Rance, qui ne buvait que del’alcool, ne boit plus que de l’eau… Mais alors, Mrs. Edith ?…Qu’est-ce que Mrs. Edith ?… Ah çà ! Est-ce que je deviensfou, moi aussi ?… Pourquoi dis-je : moi aussi ?… comme…comme la Dame en noir ?… comme… comme Rouletabille ?…Est-ce que je ne trouve pas que Rouletabille devient un peufou ?… Ah ! la Dame en noir nous a tousensorcelés !… Parce que la Dame en noir vit dans le perpétuelfrisson de son souvenir, voilà que nous tremblons du même frissonqu’elle… La peur, ça se gagne… comme le choléra.

 

3° De l’emploi de mon après-midi, jusqu’à cinqheures.

 

Je profitai de ce que je n’étais point de garde pour aller mereposer dans ma chambre ; mais je dormis mal, ayant rêvé toutde suite que le vieux Bob, Mr Rance et Mrs. Edith formaient uneaffreuse association de bandits qui avaient juré notre perte àRouletabille et à moi. Et, quand je me réveillai, sous cetteimpression funèbre, et que je revis les vieilles tours et le vieuxchâteau, toutes ces pierres menaçantes, je ne fus pas loin dedonner raison à mon cauchemar et je me dis tout haut : « Dans quelrepaire sommes-nous venus nous réfugier ? » Je mis le nez à lafenêtre. Mrs. Edith passait dans la Cour du Téméraire,s’entretenant négligemment avec Rouletabille et roulant entre sesjolis doigts fuselés une rose éclatante. Je descendis aussitôt.Mais, arrivé dans la cour, je ne la trouvai plus. Je suivisRouletabille qui entrait faire son tour d’inspection dans la TourCarrée.

Je le vis très calme et très maître de sa pensée ; trèsmaître aussi de ses yeux qu’il ne fermait plus. Ah ! C’étaittoujours un spectacle de le voir regarder les choses autour de lui.Rien ne lui échappait. La Tour Carrée, habitation de la Dame ennoir, était l’objet de son constant souci.

Et, à ce propos, je crois opportun, quelques heures avant lemoment où va se produire la tant mystérieuse attaque, de donner icile plan intérieur de l’étage habité de cette tour, étage qui setrouvait de plain-pied avec la Cour de Charles le Téméraire.

Quand on entrait dans la Tour Carrée par la seule porte K, on setrouvait dans un large corridor qui avait fait partie autrefois dela salle des gardes. La salle des gardes prenait autrefois toutl’espace O, O1, O2, O3, et était fermée de murs de pierre quiexistaient toujours avec leurs portes donnant sur les autres piècesdu Vieux Château. C’est Mrs. Arthur Rance qui, dans cette salle desgardes, avait fait élever des murailles de planches de façon àconstituer une pièce assez spacieuse qu’elle avait le dessein detransformer en salle de bains.

Cette pièce même était entourée maintenant par les deux couloirsà angle droit O, O1, et O1, O2. La porte de cette pièce qui servaitde loge aux Bernier était située en S. On était dans la nécessitéde passer devant cette porte pour se rendre en R, où se trouvaitl’unique porte permettant d’entrer dans l’appartement des Darzac.L’un des époux Bernier devait toujours se tenir dans la loge. Et iln’y avait qu’eux qui avaient le droit d’entrer dans leur loge. Decette loge, on surveillait également, par une petite fenêtrepratiquée en Y, la porte V, qui donnait sur l’appartement du vieuxBob. Quand M. et Mme Darzac ne se trouvaient point dans leurappartement, l’unique clef qui ouvrait la porte R était toujourschez les Bernier ; et c’était une clef spéciale et touteneuve, fabriquée la veille dans un endroit que seul Rouletabilleconnaissait. Le jeune reporter avait posé la serrure lui-même.

Rouletabille aurait bien désiré que la consigne qu’il avaitimposée pour l’appartement Darzac fût également suivie pourl’appartement du vieux Bob, mais celui-ci s’y était opposé avec unéclat comique auquel il avait fallu céder. Le vieux Bob ne voulaitpas être traité comme un prisonnier et il tenait absolument àentrer chez lui et à en ressortir quand il lui en prenait fantaisiesans avoir à demander sa clef au concierge.

Sa porte resterait ouverte et ainsi il pourrait autant de foisqu’il lui plairait se rendre de sa chambre ou de son salon à sonbureau installé dans la tour de Charles le Téméraire sans dérangerpersonne et sans se tourmenter de personne. Pour cela, il fallaitencore laisser la porte K ouverte. Il l’exigea et Mrs. Edith donnaraison à son oncle sur un ton d’ironie tel, ironie qui s’adressaità la prétention que pouvait avoir Rouletabille de traiter le vieuxBob à l’instar de la fille du professeur Stangerson, queRouletabille n’insista pas. Mrs. Edith lui avait dit de ses lèvresminces : « Mais, monsieur Rouletabille, mon oncle, lui, ne craintpas qu’on l’enlève ! » Et Rouletabille avait compris qu’iln’avait plus qu’à rire avec le vieux Bob de cette idée saugrenue,qu’on pût enlever comme une jolie femme l’homme dont le principalattrait était de posséder le plus vieux crâne de l’humanité !Et il avait ri… Il avait même ri plus fort que le vieux Bob, mais àune condition c’est que la porte K fût fermée à clef passé dixheures du soir, et que cette clef restât toujours en possession desBernier qui viendraient lui ouvrir s’il y avait lieu. Ceci encoredérangeait le vieux Bob qui travaillait quelquefois très tard dansla tour de Charles Le Téméraire. Mais non plus il ne voulait avoirl’air de contrecarrer en tout ce brave M. Rouletabille qui avait,disait-il, peur des voleurs ! Car il faut tout de suite faireobserver à la décharge du vieux Bob que, s’il se prêtait si peu auxconsignes défensives de notre jeune ami, c’est qu’on n’avait pointjugé utile de le mettre au courant de la résurrection deLarsan-Ballmeyer. Il avait bien entendu parler des malheursextraordinaires qui avaient fondu autrefois sur cette pauvre MlleStangerson ; mais il était à cent lieues de penser qu’ellen’avait point rompu avec ces malheurs-là depuis qu’elle s’appelaitMme Darzac. Et puis le vieux Bob était un égoïste comme presquetous les savants. Très heureux, à cause qu’il possédait le plusvieux crâne de l’humanité, il ne pouvait concevoir que tout lemonde ne le fût point autour de lui.

Rouletabille, après s’être aimablement enquis de la santé de lamère Bernier qui était en train d’éplucher des pommes de terredites « saucisses », dont un grand sac, à ses côtés, était plein,pria le père Bernier de nous ouvrir la porte de l’appartementDarzac.

C’était la première fois que je pénétrais dans la chambre de M.Darzac. L’aspect en était glacial. Elle me parut froide et sombre.La pièce, très vaste, était meublée fort simplement d’un lit dechêne, d’une table-toilette que l’on avait glissée dans l’une desdeux ouvertures J pratiquées dans la muraille, autour de ce quiavait été autrefois des meurtrières. Si épaisse était la murailleet si grande l’ouverture que toute cette embrasure formait unesorte de petite chambrette dans la grande, et M. Darzac en avaitfait son cabinet de toilette. La seconde fenêtre J’ était pluspetite. Ces deux fenêtres étaient garnies de barreaux épais entrelesquels on pouvait à peine passer le bras. Le lit, haut sur sespieds, était adossé à la muraille extérieure et poussé contre lacloison (de pierre) qui séparait la chambre de M. Darzac de cellede sa femme. En face, dans l’angle de la tour, se trouvait unplacard. Au centre de la chambre, une table-guéridon sur laquelleon avait déposé quelques livres de science et tout ce qu’il fallaitpour écrire. Et puis, un fauteuil et trois chaises. C’était tout.Il était absolument impossible de se cacher dans cette chambre, sice n’est, naturellement, dans le placard. Aussi le père et la mèreBernier avaient-ils reçu l’ordre de visiter, chaque fois qu’ilsfaisaient l’appartement, ce placard où M. Darzac enfermait sesvêtements ; et Rouletabille lui-même qui, en l’absence desDarzac, venait de temps à autre jeter, dans les chambres de la TourCarrée, le coup d’œil du maître, ne manquait-il jamais de lefouiller.

Il le fit encore devant moi. Quand nous passâmes ensuite dans lachambre de Mme Darzac, nous étions bien sûrs que nous ne laissionspersonne derrière nous chez M. Darzac. Aussitôt entré dansl’appartement, Bernier qui nous avait suivis avait eu soin, commeil le faisait toujours, de tirer les verrous qui fermaientintérieurement l’unique porte faisant communiquer l’appartementavec le corridor.

La chambre de Mme Darzac était plus petite que celle de sonmari. Mais bien éclairée, à cause de la disposition spéciale desfenêtres, et gaie. Aussitôt qu’il y eut mis les pieds, je visRouletabille pâlir et tourner vers moi son bon et (alors)mélancolique visage. Il me dit :

« Eh bien, Sainclair, le sentez-vous le parfum de la Dame ennoir ? »

Ma foi, non ! je ne sentais rien du tout. La fenêtre,garnie de barreaux comme toutes les autres qui donnaient sur lapleine mer, était, du reste, grande ouverte et une brise légèrefaisait voleter l’étoffe que l’on avait tirée sur une tringleau-dessus d’une « penderie » qui garnissait un côté de la muraille.L’autre côté était occupé par le lit. Cette penderie était si hautplacée que les robes et peignoirs qui la garnissaient et quel’étoffe qui la recouvrait ne tombaient point jusqu’au parquet, detelle sorte qu’il eût été absolument impossible à quelqu’un qui eûtvoulu se cacher là de dissimuler ses pieds et le bas de ses jambes.Comme la tringle sur laquelle glissaient les portemanteaux étaitdes plus légères, il n’eût pu également s’y suspendre. Rouletabillen’en examina pas moins avec soin cette garde-robe. Pas de placarddans cette pièce. Table-toilette, table-bureau, un fauteuil, deuxchaises et les quatre murs, entre lesquels personne que nous, entoute vérité évidente du bon Dieu.

Rouletabille, après avoir regardé sous le lit, donna le signaldu départ et nous balaya d’un geste de l’appartement. Il en sortitle dernier. Bernier ferma aussitôt la porte avec la petite clefqu’il remit dans la poche du haut de son veston que fermait uneboutonnière qu’il boutonna. Nous fîmes le tour des corridors etaussi celui de l’appartement du vieux Bob, composé d’un salon etd’une chambre aussi facile à visiter que l’appartement Darzac.Personne dans l’appartement, ameublement sommaire, un placard, unebibliothèque, à peu près vides, aux portes ouvertes. Quand noussortîmes de l’appartement, la mère Bernier venait de placer sachaise sur le pas de sa porte, ce qui lui permettait de voir plusclair à sa besogne qui était toujours celle du pelage des pommes deterre dites « saucisses ».

Nous entrâmes dans la pièce occupée par les Bernier et lavisitâmes comme le reste. Les autres étages étaient inhabités etcommuniquaient avec le rez-de-chaussée par un petit escalierintérieur qui commençait dans l’angle O3 pour aboutir au sommet dela tour. Une trappe dans le plafond de la pièce habitée par lesBernier fermait cet escalier. Rouletabille demanda un marteau etdes clous et encloua la trappe. Cet escalier devenaitinutilisable.

On pouvait dire en principe et en fait que rien n’échappait àRouletabille et que celui-ci ayant fait sa tournée dans la TourCarrée n’y laissa personne d’autres que le père et la mère Bernierquand nous en fûmes sortis tous deux. On peut dire égalementqu’aucun être humain ne se trouvait dans l’appartement des Darzacavant que Bernier, quelques minutes plus tard, ne l’eût ouvertlui-même à M. Darzac, ainsi que je vais le raconter.

Il était environ cinq heures moins cinq quand, laissant Bernierdans son corridor, devant la porte de l’appartement Darzac,Rouletabille et moi nous nous retrouvâmes dans la Cour duTéméraire.

À ce moment, nous gagnons le terre-plein de l’ancienne tour B’’.Nous nous asseyons sur le parapet, les yeux tournés vers la terre,attirés par la réverbération sanglante des Rochers Rouges.Justement, voilà que nous apercevons, vers le bord de la BarmaGrande, qui ouvre sa gueule mystérieuse dans la face flamboyantedes Baoussé Roussé, la silhouette agitée et funéraire du vieux Bob.Il est la seule chose noire dans la nature. La falaise rouge surgitdes eaux dans un tel élan radieux qu’on pourrait la croire toutechaude et toute fumante encore du feu central qui l’a mise aumonde. Par quel prodigieux anachronisme, ce moderne croque-mort,avec sa redingote et son chapeau haut de forme, s’agite-t-il,grotesque et macabre, devant cette caverne trois cents foismillénaire, creusée dans la lave ardente pour servir de premiertoit à la première famille, aux premiers jours de la terre ?Pourquoi ce fossoyeur sinistre dans ce décor embrasé ? Nous levoyons brandir son crâne et nous l’entendons rire… rire… rire.Ah ! son rire nous fait mal maintenant, nous déchire lesoreilles et le cœur.

Du vieux Bob, notre attention s’en va à M. Robert Darzac quivient de passer la poterne du jardinier et qui traverse la Cour duTéméraire. Il ne nous voit pas. Ah ! il ne rit pas, lui !Rouletabille le plaint et il comprend qu’il soit à bout depatience. Dans l’après-midi, il a encore dit à mon ami qui me l’arépété : « Huit jours, c’est beaucoup ! Je ne sais pas si jepourrai supporter ce supplice encore huit jours.

– Et où irez-vous ? lui demanda Rouletabille.

– À Rome ! » a-t-il répondu. Évidemment, la fille duprofesseur Stangerson ne le suivra maintenant que là etRouletabille croit que c’est cette idée que le pape pourra arrangerson affaire qui a mis ce voyage dans la cervelle de ce pauvre M.Darzac. Pauvre, pauvre M. Darzac ! Non, vraiment, il ne fautpas en sourire. Nous ne le quittons pas des yeux jusqu’à la portede la Tour Carrée. Il est certain « qu’il n’en peut plus » !Sa taille s’est encore voûtée. Il a les mains dans les poches. Il al’air dégoûté de tout ! de tout ! Oui, il a l’air dégoûtéde tout, avec ses mains dans ses poches ! Mais, patience, ilsortira ses mains de ses poches et l’on ne sourira pastoujours ! Et, je puis l’avouer tout de suite, moi qui aisouri… Eh bien, M. Darzac m’a procuré, grâce à l’aide géniale deRouletabille, le frisson d’épouvante le plus affreux qui puissesecouer des moelles humaines, en vérité ! Alors ! Alors,qu’est-ce qui l’aurait cru ?…

M. Darzac s’en fut tout droit à la Tour Carrée, où il trouvanaturellement Bernier qui lui ouvrit son appartement. Comme Bernierétait sorti devant la porte de l’appartement, qu’il avait la clefdans sa poche et que, dans l’appartement, il fut établi par lasuite qu’aucun barreau n’avait été scié, nous établissons quelorsque M. Darzac entre dans sa chambre, il n’y a personne dansl’appartement. Et c’est la vérité.

Évidemment tout cela a été bien précisé après, par chacun denous ; mais si je vous en parle avant, c’est que je suis déjàhanté par « l’inexplicable » qui se prépare dans l’ombre et qui estprêt à éclater.

À ce moment, il est cinq heures.

 

4° La soirée depuis cinq heures jusqu’à la minute où seproduisit l’attaque de la Tour Carrée.

 

Rouletabille et moi restâmes une heure environ à bavarder,autrement dit, à continuer à nous « monter la tête », sur leterre-plein de cette tour B’’. Tout à coup, Rouletabille me donnaun petit coup sec sur l’épaule et fit : « Mais, j’y pense !… »et il s’en fut dans la Tour Carrée où je le suivis. J’étais à centlieues de deviner à quoi il pensait. Il pensait au sac de pommes deterre de la mère Bernier qu’il vida entièrement sur le plancher deleur chambre pour la plus grande stupéfaction de la bonnefemme ; puis, content de ce geste qui répondait évidemment àune préoccupation de son esprit, il revint avec moi dans la Cour duTéméraire, cependant que, derrière nous, le père Bernier riaitencore des pommes de terre répandues.

Mme Darzac se montra un instant à la fenêtre de la chambreoccupée par son père, au premier étage de la Louve.

La chaleur était devenue insupportable. Nous étions menacés d’unviolent orage et nous aurions voulu qu’il éclatât tout desuite…

Ah ! l’orage nous soulagerait beaucoup… La mer a latranquillité lourde et épaisse d’une nappe oléagineuse. Ah !la mer est pesante, et l’air est pesant, et nos poitrines sontpesantes. Il n’y a de léger sur la terre et dans les cieux que levieux Bob qui est réapparu sur le bord de la Barma Grande et quis’agite encore. On dirait qu’il danse. Non, il fait un discours. Àqui ? Nous nous penchons sur le parapet pour voir. Il y aévidemment quelqu’un sur la grève à qui le vieux Bob tient despropos préhistoriques. Mais des feuilles de palmier nous cachentl’auditoire du vieux Bob. Enfin, l’auditoire remue ets’avance ; il s’approche du professeur noir, comme l’appelleRouletabille. Cet auditoire est composé de deux personnes : Mrs.Edith… c’est bien elle, avec ses grâces languissantes, sa façon des’appuyer sur le bras de son mari… Au bras de son mari ! Maiscelui-ci n’est point son mari !… Quel est donc cet homme, cejeune homme, au bras de qui Mrs. Edith s’appuie avec tant de grâceslanguissantes ?

Rouletabille se retourne, cherchant autour de nous quelqu’unpour nous renseigner : Mattoni ou Bernier. Justement Bernier estsur le seuil de la porte de la Tour Carrée. Rouletabille lui faitsigne. Bernier nous rejoint et son œil suit la direction indiquéepar l’index de Rouletabille.

« Qui est avec Mrs. Edith ? demande le reporter.Savez-vous ?…

– Ce jeune homme ? répond sans hésiter Bernier, c’est leprince Galitch. »

Rouletabille et moi, nous nous regardons. Il est vrai que nousn’avions jamais encore vu marcher de loin le prince Galitch ;mais vraiment je ne me serais pas imaginé cette démarche… Et puis,il ne me semblait pas si grand… Rouletabille me comprend, hausseles épaules…

« C’est bien, dit-il à Bernier… Merci… »

Et nous continuons de regarder Mrs. Edith et son prince.

« Je ne puis dire qu’une chose, fait Bernier avant de nousquitter, c’est que c’est un prince qui ne me revient pas. Il esttrop doux. Il est trop blond, il a des yeux trop bleus. On ditqu’il est russe. ça va, ça vient, ça quitte le pays sans diregare ! L’avant-dernière fois qu’il était invité ici àdéjeuner, madame et monsieur l’attendaient et n’osaient commencersans lui. Eh bien, on a reçu une dépêche priant de l’excuser parcequ’il avait manqué le train. La dépêche était datée de Moscou…»

Et Bernier, ricanant drôlement, retourne sur le seuil de satour.

Nos yeux fixent toujours la grève. Mrs. Edith et le princecontinuent leur promenade vers la grotte de Roméo etJuliette ; le vieux Bob cesse soudain de gesticuler, descendde la Barma Grande, s’en vient vers le château, y entre, traversela baille, et nous voyons très bien (du haut du terre-plein de latour B’’) qu’il a fini de rire. Le vieux Bob est devenu latristesse même. Il est silencieux. Il passe maintenant sous lapoterne. Nous l’appelons ; il ne nous entend pas. Il portedevant lui à bras tendus son plus vieux crâne et tout à coup, voilàqu’il devient furieux. Il adresse les pires injures au plus vieuxcrâne de l’humanité. Il descend dans la Tour Ronde et nous avonsentendu quelque temps encore les éclats de sa colère jusqu’au fondde la batterie basse. Des coups sourds y retentissaient. On eût ditqu’il se battait contre les murs.

Six heures, à ce moment, sonnaient à la vieille horloge duChâteau Neuf. Et, presque en même temps, un roulement de tonnerrese fit entendre sur la mer lointaine. Et la ligne de l’horizondevint toute noire.

Alors, un garçon d’écurie, Walter, une brave brute, incapabled’une idée, mais qui avait montré depuis des années un dévouementde bête à son maître, qui était le vieux Bob, passa sous la poternedu jardinier, entra dans la Cour de Charles le Téméraire et vint ànous. Il me tendit une lettre, il en donna une également àRouletabille et continua son chemin vers la Tour Carrée.

Sur ce, Rouletabille lui demanda ce qu’il allait faire à la TourCarrée. Il répondit qu’il allait porter au père Bernier le courrierde M. et Mme Darzac ; tout ceci en anglais, car Walter neconnaît que cette langue ; mais nous, nous la parlonssuffisamment pour la comprendre. Walter était chargé de distribuerle courrier depuis que le père Jacques n’avait plus le droit des’éloigner de sa loge. Rouletabille lui prit le courrier des mainset lui dit qu’il allait faire lui-même la commission.

Quelques gouttes d’eau commençaient alors à tomber.

Nous nous dirigeâmes vers la porte de M. Darzac. Dans lecorridor, à cheval sur une chaise, le père Bernier fumait sapipe.

« M. Darzac est toujours là ? demanda Rouletabille.

– Il n’a pas bougé », répondit Bernier.

Nous frappons. Nous entendons les verrous que l’on tire del’intérieur (ces verrous doivent toujours être poussés dès que lapersonne est entrée. Règlement Rouletabille).

M. Darzac est en train de ranger sa correspondance quand nouspénétrons chez lui. Pour écrire, il s’asseyait devant la petitetable-guéridon, juste en face de la porte R et faisait face à cetteporte.

Mais suivez bien tous nos gestes. Rouletabille grogne de ce quela lettre qu’il lit confirme le télégramme qu’il a reçu le matin etle presse de revenir à Paris : son journal veut absolumentl’envoyer en Russie.

M. Darzac lit avec indifférence les deux ou trois lettres quenous venons lui remettre et les met dans sa poche. Moi, je tends àRouletabille la missive que je viens de recevoir ; elle est demon ami de Paris qui, après m’avoir donné quelques détails sansimportance sur le départ de Brignolles, m’apprend que leditBrignolles se fait adresser son courrier à Sospel, à l’hôtel desAlpes. Ceci est extrêmement intéressant et M. Darzac etRouletabille se réjouissent du renseignement. Nous convenonsd’aller à Sospel le plus tôt qu’il nous sera possible, et noussortons de l’appartement Darzac. La porte de la chambre de MmeDarzac n’était pas fermée. Voilà ce que j’observai en sortant. J’aidit, du reste, que Mme Darzac n’était point chez elle. Aussitôt quenous fûmes sortis, le père Bernier referma à clef la porte del’appartement, aussitôt… aussitôt… je l’ai vu, vu, vu… aussitôt etil mit la clef dans sa poche, dans la petite poche d’en haut de sonveston. Ah ! je le vois encore mettre la clef dans sa petitepoche d’en haut de son veston, je le jure !… et il en aboutonné le bouton.

Puis nous sortons de la Tour Carrée, tous les trois, laissant lepère Bernier dans son corridor, comme un bon chien de garde qu’ilest et qu’il n’a jamais cessé d’être jusqu’au dernier jour. Cen’est pas parce qu’on a un peu braconné qu’on ne saurait être unbon chien de garde. Au contraire, ces chiens-là, ça braconnetoujours. Et je le dis hautement, dans tout ce qui va suivre, lepère Bernier a toujours fait son devoir et n’a jamais dit que lavérité. Sa femme aussi, la mère Bernier, était une excellenteconcierge, intelligente, et avec ça pas bavarde. Aujourd’huiqu’elle est veuve, je l’ai à mon service. Elle sera heureuse delire ici le cas que je fais d’elle et aussi l’hommage rendu à sonmari. Ils l’ont mérité tous les deux.

Il était environ six heures et demie, quand, au sortir de laTour Carrée, nous allâmes rendre visite au vieux Bob dans sa TourRonde, Rouletabille, M. Darzac et moi. Aussitôt entré dans labatterie basse, M. Darzac poussa un cri en voyant l’état danslequel on avait mis un lavis auquel il travaillait depuis la veillepour essayer de se distraire, et qui représentait le plan à unegrande échelle du château fort d’Hercule tel qu’il existait au XVesiècle, d’après des documents que nous avait montrés Arthur Rance.Ce lavis était tout à fait gâché et la peinture en avait été toutebarbouillée. Il tenta en vain de demander des explications au vieuxBob, qui était agenouillé auprès d’une caisse contenant unsquelette, et si préoccupé par une omoplate qu’il ne lui réponditmême pas.

J’ouvre ici une petite parenthèse pour demander pardon aulecteur de la précision méticuleuse avec laquelle, depuis quelquespages, je reproduis nos faits et gestes ; mais je dois diretout de suite que les événements les plus futiles ont uneimportance en réalité considérable, car chaque pas que nousfaisons, en ce moment, nous le faisons en plein drame, sans nous endouter, hélas !

Comme le vieux Bob était d’une humeur de dogue, nous lequittâmes, du moins Rouletabille et moi. M. Darzac resta en face deson lavis gâché, et pensant sans doute à tout autre chose.

En sortant de la Tour Ronde, Rouletabille et moi levâmes lesyeux au ciel qui se couvrait de gros nuages noirs. La tempête étaitproche. En attendant, la pluie ne tombait déjà plus et nousétouffions.

« Je vais me jeter sur mon lit, déclarai-je… Je n’en puis plus…Il fait peut-être frais là-haut, toutes fenêtres ouvertes… »

Rouletabille me suivit dans le Château Neuf. Soudain, comme nousétions arrivés sur le premier palier du vaste escalier branlant, ilm’arrêta :

« Oh ! oh ! fit-il à voix basse, elle est là…

– Qui ?

– La Dame en noir !… Vous ne sentez pas que tout l’escalieren est embaumé ? »

Et il se dissimula derrière une porte en me priant de continuermon chemin sans plus m’occuper de lui ; ce que je fis.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en poussant la porte de machambre, de me trouver face à face avec Mathilde !…

Elle poussa un léger cri et disparut dans l’ombre, s’envolantcomme un oiseau surpris. Je courus à l’escalier et me penchai surla rampe. Elle glissait le long des marches comme un fantôme. Ellefut bientôt au rez-de-chaussée et je vis au-dessous de moiRouletabille qui, penché sur la rampe du premier palier, regardait,lui aussi.

Et il remonta jusqu’à moi.

« Hein ! fit-il, qu’est-ce que je vous avais dit !… Lamalheureuse ! »

Il paraissait à nouveau très agité.

« J’ai demandé huit jours à M. Darzac… Il faut que tout soitfini dans vingt-quatre heures ou je n’aurai plus la force derien !… »

Et il s’affala tout à coup sur une chaise.

« J’étouffe !… gémit-il, j’étouffe ! » Et il arrachasa cravate. « De l’eau ! » J’allais lui chercher une carafe,mais il m’arrêta : « Non !… c’est l’eau du ciel qu’il mefaut ! » Et il montra le poing au ciel noir qui ne crevaittoujours point.

Dix minutes, il resta assis sur cette chaise, à penser. Ce quim’étonnait, c’est qu’il ne me posait aucune question sur ce que laDame en noir était venue faire chez moi. J’aurais été bienembarrassé de lui répondre. Enfin, il se leva :

« Où allez-vous ?

– Prendre la garde à la poterne. »

Il ne voulut même point venir dîner et demanda qu’on luiapportât là sa soupe, comme à un soldat. Le dîner fut servi à huitheures et demie à la Louve. Robert Darzac, qui venait de quitter levieux Bob, déclara que celui-ci ne voulait pas dîner. Mrs. Edith,craignant qu’il ne fût souffrant, s’en fut tout de suite à la TourRonde. Elle ne voulut point que Mr Arthur Rance l’accompagnât. Elleparaissait en fort mauvais termes avec son mari. La Dame en noirarriva sur ces entrefaites avec le professeur Stangerson. Mathildeme regarda douloureusement, avec un air de reproche qui me troublaprofondément. Ses yeux ne me quittaient point. Personne ne mangea.Arthur Rance ne cessait de regarder la Dame en noir. Toutes lesfenêtres étaient ouvertes. On suffoquait. Un éclair et un violentcoup de tonnerre se succédèrent rapidement et, tout à coup, ce futle déluge. Un soupir de soulagement détendit nos poitrinesoppressées. Mrs. Edith revenait juste à temps pour n’être pointnoyée par la pluie furieuse qui semblait devoir engloutir lapresqu’île.

Elle raconta avec animation qu’elle avait trouvé le vieux Bob ledos courbé devant son bureau, et la tête dans les mains. Il n’avaitpoint répondu à ses questions. Elle l’avait secoué amicalement,mais il avait fait l’ours. Alors, comme il tenait obstinément sesmains sur ses oreilles, elle l’avait piqué, avec une petite épingleà tête de rubis, dont elle retenait à l’ordinaire les plis du fichuléger qu’elle jetait le soir sur ses épaules. Il avait grogné, luiavait attrapé la petite épingle à tête de rubis et l’avait jetée enrageant sur son bureau. Et puis, il lui avait enfin parlébrutalement, comme il ne l’avait encore jamais fait : « Vous,madame ma nièce, laissez-moi tranquille. » Mrs. Edith en avait étési peinée qu’elle était sortie sans ajouter un mot, se promettantde ne plus remettre, ce soir-là, les pieds à la Tour Ronde. Ensortant de la Tour Ronde, Mrs. Edith avait tourné la tête pour voirune fois encore son vieil oncle et elle avait été stupéfaite de cequ’il lui avait été donné d’apercevoir. Le plus vieux crâne del’humanité était sur le bureau de l’oncle sens dessus dessous, lamâchoire en l’air toute barbouillée de sang, et le vieux Bob, quis’était toujours conduit d’une façon correcte avec lui, le vieuxBob crachait dans son crâne ! Elle s’était enfuie, un peueffrayée.

Là-dessus, Robert Darzac rassura Mrs. Edith en lui disant que cequ’elle avait pris pour du sang était de la peinture. Le crâne duvieux Bob était badigeonné de la peinture de Robert Darzac.

Je quittai le premier la table pour courir à Rouletabille, etaussi pour échapper au regard de Mathilde. Qu’est-ce que la Dame ennoir était venue faire dans ma chambre ? Je devais bientôt lesavoir.

Quand je sortis, la foudre était sur nos têtes et la pluieredoublait de force. Je ne fis qu’un bond jusqu’à la poterne. Pasde Rouletabille ! Je le trouvai sur la terrasse B’’,surveillant l’entrée de la Tour Carrée et recevant tout l’orage surle dos.

Je le secouai pour l’entraîner sous la poterne.

« Laisse donc, me disait-il… Laisse donc ! C’est ledéluge ! Ah ! comme c’est bon ! comme c’estbon ! Toute cette colère du ciel ! Tu n’as donc pas enviede hurler avec le tonnerre, toi ! Eh bien, moi, je hurle,écoute ! Je hurle !… Je hurle !… Heu !heu ! heu !… Plus fort que le tonnerre !…Tiens ! on ne l’entend plus !… »

Et il poussa dans la nuit retentissante, au-dessus des flotssoulevés, des clameurs de sauvage. Je crus, cette fois, qu’il étaitdevenu vraiment fou. Hélas ! Le malheureux enfant exhalait encris indistincts l’atroce douleur qui le brûlait, dont il essayaiten vain d’étouffer la flamme dans sa poitrine héroïque : la douleurdu fils de Larsan !

Et tout à coup je me retournai, car une main venait de me saisirle poignet et une forme noire s’accrochait à moi dans la tempête:

« Où est-il ?… Où est-il ? »

C’était Mme Darzac qui cherchait, elle aussi, Rouletabille. Unnouvel éclat de la foudre nous enveloppa. Rouletabille, dans unaffreux délire, hurlait au tonnerre à se déchirer la gorge. Ellel’entendit. Elle le vit. Nous étions couverts d’eau, trempés par lapluie du ciel et par l’écume de la mer. La jupe de Mme Darzacclaquait dans la nuit comme un drapeau noir et m’enveloppait lesjambes. Je soutins la malheureuse, car je la sentais défaillir, et,alors, il arriva ceci que, dans ce vaste déchaînement des éléments,au cours de cette tempête, sous cette douche terrible, au sein dela mer rugissante, je sentis tout à coup son parfum, le doux etpénétrant et si mélancolique parfum de la Dame en noir !…Ah ! je comprends ! Je comprends comment Rouletabille,s’en est souvenu par-delà les années… Oui, oui, c’est une odeurpleine de mélancolie, un parfum pour tristesse intime… Quelquechose comme le parfum isolé et discret et tout à fait personneld’une plante abandonnée, qui eût été condamnée à fleurir pour elletoute seule, toute seule… Enfin ! C’est un parfum qui m’adonné de ces idées-là et que j’ai essayé d’analyser comme ça, plustard… parce que Rouletabille m’en parlait toujours… Mais c’était unbien doux et bien tyrannique parfum qui m’a comme enivré tout d’uncoup, là, au milieu de cette bataille des eaux et du vent et de lafoudre, tout d’un coup, quand je l’ai eu saisi. parfumextraordinaire ! Ah ! extraordinaire, car j’avais passévingt fois auprès de la Dame en noir sans découvrir ce que ceparfum avait d’extraordinaire, et il m’apparaissait dans un momentoù les plus persistants parfums de la terre – et même tous ceux quifont mal à la tête – sont balayés comme une haleine de rose par levent de mer. Je comprends que lorsqu’on l’avait, je ne dis passenti, mais saisi (car enfin tant pis si je me vante, mais je suispersuadé que tout le monde ne pourrait à son gré comprendre leparfum de la Dame en noir, et il fallait certainement pour celaêtre très intelligent, et il est probable que, ce soir-là, jel’étais plus que les autres soirs, bien que, ce soir-là, je nedusse rien comprendre à ce qui se passait autour de moi). Oui,quand on avait saisi une fois cette mélancolique et captivante, etadorablement désespérante odeur, – eh bien, c’était pour lavie ! Et le cœur devait en être embaumé, si c’était un cœur defils comme celui de Rouletabille ; ou embrasé, si c’était uncœur d’amant, comme celui de M. Darzac ; ou empoisonné, sic’était un cœur de bandit, comme celui de Larsan… Non ! non,on ne devait plus pouvoir s’en passer jamais ! Et, maintenant,je comprends Rouletabille et Darzac et Larsan et tous les malheursde la fille du professeur Stangerson !…

Donc, dans la tempête, s’accrochant à mon bras, la Dame en noirappelait Rouletabille et une fois encore Rouletabille nous échappa,bondit, se sauva à travers la nuit en criant : « Le parfum de laDame en noir ! Le parfum de la Dame en noir !… »

La malheureuse sanglotait. Elle m’entraîna vers la tour. Ellefrappa de son poing désespéré à la porte que Bernier nous ouvrit,et elle ne s’arrêtait point de pleurer. Je lui disais des chosesbanales, la suppliant de se calmer, et cependant j’aurais donné mafortune pour trouver des mots qui, sans trahir personne, luieussent peut-être fait comprendre quelle part je prenais au dramequi se jouait entre la mère et l’enfant.

Brusquement elle me fit entrer à droite, dans le salon quiprécédait la chambre du vieux Bob, sans doute parce que la porte enétait ouverte. Là, nous allions être aussi seuls que si ellem’avait fait entrer chez elle, car nous savions que le vieux Bobtravaillait tard dans la Tour du Téméraire.

Mon Dieu ! Dans cette soirée horrible, le souvenir de cemoment que je passai en face de la Dame en noir n’est pas le moinsdouloureux. J’y fus mis à une épreuve à laquelle je ne m’attendaispoint et quand, à brûle-pourpoint, sans qu’elle prît même le tempsde nous plaindre de la façon dont nous venions d’être traités parles éléments – car je ruisselais sur le parquet comme un vieuxparapluie – elle me demanda : « Il y a longtemps, MonsieurSainclair, que vous êtes allé au Tréport ? » je fus plusébloui, étourdi, que par tous les coups de foudre de l’orage. Et jecompris que, dans le moment même que la nature entière s’apaisaitau dehors, j’allais subir, maintenant que je me croyais à l’abri,un plus dangereux assaut que celui que le flot des mers livrevainement depuis des siècles au rocher d’Hercule ! Je dusfaire mauvaise contenance et trahir tout l’émoi où me plongeaitcette phrase inattendue. D’abord, je ne répondis point ; jebalbutiai, et certainement je fus tout à fait ridicule. Voilà desannées que ces choses se sont passées. Mais j’y assiste encorecomme si j’étais mon propre spectateur. Il y a des gens qui sontmouillés et qui ne sont point ridicules. Ainsi la Dame en noiravait beau être trempée et, comme moi, sortir de l’ouragan, ehbien, elle était admirable avec ses cheveux défaits, son col nu,ses magnifiques épaules que moulait la soie légère d’un vêtement,lequel apparaissait à mes yeux extasiés comme une loque sublime,jetée par quelque héritier de Phidias sur la glaise immortelle quivient de prendre la forme de la beauté ! Je sens bien que monémotion, même après tant d’années, quand je songe à ces choses, mefait écrire des phrases qui manquent de simplicité. Je n’en diraipoint plus long sur ce sujet. Mais ceux qui ont approché la filledu professeur Stangerson me comprendront peut-être, et je ne veuxici, vis-à-vis de Rouletabille, qu’affirmer le sentiment derespectueuse consternation qui me gonfla le cœur devant cette mèredivinement belle, qui, dans le désordre harmonieux où l’avait jetéel’affreuse tempête – physique et morale – où elle se débattait,venait me supplier de trahir mon serment. Car j’avais juré àRouletabille de me taire, et voilà, hélas ! Que mon silencemême parlait plus haut que ne l’avait jamais fait aucune de mesplaidoiries.

Elle me prit les mains et me dit sur un ton que je n’oublieraide ma vie :

« Vous êtes son ami. Dites-lui donc que nous avons assezsouffert tous deux ! »

Et elle ajouta avec un gros sanglot :

« Pourquoi continue-t-il à mentir ? »

Moi, je ne répondais rien. Qu’est-ce que j’aurais répondu ?Cette femme avait été toujours si « distante », comme on ditmaintenant, vis-à-vis de tout le monde en général et de moi enparticulier. Je n’avais jamais existé pour elle… et voilà qu’aprèsm’avoir fait respirer le parfum de la Dame en noir elle pleuraitdevant moi comme une vieille amie…

Oui, comme une vieille amie… Elle me raconta tout, j’appristout, en quelques phrases pitoyables et simples comme l’amour d’unemère… tout ce que me cachait ce petit sournois de Rouletabille.Évidemment, ce jeu de cache-cache ne pouvait durer et ils s’étaientbien devinés tous les deux. Poussée par un sûr instinct, elle avaitvoulu définitivement savoir ce que c’était que ce Rouletabille quil’avait sauvée et qui avait l’âge de l’autre… et qui ressemblait àl’autre. Et une lettre était venue lui apporter à Menton même lapreuve récente que Rouletabille lui avait menti et n’avait jamaismis les pieds dans une institution de Bordeaux. Immédiatement, elleavait exigé du jeune homme une explication, mais celui-ci s’y étaitâprement dérobé. Toutefois, il s’était troublé quand elle lui avaitparlé du Tréport et du collège d’Eu et du voyage que nous avionsfait là-bas avant de venir à Menton.

« Comment l’avez-vous su ? » m’écriai-je, me trahissantaussitôt.

Elle ne triompha même point de mon innocent aveu, et ellem’apprit d’une phrase tout son stratagème. Ce n’était point lapremière fois qu’elle venait dans nos chambres quand je l’avaissurprise le soir même… Mon bagage portait encore l’étiquetterécente de la consigne eudoise.

« Pourquoi ne s’est-il point jeté dans mes bras, quand je leslui ai ouverts ? gémit-elle. Hélas ! Hélas ! s’il serefuse à être le fils de Larsan, ne consentira-t-il jamais à êtrele mien ? »

Rouletabille s’était conduit d’une façon atroce pour cette femmequi avait cru son enfant mort, qui l’avait pleuré désespérément,comme je l’appris plus tard, et qui goûtait enfin, au milieu demalheurs incomparables, à la joie mortelle de voir son filsressuscité… Ah ! le malheureux !… La veille au soir, illui avait ri au nez, quand elle lui avait crié, à bout de forces,qu’elle avait eu un fils et que ce fils c’était lui ! Il luiavait ri au nez en pleurant !… Arrangez cela comme vousvoudrez ! C’est elle qui me l’a dit et je n’aurais jamais cruRouletabille si cruel, ni si sournois, ni si mal élevé.

Certes ! il se conduisait d’une façon abominable ! Ilétait allé jusqu’à lui dire qu’il n’était sûr d’être le fils depersonne, pas même d’un voleur ! C’est alors qu’elle étaitrentrée dans la Tour Carrée et qu’elle avait désiré mourir. Maiselle n’avait pas retrouvé son fils pour le perdre sitôt et ellevivait encore ! J’étais hors de moi ! Je lui baisais lesmains. Je lui demandais pardon pour Rouletabille. Ainsi, voilà quelétait le résultat de la politique de mon ami. Sous prétexte de lamieux défendre contre Larsan, c’est lui qui la tuait ! Je nevoulus pas en savoir davantage ! J’en savais trop ! Jem’enfuis ! J’appelai Bernier qui m’ouvrit la porte ! Jesortis de la Tour Carrée, en maudissant Rouletabille ! Jecroyais le trouver dans la Cour du Téméraire, mais celle-ci étaitdéserte.

À la poterne, Mattoni venait de prendre la garde de dix heures.Il y avait une lumière dans la chambre de mon ami. J’escaladail’escalier branlant du Château Neuf. Enfin ! Voici sa porte :je l’ouvre, je l’enfonce. Rouletabille est devant moi :

« Que voulez-vous, Sainclair ? »

En quelques phrases hachées, je lui narre tout, et il connaîtmon courroux.

« Elle ne vous a pas tout dit, mon ami, réplique-t-il d’une voixglacée. Elle ne vous a pas dit qu’elle me défend de toucher à cethomme !…

– C’est vrai, m’écriai-je… je l’ai entendue !…

– Eh bien ! Qu’est-ce que vous venez me raconter,alors ? continue-t-il, brutal. Vous ne savez pas ce qu’ellem’a dit hier ?… Elle m’a ordonné de partir ! Elleaimerait mieux mourir que de me voir aux prises avec monpère ! »

Et il ricane, ricane.

« Avec mon père !… Elle le croit sans doute plus fort quemoi !… »

Il était affreux en parlant ainsi.

Mais, tout à coup, il se transforma et rayonna d’une beautéfulgurante. « Elle a peur pour moi !… eh bien, moi, j’ai peurpour elle !… Et je ne connais pas mon père… Et je ne connaispas ma mère ! »

… …  … .

À ce moment, un coup de feu déchire la nuit, suivi du cri de lamort ! Ah ! revoilà le cri, le cri de la galerieinexplicable ! Mes cheveux se dressent sur ma tête etRouletabille chancelle comme s’il venait d’être frappélui-même !…

Et puis, il bondit à la fenêtre ouverte et une clameurdésespérée emplit la forteresse : Maman ! Maman !Maman !

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