Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 4En route

Maintenant, je sais tout. Rouletabille vient de me raconter sonextraordinaire et aventureuse enfance, et je sais aussi pourquoi ilne redoute rien tant à cette heure que de voir Mme Darzac pénétrerle mystère qui les sépare. Je n’ose plus rien dire, rien conseillerà mon ami. Ah ! le malheureux pauvre gosse !… Quand ileut lu cette dépêche : « Au secours ! » il la porta à seslèvres, et puis, me broyant la main, il dit : « Si j’arrive troptard, je nous vengerai ! » Ah ! l’énergie froide etsauvage de cela ! De temps en temps, un geste trop brusquetrahit la passion de son âme, mais en général il est calme. Commeil est calme maintenant, affreusement !… Quelle résolutiona-t-il donc prise dans le silence du parloir, alors qu’il se tenaitimmobile et les yeux clos dans le coin où s’asseyait la Dame ennoir ?…

… Pendant que nous roulons vers Lyon et que Rouletabillerêve, étendu, tout habillé, sur sa couchette, je vous dirai donccomment et pourquoi l’enfant s’était échappé du collège d’Eu, et cequ’il en advint.

Rouletabille s’était enfui du collège comme un voleur ! Iln’est point besoin de chercher d’autre expression, puisqu’il étaitbien accusé de vol ! Voici toute l’affaire : étant âgé de neufans, – il était déjà d’une intelligence extraordinairement précoceet porté à la résolution des problèmes les plus bizarres, les plusdifficiles. D’une force de logique surprenante, quasi incomparableà cause de sa simplicité et de l’unité sommaire de sonraisonnement, il étonnait son professeur de mathématiques par sonmode philosophique de travail. Il n’avait jamais pu apprendre satable de multiplication et comptait sur ses doigts. Il faisaitfaire ordinairement ses opérations par ses camarades, comme ondonne une vulgaire besogne à accomplir à un domestique… Mais,auparavant, il leur avait indiqué la marche du problème. Ignorantencore les principes de l’algèbre classique, il avait inventé pourson usage personnel une algèbre, faite de signes bizarres rappelantl’écriture cunéiforme, à l’aide de laquelle il marquait toutes lesétapes de son raisonnement mathématique, et il était arrivé ainsi àinscrire des formules générales qu’il était le seul à comprendre.Son professeur le comparait avec orgueil à Pascal trouvant toutseul, en géométrie, les premières propositions d’Euclide. Ilappliquait à la vie quotidienne cette admirable faculté deraisonner. Et cela, matériellement et moralement, c’est-à-dire, parexemple, qu’un acte ayant été commis, farce d’écolier, scandale,dénonciation ou rapportage, par un inconnu parmi dix personnagesqu’il connaissait, il dégageait presque fatalement cet inconnud’après les données morales qu’on lui avait fournies ou que sesobservations personnelles lui avaient procurées. Ceci pour lemoral ; et pour le matériel, rien ne lui semblait plus simpleque de retrouver un objet caché ou perdu… ou dérobé… C’est làsurtout qu’il déployait une invention merveilleuse, comme si lanature, dans son incroyable équilibre, après avoir créé un père quiétait le mauvais génie du vol, avait voulu en faire naître un filsqui eût été le bon génie des volés.

Cette étrange aptitude, après lui avoir valu, en plusieurscirconstances amusantes, à propos d’objets chipés, quelques succèsd’estime dans le personnel du collège, devait un jour lui êtrefatale. Il découvrit d’une façon si anormale une petite sommed’argent qui avait été volée au surveillant général, que nul nevoulut croire que cette découverte était uniquement due à sonintelligence et à sa perspicacité. Cette hypothèse parut à tous, detoute évidence, impossible ; et il finit bientôt, grâce à unemalheureuse coïncidence d’heure et de lieu, par passer pour levoleur. On voulut lui faire avouer sa faute ; il s’en défenditavec une énergie indignée qui lui valut une punition sévère ;le principal fit une enquête où Joseph Joséphin fut desservi, avecla lâcheté coutumière aux enfants, par ses petits camarades.Certains se plaignaient qu’on leur dérobait depuis quelque tempsdes livres, des objets scolaires, et accusèrent formellement celuiqu’ils voyaient déjà accablé. Le fait qu’on ne lui connaissaitpoint de parents et qu’on ignorait « d’où il venait » lui fut, plusque jamais, dans ce petit monde, reproché comme un crime. Quand ilsparlèrent de lui, ils dirent : « le voleur ». Il se battit et ileut le dessous, car il n’était point très fort. Il était désespéré.Il eût voulu mourir. Le principal, qui était le meilleur deshommes, persuadé malheureusement qu’il avait affaire à une petitenature vicieuse sur laquelle il fallait produire une impressionprofonde, en lui faisant comprendre toute l’horreur de son acte,imagina de lui dire que, s’il n’avouait point le vol, il ne leconserverait point plus longtemps, et qu’il était décidé, du reste,à écrire le jour même à la personne qui s’intéressait à lui, à MmeDarbel – c’était le nom qu’elle avait donné – pour qu’elle vînt lechercher. L’enfant ne répondit point et se laissa reconduire dansla petite chambre où il avait été confiné. Le lendemain, on l’ychercha en vain. Il s’était enfui. Il avait réfléchi que leprincipal à qui il avait été confié depuis les plus tendres annéesde son enfance – si bien qu’il ne se rappelait guère d’une façon unpeu précise d’autre cadre à sa petite vie que celui du collège –s’était toujours montré bon pour lui et qu’il ne le traitait de lasorte que parce qu’il croyait à sa culpabilité. Il n’y avait doncpoint de raison pour que la Dame en noir ne crût point, elle aussi,qu’il avait volé. Passer pour un voleur auprès de la Dame en noir,plutôt la mort ! Et il s’était sauvé, en sautant, la nuit,par-dessus le mur du jardin. Il avait couru tout de suite au canaldans lequel, en sanglotant, après une pensée suprême donnée à laDame en noir, il s’était jeté. Heureusement, dans son désespoir, lepauvre enfant avait oublié qu’il savait nager.

Si j’ai rapporté assez longuement cet incident de l’enfance deRouletabille, c’est que je suis sûr que, dans sa situationactuelle, on en comprendra toute l’importance. Alors qu’il ignoraitqu’il était le fils de Larsan, Rouletabille ne pouvait déjà songerà ce triste épisode sans être déchiré par l’idée que la Dame ennoir avait pu croire, en effet, qu’il était un voleur, mais depuisqu’il s’imaginait avoir la certitude – imagination trop fondée,hélas ! – du lien naturel et légal qui l’unissait à Larsan,quelle douleur, quelle peine infinie devait être la sienne !Sa mère, en apprenant l’événement, avait dû penser que lescriminels instincts du père revivraient dans le fils et peut-être…– et peut-être – idée plus cruelle que la mort elle-même,s’était-elle réjouie de sa mort !

Car il passa pour mort. On retrouva toutes les traces de safuite jusqu’au canal, et on repêcha son béret. En réalité, commentvécut-il ? De la façon la plus singulière. Au sortir de sonbain et, bien décidé à fuir le pays, ce gamin, que l’on recherchaitpartout, dans le canal et hors du canal, imagina une façon bienoriginale de traverser toute la contrée sans être inquiété.Cependant, il n’avait pas lu La Lettre volée. Son génie le servit.Il raisonna, comme toujours. Il connaissait, pour les avoir entendusouvent raconter, ces histoires de gamins, petits diables etmauvaises têtes, qui se sauvaient de chez leurs parents pour courirles aventures, se cachant le jour dans les champs et dans les bois,marchant la nuit, et vite retrouvés d’ailleurs par les gendarmes ouforcés de revenir au logis parce qu’ils manquaient bientôt de toutet qu’ils n’osaient demander à manger au long de la route qu’ilssuivaient et qui était trop surveillée. Notre petit Rouletabille,lui, dormit, comme tout le monde, la nuit, et marcha au grand joursans se cacher de personne. Seulement, après avoir fait sécher sesvêtements – on commençait à entrer heureusement dans la bonnesaison et il n’eut point à souffrir du froid – il les mit enpièces. Il en fit des loques dont il se couvrit et, ostensiblement,il mendia, sale et déguenillé, il tendait la main, affirmant auxpassants que, s’il ne rapportait point des sous, ses parents lebattraient. Et on le prenait pour quelque enfant de bohémiens dontil se trouvait toujours quelque voiture dans les environs. Bientôtce fut l’époque des fraises des bois. Il en cueillit et en venditdans de petits paniers de feuillages. Et il m’avoua que, s’iln’avait pas été travaillé par l’affreuse pensée que la Dame en noirpouvait croire qu’il était un voleur, il aurait conservé de cettepériode de sa vie le plus heureux souvenir. Son astuce et sonnaturel courage le servirent pendant toute cette expédition quidura des mois. Où allait-il ? à Marseille ! C’était sonidée.

Il avait vu, dans un livre de géographie, des vues du midi, etjamais il n’avait regardé ces gravures sans pousser un soupir ensongeant qu’il ne connaîtrait peut-être jamais ce pays enchanté. Àforce de vivre comme un bohémien, il fit la connaissance d’unepetite caravane de romanichels qui suivait la même route que lui etqui se rendait aux Saintes-Maries-de-la-Mer – dans la Crau – pourélire leur roi. Il rendit à ces gens quelques services, sut leurplaire, et ceux-ci, qui n’ont point coutume de demander auxpassants leurs papiers, ne voulurent point en savoir davantage. Ilspensèrent que, victime de mauvais traitements, l’enfant s’étaitenfui de quelque baraque de saltimbanques et ils le gardèrent aveceux. Ainsi parvint-il dans le midi. Aux environs d’Arles, il lesquitta et arriva enfin à Marseille. Là, ce fut le paradis… unéternel été et… le port ! Le port était d’une ressourceinépuisable pour les petits vauriens de la ville. Ce fut un trésorpour Rouletabille. Il y puisa, comme il lui plaisait, au fur et àmesure de ses besoins, qui n’étaient point grands. Par exemple, ilse fit « pêcheur d’oranges ». C’est dans le moment qu’il exerçaitcette lucrative profession qu’il fit connaissance, un beau matin,sur les quais, d’un journaliste de Paris, M. Gaston Leroux, etcette rencontre devait avoir par la suite une telle influence surla destinée de Rouletabille que je ne crois point superflu dedonner ici l’article où le rédacteur du Matin a rapporté cettemémorable entrevue :

 

Le petit pêcheur d’oranges

 

Comme le soleil, perçant enfin un ciel de nuées, frappait de sesrayons obliques la robe d’or de Notre-Dame-de-la-Garde, jedescendis vers les quais. Les grandes dalles en étaient humidesencore, et, sous nos pas, nous renvoyaient notre image. Le peupledes matelots, des débardeurs et des portefaix, s’agitait autour despoutres venues des forêts du nord, actionnait les poulies et tiraitsur les câbles. Le vent âpre du large, se glissant sournoisemententre la tour Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas, étalait sa rudecaresse sur les eaux frissonnantes du vieux port. Flanc à flanc,hanche à hanche, les petites barques se tendaient les bras oùs’enroulait la voile latine, et dansaient en cadence. À côtéd’elles, fatiguées des roulis lointains, lasses d’avoir tanguépendant des jours et des nuits sur des mers inconnues, les lourdescarènes reposaient pesamment, étirant vers les cieux en loquesleurs grands mâts immobiles. Mon regard, à travers la forêtaérienne des vergues et des hunes, alla jusqu’à la tour qui attestequ’il y a vingt-cinq siècles des enfants de l’antique Phocéejetèrent l’ancre sur cette côte heureuse, et qu’ils venaient desroutes liquides d’Ionie. Puis mon attention retourna à la dalle desquais, et j’aperçus le petit pêcheur d’oranges.

Il était debout, cambré dans les lambeaux d’une jaquette qui luibattait les talons, nu-tête et pieds nus, la chevelure blonde etles yeux noirs ; et je crois bien qu’il avait neuf ans. Unecorde passée en bretelle sur l’épaule soutenait à son côté un sacde toile. Son poing gauche était campé à la taille, et de la maindroite il s’appuyait à un bâton, long trois fois comme lui, qui seterminait tout là-haut par une petite rondelle de liège. L’enfantétait immobile et contemplatif. Alors je lui demandai ce qu’ilfaisait là. Il me répondit qu’il était pêcheur d’oranges.

Il paraissait très fier d’être pêcheur d’oranges et négligea deme demander des sous comme font les petits vauriens sur les ports.Je lui parlai encore ; mais cette fois il garda le silence,car il considérait attentivement l’eau. Nous étions entre la finetaille du Fides, venu de Castellamare, et le beaupré d’untrois-mâts-goélette venu de Gênes. Plus loin, deux tartanesarrivées le matin des Baléares arrondissaient leurs ventres, et jevis que ces ventres étaient pleins d’oranges, car ils en perdaientde toutes parts. Les oranges nageaient sur les eaux ; la houlelégère les portait vers nous à petites vagues. Mon pêcheur sautadans un canot, courut à la proue, et, armé de son bâton couronné deliège, attendit. Puis il pêcha. Le liège de son bâton amena uneorange, deux, trois, quatre. Elles disparurent dans le sac. Il enpêcha une cinquième, sauta sur le quai et ouvrit la pomme d’or. Ilplongea son petit museau dans la pelure entrouverte et dévora.

« Bon appétit ! lui fis-je.

– Monsieur, me répondit-il, tout barbouillé de jus vermeil, moi,je n’aime que les fruits.

– Ça tombe bien, répliquai-je ; mais quand il n’y a pasd’oranges ?

– Je travaille au charbon. »

Et sa menotte, s’étant engouffrée dans le sac, en sortit avec unénorme morceau de charbon.

Le jus de l’orange avait coulé sur la guenille de sa jaquette.Cette guenille avait une poche. Le petit sortit de la poche unmouchoir inénarrable et, soigneusement, essuya sa guenille. Puis ilremit avec orgueil son mouchoir dans sa poche.

« Qu’est-ce que fait ton père ? demandai-je.

– Il est pauvre.

– Oui, mais qu’est-ce qu’il fait ? »

Le pêcheur d’oranges eut un mouvement d’épaules.

« Il ne fait rien, puisqu’il est pauvre ! »

Mon questionnaire sur sa généalogie n’avait point l’air de luiplaire.

Il fila le long du quai et je le suivis ; nous arrivâmesainsi au « gardiennage », petit carré de mer où l’on tient en gardeles petits yachts de plaisance, les petits bateaux bien propresd’acajou ciré, les petits navires d’une toilette irréprochable. Mongamin les considérait d’un œil connaisseur et prenait à cetteinspection un vif plaisir. Une embarcation jolie, toute sa voiledehors – elle n’en avait qu’une – accosta. Cette voile étaitimmaculée, gonflait son albe triangle, éclatant dans le radieuxsoleil.

« Voilà du beau linge ! » fit mon bonhomme.

Là-dessus, il marcha dans une flaque, et sa jaquette, quidécidément le préoccupait au-dessus de toutes choses, en fut toutéclaboussée. Quel désastre ! Il en aurait pleuré. Vite, ilsortit son mouchoir et essuya, essuya, puis il me regarda d’un œilsuppliant et me dit :

« Monsieur ! je ne suis pas sale par derrière ?… » Jelui en donnai ma parole d’honneur. Alors, confiant, il remit encoreune fois son mouchoir dans sa poche. À quelques pas de là, sur letrottoir qui longe les vieilles maisons jaunes ou rouges ou bleues,les maisons dont les fenêtres étalent la lessive des chiffonsmulticolores, il y avait, derrière des tables, des marchandes demoules. Les petites tables étalaient les moules, un couteaurouillé, un flacon de vinaigre.

Comme nous arrivions devant les marchandes et que les moulesétaient fraîches et tentantes, je dis au pêcheur d’oranges :

« Si tu n’aimais pas que les fruits, je pourrais t’offrir unedouzaine de moules. »

Ses yeux noirs brillaient de désir et nous nous mîmes, tousdeux, à manger des moules. La marchande nous les ouvrait et nousdégustions. Elle voulut nous servir du vinaigre, mais mon compagnonl’arrêta d’un geste impérieux. Il ouvrit son sac, tâtonna, etsortit triomphalement un citron. Le citron, ayant voisiné avec lemorceau de charbon, était passé au noir. Mais son propriétairereprit son mouchoir et essuya. Puis il coupa le fruit et m’enoffrit la moitié, mais j’aime les moules pour elles-mêmes et je leremerciai.

Après déjeuner, nous revînmes sur le quai. Le pêcheur d’orangesme demanda une cigarette qu’il alluma avec une allumette qu’ilavait dans une autre poche de sa jaquette.

Alors, la cigarette aux lèvres, lançant vers le ciel desbouffées comme un homme, le bambin se campa sur une dalle au-dessusde l’eau, et, le regard fixé tout là-haut surNotre-Dame-de-la-Garde, il se mit dans la position du gamin célèbrequi fait le plus bel ornement de Bruxelles. Il ne perdait pas unpouce de sa taille, était très fier et semblait vouloir emplir leport.

GASTON LEROUX.

Le surlendemain, Joseph Joséphin retrouvait sur le port M.Gaston Leroux qui venait à lui le journal à la main. Le gamin lutl’article et le journaliste lui donna une belle pièce de cent sous.Rouletabille ne fit aucune difficulté pour l’accepter. Il trouvamême ce don fort naturel. « Je prends votre pièce, dit-il à GastonLeroux, à titre de collaborateur. » Avec ces cent sous, il s’achetaune magnifique boîte à cirer avec tous ses accessoires, et il allas’installer en face de Brégaillon. Pendant deux ans, il s’emparades pieds de tous ceux qui venaient manger en cet endroit latraditionnelle bouillabaisse. Entre deux cirages, il s’asseyait sursa boîte et lisait. Avec le sentiment de la propriété qu’il avaittrouvé au fond de sa boîte, l’ambition lui était venue. Il avaitreçu une trop bonne éducation et une trop bonne instructionprimaire pour ne point comprendre que, s’il n’achevait pas lui-mêmece que d’autres avaient si bien commencé, il se privait de lameilleure chance qui lui restait de se faire une situation dans lemonde.

Les clients finirent par s’intéresser à ce petit décrotteur quiavait toujours sur sa boîte quelques bouquins d’histoire ou demathématique et un armateur le prit si bien en amitié qu’il luidonna une place de groom dans ses bureaux.

Bientôt Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir etput faire quelques économies. À seize ans, ayant un peu d’argent enpoche, il prenait le train pour Paris. Qu’allait-il y faire ?Y chercher la Dame en noir. Pas un jour il n’avait cessé de penserà la mystérieuse visiteuse du parloir et, bien qu’elle ne lui eûtjamais dit qu’elle habitât la capitale, il était persuadé qu’aucuneautre ville du monde n’était digne de posséder une dame qui avaitun aussi joli parfum. Et puis, les petits collégiens eux-mêmes quiavaient pu apercevoir sa silhouette élégante quand elle se glissaitdans le parloir, ne disaient-ils point : « Tiens ! LaParisienne est venue aujourd’hui ! » Il eût été difficile depréciser l’idée de derrière la tête de Rouletabille, et peut-êtrebien l’ignorait-il lui-même. Son désir était-il simplement de «voir » la Dame en noir, de la regarder passer de loin comme undévot regarde passer une sainte image ? Oserait-ill’aborder ? L’affreuse histoire de vol dont l’importancen’avait fait que grandir dans l’imagination de Rouletabillen’était-elle point toujours entre eux comme une barrière qu’iln’avait pas le droit de franchir ? Peut-être bien… peut-êtrebien, mais enfin il voulait la voir, de cela seulement il étaittout à fait sûr.

Sitôt débarqué dans la capitale, il alla trouver M. GastonLeroux et s’en fit reconnaître, et puis il lui déclara que, ne sesentant aucun goût bien précis pour un métier quelconque, ce quiétait tout à fait fâcheux pour une créature ardente au travailcomme la sienne, il avait résolu de se faire journaliste et il luidemanda, tout de go, une place de reporter. Gaston Leroux tenta dele détourner d’un aussi funeste projet, mais en vain. C’est alorsque, de guerre lasse, il lui dit :

« Mon petit ami, puisque vous n’avez rien à faire, tâchez doncde trouver « le pied gauche de la rue Oberkampf ».

Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchirau pauvre Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait delui. Cependant, ayant acheté les feuilles, il lut que le journall’Époque offrait une honnête récompense à qui lui rapporterait ledébris humain qui manquait à la femme coupée en morceaux de la rueOberkampf. Le reste, nous le connaissons.

Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, j’ai raconté commentRouletabille se manifesta à cette occasion et de quelle façon aussilui fut révélée du même coup, à lui-même, sa singulière professionqui devait être toute sa vie de commencer à raisonner quand lesautres avaient fini.

J’ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l’Élysée où ilsentit passer le parfum de la Dame en noir. Il s’aperçut alorsqu’il suivait Mlle Stangerson. Qu’ajouterais-je de plus ? Desconsidérations sur les émotions qui ont assailli Rouletabille àpropos de ce parfum lors des événements du Glandier et surtoutdepuis son voyage en Amérique ! On les devine. Toutes seshésitations, toutes ses « sautes » d’humeur, qui donc maintenant neles comprendrait pas ? Les renseignements rapportés par lui deCincinnati sur l’enfant de celle qui avait été la femme de JeanRoussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner àpenser qu’il pouvait bien être cet enfant-là, pas assez cependantpour qu’il pût en être sûr ! Cependant son instinct le portaitsi victorieusement vers la fille du professeur qu’il avait toutesles peines du monde parfois à ne point se jeter à son cou, à seretenir de la presser dans ses bras et de lui crier : « Tu es mamère ! Tu es ma mère ! » Et il se sauvait, comme ils’était sauvé de la sacristie pour ne point laisser échapper en uneseconde d’attendrissement ce secret qui le brûlait depuis desannées !… Et puis, en vérité, il avait peur !… Si elleallait le rejeter !… le repousser !… l’éloigner avechorreur !… lui, le petit voleur du collège d’Eu ! Lui… lefils de Roussel-Ballmeyer !… lui l’héritier des crimes deLarsan !… S’il allait ne plus la revoir, ne plus vivre à sescôtés, ne plus la respirer, elle et son cher parfum, le parfum dela Dame en noir !… Ah ! comme il lui avait fallucombattre, à cause de cette vision effroyable, le premier mouvementqui le poussait à lui demander chaque fois qu’il la voyait : «Est-ce toi ? Est-ce toi la Dame en noir ? » Quant à elle,elle l’avait aimé tout de suite, mais à cause de sa conduite auGlandier sans doute… Si c’était vraiment elle, elle devait lecroire mort, lui !… Et si ce n’était pas elle, … si parune fatalité qui mettait en déroute et son pur instinct et sonraisonnement… si ce n’était pas elle… Est-ce qu’il pouvait risquer,par son imprudence, de lui apprendre qu’il s’était enfui du collèged’Eu, pour vol ?… Non ! Non ! pas ça !… Ellelui avait demandé souvent :

« Où avez-vous été élevé, mon jeune ami ? Où avez-vous faitvos premières études ? »

Et il avait répondu :

« À Bordeaux ! »

Il aurait voulu pouvoir répondre :

« À Pékin ! »

Cependant ce supplice ne pouvait durer. Si c’était « elle », ehbien, il saurait lui dire des choses qui feraient fondre soncœur.

Tout valait mieux que de n’être point serré dans ses bras.Ainsi, parfois se raisonnait-il. Mais il lui fallait êtresûr !… sûr au-delà de la raison, sûr de se trouver en face dela Dame en noir comme le chien est sûr de respirer son maître…Cette mauvaise figure de rhétorique qui se présentait toutnaturellement à son esprit devait le conduire à l’idée de «remonter la piste ». Elle nous mena, dans les conditions que l’onsait, au Tréport et à Eu. Cependant, j’oserai dire que cetteexpédition n’aurait peut-être point donné de résultats décisifs auxyeux d’un tiers qui, comme moi, n’était pas influencé par l’odeur,si la lettre de Mathilde, que j’avais remise à Rouletabille dans letrain, n’était tout à coup venue lui apporter cette assurance quenous allions chercher. Cette lettre, je ne l’ai point lue. C’est undocument si sacré aux yeux de mon ami que d’autres yeux ne leverront jamais, mais je sais que les doux reproches qu’elle luifaisait à l’ordinaire de sa sauvagerie et de son manque deconfiance avaient pris sur ce papier un tel accent de douleur queRouletabille n’aurait pas pu s’y tromper, même si la fille duprofesseur Stangerson avait oublié de lui confier, dans une phrasefinale où sanglotait tout son désespoir de mère, que « l’intérêtqu’elle lui portait venait moins des services rendus que dusouvenir qu’elle avait gardé d’un petit garçon, le fils de l’une deses amies, qu’elle avait beaucoup aimée, et qui s’était suicidé, «comme un petit homme », à l’âge de neuf ans. Rouletabille luiressemblait beaucoup ! »

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