Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 13Où l’épouvante de Rouletabille prend des proportionsinquiétantes

Et c’est vrai qu’il était littéralement épouvanté. Et je fuseffrayé moi-même plus qu’on ne saurait dire. Je ne l’avais jamaisencore vu dans un état d’inquiétude cérébrale pareil. Il marchait àtravers la chambre d’un pas saccadé, s’arrêtait parfois devant laglace, se regardait étrangement en se passant une main sur le frontcomme s’il eût demandé à sa propre image : « Est-ce toi, est-cebien toi, Rouletabille, qui penses cela ? Qui oses pensercela ? » Penser quoi ? Il paraissait plutôt être sur lepoint de penser. Il semblait plutôt ne vouloir point penser. Ilsecoua la tête farouchement et alla quasi s’accroupir à la fenêtre,se penchant sur la nuit, écoutant la moindre rumeur sur la rivelointaine, attendant peut-être le roulement de la petite voiture etle bruit du sabot de Toby. On eût dit une bête à l’affût.

… Le ressac s’était tu ; la mer s’était tout à faitapaisée… Une raie blanche s’inscrivit soudain sur les flots noirs,à l’Orient. C’était l’aurore. Et, presque aussitôt, le VieuxChâteau sortait de la nuit, blême, livide, avec la même mine quenous, la mine de quelqu’un qui n’a pas dormi.

« Rouletabille, demandai-je presque en tremblant, car je merendais compte de mon incroyable audace, votre entrevue a été bienbrève avec votre mère. Et comme vous vous êtes séparés ensilence ! Je voudrais savoir, mon ami, si elle vous a raconté« l’histoire de l’accident de revolver sur la table de nuit» ?

– Non !… me répondit-il sans se détourner.

– Elle ne vous a rien dit de cela ?

– Non !

– Et vous ne lui avez demandé aucune explication du coup de feuni du cri de mort « de la galerie inexplicable ». Car elle a criécomme ce jour-là !…

– Sainclair, vous êtes curieux !… Vous êtes plus curieuxque moi, Sainclair ; je ne lui ai rien demandé !

– Et vous avez juré de ne rien voir et de ne rien entendre avantqu’elle vous eût dit quoi que ce fût à propos de ce coup de feu etde ce cri ?

– En vérité, Sainclair, il faut me croire… Moi, je respecte lessecrets de la Dame en noir. Il lui a suffi de me dire, sans que jelui eusse rien demandé, certes !… il lui a suffi de me dire :« Nous pouvons nous quitter, mon ami, CAR RIEN NE NOUS SEPAREPLUS ! » pour que je la quitte…

– Ah ! elle vous avait dit cela ? « Rien ne noussépare plus ! »

– Oui, mon ami… et elle avait du sang sur les mains… »

Nous nous tûmes. J’étais maintenant à la fenêtre et à côté dureporter. Tout à coup sa main se posa sur la mienne. Puis il medésigna le petit falot qui brûlait encore à l’entrée de la portesouterraine qui conduisait au cabinet du vieux Bob, dans la Tour duTéméraire.

« Voilà l’aurore ! dit Rouletabille. Et le vieux Bobtravaille toujours ! Ce vieux Bob est vraiment courageux. Sinous allions voir travailler le vieux Bob. Cela nous changera lesidées et je ne penserai plus à mon cercle, qui m’étrangle, qui megarrotte, qui m’épuise. »

Et il poussa un gros soupir :

« Darzac, fit-il, se parlant à lui-même, ne rentrera-t-il doncjamais !… »

Une minute plus tard nous traversions la cour et nousdescendions dans la salle octogone du Téméraire. Elle étaitvide ! La lampe brûlait toujours sur la table-bureau. Mais iln’y avait plus de vieux Bob !

Rouletabille fit :

« Oh ! oh ! »

Et il prit la lampe qu’il souleva, examinant toutes chosesautour de lui. Il fit le tour des petites vitrines qui garnissaientles murs de la batterie basse. Là, rien n’avait été changé deplace, et tout était relativement en ordre et scientifiquementétiqueté. Quand nous eûmes bien regardé les ossements etcoquillages et cornes des premiers âges, des « pendeloques encoquille », des « anneaux sciés dans la diaphyse d’un os long »,des « boucles d’oreilles », des « lames à tranchant abattu de lacouche du renne », des « grattoirs du type magdalénien » et de « lapoudre raclée en silex de la couche de l’éléphant », nous revînmesà la table-bureau. Là, se trouvait « le plus vieux crâne », etc’était vrai qu’il avait encore la mâchoire rouge du lavis que M.Darzac avait mis à sécher sur la partie de bureau qui était en facede la fenêtre, exposée au soleil. J’allai à la fenêtre, à toutesles fenêtres, et éprouvai la solidité des barreaux auxquels onn’avait pas touché.

Rouletabille me vit et me dit :

« Qu’est-ce que vous faites ? Avant d’imaginer qu’il ait pusortir par les fenêtres, il faudrait savoir s’il n’est pas sortipar la porte. »

Il plaça la lampe sur le parquet et se prit à examiner toutesles traces de pas.

« Allez frapper, dit-il, à la porte de la Tour Carrée etdemandez à Bernier si le vieux Bob est rentré ; interrogezMattoni sous la poterne et le père Jacques à la porte de fer.Allez, Sainclair, allez !… »

Cinq minutes après, je revenais avec les renseignements prévus.On n’avait vu le vieux Bob nulle part !… Il n’était passénulle part !

Rouletabille avait toujours le nez sur le parquet. Il me dit:

« Il a laissé cette lampe allumée pour qu’on s’imagine qu’iltravaille toujours. »

Et puis, soucieux, il ajouta :

« Il n’y a point de traces de luttes d’aucune sorte et, sur leplancher, je ne relève que le passage de Mr Arthur Rance et deRobert Darzac, lesquels sont arrivés hier soir dans cette piècependant l’orage, et ont traîné à leurs semelles un peu de la terredétrempée de la Cour du Téméraire et aussi du terreau légèrementferrugineux de la baille. Il n’y a nulle part trace de pas du vieuxBob. Le vieux Bob était arrivé ici avant l’orage et il en estpeut-être sorti pendant, mais, en tout cas, il n’y est point revenudepuis ! »

Rouletabille s’est relevé. Il a repris, sur le bureau, la lampequi éclaire à nouveau le crâne, dont la mâchoire rouge n’a jamaisri d’une façon plus effroyable. Autour de nous, il n’y a que dessquelettes, mais certainement ils me font moins peur que le vieuxBob absent.

Rouletabille reste un instant en face du crâne ensanglanté, puisil le prend dans ses mains et plonge ses yeux au plus creux de sesorbites vides. Puis il élève le crâne, au bout de ses deux mainstendues, et le considère un instant, avec une attentionsurprenante ; puis il le regarde de profil ; puis il mele dépose entre les mains, et je dois l’élever à mon tour au-dessusde ma tête, comme le plus précieux des fardeaux, et Rouletabille,pendant ce temps, dresse, lui, la lampe au-dessus de sa tête.

Tout à coup, une idée me traverse la cervelle. Je laisse roulerle crâne sur le bureau et me précipite dans la cour jusqu’au puits.Là je constate que les ferrures qui le fermaient le fermenttoujours. Si quelqu’un s’était enfui par le puits ou était tombédans le puits, ou s’y était jeté, les ferrures eussent étéouvertes. Je reviens, anxieux plus que jamais :

« Rouletabille ! Rouletabille ! Il ne reste plus auvieux Bob, pour qu’il s’en aille, que le sac ! »

Je répétai la phrase, mais le reporter ne m’écoutait point, etje fus surpris de le trouver occupé à une besogne dont il me futimpossible de deviner l’intérêt. Comment, dans un moment aussitragique, alors que nous n’attendions plus que le retour de M.Darzac pour fermer le cercle dans lequel était mort le corps detrop, alors que dans la vieille tour à côté, dans le Vieux Châteaudu coin, la Dame en noir devait être occupée à effacer de sesmains, telle lady Macbeth, la trace du crime impossible, commentRouletabille pouvait-il s’amuser à faire des dessins avec unerègle, une équerre, un tire-ligne et un compas ? Oui, ils’était assis dans le fauteuil du géologue et avait attiré à lui laplanche à dessiner de Robert Darzac, et, lui aussi, il faisait unplan, tranquillement, effroyablement tranquillement, comme unpacifique et gentil commis d’architecte.

Il avait piqué le papier de l’une des pointes de son compas, etl’autre traçait le cercle qui pouvait représenter l’espace occupépar la Tour du Téméraire, comme nous pouvions le voir sur le dessinde M. Darzac.

Le jeune homme s’appliqua à quelques traits encore ; etpuis, trempant un pinceau dans un godet à moitié plein de lapeinture rouge qui avait servi à M. Darzac, il étala soigneusementcette peinture dans tout l’espace du cercle. Ce faisant, il semontrait méticuleux au possible, prêtant grande attention à ce quela peinture fût de mince valeur partout, et telle qu’on eût pu enféliciter un bon élève. Il penchait la tête de droite et de gauchepour juger de l’effet, et tirait un peu la langue comme un écolierappliqué. Et puis, il resta immobile. Je lui parlai encore, mais ilse taisait toujours. Ses yeux étaient fixes, attachés au dessin.Ils n’en bougeaient pas. Tout à coup, sa bouche se crispa et laissaéchapper une exclamation d’horreur indicible ; je ne reconnusplus sa figure de fou. Et il se retourna si brusquement vers moiqu’il renversa le vaste fauteuil.

« Sainclair ! Sainclair ! Regarde la peinturerouge !… regarde la peinture rouge ! »

Je me penchai sur le dessin, haletant, effrayé de cetteexaltation sauvage. Mais quoi, je ne voyais qu’un petit lavis bienpropret…

« La peinture rouge ! La peinture rouge !… »continuait-il à gémir, les yeux agrandis comme s’il assistait àquelque affreux spectacle.

Je ne pus m’empêcher de lui demander :

« Mais, qu’est-ce qu’elle a ?…

– Quoi ?… qu’est-ce qu’elle a ?… Tu ne vois donc pasqu’elle est sèche maintenant ! Tu ne vois donc pas que c’estdu sang !… »

Non ! je ne voyais pas cela, car j’étais bien sûr que cen’était pas du sang. C’était de la peinture rouge biennaturelle.

Mais je n’eus garde, dans un tel moment, de contrarierRouletabille. Je m’intéressai ostensiblement à cette idée desang.

« Du sang de qui ? fis-je… le savez-vous ?… du sang dequi ?… du sang de Larsan ?…

– Oh ! Oh ! fit-il, du sang de Larsan !… Quiest-ce qui connaît le sang de Larsan ?… Qui en a jamais vu lacouleur ? Pour connaître la couleur du sang de Larsan, ilfaudrait m’ouvrir les veines, Sainclair !… C’est le seulmoyen !… »

J’étais tout à fait, tout à fait étonné.

« Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça !…»

Voilà qu’il reparlait, avec ce singulier orgueil désespéré, deson père… « Quand mon père porte perruque, ça ne se voit pas !» « Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça !»

« Les mains de Bernier en étaient pleines, et vous en avez vusur celles de la Dame en noir !…

– Oui ! oui !… On dit ça !… On dit ça !…Mais on ne tue pas mon père comme ça !… »

Il paraissait toujours très agité et il ne cessait de regarderle petit lavis bien propret. Il dit, la gorge gonflée soudain d’ungros sanglot :

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ayez pitié denous ! Cela serait trop affreux. »

Et il dit encore :

« Ma pauvre maman n’a pas mérité cela ! ni moi nonplus ! ni personne !… »

Ce fut alors qu’une grosse larme, glissant au long de sa joue,tomba dans le godet :

« Oh ! fit-il… il ne faut pas allonger la peinture !»

Et, disant cela d’une voix tremblante, il prit le godet avec unsoin infini et l’alla enfermer dans une petite armoire.

Puis il me prit par la main et m’entraîna, cependant que je leregardais faire, me demandant si réellement il n’était point, toutà coup, devenu vraiment fou.

« Allons !… Allons !… fit-il… Le moment est venu,Sainclair ! Nous ne pouvons plus reculer devant rien… Il fautque la Dame en noir nous dise tout… tout ce qui s’est passé dans lesac… Ah ! si M. Darzac pouvait rentrer tout de suite… tout desuite… Ce serait moins pénible… Certes ! je ne peux plusattendre !… »

Attendre quoi ?… attendre quoi ?… Et encore une fois,pourquoi s’effrayait-il ainsi ? Quelle pensée lui faisait ceregard fixe ? Pourquoi se remit-il nerveusement à claquer desdents ?…

Je ne pus m’empêcher de lui demander à nouveau :

« Qu’est-ce qui vous épouvante ainsi ?… Est-ce que Larsann’est pas mort !… »

Et il me répéta, me serrant nerveusement le bras :

« Je vous dis, je vous dis que sa mort m’épouvante plus que savie !… »

Et il frappa à la porte de la Tour Carrée devant laquelle nousnous trouvions. Je lui demandai s’il ne désirait point que je lelaissasse seul en présence de sa mère. Mais, à mon grandétonnement, il me répondit qu’il ne fallait, en ce moment, lequitter pour rien au monde, « tant que le cercle ne serait pointfermé ».

Et il ajouta, lugubre :

« Puisse-t-il ne l’être jamais !… »

La porte de la Tour restait close ; il frappa ànouveau ; alors elle s’entrouvrit et nous vîmes réapparaîtrela figure défaite de Bernier. Il parut très fâché de nous voir.

« Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous voulezencore ? fit-il… Parlez tout bas, madame est dans le salon duvieux Bob… Et le vieux n’est toujours pas rentré.

– Laissez-nous entrer, Bernier… », commanda Rouletabille.

Et il poussa la porte.

« Surtout ne dites pas à madame…

– Mais non !… Mais non !… »

Nous fûmes dans le vestibule de la Tour. L’obscurité était à peuprès complète.

« Qu’est-ce que madame fait dans le salon du vieux Bob ?demanda le reporter à voix basse.

– Elle attend… elle attend le retour de M. Darzac… Elle n’oseplus rentrer dans la chambre… ni moi non plus…

– Eh bien, rentrez dans votre loge, Bernier, ordonnaRouletabille, et attendez que je vous appelle ! »

Rouletabille poussa la porte du salon du vieux Bob. Tout desuite, nous aperçûmes la Dame en noir, ou plutôt son ombre, car lapièce était encore fort obscure, à peine touchée des premiersrayons du jour. La grande silhouette sombre de Mathilde étaitdebout, appuyée à un coin de la fenêtre qui donnait sur la Cour duTéméraire. À notre apparition, elle n’eut pas un mouvement. MaisMathilde nous dit tout de suite, d’une voix si affreusement altéréeque je ne la reconnaissais plus :

« Pourquoi êtes-vous venus ? Je vous ai vus passer dans lacour. Vous n’avez pas quitté la cour. Vous savez tout. Qu’est-ceque vous voulez ? »

Et elle ajouta sur un ton d’une douleur infinie :

« Vous m’aviez juré de ne rien voir. »

Rouletabille alla à la Dame en noir et lui prit la main avec unrespect infini :

« Viens, maman ! dit-il, et ces simples paroles avaientdans sa bouche le ton d’une prière très douce et très pressante…Viens ! Viens !… Viens !… »

Et il l’entraîna. Elle ne lui résistait point. Sitôt qu’il luieût pris la main, il sembla qu’il pouvait la diriger à son gré.Cependant, quand il l’eut ainsi conduite devant la porte de lachambre fatale, elle eut un recul de tout le corps.

« Pas là ! » gémit-elle…

Et elle s’appuya contre le mur pour ne point tomber.Rouletabille secoua la porte. Elle était fermée. Il appela Bernierqui, sur son ordre, l’ouvrit et disparut ou plutôt se sauva.

La porte poussée, nous avançâmes la tête. Quel spectacle !La chambre était dans un désordre inouï. Et la sanglante aurore quientrait par les vastes embrasures rendait ce désordre plus sinistreencore. Quel éclairage pour une chambre de meurtre ! Que desang sur les murs et sur le plancher et sur les meubles !… Lesang du soleil levant et de l’homme que Toby avait emporté on nesavait où… dans le sac de pommes de terre ! Les tables, lesfauteuils, les chaises, tout était renversé. Les draps du litauxquels l’homme, dans son agonie, avait dû désespéréments’accrocher, étaient à moitié tirés par terre et l’on voyait sur lelinge la marque d’une main rouge. C’est dans tout cela que nousentrâmes, soutenant la Dame en noir qui paraissait prête às’évanouir, pendant que Rouletabille lui disait de sa voix douce etsuppliante : « Il le faut, maman ! Il le faut ! » Et ill’interrogea tout de suite après l’avoir déposée en quelque sortesur un fauteuil que je venais de remettre sur ses pieds. Elle luirépondait par monosyllabes, par signes de tête ou par unedésignation de la main. Et je voyais bien que, au fur et à mesurequ’elle répondait, Rouletabille était de plus en plus troublé,inquiet, effaré visiblement ; il essayait de reconquérir toutle calme qui le fuyait et dont il avait plus que jamais besoin,mais il n’y parvenait guère. Il la tutoyait et l’appelait : «Maman ! Maman ! » tout le temps pour lui donner ducourage… Mais elle n’en avait plus ; elle lui tendit les braset il s’y jeta ; ils s’embrassèrent à s’étouffer, et cela laranima ; et, comme elle pleura tout à coup, elle fut un peusoulagée du poids terrible de toute cette horreur qui pesait surelle. Je voulus faire un mouvement pour me retirer, mais ils meretinrent tous les deux et je compris qu’ils ne voulaient pasrester seuls dans la chambre rouge. Elle dit à voix basse :

« Nous sommes délivrés… »

Rouletabille avait glissé à ses genoux et, tout de suite, de savoix de prière : « Pour en être sûre, maman… sûre… il faut que tume dises tout… tout ce qui s’est passé… tout ce que tu as vu… »

Alors, elle put enfin parler… Elle regarda du côté de la portequi était close ; ses yeux se fixèrent avec une épouvantenouvelle sur les objets épars, sur le sang qui maculait les meubleset le plancher et elle raconta l’atroce scène à voix si basse queje dus m’approcher, me pencher sur elle pour l’entendre. De sespetites phrases hachées, il ressortait qu’aussitôt arrivés dans lachambre M. Darzac avait poussé les verrous et s’était avancé droitvers la table-bureau, de telle sorte qu’il se trouvait juste aumilieu de la pièce quand la chose arriva. La Dame en noir, elle,était un peu sur la gauche, se disposant à passer dans sa chambre.La pièce n’était éclairée que par une bougie, placée sur la tablede nuit, à gauche, à portée de Mathilde. Et voici ce qu’il advint.Dans le silence de la pièce, il y eut un craquement, un craquementbrusque de meuble qui leur fit dresser la tête à tous les deux, etregarder du même côté, pendant qu’une même angoisse leur faisaitbattre le cœur. Le craquement venait du placard. Et puis touts’était tu. Ils se regardèrent sans oser se dire un mot, peut-êtresans le pouvoir. Ce craquement ne leur avait paru nullement naturelet jamais ils n’avaient entendu crier le placard. Darzac fit unmouvement pour se diriger vers ce placard qui se trouvait au fond,à droite. Il fut comme cloué sur place par un second craquement,plus fort que le premier et, cette fois, il parut à Mathilde que leplacard remuait. La Dame en noir se demanda si elle n’était pasvictime de quelque hallucination, si elle avait vu réellementremuer le placard. Mais Darzac avait eu lui aussi la mêmesensation, car il quitta tout à coup la table-bureau et fitbravement un pas en avant… C’est à ce moment que la porte… la portedu placard… s’ouvrit devant eux… Oui, elle fut poussée par une maininvisible… elle tourna sur ses gonds… La Dame en noir aurait voulucrier ; elle ne le pouvait pas… Mais elle eut un geste deterreur et d’affolement qui jeta par terre la bougie au moment mêmeoù du placard surgissait une ombre et au moment même où RobertDarzac, poussant un cri de rage, se ruait sur cette ombre…

« Et cette ombre… et cette ombre avait une figure !interrompit Rouletabille… Maman !… pourquoi n’as-tu pas vu lafigure de l’ombre ?… Vous avez tué l’ombre ; mais qui medit que l’ombre était Larsan, puisque tu n’as pas vu lafigure !… Vous n’avez peut-être même pas tué l’ombre deLarsan !

– Oh ! si ! fit-elle sourdement et simplement : il estmort ! » (Et elle ne dit plus rien… )

Et je me demandais en regardant Rouletabille : « Mais qui doncauraient-ils tué, s’ils n’avaient pas tué celui-là ! SiMathilde n’avait pas vu la figure de l’ombre, elle avait bienentendu sa voix !… elle en frissonnait encore… ellel’entendait encore. Et Bernier aussi avait entendu sa voix etreconnu sa voix… La voix terrible de Larsan… La voix de Ballmeyerqui, dans l’abominable lutte, au milieu de la nuit, annonçait lamort à Robert Darzac : « Ce coup-ci, j’aurai ta peau ! »pendant que l’autre ne pouvait plus que gémir d’une voix expirante: « Mathilde !… Mathilde !… » Ah ! comme il l’avaitappelée !… comme il l’avait appelée du fond de la nuit où ilrâlait, déjà vaincu… Et elle… elle… elle n’avait pu que mêler,hurlante d’horreur, son ombre à ces deux ombres, que s’accrocher àelles au hasard des ténèbres, en appelant un secours qu’elle nepouvait pas donner et qui ne pouvait pas venir. Et puis, tout àcoup, ç’avait été le coup de feu qui lui avait fait pousser le criatroce… Comme si elle avait été frappée elle-même… Qui étaitmort ?… Qui était vivant ?… Qui allait parler ?…Quelle voix allait-elle entendre ?…

… Et voilà que c’était Robert qui avait parlé !…

Rouletabille prit encore dans ses bras la Dame en noir, lasouleva, et elle se laissa presque porter par lui jusqu’à la portede sa chambre. Et là, il lui dit : « Va, maman, laisse-moi, il fautque je travaille, que je travaille beaucoup ! pour toi, pourM. Darzac et pour moi ! » – « Ne me quittez plus !… Je neveux plus que vous me quittiez avant le retour de M. Darzac !» s’écria-t-elle, pleine d’effroi. Rouletabille le lui promit, lasupplia de tenter de se reposer et il allait fermer la porte de lachambre quand on frappa à la porte du couloir. Rouletabilledemandait qui était là. La voix de Darzac répondit. Rouletabillefit :

« Enfin ! »

Et il ouvrit.

Nous crûmes voir entrer un mort. Jamais figure humaine ne futplus pâle, plus exsangue, plus dénuée de vie. Tant d’émotionsl’avaient ravagée qu’elle n’en exprimait plus aucune.

« Ah ! vous étiez là, dit-il. Eh bien, c’est fini !…»

Et il se laissa choir sur le fauteuil qu’occupait tout à l’heurela Dame en noir. Il leva les yeux sur elle :

« Votre volonté est accomplie, dit-il… Il est là où vous avezvoulu !… »

Rouletabille demanda tout de suite :

« Au moins, vous avez vu sa figure ?

– Non ! dit-il… je ne l’ai pas vue !… Croyez-vous doncque j’allais ouvrir le sac ?… »

J’aurais cru que Rouletabille allait se montrer désespéré de cetincident ; mais, au contraire, il vint tout à coup à M.Darzac, et lui dit :

« Ah ! vous n’avez pas vu sa figure !… Eh bien !c’est très bien, cela !… »

Et il lui serra la main avec effusion…

« Mais, l’important, dit-il, l’important n’est pas là… Il fautmaintenant que nous ne fermions point le cercle. Et vous allez nousy aider, monsieur Darzac. Attendez-moi !… »

Et, presque joyeux, il se jeta à quatre pattes. Maintenant,Rouletabille m’apparaissait avec une tête de chien. Il sautaitpartout à quatre pattes, sous les meubles, sous le lit, comme jel’avais vu déjà dans la Chambre Jaune, et il levait de temps àautre son museau, pour dire :

« Ah ! je trouverai bien quelque chose ! quelque chosequi nous sauvera ! »

Je lui répondis en regardant M. Darzac :

« Mais ne sommes-nous pas déjà sauvés ?

– … Qui nous sauvera la cervelle… reprit Rouletabille.

– Cet enfant a raison, fit M. Darzac. Il faut absolument savoircomment cet homme est entré… »

Tout à coup, Rouletabille se releva, il tenait dans la main unrevolver qu’il venait de trouver sous le placard.

« Ah ! vous avez trouvé son revolver ! fit M. Darzac.Heureusement qu’il n’a pas eu le temps de s’en servir. »

Ce disant, M. Robert Darzac retira de la poche de son veston sonpropre revolver, le revolver sauveur et le tendit au jeunehomme.

« Voilà une bonne arme ! » fit-il.

Rouletabille fit jouer le barillet de revolver de Darzac, sauterle culot de la cartouche qui avait donné la mort ; puis ilcompara cette arme à l’autre, celle qu’il avait trouvée sous leplacard et qui avait échappé aux mains de l’assassin. Celle-ciétait un bulldog et portait une marque de Londres ; ilparaissait tout neuf, était garni de toutes ses cartouches etRouletabille affirma qu’il n’avait encore jamais servi.

« Larsan ne se sert des armes à feu qu’à la dernière extrémité,fit-il. Il lui répugne de faire du bruit. Soyez persuadé qu’ilvoulait simplement vous faire peur avec son revolver, sans quoi ileût tiré tout de suite. »

Et Rouletabille rendit son revolver à M. Darzac et mit celui deLarsan dans sa poche.

« Oh ! à quoi bon rester armés maintenant ! fit M.Darzac en secouant la tête, je vous jure que c’est bieninutile !

– Vous croyez ? demanda Rouletabille.

– J’en suis sûr. »

Rouletabille se leva, fit quelques pas dans la chambre et dit:

« Avec Larsan, on n’est jamais sûr d’une chose pareille. Où estle cadavre ? »

M. Darzac répondit :

« Demandez-le à Mme Darzac. Moi, je veux l’avoir oublié. Je nesais plus rien de cette affreuse affaire. Quand le souvenir de cevoyage atroce avec cet homme à l’agonie, ballottant dans mesjambes, me reviendra, je dirai : c’est un cauchemar ! Et je lechasserai !… Ne me parlez plus jamais de cela. Il n’y a plusque Mme Darzac qui sache où est le cadavre. Elle vous le dira, s’illui plaît.

– Moi aussi, je l’ai oublié, fit Mme Darzac. Il le faut.

– Tout de même, insista Rouletabille, qui secouait la tête, toutde même, vous disiez qu’il était encore à l’agonie. Et maintenant,êtes-vous sûr qu’il soit mort ?

– J’en suis sûr, répondit simplement M. Darzac.

– Oh ! c’est fini ! c’est fini ! N’est-ce pas quetout est fini ? implora Mathilde. (Elle alla à la fenêtre.)Regardez, voici le soleil !… Cette atroce nuit estmorte ! morte pour toujours ! C’est fini ! »

Pauvre Dame en noir ! Tout son état d’âme étaitprésentement dans ce mot-là : « C’est fini !… » Et elleoubliait toute l’horreur du drame qui venait de se passer danscette chambre devant cet évident résultat. Plus de Larsan !Enterré, Larsan ! Enterré dans le sac de pommes deterre !

Et nous nous dressâmes tous, affolés, parce que la Dame en noirvenait d’éclater de rire, un rire frénétique qui s’arrêtasubitement et qui fut suivi d’un silence horrible. Nous n’osions ninous regarder ni la regarder ; ce fut elle, la première, quiparla :

« C’est passé… dit-elle, c’est fini !… c’est fini, je nerirai plus !… »

Alors, on entendit la voix de Rouletabille qui disait, trèsbas.

« Ce sera fini quand nous saurons comment il estentré !

– À quoi bon ? répliqua la Dame en noir. C’est un mystèrequ’il a emporté. Il n’y a que lui qui pouvait nous le dire et ilest mort.

– Il ne sera vraiment mort que lorsque nous saurons cela !reprit Rouletabille.

– Évidemment, fit M. Darzac, tant que nous ne le saurons pas,nous voudrons le savoir ; et il sera là, debout, dans notreesprit. Il faut le chasser ! Il faut le chasser !

– Chassons-le », dit encore Rouletabille.

Alors, il se leva et tout doucement s’en fut prendre la main dela Dame en noir. Il essaya encore de l’entraîner dans la chambrevoisine en lui parlant de repos. Mais Mathilde déclara qu’elle nes’en irait point. Elle dit : « Vous voulez chasser Larsan et je neserais pas là !… » Et nous crûmes qu’elle allait encorerire ! Alors, nous fîmes signe à Rouletabille de ne pointinsister.

Rouletabille ouvrit alors la porte de l’appartement et appelaBernier et sa femme.

Ceux-ci entrèrent parce que nous les y forçâmes et il eut uneconfrontation générale de nous tous d’où il résulta d’une façondéfinitive que :

1° Rouletabille avait visité l’appartement à cinq heures etfouillé le placard et qu’il n’y avait personne dansl’appartement ;

2° Depuis cinq heures la porte de l’appartement avait étéouverte deux fois par le père Bernier qui, seul, pouvait l’ouvriren l’absence de M. et Mme Darzac. D’abord à cinq heures et quelquesminutes pour y laisser entrer M. Darzac ; ensuite à onzeheures et demie pour y laisser entrer M. et Mme Darzac ;

3° Bernier avait refermé la porte de l’appartement quand M.Darzac en était sorti avec nous entre six heures et quart et sixheures et demie ;

4° La porte de l’appartement avait été refermée au verrou par M.Darzac aussitôt qu’il était entré dans sa chambre, et cela les deuxfois, l’après-midi et le soir ;

5° Bernier était resté en sentinelle devant la porte del’appartement de cinq heures à onze heures et demie avec une courteinterruption de deux minutes à six heures.

Quand ceci fut établi, Rouletabille, qui s’était assis au bureaude M. Darzac pour prendre des notes, se leva et dit :

« Voilà, c’est bien simple. Nous n’avons qu’un espoir : il estdans la brève solution de continuité qui se trouve dans la garde deBernier vers six heures. Au moins, à ce moment, il n’y a pluspersonne devant la porte. Mais il y a quelqu’un derrière. C’estvous, monsieur Darzac. Pouvez-vous répéter, après avoir rappelétout votre souvenir, pouvez-vous répéter que, lorsque vous êtesentré dans la chambre, vous avez fermé immédiatement la porte del’appartement et que vous en avez poussé les verrous ? »

M. Darzac, sans hésitation, répondit solennellement : « Je lerépète ! » et il ajouta : « Et je n’ai rouvert ces verrous quelorsque vous êtes venu avec votre ami Sainclair frapper à ma porte.Je le répète ! »

Et, en répétant cela, cet homme disait la vérité comme il a étéprouvé plus tard.

On remercia les Bernier qui retournèrent dans leur loge.

Alors, Rouletabille, dont la voix tremblait dit :

« C’est bien, monsieur Darzac, VOUS AVEZ FERME LE CERCLE !…L’appartement de la Tour Carrée est aussi fermé maintenant quel’était la Chambre Jaune, qui l’était comme un coffre-fort ;ou encore que l’était la galerie inexplicable.

– On reconnaît tout de suite que l’on a affaire à Larsan, fis-je: ce sont les mêmes procédés.

– Oui, fit observer Mme Darzac, oui, monsieur Sainclair, ce sontles mêmes procédés, et elle enleva du cou de son mari la cravatequi cachait ses blessures.

– Voyez, ajouta-t-elle, c’est le même coup de pouce. Je leconnais bien !… »

Il y eut un douloureux silence.

M. Darzac, lui, ne songeait qu’à cet étrange problème, renouvelédu crime du Glandier, mais plus tyrannique encore. Et il répéta cequi avait été dit pour la Chambre Jaune.

« Il faut, dit-il, qu’il y ait un trou dans ce plancher, dansces plafonds et dans ces murs.

– Il n’y en a pas, répondit Rouletabille.

– Alors, c’est à se jeter le front contre les murs pour enfaire ! continua M. Darzac.

– Pourquoi donc ? répondit encore Rouletabille. Y enavait-il aux murs de la Chambre Jaune ?

– Oh ! ici, ce n’est pas la même chose ! fis-je, et lachambre de la Tour Carrée est encore plus fermée que la ChambreJaune, puisqu’on n’y peut introduire personne avant ni après.

– Non, ce n’est pas la même chose, conclut Rouletabille, puisquec’est le contraire. Dans la Chambre Jaune, il y avait un corps demoins ; dans la chambre de la Tour Carrée, il y a un corps detrop ! »

Et il chancela, s’appuya à mon bras pour ne pas tomber. La Dameen noir s’était précipitée… Il eut la force de l’arrêter d’ungeste, d’un mot :

« Oh !… ce n’est rien !… un peu de fatigue… »

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