Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 20Démonstration corporelle de la possibilité du « corps de trop »!

Rouletabille et la Dame en noir pénétrèrent dans la Tour Carrée.Jamais la démarche de Rouletabille n’avait été aussi solennelle. Etelle eût pu faire sourire si, en vérité, dans ce moment tragique,elle ne nous eût tout à fait inquiétés. Jamais magistrat ouprocureur, traînant la pourpre ou l’hermine, n’était entré dans leprétoire, où l’accusé l’attendait, avec plus de menaçante ettranquille majesté. Mais je crois bien aussi que jamais jugen’avait été aussi pâle.

Quant à la Dame en noir, il était visible qu’elle faisait uneffort inouï pour dissimuler le sentiment d’effroi qui perçait,malgré tout, dans son regard troublé, pour nous cacher l’émotionqui lui faisait fébrilement serrer le bras de son jeune compagnon.Robert Darzac, lui aussi, avait la mine sombre et tout à faitrésolue d’un justicier. Mais ce qui, pardessus tout, ajouta à notreémoi, fut l’apparition du père Jacques, de Walter et de Mattonidans la Cour du Téméraire. Ils étaient tous trois armés de fusilset vinrent se placer en silence devant la porte d’entrée de la TourCarrée où ils reçurent, de la bouche de Rouletabille, avec unepassivité toute militaire, la consigne de ne laisser sortirpersonne du Vieux Château. Mrs. Edith, au comble de la terreur,demanda à Mattoni et à Walter, qui lui étaient particulièrementfidèles, ce que pouvait bien signifier une pareille manœuvre, etqui elle menaçait ; mais, à mon grand étonnement, ils ne luirépondirent pas. Alors, elle s’en fut se placer héroïquement autravers de la porte qui donnait accès dans le salon du vieux Bob,et, les deux bras étendus comme pour barrer le passage, elles’écria d’une voix rauque :

« Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous n’allez pourtantpas le tuer ?…

– Non, madame, répliqua sourdement Rouletabille. Nous allons lejuger… Et pour être plus sûrs que les juges ne seront point desbourreaux, nous allons jurer sur le cadavre du père Bernier, aprèsavoir déposé nos armes, que nous n’en gardons aucune sur nous.»

Et il nous entraîna dans la chambre mortuaire où la mère Berniercontinuait de gémir au chevet de son époux qu’avait tué le plusvieux grattoir de l’humanité. Là, nous nous débarrassâmes tous denos revolvers et nous fîmes le serment qu’exigeait Rouletabille.Mrs. Edith, seule, fit des difficultés pour se défaire de l’armeque Rouletabille n’ignorait point qu’elle cachait sous sesvêtements. Mais, sur les instances du reporter qui lui fit entendreque ce désarmement général ne pouvait que la tranquilliser, ellefinit par y consentir.

Rouletabille, reprenant alors le bras de la Dame en noir,revint, suivi de nous tous, dans le corridor ; mais, au lieude se diriger vers l’appartement du vieux Bob, comme nous nous yattendions, il alla tout droit à la porte qui donnait accès dans lachambre du corps de trop. Et, tirant la petite clef spéciale dontj’ai déjà parlé, il ouvrit cette porte.

Nous fûmes très étonnés, en pénétrant dans l’ancien appartementde M. et de Mme Darzac, de voir, sur la table-bureau de M. Darzac,la planche à dessin, le lavis auquel celui-ci avait travaillé, auxcôtés du vieux Bob, dans son cabinet de la Cour du Téméraire, etaussi le petit godet plein de peinture rouge, et, y trempant, lepetit pinceau. Enfin, au milieu du bureau, se tenait, fortconvenablement, reposant sur sa mâchoire ensanglantée, le plusvieux crâne de l’humanité.

Rouletabille ferma la porte aux verrous et nous dit, assez ému,pendant que nous le considérions avec stupeur :

« Asseyez-vous, mesdames et messieurs, je vous en prie. »

Des chaises étaient disposées autour de la table et nous yprîmes place, en proie à un malaise grandissant, je dirais même àune extrême défiance. Un secret pressentiment nous avertissait quetous ces objets familiers aux dessinateurs pouvaient cacher sousleur tranquille banalité apparente, les raisons foudroyantes duplus redoutable des drames. Et puis, le crâne semblait rire commele vieux Bob.

« Vous constaterez, fit Rouletabille, qu’il y a ici, auprès decette table, une chaise de trop et, par conséquent, un corps demoins, celui de Mr Arthur Rance, que nous ne pouvons attendre pluslongtemps.

– Il possède peut-être, en ce moment, la preuve de l’innocencedu vieux Bob ! fit observer Mrs. Edith que tous cespréparatifs avaient troublée plus que personne. Je demande à MadameDarzac de se joindre à moi pour supplier ces messieurs de ne rienfaire avant le retour de mon mari !… »

La Dame en noir n’eut pas à intervenir, car Mrs. Edith parlaitencore que nous entendîmes derrière la porte du corridor un grandbruit ; et des coups furent frappés, pendant que la voixd’Arthur Rance nous suppliait de « lui ouvrir » tout de suite. Ilcriait :

« J’apporte la petite épingle à tête de rubis ! »

Rouletabille ouvrit la porte :

« Arthur Rance ! dit-il, vous voilà donc enfin !…»

Le mari de Mrs. Edith semblait désespéré :

« Qu’est-ce que j’apprends ? Qu’y a-t-il ?… Un nouveaumalheur ?… Ah ! j’ai bien cru que j’arriverais trop tardquand j’ai vu les portes de fer fermées et que j’ai entendu dans latour la prière des morts. Oui, j’ai cru que vous aviez exécuté levieux Bob ! »

Pendant ce temps, Rouletabille avait, derrière Arthur Rance,refermé la porte aux verrous.

« Le vieux Bob est vivant, et le père Bernier est mort !Asseyez-vous donc, monsieur, » fit poliment Rouletabille.

Arthur Rance, considérant, à son tour, avec étonnement, laplanche à dessin, le godet pour la peinture, et le crâneensanglanté, demanda :

« Qui l’a tué ? »

Il daigna alors s’apercevoir que sa femme était là et il luiserra la main, mais en regardant la Dame en noir.

« Avant de mourir, Bernier a accusé Frédéric Larsan !répondit M. Darzac.

– Voulez-vous dire par là, interrompit vivement Mr Arthur Rance,qu’il a accusé le vieux Bob ? Je ne le souffrirai plus !Moi aussi j’ai pu douter de la personnalité de notre bien-aiméoncle, mais je vous répète que je vous rapporte la petite épingle àtête de rubis ! »

Que voulait-il dire, avec sa petite épingle à tête derubis ? Je me rappelais que Mrs. Edith nous avait raconté quele vieux Bob la lui avait prise des mains, alors qu’elle s’amusaità l’en piquer, le soir du drame du « corps de trop ». Mais quellerelation pouvait-il y avoir entre cette épingle et l’aventure duvieux Bob ? Arthur Rance n’attendit point que nous le luidemandions, et il nous apprit que cette petite épingle avaitdisparu en même temps que le vieux Bob, et qu’il venait de laretrouver entre les mains du Bourreau de la mer, reliant une liassede bank-notes dont l’oncle avait payé, cette nuit-là, la complicitéet le silence de Tullio qui l’avait conduit dans sa barque devantla grotte de Roméo et Juliette et qui s’en était éloigné àl’aurore, fort inquiet de n’avoir pas vu revenir son passager.

Et Arthur Rance conclut, triomphant :

« Un homme qui donne à un autre homme, dans une barque, uneépingle à tête de rubis ne peut pas être, à la même heure, enfermédans un sac de pommes de terre, au fond de la Tour Carrée !»

Sur quoi, Mrs. Edith :

« Et comment avez-vous eu l’idée d’aller à San Remo. Vous saviezdonc que Tullio s’y trouvait ?

– J’avais reçu une lettre anonyme m’avisant de son adresse,là-bas…

– C’est moi qui vous l’ai envoyée », fit tranquillementRouletabille…

Et il ajouta, sur un ton glacial :

« Messieurs, je me félicite du prompt retour de Mr Arthur Rance.De cette façon, voilà réunis autour de cette table, tous les hôtesdu château d’Hercule… pour lesquels ma démonstration corporelle dela possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt. Je vousdemande toute votre attention ! »

Mais Arthur Rance l’arrêta encore :

« Qu’entendez-vous par ces mots : Voilà réunis autour de cettetable tous les hôtes pour lesquels la démonstration corporelle dela possibilité du corps de trop peut avoir quelqueintérêt ?

– J’entends, déclara Rouletabille, tous ceux parmi lesquels nouspouvons trouver Larsan ! » La Dame en noir, qui n’avait encorerien dit, se leva, toute tremblante :

« Comment ! gémit-elle dans un souffle… Larsan est doncparmi nous ?…

– J’en suis sûr ! » dit Rouletabille…

Il y eut un silence affreux pendant lequel nous n’osions pasnous regarder.

Le reporter reprit de son ton glacé :

« J’en suis sûr… Et c’est une idée qui ne doit pas voussurprendre, madame, car elle ne vous a jamais quittée !… Quantà nous, n’est-ce pas, messieurs, que la pensée nous en est arrivéetout à fait précise, le jour du déjeuner des binocles noirs sur laterrasse du Téméraire ? Si j’en excepte Mrs. Edith, quel estcelui de nous qui, à cette minute-là, n’a pas senti la présence deLarsan ?

– C’est une question que l’on pourrait aussi bien poser auprofesseur Stangerson lui-même, répliqua aussitôt Arthur Rance.Car, du moment que nous commençons à raisonner de la sorte, je nevois pas pourquoi le professeur, qui était de ce déjeuner, ne setrouve point à cette petite réunion…

– Mr Rance !… s’écria la Dame en noir.

– Oui, je vous demande pardon, reprit un peu honteusement lemari de Mrs. Edith… Mais Rouletabille a eu tort de généraliser etde dire : tous les hôtes du château d’Hercule…

– Le professeur Stangerson est si loin de nous par l’esprit,prononça avec sa belle solennité enfantine Rouletabille, que jen’ai point besoin de son corps… Bien que le professeur Stangerson,au château d’Hercule, ait vécu à nos côtés, il n’a jamais été «avec nous ». Larsan, lui, ne nous a pas quittés ! »

Cette fois, nous nous regardâmes à la dérobée, et l’idée queLarsan pouvait être réellement parmi nous me parut tellement follequ’oubliant que je ne devais plus adresser la parole à Rouletabille:

« Mais, à ce déjeuner des binocles noirs, osai-je dire, il yavait encore un personnage que je ne vois pas ici… »

Rouletabille grogna en me jetant un mauvais coup d’œil :

« Encore le prince Galitch ! Je vous ai déjà dit,Sainclair, à quelle besogne le prince est occupé sur cettefrontière… Et je vous jure bien que ce ne sont point les malheursde la fille du professeur Stangerson qui l’intéressent !Laissez le prince Galitch à sa besogne humanitaire…

– Tout cela, fis-je observer assez méchamment, tout cela n’estpoint du raisonnement :

– Justement, Sainclair, vos bavardages m’empêchent de raisonner.»

Mais j’étais sottement lancé, et, oubliant que j’avais promis àMrs. Edith de défendre le vieux Bob, je me repris à l’attaquer pourle plaisir de trouver Rouletabille en faute ; du reste, Mrs.Edith m’en a longtemps gardé rancune.

« Le vieux Bob, prononçai-je avec clarté et assurance, en étaitaussi, du déjeuner des binocles noirs, et vous l’écartez d’embléede vos raisonnements à cause de la petite épingle à tête de rubis.Mais cette petite épingle qui est là pour nous prouver que le vieuxBob a rejoint Tullio, qui se trouvait avec sa barque à l’orificed’une galerie faisant communiquer la mer avec le puits, s’il fauten croire le vieux Bob, cette petite épingle ne nous explique pascomment le vieux Bob a pu, comme il le dit, prendre le chemin dupuits, puisque nous avons retrouvé le puits extérieurementfermé !

– Vous ! fit Rouletabille, en me fixant avec une sévéritéqui me gêna étrangement. C’est vous qui l’avez retrouvéainsi ! mais moi, j’ai trouvé le puits ouvert ! Je vousavais envoyé aux nouvelles auprès de Mattoni et du père Jacques.Quand vous êtes revenu, vous m’avez trouvé à la même place, dans laTour du Téméraire, mais j’avais eu le temps de courir au puits etde constater qu’il était ouvert…

– Et de le refermer ! m’écriai-je. Et pourquoi l’avez-vousrefermé ? Qui vouliez-vous donc tromper ?

– Vous ! monsieur ! »

Il prononça ces deux mots avec un mépris si écrasant que lerouge m’en monta au visage. Je me levai. Tous les yeux étaientmaintenant tournés de mon côté et, dans le même moment que je merappelais la brutalité avec laquelle Rouletabille m’avait traitétout à l’heure devant M. Darzac, j’eus l’horrible sensation quetous les yeux qui étaient là me soupçonnaient, m’accusaient !Oui, je me suis senti enveloppé de l’atroce pensée générale que jepouvais être Larsan !

Moi ! Larsan !

Je les regardais à tour de rôle. Rouletabille, lui-même, nebaissa pas les yeux quand les miens lui eurent dit la faroucheprotestation de tout mon être et mon indignation furibonde. Lacolère galopait dans mes veines en feu.

« Ah çà ! m’écriai-je… Il faut en finir. Si le vieux Bobest écarté, si le prince Galitch est écarté, si le professeurStangerson est écarté, il ne reste plus que nous, qui sommesenfermés dans cette salle, et si Larsan est parmi nous, montre-ledonc, Rouletabille ! »

Et je répétai avec rage, car ce jeune homme, avec ses yeux quime perçaient, me mettait hors de moi et de toute bonne éducation:

« Montre-le donc ! Nomme-le donc ! Te voilà aussi lentqu’à la cour d’assises !…

– N’avais-je point des raisons, à la cour d’assises, pour êtreaussi lent que cela ? répondit-il sans s’émouvoir.

– Tu veux donc encore lui permettre de s’échapper ?…

– Non, je te jure que cette fois, il ne s’échappera pas !»

Pourquoi, en me parlant, son ton continuait-il d’être aussimenaçant ? Est-ce que vraiment, vraiment, il croyait queLarsan était en moi ? Mes yeux rencontrèrent alors ceux de laDame en noir. Elle me considérait avec effroi !

« Rouletabille, fis-je, la voix étranglée, tu ne penses pas… tune soupçonnes pas !… »

À ce moment un coup de fusil retentit au dehors, tout près de laTour Carrée, et nous sursautâmes tous, nous rappelant la consignedonnée par le reporter aux trois hommes d’avoir à tirer surquiconque essayerait de sortir de la Tour Carrée. Mrs. Edith poussaun cri et voulut s’élancer, mais Rouletabille qui n’avait pas faitun geste, l’apaisa d’une phrase.

« Si l’on avait tiré sur lui, dit-il, les trois hommes eussenttiré ! Et ce coup de feu n’est qu’un signal, celui qui me ditde « commencer ! »

Et, tourné vers moi :

« Monsieur Sainclair, vous devriez savoir que je ne soupçonnejamais rien ni personne, sans m’être appuyé préalablement sur le «bon bout de la raison » ! C’est un bâton solide qui ne m’ajamais failli en chemin et sur lequel je vous invite tous ici àvous appuyer avec moi !… Larsan est ici, parmi nous, et le bonbout de la raison va vous le montrer : rasseyez-vous donc tous, jevous prie, et ne me quittez pas des yeux, car je vais commencer surce papier la démonstration corporelle de la possibilité du corps detrop ! »

 

Auparavant, il s’en fut encore constater que, derrière lui, lesverrous de la porte étaient bien tirés, puis, revenant à la table,il prit un compas.

« J’ai voulu faire ma démonstration, dit-il, sur les lieux mêmesoù le corps de trop s’est produit. Elle n’en sera que plusirréfutable. »

Et, de son compas, il prit, sur le dessin de M. Darzac, lamesure du rayon du cercle qui figurait l’espace occupé par la Tourdu Téméraire, ce qui lui permit de retracer immédiatement ce mêmecercle sur un morceau de papier blanc immaculé, qu’il avait fixéavec des punaises de cuivre sur la planche à dessin.

Quand ce cercle fut tracé, Rouletabille, déposant son compas,s’empara du godet à la peinture rouge et demanda à M. Darzac s’ilreconnaissait là sa peinture. M. Darzac, qui, visiblement, pas plusque nous, ne comprenait rien aux faits et gestes du jeune homme,répondit qu’en effet c’était lui qui avait fabriqué cettepeinture-là pour son lavis.

Une bonne moitié de la peinture s’était desséchée au fond dugodet, mais, de l’avis de M. Darzac, la moitié qui restait devait,sur le papier, donner à peu de chose près la même teinte que celledont il avait « lavé » le plan de la presqu’île d’Hercule.

« On n’y a pas touché ! reprit avec une grande gravitéRouletabille, et cette peinture n’a été allongée que d’une larme.Du reste, vous verrez qu’une larme de plus ou de moins dans cegodet ne nuirait en rien à ma démonstration. »

Ce disant, il trempa le pinceau dans la peinture et se mit enmesure de « laver » tout l’espace occupé par le cercle qu’il avaitpréalablement tracé. Il le fit avec ce soin méticuleux qui m’avaitdéjà étonné, lorsque, dans la Tour du Téméraire, pour ma plusgrande stupéfaction, il ne pensait qu’à dessiner pendant qu’ons’assassinait !…

Quand il eut fini, il regarda l’heure à son énorme oignon et ildit :

« Vous voyez, mesdames et messieurs, que la couche de peinturequi recouvre mon cercle, n’est ni plus ni moins épaisse que cellequi colore le cercle de M. Darzac. C’est, à peu de chose près, lamême teinte.

– Sans doute, répondit M. Darzac, mais qu’est-ce que tout celasignifie ?

– Attendez ! répliqua le reporter. Il est bien entendu quece plan, que cette peinture, c’est vous qui en êtesl’auteur !

– Dame ! j’ai été assez mécontent de les retrouver enfâcheux état en rentrant avec vous dans le cabinet du vieux Bob, ànotre sortie de la Tour Carrée. Le vieux Bob avait sali tout mondessin en y faisant rouler son crâne !

– Nous y sommes !… » ponctua Rouletabille.

Et il prit, sur le bureau, le plus vieux crâne de l’humanité. Ille renversa et, en montrant la mâchoire toute rouge à M. RobertDarzac, il lui demanda encore :

« C’est bien votre idée que le rouge qui se trouve sur cettemâchoire n’est autre que le rouge qui a été enlevé à votreplan.

– Dame ! il ne saurait y avoir de doute ! Le crâneétait encore sens dessus dessous sur mon plan quand nous entrâmesdans la Tour du Téméraire…

– Nous continuons donc à être tout à fait du même avis ! »appuya le reporter.

Alors il se leva, gardant le crâne dans le creux de son bras, etil pénétra dans cette ouverture de la muraille, éclairée par unevaste croisée, garnie de barreaux, qui avait été une meurtrièrepour canons autrefois et dont M. Darzac avait fait son cabinet detoilette. Là, il craqua une allumette et alluma sur une petitetable une lampe à esprit de vin. Sur cette lampe, il disposa unecasserole préalablement remplie d’eau. Le crâne n’avait pas quittéle creux de son bras.

Pendant toute cette bizarre cuisine, nous ne le quittions pasdes yeux. Jamais l’attitude de Rouletabille ne nous avait paruaussi incompréhensible, ni aussi fermée, ni aussi inquiétante. Plusil nous donnait d’explications et plus il agissait, moins nous lecomprenions. Et nous avions peur, parce que nous sentions quequelqu’un autour de nous, quelqu’un de nous avait peur ! peur,plus qu’aucun de nous ! Qui donc était celui-là ?Peut-être le plus calme !

Le plus calme, c’est Rouletabille, entre son crâne et sacasserole.

Mais quoi ! Pourquoi reculons-nous tous soudain d’un mêmemouvement ? Pourquoi M. Darzac, les yeux agrandis par uneffroi nouveau, pourquoi la Dame en noir, pourquoi Mr Arthur Rance,pourquoi moi-même, commençons-nous un cri… un nom qui expire surnos lèvres : Larsan !… Où l’avons-nous donc vu ?

Où l’avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardonsRouletabille ? Ah ! ce profil, dans l’ombre rouge de lanuit commençante, ce front au fond de l’embrasure que vientensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue rougirces murs la sanglante aurore ! Oh ! cette mâchoire dureet volontaire qui s’arrondissait tout à l’heure, douce, un peuamère, mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant,se découpe sur l’écran du soir, mauvaise et menaçante ! CommeRouletabille ressemble à Larsan ! Comme, dans ce moment, ilressemble à son père ! c’est Larsan !

Autre émoi : au gémissement de sa mère, Rouletabille sort de cecadre funèbre où il nous est apparu avec une figure de bandit et ilvient à nous et il redevient Rouletabille. Nous en tremblonsencore. Mrs. Edith, qui n’a jamais vu Larsan, ne peut pascomprendre. Elle me demande : « Que s’est-il passé ? »

Rouletabille est là, devant nous, avec son eau chaude dans sacasserole, une serviette et son crâne. Et il nettoie son crâne.

C’est vite fait. La peinture a disparu. Il nous le faitconstater. Alors, se plaçant devant le bureau, il reste en muettecontemplation devant son propre lavis. Cela avait bien pris dixminutes, pendant lesquelles il nous avait ordonné, d’un signe, degarder le silence… dix minutes fort impressionnantes… Qu’attend-ildonc ?… Soudain, il saisit le crâne de la main droite et, avecle geste familier aux joueurs de boules, il le fait rouler àplusieurs reprises, sur son lavis ; puis il nous montre lecrâne et nous invite à constater qu’il ne porte la trace d’aucunepeinture rouge. Rouletabille tire à nouveau sa montre.

« La peinture est sèche sur le plan, fait-il. Elle a mis unquart d’heure à sécher. Dans la journée du 11, nous avons vu entrerdans la Tour Carrée, À CINQ HEURES, venant du dehors, M. Darzac.Or, M. Darzac, après être entré dans la Tour Carrée, et après avoirrefermé derrière lui les verrous de sa chambre, nous a-t-il dit,n’en est ressorti que lorsque nous sommes venus l’y chercher passésix heures. Quant au vieux Bob, nous l’avons vu entrer dans la TourRonde À SIX HEURES, avec son crâne vierge de peinture !

« Comment cette peinture qui met seulement un quart d’heure àsécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, – plus d’uneheure après que M. Darzac l’a quittée, – pour teindre le crâne duvieux Bob que celui-ci, d’un geste de colère, fait rouler sur lelavis en entrant dans la Tour Ronde ? Il n’y a qu’uneexplication à cela et je vous défie d’en trouver une autre, c’estque le M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée À CINQ HEURES,et que nul n’a vu ressortir, n’est pas le même que celui qui venaitde peindre dans la Tour Ronde avant l’arrivée du vieux Bob À SIXHEURES, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carréesans l’y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis… En unmot : qu’il n’est pas le même que le M. Darzac ici présent devantnous ! LE BON BOUT DE LA RAISON NOUS INDIQUE QU’IL Y A DEUXMANIFESTATIONS DARZAC ! »

Et Rouletabille regarda M. Darzac.

Celui-ci, comme nous tous, était sous le coup de la lumineusedémonstration du jeune reporter. Nous étions tous partagés entreune épouvante nouvelle et une admiration sans bornes. Comme tout ceque disait Rouletabille était clair ! clair eteffrayant ! Encore là nous retrouvions la marque de saprodigieuse et logique et mathématique intelligence.

M. Darzac s’écria :

« C’est donc comme cela qu’il a pu entrer dans la Tour Carréeavec un déguisement qui lui donnait, sans doute, toutes mesapparences, et qu’il a pu se cacher dans le placard, de telle sorteque je ne l’ai pas vu, moi, quand je suis venu ensuite faire ici macorrespondance en quittant la Tour du Téméraire où je laissais monlavis. Mais comment le père Bernier lui a-t-il ouvert !…

– Dame ! répliqua Rouletabille qui avait pris la main de laDame en noir entre les siennes, comme s’il eût voulu lui donner ducourage… Dame ! c’est qu’il a bien cru avoir affaire àvous !

– C’est donc cela qui explique que, lorsque je suis arrivé à maporte, je n’avais qu’à la pousser. Le père Bernier me croyait chezmoi.

– Très juste ! puissamment raisonné ! obtempéraRouletabille. Et le père Bernier, qui avait ouvert à la premièremanifestation Darzac, n’a pas eu à s’occuper de la seconde,puisque, pas plus que nous, il ne l’a vue. Vous êtes certainementarrivé à la Tour Carrée dans le moment qu’avec le père Bernier nousnous trouvions sur le parapet, en train d’examiner lesgesticulations étranges du vieux Bob parlant, sur le seuil de laBarma Grande, à Mrs. Edith et au prince Galitch…

– Mais, fit encore M. Darzac, comment la mère Bernier, elle, quiétait entrée dans sa loge, ne m’a-t-elle point vu et ne s’est-ellepoint étonnée de voir entrer une seconde fois M. Darzac alorsqu’elle ne l’avait pas vu ressortir ?

– Imaginez, reprit le reporter avec un triste sourire, imaginez,Monsieur Darzac, que la mère Bernier, dans ce moment-là – au momentoù vous passiez… c’est-à-dire : où la seconde manifestation Darzacpassait – ramassait les pommes de terre d’un sac que j’avais vidésur son plancher… et vous imaginez la vérité.

– Eh bien, je puis me féliciter de me trouver encore de cemonde !…

– Félicitez-vous, monsieur Darzac, félicitez-vous !…

– Quand je songe qu’aussitôt rentré chez moi j’ai fermé lesverrous comme je vous l’ai dit, que je me suis mis au travail etque j’avais ce bandit dans le dos ! Ah ! il eût pu metuer sans résistance !… »

Rouletabille s’avança vers M. Darzac.

« Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? lui demanda-t-il, lesyeux dans les yeux.

– Vous savez bien qu’il attendait quelqu’un ! »

Et M. Darzac tourna sa face douloureuse du côté de la Dame ennoir.

Rouletabille était maintenant tout contre M. Darzac. Il lui mitles deux mains aux épaules :

« Monsieur Darzac, fit-il, de sa voix redevenue claire et pleinede bravoure, il faut que je vous fasse un aveu ! Quand j’euscompris comment s’était introduit le « corps de trop », et quej’eus constaté que vous ne faisiez rien pour nous détromper surl’heure de cinq heures à laquelle nous avions cru, à laquelle toutle monde, excepté moi, croyait que vous étiez entré dans la TourCarrée, je me trouvai en droit de soupçonner que le bandit n’étaitpoint celui qui, à cinq heures, était entré dans la Tour Carréesous le déguisement Darzac ! J’ai pensé, au contraire, que ceDarzac-là pouvait bien être le vrai Darzac et que le faux, c’étaitvous ! Ah ! mon cher monsieur Darzac, comme je vous aisoupçonné !…

– C’est de la folie ! s’écria M. Darzac. Si je n’ai pointdit l’heure exacte à laquelle j’étais entré dans la Tour Carrée,c’est que cette heure restait vague dans mon esprit et que je n’yattachais aucune importance !

– De telle sorte, Monsieur Darzac, continua Rouletabille, sanss’occuper des interruptions de son interlocuteur, de l’émoi de laDame en noir et de notre attitude plus que jamais effarée à tous,de telle sorte que le vrai Darzac venu du dehors pour reprendre saplace que vous lui auriez volée – dans mon imagination, MonsieurDarzac, dans mon imagination, rassurez-vous !… – aurait été,par vos soins obscurs et avec l’aide trop fidèle de la Dame ennoir, mis en parfait état de ne plus nuire à votre audacieuseentreprise !… de telle sorte, Monsieur Darzac, que j’ai pupenser que, vous étant Larsan, l’homme qui fut mis dans le sacétait Darzac !… Ah ! la belle imagination que j’avaislà !… Et l’inouï soupçon !…

– Bah ! répondit sourdement le mari de Mathilde… Nous noussommes tous soupçonnés ici !… »

Rouletabille tourna le dos à M. Darzac, mit ses mains dans sespoches et dit, s’adressant à Mathilde, qui semblait prête às’évanouir devant l’horreur de l’imagination de Rouletabille :

« Encore un peu de courage, madame ! »

Et, cette fois, de sa voix « perchée » que je lui connaissaisbien, de sa voix de professeur de mathématiques exposant ourésolvant un théorème :

« Voyez-vous, Monsieur Darzac, il y avait deux manifestationsDarzac… Pour savoir quelle était la vraie et quelle était celle quicachait Larsan… Mon devoir, Monsieur Darzac, celui que me montraitle bon bout de ma raison, était d’examiner sans peur ni reproche, àtour de rôle, ces deux manifestations-là… en touteimpartialité ! Alors, j’ai commencé par vous… Monsieur Darzac.»

M. Darzac répondit à Rouletabille :

« En voilà assez, puisque vous ne me soupçonnez plus ! Vousallez me dire tout de suite qui est Larsan !… Je leveux ! je l’exige !…

– Nous le voulons tous !… et tout de suite ! » nousécriâmes-nous en les entourant tous deux.

Mathilde s’était précipitée sur son enfant et le couvrait de soncorps comme s’il eût été déjà menacé. Mais cette scène avait déjàtrop duré et nous exaspérait.

« Puisqu’il le sait ! qu’il le dise !… qu’on enfinisse ! » s’écriait Arthur Rance…

Et, soudain, comme je me rappelais que j’avais entendu les mêmescris d’impatience à la cour d’assises, un nouveau coup de feuretentit à la porte de la Tour Carrée, et nous en fûmes tous sibien « saisis » que notre colère en tomba du coup et que nous nousmîmes à prier, poliment, ma foi, Rouletabille de mettre fin le plustôt possible à une situation intolérable. Dans ce moment, envérité, c’était à qui le supplierait davantage, comme si nouscomptions là-dessus pour prouver aux autres, et peut-être ànous-mêmes, que nous n’étions pas Larsan !

Rouletabille, aussitôt qu’il avait entendu le second coup defeu, avait changé de physionomie. Tout son visage s’étaittransformé, tout son être semblait vibrer d’une énergie farouche.Quittant le ton goguenard avec lequel il parlait à M. Darzac et quinous avait tous particulièrement froissés, il écarta doucement laDame en noir qui s’obstinait à le vouloir protéger ; ils’adossa à la porte, il croisa les bras, et dit :

« Dans une affaire comme celle-là, voyez-vous, il ne faut riennégliger. Deux manifestations Darzac entrantes et deuxmanifestations Darzac sortantes, dont l’une de celles-ci dans lesac ! Il y a de quoi s’y perdre ! Et maintenant encore jevoudrais bien ne pas dire de bêtises !… Que M. Darzac, ici,présent, me permette de lui dire : j’avais cent excuses pour lesoupçonner !… »

Alors, je pensai : « Quel malheur qu’il ne m’en ait pasparlé ! Je lui aurais évité de la besogne et je lui auraisfait « découvrir l’Australie ! »

M. Darzac s’était planté devant le reporter et répétaitmaintenant, avec une rage insistante : « Quelles excuses ?…Quelles excuses ?…

– Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec uncalme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j’aiexaminé les conditions de votre manifestation Darzac à vous, estcelle-ci : « Bah ! si c’était Larsan ! la fille duprofesseur Stangerson s’en serait bien aperçue ! » Évidemment,n’est-ce pas ?… Évidemment !… Or, en examinant l’attitudede celle qui est devenue, à votre bras, Mme Darzac, j’ai acquis lacertitude, monsieur, qu’elle vous soupçonnait tout le temps d’êtreLarsan. »

Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force dese soulever et de protester d’un grand geste épeuré.

Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagépar la souffrance. Il s’assit, en disant à mi-voix :

« Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde ?… »

Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.

Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part,je ne pouvais excuser, continuait :

« Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuisvotre retour de San Remo, je vois maintenant dans chacun d’euxl’expression de la terreur qu’elle avait de laisser échapper lesecret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse… Ah !laissez-moi parler, Monsieur Darzac… Il faut que je m’explique ici,il le faut pour que tout le monde s’explique ici !… Noussommes en train de « nettoyer la situation » !… Rien, alors,n’était naturel dans les façons d’être de Mlle Stangerson. Laprécipitation même qu’elle a mise à accéder à votre désir de hâterla cérémonie nuptiale prouvait le désir qu’elle avait de chasserdéfinitivement le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je mesouviens, disaient alors, combien clairement : « Est-il possibleque je continue à voir Larsan partout, même dans celui qui est àmes côtés, qui me conduit à l’autel, qui m’emporte avec lui !»

« À ce qu’il paraît qu’à la gare, monsieur, elle a jeté un adieutout à fait déchirant ! Elle criait déjà : « Au secours !» au secours contre elle, contre sa pensée !… et peut-êtrecontre vous ?… Mais elle n’osait exposer sa pensée à personne,parce qu’elle redoutait certainement qu’on lui dît… »

Et Rouletabille se pencha tranquillement à l’oreille de M.Darzac et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l’entendisse,assez bas pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots quisortaient de sa bouche : « Est-ce que vous redevenez folle ?»

Et, se reculant un peu :

« Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cherMonsieur Darzac !… Et cette étrange froideur avec laquellevous fûtes, par la suite, traité ; et aussi, quelquefois, lesremords qui, dans son hésitation incessante, poussaient Mme Darzacà vous entourer, par instants, des plus délicatesattentions !… Enfin, permettez-moi de vous dire que je vous aivu moi-même parfois si sombre, que j’ai pu penser que vous aviezdécouvert que Mme Darzac avait toujours au fond d’elle-même, envous regardant, en vous parlant, en se taisant, la pensée deLarsan !… Par conséquent, entendons-nous bien… Ce n’est pointcette idée « que la fille du professeur Stangerson s’en serait bienaperçu » qui pouvait chasser mes soupçons, puisque, malgré elle,elle s’en apercevait tout le temps ! Non ! Non !…Mes soupçons ont été chassés par autre chose !…

– Ils auraient pu l’être, s’écria, ironique, et désespéré, M.Darzac… ils auraient pu l’être par ce simple raisonnement que, sij’avais été Larsan, possédant Mlle Stangerson, devenue ma femme,j’avais tout intérêt à continuer à faire croire à la mort deLarsan ! Et je ne me serais point ressuscité !… N’est-cepoint du jour où Larsan est revenu au monde, que j’ai perduMathilde ?…

– Pardon ! monsieur, pardon ! répliqua cette foisRouletabille, qui était devenu plus blanc qu’un linge… Vousabandonnez encore une fois, si j’ose dire, le bon bout de laraison !… Car celui-ci nous montre tout le contraire de ce quevous croyez apercevoir !… Moi, j’aperçois ceci : c’est que,lorsqu’on a une femme qui croit ou qui est très près de croire quevous êtes Larsan, on a tout intérêt à lui montrer que Larsan existeen dehors de vous ! »

En entendant cela, la Dame en noir se glissa contre la muraille,arriva haletante jusqu’aux côtés de Rouletabille, et dévora duregard la face de M. Darzac, qui était devenue effroyablement dure.Quant à nous, nous étions tous tellement frappés de la nouveauté etde l’irréfutabilité du commencement de raisonnement de Rouletabilleque nous n’avions plus que l’ardent désir d’en connaître la suite,et nous nous gardâmes de l’interrompre, nous demandant jusqu’oùpourrait aller une aussi formidable hypothèse ! Le jeunehomme, imperturbable, continuait…

« Mais si vous aviez intérêt à lui montrer que Larsan existaiten dehors de vous, il est un cas où cet intérêt se transformait enune nécessité immédiate. Imaginez… je dis imaginez, mon cherMonsieur Darzac, que vous ayez réellement ressuscité Larsan, unefois, une seule, malgré vous, chez vous, aux yeux de la fille duprofesseur Stangerson, et vous voilà, je dis bien, dans lanécessité de le ressusciter encore, toujours, en dehors de vous…pour prouver à votre femme que ce Larsan ressuscité n’est pas envous ! Ah ! calmez-vous, mon cher Monsieur Darzac !…je vous en supplie… Puisque je vous ai dit que mes soupçons ont étéchassés, définitivement chassés !… C’est bien le moins quenous nous amusions à raisonner un peu, après de pareilles angoissesoù il semblait qu’il n’y eût point de place pour aucunraisonnement… Voyez donc où je suis obligé d’en venir, enconsidérant comme réalisée l’hypothèse (ce sont là procédés demathématiques que vous connaissez mieux que moi, vous qui êtes unsavant), en considérant, dis-je, comme réalisée l’hypothèse de lamanifestation Darzac, qui est vous cachant Larsan. Donc, dans monraisonnement, vous êtes Larsan ! Et je me demande ce qui abien pu arriver en gare de Bourg pour que vous apparaissiez àl’état de Larsan aux yeux de votre femme. Le fait de larésurrection est indéniable. Il existe. Il ne peut s’expliquer à cemoment par votre volonté d’être Larsan !… »

M. Darzac n’interrompait plus.

« Comme vous dites, Monsieur Darzac, poursuivait Rouletabille,c’est à cause de cette résurrection-là que le bonheur vous échappe…Donc, si cette résurrection ne peut être volontaire, elle n’a plusqu’une façon d’être… c’est d’être accidentelle !… Et voyezcomme toute l’affaire est éclaircie… Oh ! j’ai beaucoup étudiél’incident de Bourg… je continue à raisonner… ne vous épouvantezpas… Vous êtes à Bourg, dans le buffet… Vous croyez que votrefemme, ainsi qu’elle vous l’a annoncé, vous attend hors de la gare…Ayant terminé votre correspondance, vous éprouvez le besoin d’allerdans votre compartiment, faire un peu de toilette… jeter le coupd’œil du maître ès camouflage sur votre déguisement. Vous pensez :encore quelques heures de cette comédie, et, passé la frontière,dans un endroit où elle sera bien à moi, définitivement à moi, jemettrai bas le masque… Car ce masque, tout de même, il vousfatigue… et si bien vous fatigue-t-il, ma foi, que, arrivé dans lecompartiment, vous vous accordez quelques minutes de repos… Vousl’enlevez donc !… Vous vous soulagez de cette barbe menteuseet de vos lunettes, et, juste dans le même moment, la porte ducompartiment s’ouvre… Votre femme, épouvantée, ne prend que letemps de voir cette face sans barbe dans la glace, la face deLarsan, et de s’enfuir, en poussant une clameur épouvantée…Ah ! vous avez compris le danger !… Vous êtes perdu si,immédiatement, votre femme, ailleurs, ne voit pas Darzac, son mari.Le masque est vite remis, vous descendez à contre-voie par la glacedu coupé et vous arrivez au buffet avant votre femme qui accourtvous y chercher !… Elle vous trouve debout… Vous n’avez pasmême eu le temps de vous rasseoir… Tout est-il sauvé ?Hélas ! non… Votre malheur ne fait que commencer… Car l’atrocepensée que vous êtes peut-être ensemble Darzac et Larsan ne laquitte plus. Sur le quai de la gare, en passant sous un bec de gaz,elle vous regarde, vous lâche la main et se jette comme une folledans le bureau du chef de gare… Ah ! vous avez encorecompris ! Il faut chasser l’abominable pensée tout de suite…Vous sortez du bureau et vous refermez précipitamment la porte, et,vous aussi, vous prétendez que vous venez de voir Larsan !Pour la tranquilliser, et pour nous tromper aussi, dans le cas oùelle oserait nous dévoiler sa pensée… vous êtes le premier àm’avertir… à m’envoyer une dépêche !… Hein ? comme,éclairée de ce jour, toute votre conduite devient nette ! Vousne pouvez lui refuser d’aller rejoindre son père… Elle irait sansvous !… Et, comme rien n’est encore perdu, vous avez l’espoirde tout rattraper… Au cours du voyage, votre femme continue à avoirdes alternatives de foi et de terreur. Elle vous donne sonrevolver, dans une sorte de délire de son imagination, qui pourraitse résumer dans cette phrase : « Si c’est Darzac, qu’il medéfende ! et, si c’est Larsan, qu’il me tue !… Mais queje cesse de ne plus savoir ! » Aux Rochers Rouges, vous lasentez à nouveau si éloignée de vous que, pour la rapprocher, vouslui remontrez Larsan !… Voyez-vous, mon cher MonsieurDarzac ! Tout cela s’arrangeait très bien dans ma pensée… etil n’y avait point jusqu’à votre apparition de Larsan, à Menton,pendant votre voyage de Darzac à Cannes, pendant que vous vîntesau-devant de nous, qui ne pouvait le plus bêtement du mondes’expliquer. Vous auriez pris le train devant vos amis àMenton-Garavan, mais vous en seriez descendu à la station suivantequi est celle de Menton et, là, après un court séjour nécessairedans votre vestiaire urbain, vous apparaissiez à l’état de Larsan àvos mêmes amis venus en promenade à Menton. Le train suivant vousremportait vers Cannes, où nous nous rencontrâmes. Seulement, commevous eûtes, ce jour-là, le désagrément d’entendre, de la bouchemême d’Arthur Rance qui était, lui aussi, venu au-devant de nous àNice, que Mme Darzac n’avait pas vu cette fois Larsan et que votreexhibition du matin n’avait servi de rien, vous vous obligeâtes, lesoir même, à lui montrer Larsan, sous les fenêtres mêmes de la TourCarrée, devant lesquelles passait la barque de Tullio !… Etvoyez, mon cher Monsieur Darzac, comme les choses, en apparence,les plus compliquées, devenaient tout à coup simples et logiquementexplicables si, par hasard, mes soupçons devaient êtreconfirmés ! »

À ces mots, moi-même qui avais cependant vu et touchél’Australie, je ne pus m’empêcher de frissonner en regardantpresque avec apitoiement Robert Darzac, comme on regarde un pauvrehomme sur le point de devenir la victime de quelque effroyableerreur judiciaire. Et tous les autres, autour de moi, frissonnèrentégalement pour lui ou à cause de lui, car les arguments deRouletabille devenaient si terriblement possibles que chacun sedemandait comment, après avoir si bien établi la possibilité de laculpabilité, il allait pouvoir conclure à l’innocence. Quant àRobert Darzac, après avoir monté la plus sombre agitation, ils’était à peu près calmé, écoutant le jeune homme, et il me semblaqu’il ouvrait ces yeux étonnants, extravagants, au regard affolé,mais très intéressé, qu’ont les accusés au banc d’assises quand ilsentendent M. le procureur général prononcer un de ces admirablesréquisitoires qui les convainquent eux-mêmes d’un crime que,quelquefois, ils n’ont pas commis ! La voix avec laquelle ilparvint à prononcer les mots suivants n’était plus une voix decolère, mais de curieux effroi, la voix d’un homme qui se dit : «Mon Dieu ! à quel danger, sans le savoir, ai-je bien puéchapper ! »

« Mais, puisque vous n’avez plus ces soupçons, monsieur, fit-il,retombé à un calme singulier, je voudrais bien savoir, après toutce que vous venez de me dire, ce qui a bien pu leschasser ?…

– Pour les chasser, monsieur, il me fallait une certitude !Une preuve simple, mais absolue, qui me montrât d’une façonéclatante laquelle était Larsan des deux manifestationsDarzac ! Cette preuve m’a été fournie heureusement par vous,monsieur, à l’heure même où vous avez fermé le cercle, le cercledans lequel s’était trouvé « le corps de trop ! » le jour où,ayant affirmé – ce qui était la vérité – que vous aviez tiré lesverrous de votre appartement aussitôt rentré dans votre chambre,vous nous avez menti en ne nous dévoilant pas que vous étiez entrédans cette chambre vers six heures et non point, comme le pèreBernier le disait et comme nous avions pu le constater nous-mêmes,à cinq heures ! Vous étiez alors le seul avec moi à savoir quele Darzac de cinq heures, dont nous vous parlions comme devous-même n’était point vous-même ! Et vous n’avez riendit ! Et ne prétendez pas que vous n’attachiez aucuneimportance à cette heure de cinq heures, puisqu’elle vousexpliquait tout, à vous, puisqu’elle vous apprenait qu’un autreDarzac que vous était venu dans la Tour Carrée à cette heure-là, levrai ! Aussi, après vos faux étonnements, comme vous voustaisez ! Votre silence nous a menti ! Et quel intérêt levéritable Darzac aurait-il eu à cacher qu’un autre Darzac, quipouvait être Larsan, était venu avant vous se cacher dans la TourCarrée ? Seul, Larsan avait intérêt à nous cacher qu’il yavait un autre Darzac que lui ! DES DEUX MANIFESTATIONS DARZACLA FAUSSE ÉTAIT NÉCESSAIREMENT CELLE QUI MENTAIT ! Ainsi messoupçons ont-ils été chassés par la certitude ! LARSAN C’ÉTAITVOUS ! ET L’HOMME QUI ÉTAIT DANS LE PLACARD, C’ÉTAITDARZAC !

– Vous mentez ! » hurla en bondissant sur Rouletabillecelui que je ne pouvais croire être Larsan.

Mais nous nous étions interposés et Rouletabille, qui n’avaitrien perdu de son calme, étendit le bras et dit :

« Il y est encore !… »

Scène indescriptible ! Minute inoubliable ! Au gestede Rouletabille, la porte du placard avait été poussée par une maininvisible, comme il arriva le terrible soir qui avait vu le mystèredu « corps de trop »…

Et le « corps de trop » lui-même apparut ! Des clameurs desurprise, d’enthousiasme et d’effroi remplirent la Tour Carrée. LaDame en noir poussa un cri déchirant :

« Robert !… Robert !… Robert ! »

Et c’était un cri de joie. Deux Darzac étaient devant nous, sisemblables que toute autre que la Dame en noir aurait pu s’ytromper… Mais son cœur ne la trompa point, en admettant que saraison, après l’argumentation triomphante de Rouletabille, eût puhésiter encore. Les bras tendus, elle allait vers la secondemanifestation Darzac qui descendait du fatal placard… Le visage deMathilde rayonnait d’une vie nouvelle ; ses yeux, ses tristesyeux dont j’avais vu si souvent le regard égaré autour de l’autre,fixaient celui-ci avec une joie magnifique, mais tranquille etsûre. C’était lui ! C’était celui qu’elle croyait perdu, etqu’elle avait osé chercher sur le visage de l’autre, et qu’ellen’avait pas retrouvé sur le visage de l’autre, ce dont elle avaitaccusé, pendant des jours et des nuits, sa pauvre folie !

Quant à celui que, jusqu’à la dernière minute, je n’avais pucroire coupable, quant à l’homme farouche qui, dévoilé et traqué,voyait soudain se dresser en face de lui la preuve vivante de soncrime, il tenta encore un de ces gestes qui, si souvent, l’avaientsauvé. Entouré de toutes parts, il osa la fuite. Alors nouscomprîmes la comédie audacieuse que, depuis quelques minutes, ilnous donnait. N’ayant plus aucun doute sur l’issue de la discussionqu’il soutenait avec Rouletabille, il avait eu cette incroyablepuissance sur lui-même de n’en laisser rien paraître, et aussicette habileté dernière de prolonger la dispute et de permettre àRouletabille de dérouler à loisir une argumentation au bout delaquelle il savait qu’il trouverait sa perte, mais pendant laquelleil découvrirait, peut-être, les moyens de sa fuite. C’est ainsiqu’il manœuvra si bien que, dans le moment que nous avancions versl’autre Darzac, nous ne pûmes l’empêcher de se jeter d’un bond dansla pièce qui avait servi de chambre à Mme Darzac et d’en refermerviolemment la porte avec une rapidité foudroyante ! Nous nousaperçûmes qu’il avait disparu lorsqu’il était trop tard pourdéjouer sa ruse. Rouletabille, pendant la scène précédente, n’avaitsongé qu’à garder la porte du corridor et il n’avait point prisgarde que chaque mouvement que faisait le faux Darzac, au fur et àmesure qu’il était convaincu d’imposture, le rapprochait de lachambre de Mme Darzac. Le reporter n’attachait aucune importance àces mouvements-là, sachant que cette chambre n’offrait à la fuitede Larsan aucune issue. Et cependant, quand le bandit fut derrièrecette porte, qui fermait son dernier refuge, notre confusionaugmenta dans des proportions importantes. On eût dit que, tout àcoup, nous étions devenus forcenés. Nous frappions ! Nouscriions ! Nous pensions à tous les coups de génie de sesinexplicables évasions !

« Il va s’échapper !… Il va encore nous échapper !…»

Arthur Rance était le plus enragé. Mrs. Edith, de son poignetnerveux, me broyait le bras, tant la scène l’impressionnait. Nul nefaisait attention à la Dame en noir et à Robert Darzac qui, aumilieu de cette tempête, semblaient avoir tout oublié, même lebruit que l’on menait autour d’eux. Ils n’avaient pas une parole,mais ils se regardaient comme s’ils découvraient un monde nouveau,celui où l’on s’aime. Or, ils venaient simplement de le retrouver,grâce à Rouletabille.

Celui-ci avait ouvert la porte du corridor et appelé à larescousse les trois domestiques. Ils arrivèrent avec leurs fusils.Mais c’étaient des haches qu’il fallait. La porte était solide etbarricadée d’épais verrous. Le père Jacques alla chercher unepoutre qui nous servit de bélier. Nous nous y mîmes tous, et,enfin, nous vîmes la porte céder. Notre anxiété était au comble. Envain nous répétions-nous que nous allions entrer dans une chambreoù il n’y avait que des murs et des barreaux… nous nous attendionsà tout, ou plutôt à rien, car c’était surtout la pensée de ladisparition, de l’envolement, de la dissociation de la matière deLarsan qui nous hantait et nous rendait plus fous.

Quand la porte eut commencé de céder, Rouletabille ordonna auxdomestiques de reprendre leurs fusils, avec la consigne, cependant,de ne s’en servir que s’il était impossible de s’emparer de lui,vivant. Puis, il donna un dernier coup d’épaule et, la porte étantenfin tombée, il entra le premier dans la pièce.

Nous le suivions. Et, derrière lui, sur le seuil, nous nousarrêtâmes tous, tant ce que nous vîmes nous remplit destupéfaction. D’abord, Larsan était là ! Oh ! il étaitvisible ! Et il était reconnaissable ! Il avait arrachésa fausse barbe ; il avait mis bas son masque de Darzac ;il avait repris sa face rase et pâle du Frédéric Larsan du châteaudu Glandier. Et on ne voyait que lui dans la chambre. Il étaittranquillement assis dans un fauteuil, au milieu de la pièce, etnous regardait de ses grands yeux calmes et fixes. Ses brass’allongeaient aux bras du fauteuil. Sa tête s’appuyait au dossier.On eût dit qu’il nous donnait audience et qu’il attendait que nouslui exposions nos revendications. Je crus même discerner un légersourire sur sa lèvre ironique.

Rouletabille s’avança encore :

« Larsan, fit-il… Larsan, vous rendez-vous ?… »

Mais Larsan ne répondit pas.

Alors Rouletabille le toucha à la main et au visage, et nousnous aperçûmes que Larsan était mort.

Rouletabille nous montra à son doigt le chaton d’une bague quiétait ouvert et qui avait dû contenir un poison foudroyant.

Arthur Rance écouta les battements du cœur et déclara que toutétait fini.

Sur quoi, Rouletabille nous pria de quitter tous la Tour Carréeet d’oublier le mort.

« Je me charge de tout, fit-il gravement. C’est un corps detrop, nul ne s’apercevra de sa disparition ! »

Et il donna à Walter un ordre qui fut traduit par Arthur Rance:

« Walter, vous m’apporterez tout de suite « le sac du corps detrop ! »

Puis, il fit un geste auquel nous obéîmes tous. Et nous lelaissâmes seul en face du cadavre de son père.

 

Aussitôt, nous eûmes à transporter M. Darzac, qui se trouvaitmal, dans le salon du vieux Bob. Mais ce n’était qu’une faiblessepassagère et, dès qu’il eut rouvert les yeux, il sourit à Mathildequi penchait sur lui son beau visage où se lisait l’épouvante deperdre un époux chéri dans le moment même qu’elle venait, par unconcours de circonstances qui restait encore mystérieux, de leretrouver. Il sut la convaincre qu’il ne courait aucun danger et illa pria de s’éloigner ainsi que Mrs. Edith. Quand les deux femmesnous eurent quittés, Mr Arthur Rance et moi lui donnâmes des soinsqui nous renseignèrent tout d’abord sur son curieux état de santé.Car, enfin, comment un homme que chacun de nous avait pu croiremort et que l’on avait enfermé, râlant, dans un sac, avait-il pusurgir, ainsi vivant, du fatal placard ? Quand nous eûmesouvert ses vêtements et défait, pour le refaire, le bandage quicachait la blessure qu’il portait à la poitrine, nous connûmes aumoins que cette blessure, par un hasard qui n’est point si rarequ’on le pourrait croire, après avoir déterminé un coma presqueimmédiat, ne présentait aucune gravité. La balle qui avait frappéDarzac, au milieu de la lutte farouche qu’il avait eu à soutenircontre Larsan, s’était aplatie sur le sternum, causant une fortehémorragie externe et secouant douloureusement tout l’organisme,mais ne suspendant en rien aucune des fonctions vitales… .

On avait vu des blessés de cet ordre se promener parmi lesvivants quelques heures après que ceux-ci avaient cru assister àleurs derniers moments. Et moi-même, je me rappelai – ce qui achevade me rassurer – l’aventure d’un de mes bons amis, le journalisteL… , qui, venant de se battre en duel avec le musicien V… , sedésespérait sur le terrain d’avoir tué son adversaire d’une balleen pleine poitrine, sans que celui-ci ait eu même le temps detirer. Soudain le mort se souleva et logea dans la cuisse de monami une balle qui faillit entraîner l’amputation et qui le retintde longs mois au lit. Quant au musicien qui était retombé dans soncoma, il en sortit le lendemain pour aller faire un tour sur leboulevard. Lui aussi, comme Darzac, avait été frappé austernum.

Comme nous finissions de panser Darzac, le père Jacques vintfermer sur nous la porte du salon qui était restée entrouverte etje me demandais la raison qui avait bien pu pousser le bonhomme àprendre cette précaution, quand nous entendîmes des pas dans lecorridor et un bruit singulier comme celui d’un corps que l’ontraînerait sur un plancher… Et je pensai à Larsan, et au sac du «corps de trop », et à Rouletabille !

Laissant Arthur Rance aux côtés de M. Darzac, je courus à lafenêtre. Je ne m’étais pas trompé et je vis apparaître dans la courle sinistre cortège.

Il faisait alors presque nuit. Une obscurité propice entouraittoute chose. Je distinguai cependant Walter que l’on avait mis ensentinelle sous la poterne du jardinier. Il regardait du côté de labaille, prêt, évidemment, à barrer le passage à qui éprouveraitalors le besoin de pénétrer dans la Cour du Téméraire…

… Se dirigeant vers le puits, je vis Rouletabille et lepère Jacques… deux ombres courbées sur une autre ombre… une ombreque je connaissais bien et qui, une nuit d’horreur, avait contenuun autre corps. Le sac semblait lourd. Ils le soulevèrent jusqu’àla margelle du puits. Alors je pus voir encore que le puits étaitouvert… oui, le plateau de bois qui le fermait d’ordinaire avaitété rejeté sur le côté. Rouletabille sauta sur la margelle, et puisentra dans le puits… Il y pénétrait sans hésitation… il semblaitconnaître ce chemin. Peu après il s’enfonça et sa tête disparut.Alors le père Jacques poussa le sac dans le puits et il se penchasur la margelle, soutenant encore le sac que je ne voyais plus.Puis il se redressa et referma le puits, remettant soigneusement leplateau et assujettissant les ferrures, et celles-ci firent unbruit que je me rappelai soudain, le bruit qui m’avait tantintrigué le soir où, avant la découverte de l’Australie, je m’étaisrué sur une ombre qui avait soudain disparu et où je m’étais heurtéle nez contre la porte close du Château Neuf…

 

Je veux voir… jusqu’à la dernière minute, je veux voir, je veuxsavoir… Trop de choses inexpliquées m’inquiètent encore !… Jen’ai que la parcelle la plus importante de la vérité, mais je n’aipas la vérité tout entière ou plutôt il me manque quelque chose quiexpliquerait la vérité…

J’ai quitté la Tour Carrée, j’ai regagné ma chambre du ChâteauNeuf, je me suis mis à ma fenêtre et mon regard s’est enfoncéprofondément dans les ombres qui couvraient la mer. Nuit épaisse,ténèbres jalouses. Rien. Alors, je me suis efforcé d’entendre, maisje n’ai même point perçu le bruit des rames sur les eaux…

Tout à coup… loin… très loin… en tout cas, il me semble que cecise passait très loin sur la mer, tout là-haut à l’horizon… Ouplutôt en face de l’horizon, je veux dire dans l’étroite banderouge qui décorait la nuit, le seul souvenir qui nous restait dusoleil…

… Dans cette étroite bande rouge quelque chose entra, desombre et de petit ; mais, comme je ne voyais que cette chose,elle me parut à moi énorme, formidable. C’était une ombre de barquequi glissait d’un mouvement quasi automatique sur les eaux, puiselle s’arrêta, et je vis se dresser, debout, l’ombre deRouletabille. Je le distinguais je le reconnaissais comme s’ilavait été à dix mètres de moi… Ses moindres gestes se découpaientavec une précision fantastique sur la bande rouge… Oh ! ce nefut pas long ! Il se pencha et se releva aussitôt en soulevantun fardeau qui se confondit avec lui… Et puis le fardeau glissadans le noir et la petite ombre de l’homme réapparut toute seule,se pencha encore, se courba, resta ainsi un instant immobile, etpuis s’affaissa dans la barque qui reprit son glissementautomatique jusqu’à ce qu’elle fût sortie complètement de la banderouge… Et la bande rouge disparut à son tour…

Rouletabille venait de confier au flot d’Hercule le cadavre deLarsan.

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