Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 16Découverte de « L’Australie »

La lune l’a frappé en plein visage. Il se croit seul dans lanuit et voici certainement l’un des moments où il doit déposer lemasque du jour. D’abord les vitres noires ont cessé de protéger sonregard incertain. Et si sa taille, pendant les heures de comédie,s’est fatiguée à se courber plus que de nature, si les épaules sesont très habilement arrondies, voici la minute où le grand corpsde Larsan, sorti de scène, va se délasser. Qu’il se délassedonc ! Je l’épie dans la coulisse… derrière les figuiers deBarbarie, pas un de ses mouvements ne m’échappe…

Maintenant, il est debout sur le boulevard de l’Ouest qui luifait comme un piédestal ; les rayons lunaires l’enveloppentd’une lueur froide et funèbre. Est-ce toi, Darzac ? ou tonspectre ? ou l’ombre de Larsan revenue de chez lesmorts ?

Je suis fou… En vérité, il faut avoir pitié de nous qui sommestous fous. Nous voyons Larsan partout et peut-être Darzac lui-mêmem’a-t-il regardé un jour, moi, Sainclair, en se disant : « Sic’était Larsan !… » Un jour !… je parle comme s’il yavait des années que nous étions enfermés dans ce château et il y atout juste quatre jours… Nous sommes arrivés ici, le 8 avril, unsoir…

Sans doute, mais jamais mon cœur n’a ainsi battu quand je meposais la terrible question pour les autres ; c’est peut-êtreaussi qu’elle était moins terrible quand il s’agissait des autres…Et puis, c’est singulier ce qui m’arrive. Au lieu que mon espritrecule effrayé devant l’abîme d’une aussi incroyable hypothèse, aucontraire, il est attiré, entraîné, horriblement séduit. Il a levertige et il ne fait rien pour l’éviter. Il me pousse à ne pointquitter des yeux le spectre debout sur le boulevard de l’Ouest, àlui trouver des attitudes, des gestes, une ressemblance, parderrière… et puis aussi le profil… et puis aussi la face… Là, commeça… Il ressemble tout à fait à Larsan… Oui, mais comme ça, ilressemble tout à fait à Darzac…

Comment se fait-il que cette idée me vienne, cette nuit, pour lapremière fois ? Quand j’y songe… Elle eût dû être notrepremière idée ! Est-ce que, lors du Mystère de la ChambreJaune, la silhouette Larsan n’apparaissait point, au moment ducrime, tout à fait confondue avec la silhouette Darzac ?Est-ce que le Darzac qui venait chercher la réponse de MlleStangerson au bureau de poste 40 n’était point Larsanlui-même ? Est-ce que cet empereur du camouflage n’avait pointdéjà entrepris avec succès d’être Darzac, si bien qu’il avaitréussi à faire accuser de ses propres crimes le fiancé de MlleStangerson !…

Sans doute… sans doute… mais, tout de même, si j’ordonne à moncœur inquiet de se taire pour pouvoir entendre ma raison, je sauraique mon hypothèse est insensée… Insensée ?… Pourquoi ?…Tenez, le voilà, le spectre Larsan qui allonge les grands ciseauxde ses jambes, qui marche comme Larsan… oui, mais il a les épaulesde Darzac.

Je dis insensée parce que, si l’on n’est pas Darzac, on peuttenter de l’être dans l’ombre, dans le mystère, de loin, comme lorsdes drames du Glandier… mais ici, nous touchons l’homme !…nous vivons avec lui !…

Nous vivons avec lui ?… Non !…

D’abord, il est rarement là… presque toujours enfermé dans sachambre ou penché sur cet inutile travail de la Tour du Téméraire…Voilà, ma foi, un beau prétexte que celui de dessiner pour qu’on nevoie pas votre tête et pour répondre aux gens sans tourner latête…

Mais enfin, il ne dessine pas toujours… Oui, mais dehors,toujours, excepté ce soir, il a son binocle noir… Ah ! cetaccident du laboratoire a été des plus intelligents… Cette petitelampe qui a fait explosion savait – je l’ai toujours pensé – leservice qu’elle allait rendre à Larsan lorsque Larsan aurait prisla place de Darzac… Elle lui permettrait d’éviter, toujours…toujours, la grande lumière du jour… à cause de la faiblesse desyeux… Comment donc !… Il n’est point jusqu’à Mlle Stangersonet Rouletabille qui ne s’arrangeaient pour trouver les coinsd’ombre où les yeux de M. Darzac n’avaient rien à redouter de lalumière du jour… Du reste, il a, plus que tout autre, en yréfléchissant, depuis que nous sommes arrivés ici, cettepréoccupation de l’ombre… nous l’avons vu peu, mais toujours àl’ombre. Cette petite salle du conseil est fort sombre, … laLouve est sombre… Et il a choisi, des deux chambres de la TourCarrée, celle qui reste toujours plongée dans unedemi-obscurité.

Tout de même… Voyons ! Voyons !… Voyons ! On netrompe pas Rouletabille comme ça !… ne serait-ce que troisjours !… Cependant, comme dit Rouletabille, Larsan est néavant Rouletabille, puisqu’il est son père…

… Ah ! je revois le premier geste de Darzac, quand ilest venu au-devant de nous à Cannes, et qu’il est monté dans notrecompartiment… Il a tiré le rideau… De l’ombre, toujours…

Le spectre, maintenant, sur le boulevard de l’Ouest, s’estretourné de mon côté… Je le vois bien… de face… pas de binocle… ilest immobile… il est placé là comme si on allait le photographier…Ne bougez pas !… Là, ça y est !… Eh bien, c’est RobertDarzac ! c’est Robert Darzac !

… Il se remet en marche… Je ne sais plus… il y a quelquechose qui me manque, dans la marche de Darzac, pour que jereconnaisse la marche de Larsan ; mais quoi ?…

Oui, Rouletabille aurait tout vu. Euh ?… Rouletabilleraisonne plus qu’il ne regarde. Et puis, a-t-il eu tellement letemps de regarder que cela ?…

Non !… N’oublions pas que Darzac est allé passer trois moisdans le Midi !… C’est vrai !… Ah ! on peut raisonnerlà-dessus : trois mois, pendant lesquels on ne l’a pas vu… Il étaitparti malade… Il était revenu bien portant… On ne s’étonne pointque la figure d’un homme ait un peu changé quand, partie avec unemine de mort, elle réapparaît avec une mine de vivant.

Et la cérémonie du mariage a eu lieu tout de suite… Comme ils’est montré à nous avec parcimonie avant, et depuis… Et, du reste,il n’y a pas encore une semaine de tout cela… Un Larsan peut tenirle coup pendant six jours.

L’homme (Darzac ? Larsan ?) descend de son piédestaldu boulevard de l’Ouest et vient droit à moi… M’a-t-il vu ? Jeme fais plus petit derrière mon figuier de Barbarie.

… Trois mois d’absence pendant lesquels Larsan a puétudier tous les tics, toutes les manifestations Darzac, et puis onsupprime Darzac et on prend sa place, et sa femme… on l’emporte… letour est joué !…

… La voix ? Quoi de plus facile que d’imiter une voixdu Midi ? On a un peu plus ou un peu moins l’accent, voilàtout. Moi, j’ai cru observer qu’il l’avait un peu plus… Oui, leDarzac d’aujourd’hui a un peu plus l’accent – je crois – que celuid’avant le mariage…

Il est presque sur moi, il passe à mes côtés… Il ne m’a pasvu…

… C’est Larsan ! Je vous dis que c’estLarsan !…

Mais il s’arrête une seconde, regarde éperdument toutes ceschoses endormies autour de lui, de lui dont la douleur veillesolitaire, et il gémit, comme un pauvre malheureux homme qu’ilest…

… C’est Darzac !…

Et puis, il est parti… Et je suis resté là, derrière un figuier,dans l’anéantissement de ce que j’avais osé penser !…

Combien de temps restai-je ainsi, prostré ? Uneheure ? Deux heures ? Quand je me relevai, j’avais lesreins rompus et l’esprit très fatigué. Oh ! trèsfatigué ! J’étais allé, au cours de mes étourdissanteshypothèses, jusqu’à me demander si par hasard (par hasard !)le Larsan qui était dans le sac de pommes de terre dites «saucisses » ne s’était pas substitué au Darzac qui le conduisait,dans la petite voiture anglaise traînée par Toby aux gouffres dupuits de Castillon !… Parfaitement, je voyais le corps àl’agonie ressuscitant tout à coup et priant M. Darzac d’allerprendre sa place. Il n’avait fallu, pour que je rejetasse loin demon absurde cogitation cette supposition imbécile, rien moins quele rappel de la preuve absolue de son impossibilité, qui m’avaitété donnée le matin même par une conversation très intime entre M.Darzac et moi, au sortir de notre cruelle séance dans la TourCarrée, séance pendant laquelle avaient été si bien établis tousles termes du problème du corps de trop. À ce moment, je lui avaisposé, à propos du prince Galitch, dont la falote image ne cessaitde me poursuivre, quelques questions auxquelles il avait tout desuite répondu en faisant allusion à une autre conversation trèsscientifique que nous avions eue la veille, Darzac et moi, et quin’avait pu matériellement être entendue de personne autre que denous deux, au sujet de ce même prince Galitch. Lui seul connaissaitcette conversation là, et il ne faisait point de doute, par celamême, que le Darzac qui me préoccupait tant aujourd’hui n’étaitautre que celui de la veille.

Si insensée que fût l’idée de cette substitution, on mepardonnera tout de même de l’avoir eue. Rouletabille en était unpeu la cause avec ses façons de me parler de son père comme du Dieude la métamorphose ! Et j’en revins à la seule hypothèsepossible – possible pour un Larsan qui aurait pris la place d’unDarzac – à celle de la substitution au moment du mariage, lors duretour du fiancé de Mlle Stangerson à Paris, après trois moisd’absence dans le Midi…

La plainte déchirante que Robert Darzac, se croyant seul, avaitlaissé échapper, tout à l’heure à mes côtés, ne parvenait point àchasser tout à fait cette idée-là… Je le voyais entrant à l’égliseSaint-Nicolas-du-Chardonnet, paroisse à laquelle il avait voulu quele mariage eût lieu… peut-être, pensai-je, parce qu’il n’y avaitpoint d’église plus sombre à Paris…

Ah ! on est très curieusement bête quand on se trouve, parune nuit lunaire, derrière un figuier de Barbarie, aux prises avecla pensée de Larsan !…

Très, très bête ! me disais-je, en regagnant toutdoucement, à travers les massifs de la baille, le lit quim’attendait dans une petite chambre solitaire du Château Neuf… trèsbête… car, comme l’avait si bien dit Rouletabille… si Larsan avaitété alors Darzac, il n’avait qu’à emporter sa belle proie et il nese serait point complu à réapparaître à l’état de Larsan pourépouvanter Mathilde, et il ne l’aurait pas amenée au château fortd’Hercule, au milieu des siens, et il n’aurait pas pris laprécaution désastreuse pour ses desseins de montrer à nouveau, dansla barque de Tullio, la figure menaçante deRoussel-Ballmeyer !

À ce moment, Mathilde lui appartenait, et c’est depuis ce momentqu’elle s’était reprise. La réapparition de Larsan ravissaitdéfinitivement la Dame en noir à Darzac, donc Darzac n’était pasLarsan ! Mon Dieu ! que j’ai mal à la tête… C’est la luneéblouissante, là-haut, qui m’a frappé douloureusement la cervelle…j’ai un coup de lune…

Et puis… et puis, n’était-il pas apparu à Arthur Rance lui-même,dans les jardins de Menton, alors que Darzac venait d’être « misdans le train » qui le conduisait à Cannes, au-devant denous ! Si Arthur Rance avait dit vrai, je pouvais aller mecoucher en toute tranquillité… Et pourquoi Arthur Rance eût-ilmenti ?… Arthur Rance, encore un qui est amoureux de la Dameen noir, qui n’a pas cessé de l’être… Mrs. Edith n’est pas unesotte ; elle a tout vu, Mrs. Edith !… Allons !…allons nous coucher…

J’étais encore sous la poterne du Jardinier et j’allais entrerdans la Cour du Téméraire quand il m’a semblé entendre quelquechose… on eût dit une porte que l’on refermait… cela avait faitcomme un bruit de bois et de fer… de serrure… je passai vivement latête hors de la poterne et je crus apercevoir une vague silhouettehumaine près de la porte du Château Neuf, une silhouette, qui,aussitôt, s’était confondue avec l’ombre du Château Neufelle-même ; j’armai mon revolver et, en trois bonds, entraidans l’ombre à mon tour… Mais je n’aperçus plus rien que l’ombre.La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien merappeler que je l’avais laissée entrouverte. J’étais très ému, trèsanxieux… je ne me sentais pas seul… qui donc pouvait être autour demoi ? Évidemment, si la silhouette existait en dehors de mavision et de mon esprit troublés, elle ne pouvait plus êtremaintenant que dans le Château Neuf, car la Cour du Téméraire étaitdéserte.

Je poussai avec précaution la porte, et entrai dans le ChâteauNeuf. J’écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement aumoins pendant cinq minutes… Rien !… je devais m’être trompé…Cependant je ne fis point craquer d’allumettes et, le plussilencieusement que je pus, je gravis l’escalier et gagnai machambre. Là, je m’enfermai et seulement respirai à l’aise…

Cette vision continuait cependant à m’inquiéter plus que je neme l’avouais à moi-même, et, bien que je me fusse couché, je neparvenais point à m’endormir. Enfin, sans que je pusse en suivre laraison, la vision de la silhouette et la pensée de Darzac-Larsan semêlaient étrangement dans mon esprit déséquilibré…

Si bien que j’en étais arrivé à me dire : je ne serai tranquilleque lorsque je me serai assuré que M. Darzac lui-même n’est pasLarsan ! Et je ne manquerai point de le faire à la prochaineoccasion.

Oui, mais comment ?… Lui tirer la barbe ?… Si je metrompe, il me prendra pour un fou ou il devinera ma pensée et ellene sera point faite pour le consoler de tous les malheurs dont ilgémit. Il ne manquerait plus à son infortune que d’être soupçonnéd’être Larsan !

Soudain, je rejetai mes couvertures, je m’assis sur mon lit, etm’écriai :

« L’Australie ! »

Je venais de me souvenir d’un épisode dont j’ai parlé aucommencement de ce récit. On se rappelle que, lors de l’accident dulaboratoire, j’avais accompagné M. Robert Darzac chez lepharmacien. Or, dans le moment qu’on le soignait, comme il avait dûôter sa jaquette, la manche de sa chemise, dans un faux mouvement,s’était relevée jusqu’au coude et y avait été arrêtée pendant toutela séance, ce qui m’avait permis de constater que M. Darzac avait,près de la saignée du bras droit une large « tache de naissance »dont les contours semblaient curieusement suivre le dessingéographique de l’Australie. Mentalement, pendant que le pharmacienopérait, je n’avais pu m’empêcher de placer, sur ce bras, auxendroits qu’elles occupent sur la carte, Melbourne, Sydney,Adélaïde ; et il y avait encore sous cette large tache uneautre toute petite tache située dans les environs de la terre ditede Tasmanie.

Et quand, par hasard, plus tard, il m’était arrivé de penser àcet accident, à la séance chez le pharmacien et à la tache denaissance, j’avais toujours pensé aussi, par une liaison d’idéesbien compréhensible, à l’Australie.

Et dans cette nuit d’insomnie, voilà que l’Australie encorem’apparaissait !…

Assis sur mon lit, j’avais eu à peine le temps de me féliciterd’avoir songé à une preuve aussi décisive de l’identité de RobertDarzac et je commençais à agiter la question de savoir comment jepourrais bien m’y prendre pour me la fournir à moi-même, quand unbruit singulier me fit dresser l’oreille… Le bruit se répéta… oneût dit que des marches craquaient sous des pas lents etprécautionneux.

Haletant, j’allai à ma porte et, l’oreille à la serrure,j’écoutai. D’abord, ce fut le silence, et puis les marchescraquèrent à nouveau… Quelqu’un était dans l’escalier, je nepouvais plus en douter… et quelqu’un qui avait intérêt à dissimulersa présence… je songeai à l’ombre que j’avais cru voir tout àl’heure en entrant dans la Cour du Téméraire… quelle pouvait êtrecette ombre, et que faisait-elle dans l’escalier ?Montait-elle ? Descendait-elle ?…

Un nouveau silence… J’en profitai pour passer rapidement monpantalon et, armé de mon revolver, je réussis à ouvrir ma portesans la faire geindre sur ses gonds. Retenant mon souffle,j’avançai jusqu’à la rampe de l’escalier et j’attendis. J’ai ditl’état de délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf. Lesrayons funèbres de la lune arrivaient obliquement par les hautesfenêtres qui s’ouvraient sur chaque palier et découpaient avecprécision des carrés de lumière blême dans la nuit opaque de cettecage d’escalier qui était très vaste. La misère du château ainsiéclairée par endroits n’en paraissait que plus définitive. La ruinede la rampe de l’escalier, les barreaux brisés, les murs lézardéscontre lesquels, çà et là, de vastes lambeaux de tapisseriependaient encore, tout cela qui ne m’avait que fort peuimpressionné dans le jour, me frappait alors étrangement, et monesprit était tout prêt à me représenter ce décor lugubre du passécomme un lieu propice à l’apparition de quelque fantôme…Réellement, j’avais peur… L’ombre, tout à l’heure, m’avait si bienglissé entre les doigts… car j’avais bien cru la toucher… Tout demême, un fantôme peut se promener dans un vieux château sans fairecraquer des marches d’escalier… Mais elles ne craquaient plus…

Tout à coup, comme j’étais penché au-dessus de la rampe, jerevis l’ombre !… elle était éclairée d’une façon éclatante… detelle sorte que d’ombre qu’elle était elle était devenue lueur. Lalune l’avait allumée comme un flambeau… Et je reconnus RobertDarzac !

Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule enlevant la tête vers moi comme s’il sentait peser mon regard surlui. Instinctivement, je me rejetai en arrière. Et puis, je revinsà mon poste d’observation juste à temps pour le voir disparaîtredans un couloir qui conduisait à un autre escalier desservantl’autre partie du bâtiment. Que signifiait ceci ? Qu’est-ceque Robert Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf ?Pourquoi prenait-il tant de précautions pour n’être point vu ?Mille soupçons me traversèrent l’esprit, ou plutôt toutes lesmauvaises pensées de tout à l’heure me ressaisirent avec une forceextraordinaire et, sur les traces de Darzac, je m’élançai à ladécouverte de l’Australie.

J’eus tôt fait d’arriver au corridor au moment même où il lequittait et commençai de gravir, toujours fort prudemment, lesdegrés vermoulus du second escalier. Caché dans le corridor, je levis s’arrêter au premier palier, et pousser une porte. Et puis jene vis plus rien ; il était rentré dans l’ombre et peut-êtredans la chambre. Je grimpai jusqu’à cette porte qui était referméeet, sûr qu’il était dans la chambre, je frappai trois petits coups.Et j’attendis. Mon cœur battait à se rompre. Toutes ces chambresétaient inhabitées, abandonnées… Qu’est-ce que M. Robert Darzacvenait faire dans l’une de ces chambres-là ?…

J’attendis deux minutes qui me parurent interminables, et, commepersonne ne me répondait, comme la porte ne s’ouvrait pas, jefrappai à nouveau et j’attendis encore… alors, la porte s’ouvrit etRobert Darzac me dit de sa voix la plus naturelle :

« C’est vous, Sainclair ? Que me voulez-vous, monami ?…

– Je veux savoir, fis-je – et ma main serrait au fond de mapoche mon revolver, et ma voix, à moi, était comme étranglée, tant,au fond, j’avais peur – je veux savoir ce que vous faites ici, àune pareille heure… »

Tranquillement, il craqua une allumette, et dit :

« Vous voyez !… je me préparais à me coucher… »

Et il alluma une bougie que l’on avait posée sur une chaise, caril n’y avait même pas, dans cette chambre délabrée, une pauvretable de nuit. Un lit dans un coin, un lit de fer que l’on avait dûapporter là dans la journée, composait tout l’ameublement.

« Je croyais que vous deviez coucher, cette nuit, à côté de MmeDarzac et du professeur, au premier étage de la Louve…

– L’appartement était trop petit ; j’aurais pu gêner MmeDarzac, fit amèrement le malheureux… J’ai demandé à Bernier de medonner un lit ici… Et puis, peu m’importe où je couche puisque jene dors pas… »

Nous restâmes un instant silencieux. J’avais tout à fait hontede moi et de mes « combinaisons » saugrenues. Et, franchement, monremords était tel que je ne pus en retenir l’expression. Je luiavouai tout : mes infâmes soupçons, et comment j’avais bien cru, enle voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf,avoir affaire à Larsan, et comment je m’étais décidé à aller à ladécouverte de l’Australie. Car, je ne lui cachai même pas quej’avais mis un instant tout mon espoir dans l’Australie.

Il m’écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et,tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu dela bougie, il me montra la « tache de naissance » qui devait mefaire rentrer « dans mes esprits ». Je ne voulais point la voir,mais il insista pour que je la touchasse, et je dus constater quec’était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pumettre des petits points avec des noms de ville : Sidney,Melbourne, Adélaïde… et, en bas, il y avait une autre petite tachequi représentait la Tasmanie…

« Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolumentdésabusée… ça ne s’en va pas !… »

Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il nevoulut me pardonner que lorsqu’il m’eut forcé à lui tirer la barbe,laquelle ne me resta point dans la main…

Alors, seulement, il me permit d’aller me recoucher, ce que jefis en me traitant d’imbécile.

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