Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 6Le fort d’Hercule

Quand il descend de la station de Garavan, quelle que soit lasaison qui le voit venir en ce pays enchanté, le voyageur peut secroire parvenu en ce jardin des Hespérides, dont les pommes d’orexcitèrent les convoitises du vainqueur du monstre de Némée. Jen’aurais peut-être point cependant, – à l’occasion des innombrablescitronniers et orangers qui, dans l’air embaumé, laissent pendre,au long des sentiers, pardessus les clôtures, leurs grappes desoleil, – je n’aurais peut-être point évoqué le souvenir suranné dufils de Jupiter et d’Alcmène si, tout, ici, ne rappelait sa gloiremythologique et sa promenade fabuleuse à la plus douce des rives.On raconte bien que les Phéniciens, en transportant leurs pénates àl’ombre du rocher que devaient habiter un jour les Grimaldi,donnèrent au petit port qu’il abrite et, tout le long de la côte, àun mont, à un cap, à une presqu’île, qui l’ont conservé, ce nomd’Hercule, qui était celui de leur Dieu ; mais, moi, j’imagineque, ce nom, ils l’y trouvèrent déjà et que si, en vérité, lesdivinités, fatiguées de la poussière blonde des chemins del’Hellade, s’en furent chercher ailleurs un merveilleux séjour,tiède et parfumé, pour s’y reposer de leurs aventures, elles n’enont point trouvé de plus beau que celui-là. Ce furent les premierstouristes de la Riviera. Le jardin des Hespérides n’était pasailleurs, et Hercule avait préparé la place à ses camarades del’Olympe en les débarrassant de ce méchant dragon à cent têtes quivoulait conserver la Côte d’Azur pour lui tout seul. Aussi je nesuis point bien sûr que les os de l’Elephas antiquus, découverts ily a quelques années au fond des Rochers Rouges, ne sont pas les osde ce dragon-là !

Quand, descendant tous de la gare, nous fûmes arrivés, ensilence, au rivage, nos yeux furent tout de suite frappés par lasilhouette éblouissante du château fort, debout, sur la presqu’îled’Hercule, que les travaux accomplis sur la frontière ont fait,hélas ! disparaître depuis une dizaine d’années. Les feuxobliques du soleil qui allaient frapper les murs de la vieille TourCarrée, la faisait éclater sur la mer comme une cuirasse. Ellesemblait garder encore, vieille sentinelle, toute rajeunie delumière, cette baie de Garavan recourbée comme une faucille d’azur.Et puis, au fur et à mesure que nous avançâmes, son éclats’éteignit. L’astre, derrière nous, s’était incliné vers la crêtedes monts ; les promontoires, à l’occident, s’enveloppaientdéjà, à l’approche du soir, de leur écharpe de pourpre, et lechâteau n’était plus qu’une ombre menaçante et hostile quand nousen franchîmes le seuil.

Sur les premières marches d’un étroit escalier qui conduisait àl’une des tours, se tenait une pâle et charmante figure. C’était lafemme d’Arthur Rance, la belle et étincelante Edith. Certes, lafiancée de Lammermoor n’était pas plus blanche, le jour où le jeuneétranger aux yeux noirs la sauva d’un taureau impétueux ; maisLucie avait les yeux bleus, mais Lucie était blonde, ôEdith !… Ah ! quand on veut faire figure romanesque dansun cadre moyenâgeux, figure de princesse incertaine, lointaine,plaintive et mélancolique, il ne faut point avoir ces yeux-là, mylady ! Et votre chevelure est plus noire que l’aile d’uncorbeau. Cette couleur n’est point dans le genre angélique.Êtes-vous un ange, Edith ? Cette langueur est-elle biennaturelle ? Cette douceur de vos traits ne ment-ellepoint ? Pardon, de vous poser toutes ces questions,Edith ; mais, quand je vous ai vue pour la première fois,après avoir été séduit par la délicate harmonie de toute votreblanche image, immobile sur ce perron de pierre, j’ai suivi leregard noir de vos yeux qui s’est posé sur la fille du professeurStangerson, et il avait un éclat dur qui faisait un contrasteétrange avec le timbre amical de votre voix et le sourirenonchalant de votre bouche.

La voix de cette jeune femme est d’un charme sûr ; la grâcede toute sa personne est parfaite ; son geste est harmonieux.Aux présentations dont Arthur Rance s’est naturellement chargé,elle répond de la façon la plus simple, la plus accueillante, laplus hospitalière. Rouletabille et moi tentons un effort poli pourconserver notre liberté ; nous formulons la possibilité degîter ailleurs qu’au château d’Hercule. Elle a une moue délicieuse,hausse les épaules d’un geste enfantin, déclare que nos chambressont prêtes et parle d’autre chose.

« Venez ! Venez ! Vous ne connaissez pas le château.Vous allez voir !… Vous allez voir !… Oh ! je vousmontrerai la Louve une autre fois… C’est le seul coin tristed’ici ! c’est lugubre ! sombre et froid ! ça faitpeur ! j’adore avoir peur !… Oh ! monsieurRouletabille, vous me raconterez, n’est-ce pas, des histoires quime feront peur !… »

Et elle glisse, dans sa robe blanche, devant nous. Elle marchecomme une comédienne. Elle est tout à fait singulièrement jolie,dans ce jardin d’Orient, entre cette vieille tour menaçante et lesfrêles arceaux fleuris d’une chapelle en ruine. La vaste cour quenous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantesgrasses, d’herbes et de feuillages, de cactus et d’aloès, delauriers-cerises, de roses sauvages et de marguerites, qu’onjurerait qu’un printemps éternel a élu domicile dans cetteenceinte, jadis la baille du château où se réunissait toute la gentde guerre. Cette cour, de par l’aide des vents du ciel et de par lanégligence des hommes, était devenue naturellement jardin, un beaujardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a faittailler le moins possible et qu’elle n’a point tenté de ramener,trop brusquement, à la raison. Derrière toute cette verdure et toutcet embaumement, on apercevait la plus gracieuse chose qui se pûtimaginer en architecture défunte. Figurez-vous les plus pursarceaux d’un gothique flamboyant, élevés sur les premières assisesde la vieille chapelle romane ; les piliers, habillés deplantes grimpantes, de géranium-lierre et de verveine, s’élancentde leur gaine parfumée et recourbent dans l’azur du ciel leur arcbrisé, que rien ne semble plus soutenir. Il n’y a plus de toit àcette chapelle. Et elle n’a plus de murs… Il ne reste plus d’elleque ce morceau de dentelle de pierre qu’un miracle d’équilibreretient suspendu dans l’air du soir…

Et, à notre gauche, voici la tour énorme, massive, la tour duXIIe siècle que les gens du pays appellent, nous raconte Mrs.Edith, la Louve et que rien, ni le temps, ni les hommes, ni lapaix, ni la guerre, ni le canon, ni la tempête, n’a pu ébranler.Elle est telle encore qu’elle apparut aux Sarrasins pillards de1107, qui s’emparèrent des îles Lérins et qui ne purent rien contrele château d’Hercule ; telle qu’elle se montra à Salagéri et àses corsaires génois quand, ceux-ci ayant tout pris du fort, mêmela Tour Carrée, même le Vieux Château, elle tint bon, isolée, sesdéfenseurs ayant fait sauter les courtines qui la reliaient auxautres défenses, jusqu’à l’arrivée des princes de Provence qui ladélivrèrent. C’est là que Mrs. Edith a élu domicile.

Mais je cesse de regarder les choses pour regarder les gens,Arthur Rance, par exemple, regarde Mme Darzac. Quant à celle-ci età Rouletabille, ils semblent loin, loin de nous. M. Darzac et M.Stangerson échangent des propos quelconques. Au fond, la mêmepensée habite tous ces gens qui ne se disent rien ou qui,lorsqu’ils se disent quelque chose, se mentent. Nous arrivons à unepoterne.

« C’est ce que nous appelons, dit Edith, toujours avec sonaffectation d’enfantillage, la tour du jardinier. De cette poterne,on découvre tout le fort, tout le château, le côté nord et le côtésud. Voyez !… »

Et son bras, qui traîne une écharpe, nous désigne deschoses…

« Toutes ces pierres ont leur histoire. Je vous les dirai, sivous êtes bien sages…

– Comme Edith est gaie ! murmure Arthur Rance. Je pensequ’il n’y a qu’elle de gaie, ici. »

Nous avons passé sous la poterne et nous voici dans une nouvellecour. Nous avons le vieux donjon en face de nous. L’aspect en estvraiment impressionnant. Il est haut et carré ; aussi ledésigne-t-on quelquefois sous cette appellation : la Tour Carrée.Et, comme cette tour occupe le coin le plus important de toute lafortification, on l’appelle encore la Tour du Coin… C’est lemorceau le plus extraordinaire, le plus important de toute cetteagglomération d’ouvrages défensifs. Les murs y sont plus épais quepartout ailleurs et plus hauts. À mi-hauteur, c’est encore leciment romain qui les scelle… ce sont encore les pierres entasséespar les colons de César.

« Là-bas, cette tour, dans le coin opposé, continue Edith, c’estla tour de Charles le Téméraire, ainsi appelée parce que c’est leduc qui en a fourni le plan quand il a fallu transformer lesdéfenses du château pour résister à l’artillerie. Oh ! je suistrès savante… Le vieux Bob a fait de cette tour son cabinetd’études. C’est dommage, car nous aurions eu là une magnifiquesalle à manger… Mais je n’ai jamais rien su refuser au vieuxBob !… Le vieux Bob, ajoute-t-elle, c’est mon oncle… C’est luiqui veut que je l’appelle comme ça, depuis que j’ai été toutepetite… Il n’est pas ici, en ce moment… Il est parti, il y a cinqjours, pour Paris, et il revient demain. Il est allé comparer despièces anatomiques qu’il a trouvées dans les Rochers Rouges aveccelles du Muséum d’histoire naturelle de Paris… Ah ! voici uneoubliette… »

Et elle nous montre, au milieu de cette seconde cour, un puits,qu’elle appelait oubliette, par pur romantisme et au-dessus duquelun eucalyptus, à la chair lisse et aux bras nus, se penchait commeune femme à la fontaine.

Depuis que nous étions passés dans la seconde cour, nouscomprenions mieux – moi, du moins, car Rouletabille, de plus enplus indifférent à toutes choses, ne semblait ni voir, ni entendre– la disposition du fort d’Hercule. Comme cette disposition estd’une importance capitale dans les incroyables événements qui vontse produire presque aussitôt notre arrivée aux Rochers Rouges, jevais mettre, tout d’abord, sous les yeux du lecteur le plan généraldu fort tel qu’il a été tracé plus tard par Rouletabillelui-même…

Ce château avait été construit, en 1140, par les seigneurs de laMortola. Pour l’isoler complètement de la terre, ceux-ci n’avaientpas hésité à faire une île de cette presqu’île en coupant l’isthmeminuscule qui la reliait au rivage.

Sur le rivage même, ils avaient établi une barbacane,fortification sommaire en demi-cercle, destinée à protéger lesapproches du pont-levis et des deux tours d’entrée. Cette barbacanen’avait point laissé de trace. Et l’isthme, dans la suite dessiècles, avait retrouvé sa forme première ; le pont-levisavait été enlevé ; le fossé avait été comblé. Les murs duchâteau d’Hercule épousaient la forme de la presqu’île, qui étaitcelle d’un hexagone irrégulier. Ces murs se dressaient au ras duroc et celui-ci, par places, surplombait les eaux qui,inlassablement, le creusaient, si bien qu’une petite barque eût pus’y abriter par calme plat et quand elle ne craignait point que leressac ne la projetât et ne la brisât contre ce plafond naturel.Cette disposition était merveilleuse pour la défense qui n’avaitguère, dans ces conditions, à craindre l’escalade, de quelque côtéque ce fût.

On entrait donc dans le fort par la porte Nord que gardaient lesdeux tours A et A’ reliées par une voûte. Ces tours, qui avaientfort souffert lors des derniers sièges par les Génois, avaient étéun peu réparées par la suite et venaient d’être mises en étatd’être habitées par les soins de Mrs. Rance, qui en avait consacréles locaux à la domesticité. Le rez-de-chaussée de la tour Aservait de logis aux concierges. Une petite porte s’ouvrait dans leflanc de la tour A, sous la voûte, et permettait au veilleur de serendre compte de toutes les entrées et sorties. Une lourde porte dechêne bardée de fer, dont les deux vantaux étaient repliés depuisd’innombrables années contre le mur intérieur des deux tours, neservait plus de rien tant on l’avait trouvée difficile à manier, etl’entrée du château n’était fermée que par une petite grille quechacun ouvrait, maître ou fournisseur, à volonté. Cette entréeétait la seule qui permît de pénétrer dans le château. Comme jel’ai dit, passé cette entrée, on se trouvait dans une première courou baille fermée de tous côtés par le mur d’enceinte et par lestours ou ce qui restait des tours. Ces murs étaient loin d’avoirconservé leur hauteur première. Les courtines anciennes quirejoignaient les tours avaient été rasées et étaient remplacées parune sorte de boulevard circulaire vers lequel on montait del’intérieur de la baille par des rampes assez douces. Cesboulevards étaient encore couronnés d’un parapet percé demeurtrières pour les petites pièces. Car cette transformation avaiteu lieu au XVe siècle, dans le moment où tout châtelain devaitcommencer à compter sérieusement avec l’artillerie. Quant aux toursB, B’, B’’ qui avaient longtemps encore conservé leur homogénéitéet leur hauteur première, et pour lesquelles on s’était borné àcette époque à supprimer le toit pointu qui avait été remplacé parune plate-forme destinée à supporter de l’artillerie, elles avaientété plus tard rasées à la hauteur du parapet des boulevards et l’onen avait fait des sortes de demi-lunes. Cette opération avait étéaccomplie au XVIIe siècle, lors de la construction d’un châteaumoderne, appelé encore Château Neuf bien qu’il fût en ruines, etcela pour déblayer la vue dudit château. Ce Château Neuf étaitplacé en C C’.

Sur le terre-plein des anciennes tours, terre-plein entouré luiaussi d’un parapet, on avait planté des palmiers qui, du reste,avaient mal poussé, brûlés par le vent et l’eau de mer. Quand on sepenchait au-dessus du parapet circulaire qui faisait tout le tourde la propriété en surplombant le roc avec lequel il faisait corps,roc qui, lui-même, surplombait la mer, on se rendait compte que lechâteau continuait à être aussi fermé que dans le temps où lescourtines des murs atteignaient aux deux tiers de la hauteur desvieilles tours. La Louve avait été respectée, comme je l’ai dit, etil n’était point jusqu’à son échauguette, restaurée, bien entendu,qui ne dressât sa silhouette étrangement vieillotte au-dessus del’azur méditerranéen. J’ai dit aussi les ruines de la chapelle. Lesanciens communs W adossés au parapet entre B et B’ avaient ététransformés en écuries et cuisines.

Je viens de décrire ici toute la partie avancée du châteaud’Hercule. On ne pouvait pénétrer dans la seconde enceinte que parla poterne H que Mrs. Arthur Rance appelait la tour du jardinier etqui n’était, en somme, qu’un épais pavillon défendu autrefois parla tour B’’ et par une autre tour, située en C, et qui avaitentièrement disparu au moment de la construction du Château Neuf CC’. Un fossé et un mur partaient alors de B’’ pour aboutir en I àla Tour de Charles le Téméraire, avançant, en C, en forme d’éperonau milieu de la baille et barrant entièrement toute la premièrecour qu’ils fermaient. Le fossé existait toujours, large etprofond, mais le mur avait été supprimé sur toute la longueur duChâteau neuf et remplacé par le mur du château lui-même. Une portecentrale en D, maintenant condamnée, s’ouvrait sur un pont quiavait été jeté sur le fossé et qui permettait autrefois lescommunications directes avec la baille. Or, ce pont volant avaitété démoli ou s’était effondré, et, comme les fenêtres du château,très élevées au-dessus du fossé, étaient encore garnies de leursépais barreaux de fer, on pouvait prétendre en toute vérité que laseconde cour était restée aussi impénétrable que lorsqu’elle étaitentièrement défendue par son mur d’enceinte, au moment où leChâteau Neuf n’existait pas.

Le sol de cette seconde cour, de la Cour de Charles leTéméraire, comme les anciens guides du pays l’appelaient encore,était un peu plus élevé que le niveau de la première. Le rocformait là une assise plus haute, naturel piédestal de cettecolonne colossale, prodigieuse et noire, de ce Vieux Château, toutcarré, tout droit, d’un seul bloc, allongeant son ombre formidablesur le flot clair. On ne pénétrait dans le Vieux Château F que parune petite porte K. Les anciens du pays ne l’appelaient jamaisautrement que la Tour Carrée, pour la distinguer de la Tour Ronde,dite de Charles le Téméraire. Un parapet semblable à celui quifermait la première cour, reliait entre elles les tours B’’, F etL, fermant également la seconde.

Nous avons dit que la Tour Ronde avait été autrefois rasée àmi-hauteur, remaniée et refaite par un Mortola, sur les plans deCharles le Téméraire lui-même, à qui il avait rendu quelquesservices dans la guerre helvétique. Cette tour avait quinze toisesde diamètre extérieurement et se composait d’une batterie bassedont le sol était placé à une toise en contrebas du niveausupérieur du plateau. On descendait dans cette batterie basse parune pente, aboutissant à une salle octogone dont les voûtesportaient sur quatre gros piliers cylindriques. Sur cette chambres’ouvraient trois énormes embrasures pour trois gros canons. C’estde cette salle octogone que Mrs. Edith eût voulu faire une vastesalle à manger, car, si elle était admirablement fraîche à cause del’épaisseur des murs, qui était formidable, la lumière du rocher etl’éblouissante clarté de la mer pouvaient y pénétrer à volonté parces embrasures-meurtrières qui avaient été agrandies en carré etformaient maintenant des fenêtres garnies, elles aussi, depuissants barreaux de fer. Cette tour L, dont l’oncle de Mrs. Ediths’était emparé pour y travailler et y caser ses nouvellescollections, avait un terre-plein merveilleux où la châtelaineavait fait transporter de la terre arable, des plantes et desfleurs, et où elle avait ainsi créé le plus étonnant jardinsuspendu qui se pût rêver. Une cabane, tout habillée de feuillessèches de palmiers, formait là un heureux abri. J’ai marqué, sur leplan, d’une teinte grise, tous les bâtiments ou parties debâtiments qui avaient été, par les soins de Mrs. Edith, disposés,agencés et restaurés pour l’habitation immédiate.

Du château du XVIIe siècle, dit Château Neuf, on n’avait réparéen C’, au premier étage, que deux chambres et un petit salon, pourles hôtes de passage. C’est là que Rouletabille et moi devionscoucher ; quant à M. et Mme Robert Darzac, ils habitaient dansla Tour Carrée dont nous aurons à parler d’une façon plusparticulière.

Deux pièces, au rez-de-chaussée de cette Tour Carrée, restaientréservées au vieux Bob qui couchait là. M. Stangerson habitait aupremier étage de la Louve, au-dessous du ménage Rance.

Mrs. Edith voulut nous montrer elle-même nos chambres. Elle nousfit traverser des salles aux plafonds effondrés, aux parquetsdéfoncés, aux murs moisis ; mais, de-ci de-là, quelqueslambris, un trumeau, une peinture écaillée, une tapisserie enloques, attestaient l’ancienne splendeur du Château Neuf né de lafantaisie d’un Mortola du grand siècle. En revanche, nos petiteschambres ne rappelaient en rien ce passé magnifique. Elles enavaient été nettoyées avec un soin qui me toucha. Propres ethygiéniques, sans tapis, badigeonnées, laquées de clair, meubléessommairement à la moderne, elles nous plurent beaucoup. J’ai ditque nos deux chambres étaient séparées par un petit salon.

Comme je faisais le nœud de ma cravate, j’appelai Rouletabille,lui demandant s’il était prêt. Je n’obtins aucune réponse. J’allaidans sa chambre, et je constatai avec surprise qu’il en était déjàparti. Je me mis à sa fenêtre, qui donnait, comme les miennes, surla Cour de Charles le Téméraire. Cette cour était vide, habitéeseulement par son grand eucalyptus, dont, à cette heure, l’odeurforte montait jusqu’à moi. Au-dessus du parapet du boulevard,j’apercevais l’immense étendue des eaux silencieuses. La mer étaitdevenue d’un bleu un peu sombre à la tombée du soir, et les ombresde la nuit étaient visibles à l’horizon de la côte italienne,s’accrochant déjà à la pointe d’Ospédaletti. Aucun bruit, aucunfrisson, sur la terre et dans les cieux. Je n’avais observé encoreun pareil silence et une pareille immobilité de la nature qu’à laminute qui précède les plus violents orages et le déchaînement dela foudre. Cependant, nous n’avions rien de tel à craindre, et lanuit s’annonçait, décidément, sereine…

Mais quelle est cette ombre apparue ? D’où vient ce spectrequi glisse sur les eaux ? Debout, à l’avant d’une petitebarque qu’un pêcheur fait avancer au rythme lent de ses deux rames,j’ai reconnu la silhouette de Larsan ! Qui s’y tromperait, quitenterait de s’y tromper ? Ah ! il n’est que tropreconnaissable. Et si ceux devant lesquels il vient ce soir étaientdisposés à douter que ce fût lui, il met une si menaçantecoquetterie à s’exhiber dans toute sa figure d’autrefois, qu’il neles renseignerait pas davantage en leur criant : « C’est moi !»

Oh ! oui, c’est lui ! c’est lui ! C’est le grandFred. La barque, silencieuse, avec sa statue immobile, fait le tourdu château fort. Elle passe maintenant sous les fenêtres de la TourCarrée, et puis elle dirige sa proue du côté de la pointe deGaribaldi vers les carrières des Rochers Rouges . Et l’homme esttoujours debout, les bras croisés, la tête tournée vers la tour,apparition diabolique au seuil de la nuit qui, lente et sournoise,s’approche de lui par derrière, l’enveloppe de sa gaze légère etl’emporte.

Maintenant, en baissant les yeux, j’aperçois deux ombres dans laCour du Téméraire ; elles sont au coin du parapet auprès de lapetite porte de la Tour Carrée. L’une de ces ombres, la plusgrande, retient l’autre et supplie. La plus petite voudraits’échapper ; on dirait qu’elle est prête à prendre son élanvers la mer. Et j’entends la voix de Mme Darzac qui dit :

« Prenez garde ! C’est un piège qu’il vous tend. Je vousdéfends de me quitter, ce soir !… »

Et la voix de Rouletabille :

« Il faudra bien qu’il aborde au rivage. Laissez-moi courir aurivage !

– Que ferez-vous ? gémit la voix de Mathilde.

– Tout ce qu’il faudra. »

Et, encore, la voix de Mathilde, la voix épouvantée :

« Je vous défends de toucher à cet homme ! »

Et je n’entends plus rien.

Je suis descendu et j’ai trouvé Rouletabille, seul, assis sur lamargelle du puits. Je lui ai parlé, et il ne m’a pas répondu, commeil lui arrive quelquefois. Je m’en fus dans la baille, et là, jerencontrai M. Darzac qui vint à moi, fort agité. Il me cria de loin:

« Eh bien ! L’avez-vous vu ?

– Oui, je l’ai vu, fis-je.

– Et elle, elle, savez-vous si elle l’a vu ?

– Elle l’a vu. Elle était avec Rouletabille quand il estpassé ! Quelle audace ! »

Robert Darzac en tremblait encore de l’avoir vu. Il me ditqu’aussitôt qu’il l’avait aperçu, il avait couru comme un fou aurivage, mais qu’il n’était pas arrivé à temps à la pointe deGaribaldi et que la barque avait disparu comme par enchantement.Mais déjà Robert Darzac me quittait, courant rejoindre Mathilde,anxieux de l’état d’esprit dans lequel il allait la retrouver.Cependant, il revenait presque aussitôt, triste et abattu. La portede son appartement était fermée. Sa femme désirait être seule uninstant.

« Et Rouletabille ? demandai-je.

– Je ne l’ai pas vu ! »

Nous restâmes ensemble sur le parapet, à regarder la nuit quiavait emporté Larsan. Robert Darzac était infiniment triste. Pourdétourner le cours de ses pensées, je lui posai quelques questionssur le ménage Rance, auxquelles il finit par répondre.

C’est ainsi que, peu à peu, je devais apprendre comment, aprèsle procès de Versailles, Arthur Rance était retourné àPhiladelphie, et comment, un beau soir, il s’était trouvé dans unbanquet de famille, à côté d’une jeune personne romanesque quil’avait séduit immédiatement par un tour d’esprit littéraire qu’ilavait rarement rencontré chez ses belles compatriotes. Elle n’avaitrien de ce type alerte, désinvolte, indépendant et audacieux quidevait aboutir à la « fluffy-ruffles », si en honneur de nos jours.Un peu dédaigneuse, douce et mélancolique, d’une pâleurintéressante, elle eût plutôt rappelé les tendres héroïnes deWalter Scott, lequel était, du reste, paraît-il, son auteur favori.Ah ! certes, elle retardait, elle retardait d’une façondélicieuse. Comment cette figure délicate parvint-elle àimpressionner si vivement Arthur Rance qui avait tant aimé lamajestueuse Mathilde ? Ce sont là les secrets du cœur.Toujours est-il que, se sentant devenir amoureux, Arthur Rance enavait profité, ce soir-là, pour se griser abominablement. Il dutcommettre quelque inélégante bêtise, laisser échapper un propos siincorrect que Miss Edith le pria soudain, et à haute voix, de neplus lui adresser la parole. Le lendemain, Arthur Rance faisaitfaire officiellement ses excuses à Miss Edith, et jurait qu’il neboirait plus que de l’eau : il devait tenir ce serment.

Arthur Rance connaissait de longue date l’oncle, ce vieux bravehomme de Munder, le vieux Bob, comme on l’avait surnommé àl’Université, un type extraordinaire qui était aussi célèbre parses aventures d’explorateur que par ses découvertes de géologue. Ilétait doux comme un mouton, mais n’avait pas son pareil pourchasser le tigre des pampas. Il avait passé la moitié de sonexistence de professeur au sud du Rio-Negro, chez les Patagons, àla recherche de l’homme tertiaire ou tout au moins de sonsquelette, non point de l’anthropopithèque ou de quelque autrepithécanthropus, se rapprochant plus ou moins du singe, mais biende l’homme, plus fort, plus puissant que celui qui habite de nosjours la planète, de l’homme, enfin, contemporain des prodigieuxmammifères qui sont apparus sur le globe avant l’époquequaternaire. Il revenait généralement de ces expéditions avecquelques caisses de cailloux et un bagage respectable de tibias etde fémurs sur lesquels le monde savant bataillait, mais aussi avecune riche collection de « peaux de lapin », comme il disait, quiattestait que le vieux savant à lunettes savait encore se servird’armes moins préhistoriques que la hache en silex ou le perçoir dutroglodyte. Aussitôt de retour à Philadelphie, il reprenaitpossession de sa chaire, se courbait sur ses bouquins, sur sescahiers et, maniaque comme un « rond-de-cuir », dictait son cours,s’amusant à faire sauter dans les yeux de ses plus proches élèvesles copeaux de ses longs crayons dont il ne se servait jamais, maisqu’il taillait interminablement. Et, quand il avait atteint son but– qu’il visait – on voyait apparaître au-dessus de son pupitre sabonne tête chenue que fendait, sous les lunettes d’or, le largerire silencieux de sa bouche joviale.

Tous ces détails me furent donnés plus tard par Arthur Rancelui-même, qui avait été l’élève du vieux Bob, mais qui ne l’avaitpas revu depuis de nombreuses années, quand il fit la connaissancede Miss Edith ; et, si je les rapporte si complètement ici,c’est que, par une suite de circonstances fort naturelles, nousallons retrouver le vieux Bob aux Rochers Rouges.

Miss Edith, lors de la fameuse soirée où Arthur Rance lui futprésenté et où il se conduisit d’une façon aussi incohérente, nes’était montrée peut-être si mélancolique que parce qu’elle venaitde recevoir de fâcheuses nouvelles de son oncle. Celui-ci, depuisquatre ans, ne se décidait pas à revenir de chez les Patagons. Danssa dernière lettre, il lui disait qu’il était bien malade et qu’ildésespérait de la revoir avant de mourir. On pourrait être tenté depenser qu’une nièce au cœur tendre, dans ces conditions, eût pus’abstenir de paraître à un banquet, si familial fût-il mais MissEdith, au cours des voyages de son oncle, avait tant reçu defâcheuses nouvelles, et son oncle était revenu de si loin, toujourssi bien portant, qu’on ne lui tiendra certainement point rigueur dece que sa tristesse ne l’eût point, ce soir-là, retenue à lamaison. Cependant, trois mois plus tard, sur une nouvelle lettre,elle décida de partir et d’aller rejoindre, toute seule, son oncle,au fond de l’Araucanie. Pendant ces trois mois, il s’était passédes événements mémorables. Miss Edith avait été touchée des remordsd’Arthur Rance et de sa persistance à ne plus boire que de l’eau.Elle avait appris que les mauvaises habitudes d’intempérance de cegentleman n’avaient été prises qu’à la suite d’un désespoird’amour, et cette circonstance lui avait plu par-dessus tout. Cecaractère romanesque dont j’ai parlé tout à l’heure devait servirrapidement les desseins d’Arthur Rance ; et, au moment dudépart de Miss Edith pour l’Araucanie, nul ne s’étonna de ce quel’ancien élève du vieux Bob accompagnât sa nièce. Si lesfiançailles n’étaient pas encore officielles, c’est qu’ellesn’attendaient pour le devenir que la bénédiction du géologue. MissEdith et Arthur Rance retrouvèrent à San-Luis l’excellent oncle. Ilétait d’une humeur charmante et d’une santé florissante. Rance, quine l’avait pas revu depuis si longtemps, eut le toupet de lui direqu’il avait rajeuni, ce qui est le plus habile des compliments.Aussi, quand sa nièce lui eut appris qu’elle s’était fiancée à cecharmant garçon, la joie de l’oncle fut remarquable. Tous troisrevinrent à Philadelphie où le mariage fut célébré. Miss Edith neconnaissait pas la France. Arthur Rance décida d’y faire leurvoyage de noces. Et c’est ainsi qu’ils trouvèrent, comme il seraconté tout à l’heure, une occasion scientifique de se fixer auxenvirons de Menton, non point en France, mais à cent mètres de lafrontière, en Italie, devant les Rochers Rouges.

La cloche ayant retenti et Arthur Rance étant venu au-devant denous, nous nous dirigeâmes vers la Louve, dans la salle basse delaquelle, ce soir-là, était servi le dîner. Quand nous y fûmes tousréunis, moins le vieux Bob, absent du fort d’Hercule, Mrs. Edithnous demanda si quelqu’un de nous avait aperçu une petite barquequi avait fait le tour du château et dans laquelle se trouvait unhomme debout. L’attitude singulière de cet homme l’avait frappée.Comme personne ne lui répondit, elle reprit :

« Oh ! je saurai qui c’est, car je connais le marin quiconduisait la barque. C’est un grand ami du vieux Bob.

– Vraiment ! fit Rouletabille, vous connaissez ce marin,madame ?

– Il vient quelquefois au château. Il vient vendre du poisson.Les gens du pays lui ont donné un nom bizarre que je ne sauraisvous répéter dans leur impossible patois, mais je me le suis faittraduire. Cela veut dire : « Le bourreau de la mer ! » Un bienjoli nom, n’est-ce pas ? »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer