Le Parfum de la Dame en noir

Chapitre 8Quelques pages historiques sur Jean Roussel-Larsan-Ballmeyer

Une heure plus tard, nous étions tous à notre poste et nousfaisions les cent pas, le long des parapets, sous la lune,examinant attentivement la terre, le ciel et les eaux et écoutantavec anxiété les moindres bruits de la nuit, la respiration de lamer, le vent du large qui commença à chanter vers trois heures dumatin. Mrs. Edith, qui s’était levée, vint alors rejoindreRouletabille sous sa poterne. Celui-ci m’appela, me donna la gardede la poterne et de Mrs. Edith et s’en fut faire une ronde. Mrs.Edith était de la plus charmante humeur du monde. Le sommeil luiavait fait du bien et elle semblait s’amuser follement de la figureblafarde qu’elle venait de trouver à son mari auquel elle avaitporté un verre de whisky.

« Oh ! c’est très amusant ! me disait-elle en frappantdans ses petites mains. C’est très amusant !… Ce Larsan, commeje voudrais le connaître !… »

Je ne pus m’empêcher de frissonner en entendant un pareilblasphème. Décidément, il y a de petites âmes romanesques qui nedoutent de rien, et qui, dans leur inconscience, insultent audestin. Ah ! la malheureuse, si elle s’était doutée !

Je passai deux heures charmantes avec Mrs. Edith à lui raconterd’affreuses histoires sur Larsan, toutes historiques. Et, puisquel’occasion s’en présente, je me permettrai de faire connaître aulecteur historiquement, si je puis me servir ici d’une expressionqui rend parfaitement ma pensée, ce type de Larsan-Ballmeyer, dontcertains, à l’occasion du rôle inouï que je lui attribuai dans LeMystère de la Chambre Jaune, ont pu mettre l’existence en doute.Comme ce rôle atteint, dans Le Parfum de la Dame en noir, à deshauteurs que quelques-uns pourraient juger inaccessibles, j’estimequ’il est de mon devoir de préparer l’esprit du lecteur à admettreen fin de compte que je ne suis que le vulgaire rapporteur d’uneaffaire unique dans le monde, et que je n’invente rien. Au surplus,Rouletabille, dans le cas où j’aurais la sotte prétention d’ajouterà une aussi prodigieuse et naturelle histoire quelque ornementimaginaire, s’y opposerait et me dirait mon fait, raide commeballe. Des intérêts trop considérables sont en jeu et le fait d’unetelle publication doit entraîner de trop redoutables conséquencespour que je ne m’astreigne point à une narration sévère, un peusèche et méthodique. Je renverrai donc ceux qui pourraient croire àquelque roman policier – l’abominable mot a été prononcé – auprocès de Versailles. Maîtres Henri-Robert et André Hesse, quiplaidaient pour M. Robert Darzac, firent entendre là d’admirablesplaidoiries qui ont été sténographiées et dont, certainement, ilsont dû conserver quelque copie. Enfin, il ne faut pas oublier que,bien avant que le destin ne mît aux prises Larsan-Ballmeyer etJoseph Rouletabille, l’élégant bandit avait donné une rude besogneaux chroniqueurs judiciaires. Nous n’avons qu’à ouvrir la Gazettedes Tribunaux et à parcourir les comptes rendus des grandsquotidiens, le jour où Ballmeyer fut condamné par la Cour d’assisesde la Seine à dix ans de travaux forcés, pour être renseignés surle type. Alors, on comprendra qu’il n’y a plus rien à inventer surun homme quand on peut raconter une pareille histoire ; etainsi le lecteur, connaissant désormais « son genre », c’est-à-diresa façon d’opérer et son audace sans seconde, se gardera de sourirequand Joseph Rouletabille, prudemment, entre Ballmeyer-Larsan etMme Darzac, jettera un pont-levis.

M. Albert Bataille, du Figaro, qui a publié les admirablesCauses criminelles et mondaines, a consacré de bien intéressantespages à Ballmeyer.

Ballmeyer avait eu une enfance heureuse. Il n’est point arrivé àl’escroquerie, comme tant d’autres, après avoir parcouru les duresétapes de la misère. Fils d’un riche commissionnaire de la rueMolay, il aurait pu rêver d’autres destinées ; mais savocation, c’était la mainmise sur l’argent d’autrui. Tout jeune, ilse destina à l’escroquerie comme d’autres se destinent à l’Écoledes Mines. Son début fut un coup de génie. L’histoire estincroyable – Ballmeyer subtilisant une lettre chargée adressée à lamaison de son père, puis prenant le train pour Lyon, avec l’argentvolé, et écrivant à l’auteur de ses jours :

« Monsieur, je suis un ancien militaire retraité et médaillé.Mon fils, commis des postes, a, pour payer une dette de jeu,soustrait, dans le bureau ambulant, une lettre à votre adresse.J’ai réuni la famille ; d’ici à quelques jours nous pourronsparfaire la somme nécessaire au remboursement. Vous êtes père :ayez pitié d’un père ! Ne brisez pas tout un passéd’honneur ! »

M. Ballmeyer père accorda noblement des délais. Il attend encorele premier acompte ou plutôt il ne l’attend plus, le procès luiayant appris, après dix années, quel était le vrai coupable.

Ballmeyer, rapporte M. Albert Bataille, semble avoir reçu de lanature tous les attributs qui constituent l’escroc de race : uneprodigieuse variété d’esprit, le don de persuader les naïfs, lesouci de la mise en scène et du détail, le génie dutravestissement, la précaution infinie, à ce point qu’il faisaitmarquer son linge à des initiales appropriées toutes les fois qu’iljugeait utile de changer de nom. Mais, ce qui le caractérisesurtout, c’est, en dehors d’aptitudes étonnantes pour l’évasion,une coquetterie de fraude, d’ironie, de défi à la justice ;c’est le plaisir malin de dénoncer lui-même au parquet de prétenduscoupables, sachant combien le magistrat s’attarde par tempéramentaux fausses pistes.

Cette joie de mystifier les juges apparaît dans tous les actesde sa vie. Au régiment, Ballmeyer vole la caisse de sa compagnie :il accuse le capitaine-trésorier. Il commet un vol de quarantemille francs au préjudice de la maison Furet, et, aussitôt, ildénonce au juge d’instruction M. Furet comme s’étant volélui-même.

L’affaire Furet restera longtemps célèbre dans les fastesjudiciaires, sous cette rubrique désormais classique : « le coup dutéléphone ». La science appliquée à l’escroquerie n’a encore riendonné de mieux.

Ballmeyer soustrait une traite de mille six cents livressterling dans le courrier de MM. Furet frères, négociantscommissionnaires, rue Poissonnière, qui l’ont laissé s’installerdans leurs bureaux.

Il se rend rue Poissonnière, dans la maison de M. Furet, et,contrefaisant la voix de M. Edmond Furet, demande par téléphone àM. Cohen, banquier, s’il serait disposé à escompter la traite. M.Cohen répond affirmativement et, dix minutes plus tard, Ballmeyer,après avoir coupé le fil téléphonique pour prévenir un contre-ordreou des demandes d’explications, fait toucher l’argent par uncompère, un nommé Rivard, qu’il a connu naguère aux bataillonsd’Afrique, où de fâcheuses histoires de régiment les avaient faitexpédier l’un et l’autre.

Il prélève la part du lion ; puis il court au parquet pourdénoncer Rivard et, comme je le disais, le volé, M. Edmond Furetlui-même !…

Une confrontation épique a lieu dans le cabinet de M. Espierre,le juge d’instruction chargé de l’affaire.

« Voyons, mon cher Furet, dit Ballmeyer au négociant ahuri, jesuis désolé de vous accuser, mais vous devez la vérité à lajustice. C’est une affaire qui ne tire pas à conséquence : avouezdonc ! Vous avez eu besoin de quarante mille francs pourliquider une petite dette au salon des courses, et vous les avezfait payer à votre maison. C’est vous qui avez téléphoné.

– Moi ! moi ! balbutiait M. Edmond Furet, anéanti.

– Avouez donc, vous savez bien qu’on a reconnu votre voix. »

Le malheureux volé coucha bel et bien à Mazas pendant huit jourset la police fournit sur lui un rapport épouvantable ; si bienque M. Cruppi, alors avocat général, aujourd’hui ministre duCommerce, dut présenter à M. Furet les excuses de la justice. Quantà Rivard, il était condamné par contumace à vingt ans de travauxforcés !

On pourrait raconter vingt traits de ce genre sur Ballmeyer. Envérité, à ce moment-là, avant de s’adonner au drame, il jouait lacomédie, et quelle comédie ! Il faut connaître tout au longl’histoire d’une de ses évasions. Rien de plus prodigieusementcomique que l’aventure de ce prisonnier rédigeant un long mémoireinsipide, uniquement pour pouvoir l’étaler sur la table du juge, M.Villers, et, en bouleversant les imprimés, jeter un coup d’œil surla formule des ordres de mises en liberté.

Rentré à Mazas, le filou écrivit une lettre signée « Villers »,dans laquelle, selon la formule surprise, M. Villers priait ledirecteur de la prison de mettre le détenu Ballmeyer en libertésur-le-champ. Mais il manquait au papier le timbre du juge.

Ballmeyer ne s’embarrassa pas pour si peu. Il reparut lelendemain à l’instruction, dissimulant sa lettre dans sa manche,protesta de son innocence, feignit une grande colère, et, engesticulant avec le cachet déposé sur la table, il fit tout à couptomber l’encrier sur le pantalon bleu du garde quil’accompagnait.

Pendant que le pauvre Pandore, entouré du magistrat et dugreffier, qui compatissaient à son malheur, épongeait tristementson « numéro un », Ballmeyer profitait de l’inattention généralepour appliquer un fort coup de tampon sur l’ordre de mise enliberté et se confondait à son tour en excuses.

Le tour était joué. L’escroc sortit en jetant négligemment lepapier signé et timbré aux gardes de la souricière.

« À quoi donc pense M. Villers, fit-il, de me faire porter sespapiers ! Me prend-il pour son domestique ? »

Les gardes ramassèrent précieusement l’imprimé, et le brigadierde service le fit porter à son adresse, à Mazas. C’était l’ordre demettre sur-le-champ en liberté le nommé Ballmeyer. Le soir même,Ballmeyer était libre.

C’était sa seconde évasion. Arrêté pour le vol Furet, il s’étaitéchappé une première fois en passant la jambe et en jetant dupoivre au garde qui l’amenait au dépôt, et le soir même ilassistait, cravaté de blanc, à une première de laComédie-Française. Déjà, à l’époque où il avait été condamné par leconseil de guerre à cinq ans de travaux publics pour avoir volé lacaisse de sa compagnie, il avait failli sortir du Cherche-Midi ense faisant enfermer par ses camarades dans un sac de papiers derebut. Un contre-appel imprévu fit échouer ce plan si bienconçu.

… Mais on n’en finirait point s’il fallait raconter iciles étonnantes aventures du premier Ballmeyer.

Tour à tour comte de Maupas, vicomte Drouet d’Erlon, comte deMotteville, comte de Bonneville[1], élégant,beau joueur, faisant la mode, il parcourt les plages et les villesd’eaux : Biarritz, Aix-les-Bains, Luchon, perdant au cercle jusqu’àdix mille francs dans sa soirée, entouré de jolies femmes qui sedisputent ses sourires ; car cet escroc émérite est doubléd’un séducteur. Au régiment, il avait fait la conquête, platoniqueheureusement, de la fille de son colonel !… Connaissez-vous le« type » maintenant ? Eh bien, c’est cet homme que JosephRouletabille allait combattre ! Je crus bien, ce soir-là,avoir suffisamment édifié Mrs. Edith sur la personnalité du célèbrebandit. Elle m’écoutait dans un silence qui finit parm’impressionner et alors, me penchant sur elle, je m’aperçusqu’elle dormait. Cette attitude aurait pu ne point me donner unegrande idée de cette petite personne. Mais, comme elle me permit dela contempler à loisir, il en résulta au contraire pour moi dessentiments que je voulus plus tard en vain chasser de mon cœur. Lanuit se passa sans surprise. Quand le jour arriva, je le saluaiavec un grand soupir de soulagement. Tout de même Rouletabille neme permit de m’aller coucher qu’à huit heures du matin quand il eutréglé son service de jour. Il était déjà au milieu des ouvriersqu’il avait fait venir et qui travaillaient activement à laréparation de la brèche de la tour B. Les travaux furent menés sijudicieusement et si promptement que le château fort d’Hercule setrouva le soir même aussi hermétiquement clos dans la nature, avectoutes ses enceintes, qu’il l’est linéairement parlant sur lepapier. Assis sur un gros moellon, ce matin-là, Rouletabillecommençait déjà à dessiner sur son calepin le plan que j’ai soumisau lecteur, et il me disait, cependant que, fatigué de ma nuit, jefaisais des efforts ridicules pour ne point fermer les yeux : «Voyez-vous, Sainclair ! Les imbéciles vont croire que je mefortifie pour me défendre. Eh bien, ce n’est là qu’une pauvrepartie de la vérité : car je me fortifie surtout pour raisonner.Et, si je bouche des brèches, c’est moins pour que Larsan ne puisses’y introduire que pour épargner à ma raison l’occasion d’une «fuite » ! Par exemple, je ne pourrais raisonner dans uneforêt ! Comment voulez-vous raisonner dans une forêt ? Laraison fuit de toutes parts, dans une forêt ! Mais dans unchâteau fort bien clos ! Mon ami, c’est comme dans uncoffre-fort bien fermé : si vous êtes dedans, et que vous ne soyezpoint fou, il faut bien que votre raison s’y retrouve ! – Oui,oui ! répétai-je en branlant la tête, il faut bien que votreraison s’y retrouve !… – Eh bien, là-dessus, me fit-il, allezvous coucher, mon ami, car vous dormez tout debout.

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