Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 11

 

J’avais commis une imprudence énorme, c’est vrai…

Je n’en avais pas moins trouvé le défaut de la cuirasse, cejoint par où on désarticule le plus solide système de défense.

Moi, conscrit volontaire, j’avais vu clair là où le vieuxroutier de la sûreté s’égarait à tâtons.

Un autre peut-être eût été jaloux et m’en eût voulu. Lui,non.

Il ne songeait qu’à tirer parti de mon heureuse découverte, etcomme il le disait, ce ne devait pas être la mer à boire,maintenant que la prévention s’appuyait sur un point de départpositif.

Nous entrâmes donc dans un restaurant voisin pour tenir conseiltout en déjeunant.

Et voici où en était le problème, qui, l’heure d’avant, semblaitinsoluble.

Il nous était prouvé jusqu’à l’évidence que Monistrol étaitinnocent. Pourquoi il s’était avoué coupable ? nous pensionsbien le deviner, mais la question n’était pas là pour lemoment.

Nous étions également sûrs que madame Monistrol n’avait pasbougé de chez elle le soir du meurtre… Mais tout démontrait qu’elleétait moralement complice du crime, qu’elle en avait euconnaissance, si même elle ne l’avait conseillé et préparé, et quepar contre elle connaissait très bien l’assassin…

Qui était-il donc, cet assassin ?…

Un homme à qui le chien de Monistrol obéissait comme à sesmaîtres, puisqu’il s’en était fait suivre en allant auxBatignolles…

Donc, c’était un familier de la maison Monistrol.

Il devait haïr le mari, cependant, puisqu’il avait tout combinéavec une infernale adresse pour que le soupçon du crime retombâtsur cet infortuné.

Il fallait, d’un autre côté, qu’il fût bien cher à la femme,puisque le connaissant elle ne le livrait pas, lui sacrifiant sanshésiter son mari…

Donc…

Oh ! mon Dieu ! la conclusion était toute formulée.L’assassin ne pouvait être qu’un misérable hypocrite, qui avaitabusé de l’affection et de la confiance du mari pour s’emparer dela femme.

Bref, madame Monistrol, mentant à sa réputation, avaitcertainement un amant, et cet amant, nécessairement était lecoupable…

Tout plein de cette certitude, je me mettais l’esprit à latorture pour imaginer quelque ruse infaillible qui nous conduisîtjusqu’à ce misérable.

– Et voici, disais-je, à monsieur Méchinet, comment nous devons,je pense, opérer… Madame Monistrol et l’assassin ont dû convenirqu’après le crime ils resteraient un certain temps sans sevoir ; c’est de la prudence la plus élémentaire… Mais croyezque l’impatience ne tardera pas à gagner la femme, et qu’ellevoudra revoir son complice… Placez donc près d’elle un observateurqui la suivra partout, et avant deux fois quarante-huit heuresl’affaire est dans le sac…

Acharné après sa tabatière vide, monsieur Méchinet demeura unmoment sans répondre, mâchonnant entre ses dents je ne sais quellesparoles inintelligibles.

Puis tout à coup, se penchant vers moi :

– Vous n’y êtes pas, me dit-il. Le génie de la profession, vousl’avez, c’est sûr, je ne vous le conteste pas, mais la pratiquevous fait défaut… Je suis là, moi, par bonheur… Quoi ! unephrase à propos du crime vous met sur la piste, et vous nepoursuivez pas…

– Comment cela ?

– Il faut l’utiliser, ce caniche fidèle.

– Je ne saisis pas bien…

– Alors sachez attendre… Madame Monistrol sortira vers deuxheures, pour être à trois au Palais de Justice, la petite bonnesera seule à la boutique… vous verrez, je ne vous dis quecela !…

Et en effet, j’eus beau insister, il ne voulut rien dire deplus, se vengeant de sa défaite par cette bien innocente malice.Bon gré mal gré, je dus le suivre au café le plus proche, où il meforça de jouer aux dominos.

Je jouais mal, préoccupé comme je l’étais, et il en abusait sansvergogne pour me battre, lorsque la pendule sonna deux heures.

– Debout, les hommes du poste ! me dit-il en abandonnantses dés.

Il paya, nous sortîmes, et l’instant d’après nous étions denouveau en faction sous la porte cochère, d’où nous avions étudiéles abords du magasin Monistrol.

Nous n’y étions pas depuis dix minutes, quand madame Monistrolapparut sur le seuil de sa boutique, vêtue de noir, avec un grandvoile de crêpe, comme une veuve.

– Jolie toilette d’instruction ! grommela monsieurMéchinet.

Elle adressa quelques recommandations à sa petite domestique etne tarda pas à s’éloigner.

Patiemment, mon compagnon attendit cinq grandes minutes, etquand il supposa la jeune femme déjà loin :

– Il est temps, me dit-il.

Et pour la seconde fois nous pénétrâmes dans le magasin debijouterie.

La petite bonne y était seule, assise dans le comptoir,grignotant pour se distraire quelque morceau de sucre volé à sapatronne.

Dès que nous parûmes, elle nous reconnut, et toute rouge et unpeu effrayée, elle se dressa.

Mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche :

– Où est madame Monistrol ? demanda monsieur Méchinet.

– Sortie, monsieur.

– Vous me trompez… Elle est là, dans l’arrière-boutique.

– Messieurs, je vous jure que non… Regardez-y, plutôt.

C’est de l’air le plus contrarié que monsieur Méchinet sefrappait le front, en répétant :

– Comme c’est désagréable, mon Dieu !… comme cette pauvremadame Monistrol va être désolée…

Et la petite bonne le regardant bouche béante, l’œil arrondid’étonnement :

– Mais au fait, continua-t-il, vous, ma jolie fille, vous pouvezpeut-être remplacer votre patronne… Si je reviens, c’est que j’aiperdu l’adresse du monsieur qu’elle m’avait prié de visiter…

– Quel monsieur ?…

– Vous savez bien, monsieur… Allons, bon, voici que j’oublie sonnom, maintenant !… Monsieur… parbleu ! vous ne connaissezque lui… Ce monsieur à qui votre diable de chien obéit si bien…

– Ah ! monsieur Victor…

– C’est cela, juste… Que fait-il ce monsieur ?

– Il est ouvrier bijoutier… C’est un grand ami de monsieur… Ilstravaillaient ensemble, quand monsieur était ouvrier bijoutieravant d’être patron, et c’est même pour cela qu’il fait tout cequ’il veut de Pluton…

– Alors, vous pouvez me dire où il demeure ce monsieurVictor…

– Certainement. Il demeure rue du Roi-Doré, numéro 23.

Elle paraissait toute heureuse, la pauvre fille, d’être si bieninformée, et moi, je souffrais, de l’entendre ainsi dénoncer, sanss’en douter, sa patronne…

Plus endurci, monsieur Méchinet n’avait pas de cesdélicatesses.

Et même, nos renseignements obtenus, c’est par une tristeraillerie qu’il termina la scène…

Au moment où j’ouvrais la porte pour nous retirer :

– Merci, dit-il à la jeune fille, merci ! Vous venez derendre un fier service à madame Monistrol, et elle sera biencontente…

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