Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 6

 

De même que pour venir aux Batignolles, nous prîmes un fiacrepour nous rendre à la préfecture de police.

La préoccupation de monsieur Méchinet était grande : ses doigtsne cessaient de voyager de sa tabatière vide à son nez, et jel’entendais grommeler entre ses dents :

– J’en aurai le cœur net ! Il faut que j’en aie le cœurnet.

Puis il sortait de sa poche le bouchon que je lui avais remis,il le tournait et le retournait avec des mines de singe épluchantune noix et murmurait :

– C’est une pièce à conviction, cependant… il doit y avoir unparti à tirer de cette cire verte…

Moi, enfoncé dans mon coin, je ne soufflais mot.

Assurément ma situation était des plus bizarres, mais je n’ysongeais pas. Tout ce que j’avais d’intelligence était absorbé parcette affaire ; j’en ruminais dans mon esprit les élémentsdivers et contradictoires, et je m’épuisais à pénétrer le secret dudrame que je pressentais.

Lorsque notre voiture s’arrêta, il faisait nuit noire.

Le quai des Orfèvres était désert et silencieux : pas un bruit,pas un passant. Les rares boutiques des environs étaient fermées.Toute la vie du quartier s’était réfugiée dans le petit restaurantqui fait presque le coin de la rue de Jérusalem, et sur les rideauxrouges de la devanture se dessinait l’ombre des consommateurs.

– Vous laissera-t-on arriver jusqu’au prévenu ? demandai-jeà monsieur Méchinet.

– Assurément, me répondit-il. Ne suis-je pas chargé de suivrel’affaire… Ne faut-il pas que selon les nécessités imprévues del’enquête, je puisse, à toute heure de jour et de nuit, interrogerle détenu !…

Et d’un pas rapide, il s’engagea sous la voûte, en me disant:

– Arrivez, arrivez, nous n’avons pas de temps à perdre.

Il n’était pas besoin qu’il m’encourageât. J’allais à sa suite,agité d’indéfinissables émotions et tout frémissant d’une vaguecuriosité.

C’était la première fois que je franchissais le seuil de lapréfecture de police, et Dieu sait quels étaient alors mespréjugés.

– Là, me disais-je, non sans un certain effroi, là est le secretde Paris…

J’étais si bien abîmé dans mes réflexions, qu’oubliant deregarder à mes pieds, je faillis tomber. Le choc me ramena ausentiment de la situation. Nous longions alors un immense couloiraux murs humides et au pavé raboteux. Bientôt mon compagnon entradans une petite pièce où deux hommes jouaient aux cartes pendantque trois ou quatre autres fumaient leur pipe, étendus sur un litde camp. Il échangea avec eux quelques paroles qui n’arrivèrent pasjusqu’à moi qui restais dehors, puis il ressortit et nous nousremîmes en marche.

Ayant traversé une cour et nous étant engagés dans un secondcouloir, nous ne tardâmes pas à arriver devant une grille de fer àpesants verrous et à serrure formidable.

Sur un mot de monsieur Méchinet, un surveillant nous l’ouvrit,cette grille ; nous laissâmes à droite une vaste salle où ilme sembla voir des sergents de ville et des gardes de Paris, etenfin, nous gravîmes un escalier assez roide.

Au haut de cet escalier, à l’entrée d’un étroit corridor percéde quantité de petites portes, était assis un gros homme à facejoviale, qui certes n’avait rien du classique geôlier.

Dès qu’il aperçut mon compagnon :

– Eh ! c’est monsieur Méchinet ! s’écria-t-il… Mafoi ! je vous attendais… Gageons que vous venez pourl’assassin du petit vieux des Batignolles.

– Précisément. Y a-t-il du nouveau ?

– Non.

– Cependant le juge d’instruction doit être venu.

– Il sort d’ici.

– Eh bien ?…

– Il n’est pas resté trois minutes avec l’accusé, et en lequittant il avait l’air très satisfait. Au bas de l’escalier, il arencontré monsieur le directeur, et il lui a dit : « C’est uneaffaire dans le sac ; l’assassin n’a même pas essayé de nier…»

Monsieur Méchinet eut un bond de trois pieds, mais le gardien nele remarqua pas, car il reprit :

– Du reste, ça ne m’a pas surpris… Rien qu’en voyant leparticulier, quand on me l’a amené, j’ai dit : « En voilà un qui nesaura pas se tenir. »

– Et que fait-il maintenant ?

– Il geint… On m’a recommandé de le surveiller, de peur qu’il nese suicide, et comme de juste, je le surveille… mais c’est bieninutile… C’est encore un de ces gaillards qui tiennent plus à leurpeau qu’à celle des autres…

– Allons le voir, interrompit monsieur Méchinet, et surtout pasde bruit…

Tous trois, aussitôt, sur la pointe des pieds, nous nousavançâmes jusqu’à une porte de chêne plein, percée à hauteurd’homme d’un guichet grillé.

Par ce guichet, on voyait tout ce qui se passait dans lacellule, éclairée par un chétif bec de gaz.

Le gardien donna d’abord un coup d’œil, monsieur Méchinetregarda ensuite, puis vint mon tour…

Sur une étroite couchette de fer recouverte d’une couverture delaine grise à bandes jaunes, j’aperçus un homme couché à platventre, la tête cachée entre ses bras à demi repliés.

Il pleurait : le bruit sourd de ses sanglots arrivait jusqu’àmoi, et par instants un tressaillement convulsif le secouait de latête aux pieds.

– Ouvrez-nous, maintenant, commanda monsieur Méchinet augardien.

Il obéit et nous entrâmes.

Au grincement de la clef, le prisonnier s’était soulevé et assissur son grabat, les jambes et les bras pendants, la tête inclinéesur la poitrine, il nous regardait d’un air hébété.

C’était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, d’une tailleun peu au-dessus de la moyenne, mais robuste, avec un couapoplectique enfoncé entre de larges épaules. Il était laid ;la petite vérole l’avait défiguré, et son long nez droit et sonfront fuyant lui donnaient quelque chose de la physionomie stupidedu mouton. Cependant, ses yeux bleus étaient très beaux, et ilavait les dents d’une remarquable blancheur…

– Eh bien ! monsieur Monistrol, commença monsieur Méchinet,nous nous désolons donc !

Et l’infortuné ne répondant pas :

– Je conviens, poursuivit-il, que la situation n’est pas gaie…Cependant, si j’étais à votre place, je voudrais prouver que jesuis un homme. Je me ferais une raison, et je tâcherais dedémontrer mon innocence.

– Je ne suis pas innocent.

Cette fois, il n’y avait ni à équivoquer ni à suspecterl’intelligence d’un agent, c’était de la bouche même du prévenu quenous recueillions le terrible aveu.

– Quoi ! s’exclama monsieur Méchinet, c’est vous qui…

L’homme s’était redressé sur ses jambes titubantes, l’œilinjecté, la bouche écumante, en proie à un véritable accès derage.

– Oui, c’est moi, interrompit-il, moi seul. Combien de foisfaudra-t-il donc que je le répète ?… Déjà, tout à l’heure, unjuge est venu, j’ai tout avoué et signé mes aveux… Quedemandez-vous de plus ? Allez, je sais ce qui m’attend, et jen’ai pas peur… J’ai tué, je dois être tué !… Coupez-moi doncle cou, le plus tôt sera le mieux…

Un peu étourdi d’abord, monsieur Méchinet s’était viteremis.

– Un instant, que diable ! dit-il ; on ne coupe pas lecou aux gens comme cela… D’abord, il faut qu’ils prouvent qu’ilssont coupables… Puis, la justice comprend certains égarements,certaines fatalités, si vous voulez, et c’est même pour celaqu’elle a inventé les circonstances atténuantes.

Un gémissement inarticulé fut la seule réponse de Monistrol, etmonsieur Méchinet continua :

– Vous lui en vouliez donc terriblement à votre oncle ?

– Oh ! non !

– Alors, pourquoi ?…

– Pour hériter. Mes affaires étaient mauvaises, allez auxinformations… J’avais besoin d’argent, mon oncle, qui était trèsriche, m’en refusait…

– Je comprends, vous espériez échapper à la justice…

– Je l’espérais.

Jusqu’alors, je m’étais étonné de la façon dont monsieurMéchinet conduisait ce rapide interrogatoire, mais maintenant je mel’expliquais… Je devinais la suite, je voyais quel piège il allaittendre au prévenu.

– Autre chose, reprit-il brusquement ; où avez-vous achetéle revolver qui vous a servi à commettre le meurtre ?

Nulle surprise ne parut sur le visage de Monistrol.

– Je l’avais en ma possession depuis longtemps, répondit-il.

– Qu’en avez-vous fait après le crime ?

– Je l’ai jeté sur le boulevard extérieur.

– C’est bien, prononça gravement monsieur Méchinet, on fera desrecherches et on le retrouvera certainement.

Et après un moment de silence :

– Ce que je ne m’explique pas, ajouta-t-il, c’est que vous voussoyez fait suivre de votre chien…

– Quoi ! comment !… mon chien…

– Oui, Pluton… la concierge l’a reconnu…

Les poings de Monistrol se crispèrent, il ouvrit la bouche pourrépondre, mais une réflexion soudaine traversant son esprit, il serejeta sur son lit en disant d’un accent d’inébranlable résolution:

– C’est assez me torturer, vous ne m’arracherez plus un mot…

Il était clair qu’à insister on perdrait sa peine.

Nous nous retirâmes donc, et une fois dehors, sur le quai,saisissant le bras de monsieur Méchinet :

– Vous l’avez entendu, lui dis-je, ce malheureux ne saitseulement pas de quelle façon a péri son oncle… Est-il possibleencore de douter de son innocence !…

Mais c’était un terrible sceptique, que ce vieux policier.

– Qui sait !… répondit-il… j’ai vu de fameux comédiens enma vie… Mais en voici assez pour aujourd’hui… ce soir, je vousemmène manger ma soupe… Demain, il fera jour et nous verrons…

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