Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 4

 

D’autant plus rude était le choc qu’il était plus inattendu.

Peindre notre stupeur à tous est impossible.

Quoi ! pendant que nous étions là, nous évertuant àchercher des preuves de l’innocence de Monistrol, lui sereconnaissait coupable !

Ce fut monsieur Méchinet qui le premier se remit.

Vivement, cinq ou six fois, il porta les doigts de sa tabatièreà son nez, et s’avançant vers l’agent :

– Tu te trompes ou tu nous trompes, lui dit-il, pas demilieu.

– Je vous jure, monsieur Méchinet…

– Tais-toi ! ou tu as mal compris ce qu’a dit Monistrol, outu t’es grisé de l’espoir de nous étonner en nous annonçant quel’affaire est réglée…

Humble et respectueux jusqu’alors, l’agent se rebiffa.

– Faites excuse, interrompit-il, je ne suis ni un imbécile ni unmenteur, et je sais ce que je dis…

La discussion tournait si bien à la dispute que le juged’instruction crut devoir intervenir.

– Modérez-vous, monsieur Méchinet, prononça-t-il, et avant deporter un jugement, attendez d’être édifié.

Puis se tournant vers l’agent :

– Et vous, mon ami, poursuivit-il, dites-nous ce que vous savezet les raisons de votre assurance.

Ainsi soutenu, l’agent écrasa monsieur Méchinet d’un regardironique, et avec une nuance très appréciable de fatuité :

– Pour lors, commença-t-il, voilà la chose : monsieur le juge etmonsieur le commissaire ici présents nous ont chargés, l’inspecteurGoulard, mon collègue Poltin et moi, d’arrêter le nommé Monistrol,bijoutier en faux, domicilié rue Vivienne, 75, ledit Monistrolétant inculpé d’assassinat sur la personne de son oncle.

– C’est exact, approuva le commissaire à demi-voix.

– Là-dessus, poursuivit l’agent, nous prenons un fiacre et nousnous faisons conduire à l’adresse indiquée… Nous arrivons et noustrouvons le sieur Monistrol dans son arrière-boutique, sur le pointde se mettre à table pour dîner avec son épouse, qui est une femmede vingt-cinq à trente ans, d’une beauté admirable.

» En nous apercevant tous trois en rang d’oignon, monparticulier se dresse. “Qu’est-ce que vous voulez ?” nousdemande-t-il. Aussitôt, le brigadier Goulard tire de sa poche lemandat d’amener et répond : “Au nom de la loi, je vousarrête !…”

Monsieur Méchinet semblait sur le gril.

– Ne pourrais-tu te hâter ! dit-il à l’agent.

Mais l’autre, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivit du mêmeton calme :

– J’ai arrêté quelques particuliers en ma vie ; ehbien ! jamais je n’en ai vu tomber en décomposition commecelui-là. “Vous plaisantez, nous dit-il, ou vous faiteserreur !” “Non, nous ne nous trompons pas.” “Mais enfin,pourquoi m’arrêtez-vous ?”

» Goulard haussait les épaules. “Ne faites donc pas l’enfant,dit-il, et votre oncle ?… Le cadavre est retrouvé et on a despreuves accablantes contre vous…”

» Ah ! le gredin, quelle tuile !… Il chancela etfinalement se laissa tomber sur une chaise en sanglotant et enbégayant je ne sais quelle réponse qu’il n’y avait pas moyen decomprendre.

» Ce que voyant, Goulard le secoua par le collet de son habit,en lui disant : “Croyez-moi, le plus court est de tout avouer.” Ilnous regarda d’un air hébété et murmura : “Eh bien ! oui,j’avoue tout !”

– Bien manœuvré, Goulard ! approuva le commissaire.

L’agent triomphait.

– Il s’agissait de ne pas moisir dans la boutique,continua-t-il. On nous avait recommandé d’éviter tout esclandre, etdéjà les badauds s’attroupaient… Goulard empoigna donc le prévenupar le bras, en lui criant : “Allons, en route ! on nousattend à la préfecture !” Monistrol, tant bien que mal, sedressa sur ses jambes qui flageolaient, et du ton d’un homme quiprend son courage à deux mains, dit : “Marchons !…”

» Nous pensions que le plus fort était fait ; nouscomptions sans la femme.

» Jusqu’à ce moment, elle était restée comme évanouie sur unfauteuil, sans souffler mot, sans paraître seulement comprendre cequi se passait.

» Mais quand elle vit que bien décidément nous emmenions sonhomme, elle bondit comme une lionne et se jeta en travers de laporte en criant : “Vous ne passerez pas !” Parole d’honneur,elle était superbe, mais Goulard en a vu bien d’autres. “Allons,allons, ma petite mère, fit-il, ne nous fâchons pas ; on vousle rendra, votre mari !”

» Cependant, bien loin de nous faire place, elle se cramponnaitplus fortement au chambranle, jurant que son mari étaitinnocent ; déclarant que si on le conduisait en prison, ellele suivrait, tantôt nous menaçant et nous accablant d’invectives,tantôt nous suppliant de sa voix la plus douce…

» Puis, quand elle comprit que rien ne nous empêcherait deremplir notre devoir, elle lâcha la porte, et, se jetant au cou deson mari : “Ô cher bien-aimé, gémissait-elle, est-ce possible qu’ont’accuse d’un crime, toi… toi !… Dis-leur donc, à ces hommes,que tu es innocent !…”

» Vrai, nous étions tous émus, mais lui, plus insensible quenous, il eut la barbarie de repousser sa pauvre femme sibrutalement qu’elle alla tomber comme une masse dans un coin del’arrière-boutique… C’était la fin heureusement.

» La femme étant évanouie, nous en profitâmes pour emballer lemari dans le fiacre qui nous avait amenés.

» Emballer est bien le mot, car il était devenu comme une choseinerte, il ne tenait plus debout, il fallut le porter… Et pour nerien oublier, je dois dire que son chien, une espèce de roquetnoir, voulait absolument sauter avec nous dans la voiture, et quenous avons eu mille peines à nous en débarrasser.

» En route, comme de juste, Goulard essaya de distraire notreprisonnier et de le faire jaser… Mais impossible de lui tirer uneparole du gosier. Ce n’est qu’en arrivant à la préfecture qu’ilparut reprendre connaissance. Quand il fut bien et dûment installédans une cellule des “secrets”, il se jeta sur son lit à corpsperdu en répétant : “Que vous ai-je fait, ô mon Dieu, que vousai-je fait !…”

» À ce moment Goulard s’approcha de lui, et pour la seconde fois: “Ainsi, interrogea-t-il, vous vous avouez coupable !” De latête, Monistrol fit : “Oui, oui !…”, puis d’une voix rauque :“Je vous en prie, laissez-moi seul !” dit-il.

» C’est ce que nous avons fait, après avoir eu soin, toutefois,de placer un surveillant en observation au guichet de la cellule,pour le cas où le gaillard essayerait d’attenter à ses jours…

» Goulard et Poltin sont restés là-bas, et moi, mevoilà !…

– C’est précis, grommela le commissaire, c’est on ne peut plusprécis…

C’était aussi l’opinion du juge, car il murmura :

– Comment, après cela, douter de la culpabilité deMonistrol ?

Moi, j’étais confondu, et cependant mes convictions étaientinébranlables. Et même, j’ouvrais la bouche pour hasarder uneobjection, quand monsieur Méchinet me prévint.

– Tout cela est bel et bon !… s’écria-t-il. Seulement, sinous admettons que Monistrol est l’assassin, nous sommes aussiforcés d’admettre que c’est lui qui a écrit son nom là, par terre…et dame ! ça, c’est roide…

– Bast ! interrompit le commissaire, du moment où l’inculpéavoue, à quoi bon se préoccuper d’une circonstance quel’instruction expliquera…

Mais l’observation de mon voisin avait réveillé toutes lesperplexités du juge. Aussi, sans se prononcer :

– Je vais me rendre à la préfecture, déclara-t-il, je veuxinterroger Monistrol ce soir même.

Et après avoir recommandé au commissaire de police de bienremplir toutes les formalités et d’attendre les médecins mandéspour l’autopsie du cadavre, il s’éloigna, suivi de son greffier, etde l’agent qui était venu nous annoncer le succès del’arrestation.

– Pourvu que ces diables de médecins ne se fassent pas tropattendre ! gronda le commissaire, qui songeait à sondîner.

Ni monsieur Méchinet ni moi ne lui répondîmes. Nous demeurionsdebout, en face l’un de l’autre, obsédés évidemment par la mêmeidée.

– Après tout, murmura mon voisin, peut-être est-ce le vieux quia écrit…

– Avec la main gauche, alors ?… Est-ce possible !…Sans compter que la mort de ce pauvre bonhomme a dû êtreinstantanée…

– En êtes-vous sûr ?…

– D’après sa blessure, j’en ferais le serment… D’ailleurs, desmédecins vont venir, qui vous diront si j’ai raison ou tort…

Monsieur Méchinet tracassait son nez avec une véritablefrénésie.

– Peut-être, en effet, y a-t-il là-dessous quelque mystère,dit-il… ce serait à voir…

» C’est une enquête à refaire… Soit, refaisons-la… Et pourcommencer, interrogeons la portière…

Et courant à l’escalier, il se pencha sur la rampe, criant :

– La concierge !… Hé ! la concierge ! montez unpeu, s’il vous plaît…

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