Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 10

 

Debout, un peu en arrière de monsieur Méchinet, je pouvais à monloisir observer le visage de madame Monistrol et y surprendre lesplus fugitives manifestations de ses impressions.

Elle paraissait accablée d’une douleur immense, de grosseslarmes roulaient le long de ses joues pâlies, et cependant il mesemblait par moments découvrir au fond de ses grands yeux bleus,comme un éclair de joie.

– Serait-elle donc coupable !… pensais-je.

Et cette idée qui déjà m’était venue, se représentant plusobstinément à mon esprit, je m’avançai vivement, et d’un tonbrusque :

– Mais vous, madame, demandai-je, vous, où étiez-vous, pendantcette soirée fatale, à l’heure où votre mari courait inutilement àMontrouge, à la recherche de son ouvrier ?…

Elle arrêta sur moi un long regard plein de stupeur, etdoucement :

– J’étais ici, monsieur, répondit-elle ; des témoins vousl’affirmeront.

– Des témoins !…

– Oui, monsieur… Il faisait si chaud, ce soir-là, que j’eusenvie de prendre une glace… mais la prendre seule m’ennuyait.J’envoyai donc ma bonne inviter deux de mes voisines, madameDorstrich, la femme du bottier dont le magasin touche le nôtre, etmadame Rivaille, la gantière d’en face… Ces deux dames acceptèrentmon invitation, et elles sont restées ici jusqu’à onze heures etdemie… Interrogez-les, elles vous le diront… Au milieu des épreuvessi cruelles que je subis, cette circonstance fortuite est unefaveur du bon Dieu…

Était-ce bien une circonstance fortuite ?…

Voilà ce que d’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, nous nousdemandâmes, monsieur Méchinet et moi.

Quand le hasard est si intelligent que cela, quand il sert unecause avec tant d’à-propos, il est bien difficile de ne point lesoupçonner d’avoir été quelque peu préparé et provoqué.

Mais le moment était mal choisi de découvrir le fond de notrepensée.

– Vous n’avez jamais été soupçonnée, vous, madame, déclaraeffrontément monsieur Méchinet. Le pis qu’on puisse supposer c’estque votre mari vous ait dit quelque chose du crime avant de lecommettre…

– Monsieur… si vous nous connaissiez…

– Attendez… Votre commerce ne va pas très bien, nous a-t-on dit,vous étiez gênés…

– Momentanément, oui, en effet…

– Votre mari devait être malheureux et inquiet de cettesituation précaire… Il devait en souffrir surtout pour vous, qu’iladore, pour vous, qui êtes jeune et belle… Pour vous, plus que pourlui, il devait désirer ardemment les jouissances du luxe et lessatisfactions d’amour-propre que procure la fortune…

– Monsieur, encore une fois, mon mari est innocent…

D’un air réfléchi, monsieur Méchinet parut s’emplir le nez detabac, puis tout à coup :

– Alors, sacrebleu ! comment expliquez-vous sesaveux !… Un innocent qui se déclare coupable au seul énoncé ducrime dont il est soupçonné, c’est rare, cela, madame, c’estprodigieux !

Une fugitive rougeur monta aux joues de la jeune femme.

Pour la première fois, son regard, jusqu’alors droit et clair,se troubla et vacilla.

– Je suppose, répondit-elle d’une voix peu distincte, et avec unredoublement de larmes, je crois que mon mari, saisi d’épouvante etde stupeur, en se voyant accusé d’un si grand crime, a perdu latête.

Monsieur Méchinet hocha la tête.

– À la grande rigueur, prononça-t-il, on pourrait admettre undélire passager… mais ce matin, après toute une longue nuit deréflexions, monsieur Monistrol persiste dans ses premiersaveux.

Était-ce vrai ? Mon digne voisin prenait-il cela sous sonbonnet, ou bien, avant de venir me chercher, était-il allé prendrelangue au dépôt ?

Quoi qu’il en soit, la jeune femme parut près de s’évanouir, etcachant sa tête entre ses mains, elle murmura :

– Seigneur Dieu !… Mon pauvre mari est devenu fou.

Ce n’était pas là, il s’en faut, mon opinion.

Persuadé, désormais, que j’assistais à une comédie et que legrand désespoir de cette jeune femme n’était que mensonge, je medemandais si, pour certaines raisons qui m’échappaient, ellen’avait pas déterminé le parti terrible pris par son mari, et si,lui innocent, elle ne connaissait pas le vrai coupable.

Mais monsieur Méchinet n’avait pas l’air d’un homme qui encherche si long.

Après avoir adressé à la jeune femme quelques consolations tropbanales pour l’engager en quoi que ce soit, il en était venu à luidonner à entendre qu’elle dissiperait bien des préventions en seprêtant de bonne grâce à une minutieuse perquisition de sondomicile.

Cette ouverture, elle la saisit avec un empressement qui n’étaitpas feint.

– Cherchez, messieurs, nous dit-elle, examinez, fouillezpartout… C’est un service que vous me rendrez… Et ce ne sera paslong… Nous n’avons en nom que la boutique, l’arrière-boutique oùnous sommes, la chambre de notre bonne au sixième, et une petitecave… Voici les clefs de partout.

À mon vif étonnement, monsieur Méchinet accepta, et il parut selivrer aux plus exactes comme aux plus patientesinvestigations.

Où voulait-il en venir ?… Il ne pouvait pas n’avoir pasquelque but secret, car ces recherches, évidemment, ne devaientaboutir à rien. Dès qu’en apparence il eut terminé :

– Reste la cave à explorer, fit-il.

– Je vais vous y conduire, monsieur, dit madame Monistrol.

Et aussitôt, s’armant d’une bougie allumée, elle nous fittraverser une cour où l’arrière-boutique avait une seconde issue,et nous guida à travers un escalier fort glissant, jusqu’à uneporte qu’elle nous ouvrit en nous disant :

– C’est là… entrez, messieurs.

Je commençais à comprendre.

D’un regard prompt et exercé, mon digne voisin avait examiné lacave. Elle était misérablement tenue et plus misérablement montée.Dans un coin était debout un petit tonneau de bière, et juste enface, assujettie sur des bûches, se trouvait une barrique de vin,munie d’une cannelle de bois pour tirer à même. À droite, sur destringles de fer, étaient rangées une cinquantaine de bouteillespleines.

Ces bouteilles, monsieur Méchinet ne les perdait pas de vue, etil trouva l’occasion de les déranger une à une.

Et ce que je vis, il le remarqua : pas une d’elles n’étaitcachetée de cire verte.

Donc, le bouchon ramassé par moi, et qui avait servi à garantirla pointe de l’arme du meurtrier, ne sortait pas de la cave desMonistrol.

– Décidément, fit monsieur Méchinet, en affectant un certaindésappointement, je ne trouve rien… nous pouvons remonter.

C’est ce que nous fîmes, mais non dans le même ordre qu’endescendant, car au retour je marchais le premier…

Ce fut donc moi qui ouvris la porte de l’arrière-boutique, ettout aussitôt le chien des époux Monistrol se précipita sur moi enaboyant avec tant de fureur que je me jetai en arrière.

– Diable ! il est méchant votre chien ! dit monsieurMéchinet à la jeune femme.

Déjà, d’un geste de la main elle l’avait écarté.

– Non, certes, il n’est pas méchant, fit-elle ; seulementil est bon de garde… Nous sommes bijoutiers, plus exposés auxvoleurs que les autres, nous l’avons dressé…

Machinalement, ainsi qu’on fait toujours quand on a été menacépar un chien, j’appelai celui-ci, par son nom, que je savais :

– Pluton !… Pluton !…

Mais lui, au lieu d’approcher, reculait en grondant, montrantses dents aiguës.

– Oh ! il est inutile que vous l’appeliez, fit étourdimentmadame Monistrol, il ne vous obéira pas.

– Tiens !… pourquoi cela ?

– Ah ! c’est qu’il est fidèle, comme tous ceux de sa race,il ne connaît que son maître et moi…

Ce n’était rien en apparence, cette phrase.

Elle fut pour moi comme un trait de lumière… Et, sans réfléchir,plus prompt que je ne le serais aujourd’hui :

– Où donc était-il, madame, ce chien si fidèle, le soir ducrime ? demandai-je.

Tel fut l’effet que lui produisit cette question àbrûle-pourpoint, qu’elle faillit lâcher le bougeoir qu’elle tenaitencore.

– Je ne sais pas, balbutia-t-elle, je ne me rappelle pas…

– Peut-être avait-il suivi votre mari…

– En effet, oui, il me semble maintenant me le rappeler…

– C’est donc qu’il est dressé à suivre les voitures, car vousnous avez dit avoir conduit votre mari jusqu’à l’omnibus !

Elle se taisait, et j’allais poursuivre, quand monsieur Méchinetm’interrompit. Bien loin de profiter du trouble de la jeune femme,il parut prendre à tâche de la rassurer, et après lui avoir bienrecommandé d’obéir à la citation du juge d’instruction, ilm’entraîna.

Puis, quand nous fûmes dehors :

– Perdez-vous donc la tête ? me dit-il.

Le reproche me blessa.

– Est-ce donc perdre la tête, fis-je, que de trouver la solutiondu problème ?… Or, je l’ai, cette solution… Le chien deMonistrol nous guidera jusqu’à la vérité.

Ma vivacité fit sourire mon digne voisin, et d’un ton paternel:

– Vous avez raison, me dit-il, et je vous ai bien compris…Seulement, si madame Monistrol a pénétré vos soupçons, avant cesoir, le chien sera mort ou aura disparu.

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