Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 3

 

Désormais, j’étais fixé.

J’avais voulu savoir au juste ce que faisait mon énigmatiquevoisin…, je le savais.

Maintenant s’expliquaient le décousu de sa vie, ses absences,ses rentrées tardives, ses soudaines disparitions, les craintes etla complicité de sa jeune femme, la blessure que j’avaissoignée.

Mais que m’importait ma découverte !

Je m’étais remis peu à peu, la faculté de réfléchir et dedélibérer m’était revenue, et j’examinais tout, autour de moi, avecune âpre curiosité.

D’où j’étais, accoté contre le chambranle de la porte, monregard embrassait l’appartement entier.

Rien, absolument rien, n’y trahissait une scène de meurtre.

Tout, au contraire, décelait l’aisance et en même temps deshabitudes parcimonieuses et méthodiques.

Chaque chose était en place ; il n’y avait pas un faux pliaux rideaux, et le bois des meubles étincelait, accusant des soinsquotidiens.

Il paraissait évident, d’ailleurs, que les conjectures du juged’instruction et du commissaire de police étaient exactes, et quele pauvre vieillard avait été assassiné la veille au soir, aumoment où il se disposait à se coucher.

En effet, le lit était ouvert, et sur la couverture étaientétalés une chemise et un foulard de nuit. Sur la table, à la têtedu lit, j’apercevais un verre d’eau sucrée, une boîte d’allumetteschimiques et un journal du soir, la Patrie.

Sur un coin de la cheminée brillait un chandelier, un bon groset solide chandelier de cuivre… Mais la bougie qui avait éclairé lecrime était consumée, le meurtrier s’était enfui sans la souffler,et elle avait brûlé jusqu’au bout, noircissant l’albâtre d’unbrûle-tout où elle était fixée.

Ces détails, je les avais constatés d’un coup, sans effort, sanspour ainsi dire que ma volonté y fût pour rien.

Mon œil remplissait le rôle d’un objectif photographique, lethéâtre du meurtre s’était fixé dans mon esprit comme sur uneplaque préparée, avec une telle précision que nulle circonstancen’y manquait, avec une telle solidité qu’aujourd’hui encore jepourrais dessiner l’appartement du « petit vieux des Batignolles »sans rien oublier, sans oublier même un bouchon à demi recouvert decire verte qu’il me semble voir encore par terre, sous la chaise dugreffier.

C’était une faculté extraordinaire, qui m’a été départie, mafaculté maîtresse, que je n’avais pas encore eu l’occasiond’exercer, qui tout à coup se révélait en moi.

Alors, j’étais bien trop vivement ému pour analyser mesimpressions.

Je n’avais qu’un désir, obstiné, brûlant, irrésistible :m’approcher du cadavre étendu à deux mètres de moi.

Je luttai d’abord, je me défendis contre l’obsession de cetteenvie. Mais la fatalité s’en mêlait… je m’approchai.

Avait-on remarqué ma présence ?… je ne le crois pas.

Personne, en tout cas, ne faisait attention à moi.

Monsieur Méchinet et le commissaire de police causaient toujoursprès de la fenêtre ; le greffier, à demi-voix, relisait aujuge d’instruction son procès-verbal.

Ainsi, rien ne s’opposait à l’accomplissement de mondessein.

Et d’ailleurs, je dois le confesser, une sorte de fièvre metenait qui me rendait comme insensible aux circonstancesextérieures et m’isolait absolument.

Cela est si vrai, que j’osai m’agenouiller près du cadavre, pourmieux voir et de plus près.

Loin de songer qu’on allait me crier : « Que faites-vouslà ?… » j’agissais lentement et posément, en homme qui, ayantreçu une mission, l’exécute.

Ce malheureux vieillard me parut avoir de soixante-dix àsoixante-quinze ans. Il était petit et très maigre, mais solidecertainement et bâti pour passer la centaine. Il avait beaucoup decheveux encore, d’un blanc jaunâtre, bouclés sur la nuque.

Sa barbe grise, forte et drue, paraissait n’avoir pas été faitedepuis cinq ou six jours ; elle devait avoir poussé depuisqu’il était mort. Cette circonstance que j’avais souvent remarquéechez nos sujets de l’amphithéâtre ne m’étonna pas.

Ce qui me surprit, ce fut la physionomie de l’infortuné. Elleétait calme, je dirai plus, souriante. Les lèvres s’entr’ouvraientcomme pour un salut amical.

La mort avait donc été terriblement prompte, qu’il conservaitcette expression bienveillante !…

C’était la première idée qui se présentait à l’esprit.

Oui, mais comment concilier ces deux circonstancesinconciliables : une mort soudaine, et ces cinq lettres :Monis… que je voyais en traits de sang sur leparquet ?

Pour écrire cela, quels efforts n’avait-il pas fallu à un hommemourant !… L’espoir seul de la vengeance avait pu lui prêterune telle énergie… Et quelle rage n’avait pas dû être la sienne, dese sentir expirer avant d’avoir pu tracer en entier le nom de sonassassin…

Et cependant le visage du cadavre semblait me sourire.

Le pauvre vieux avait été frappé à la gorge et l’arme avaittraversé le cou de part en part.

L’instrument du crime devait être un poignard, ou plutôt un deces redoutables couteaux catalans, larges comme la main, quicoupent des deux côtés et qui sont aussi pointus qu’uneaiguille…

De ma vie, je n’avais été remué par d’aussi étrangessensations.

Mes tempes battaient avec une violence inouïe, et mon cœur, dansma poitrine, se gonflait à la briser.

Qu’allais-je donc découvrir ?…

Poussé par une force mystérieuse et irrésistible, qui annihilaitma volonté, je pris entre mes mains, pour les examiner, les mainsroides et glacées du cadavre…

La droite était nette… c’était un des doigts de la gauche,l’indicateur, qui était tout maculé de sang.

Quoi ! c’était avec la main gauche que le vieillard avaitécrit !… Allons donc !…

Saisi d’une sorte de vertige, les yeux hagards, les cheveuxhérissés sur la tête, et plus pâle assurément que le mort quigisait à mes pieds, je me dressai en poussant un cri terrible.

– Grand Dieu !…

Tous les autres, à ce cri, bondirent, et surpris, effarés :

– Qu’est-ce ? me demandèrent-ils ensemble, qu’ya-t-il ?…

J’essayai de répondre, mais l’émotion m’étranglait, il mesemblait que j’avais la bouche pleine de sable. Je ne pus quemontrer les mains du mort en bégayant :

– Là !… là !…

Prompt comme l’éclair, monsieur Méchinet s’était jeté à genouxprès du cadavre. Ce que j’avais vu, il le vit, et mon impressionfut la sienne, car se relevant vivement :

– Ce n’est pas ce pauvre vieux, déclara-t-il, qui a tracé leslettres qui sont là…

Et comme le juge et le commissaire le regardaient bouche béante,il leur expliqua cette circonstance de la main gauche seule tachéede sang…

– Et dire que je n’y avais pas fait attention ! répétait lecommissaire désolé…

Monsieur Méchinet prisait avec fureur.

– C’est comme cela, fit-il… les choses qui crèvent les yeux sontcelles qu’on ne voit point… Mais n’importe ! voilà lasituation diablement changée… Du moment où ce n’est pas le vieuxqui a écrit, c’est celui qui l’a tué…

– Évidemment ! approuva le commissaire.

– Or, continua mon voisin, peut-on imaginer un assassin assezstupide pour se dénoncer en écrivant son nom à côté du corps de savictime ? Non, n’est-ce pas. Maintenant, concluez…

Le juge était devenu soucieux.

– C’est clair, fit-il, les apparences nous ont abusés… Monistroln’est pas le coupable… Quel est-il ?… C’est affaire à vous,monsieur Méchinet, de le découvrir.

Il s’arrêta… un agent de police entrait, qui, s’adressant aucommissaire, dit :

– Vos ordres sont exécutés, monsieur… Monistrol est arrêté etécroué au dépôt… Il a tout avoué.

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