Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 2

 

Certes, j’étais loin de me douter que je hasardais là une de cesdémarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entièreune influence décisive.

– Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot del’énigme !…

Et tout plein d’une sotte et puérile satisfaction, je trottaiscomme un chat maigre aux côtés de monsieur Méchinet.

Je dis : je trottais, parce que j’avais fort à faire pour ne pasme laisser distancer par le bonhomme.

Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculantles passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes.

Place de l’Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa.

Monsieur Méchinet l’arrêta, et ouvrant la portière :

– Montez, monsieur Godeuil, me dit-il.

J’obéis, et il prit place à mes côtés après avoir crié aucocher, d’un ton impératif :

– Rue Lécluse, 39, aux Batignolles… et, bon train !

La longueur de la course arracha au cocher un chapelet dejurons. N’importe, il étrilla ses rosses d’un maître coup de fouetet la voiture roula.

– Ah ! c’est aux Batignolles que nous allons ?demandai-je alors avec un sourire de courtisan.

Mais monsieur Méchinet ne me répondit pas ; je doute mêmequ’il m’entendit.

Une métamorphose complète s’opérait en lui. Il ne paraissait pasému, précisément, mais ses lèvres pincées et la contraction de sesgros sourcils en broussaille trahissaient une poignantepréoccupation. Ses regards, perdus dans le vide, y semblaientétudier les termes de quelque problème insoluble.

Il avait tiré sa tabatière, et incessamment il y puisaitd’énormes prises, qu’il pétrissait entre l’index et le pouce, qu’ilmassait, qu’il portait à son nez et que pourtant il n’aspiraitpas.

Car c’était chez lui un tic que j’avais observé et qui meréjouissait beaucoup.

Ce digne homme, qui avait le tabac en horreur, était toujoursarmé d’une tabatière de financier de vaudeville.

Lui advenait-il quelque chose d’imprévu, d’agréable ou defâcheux, crac, il la sortait de sa poche et paraissait priser avecfureur.

Souvent, la tabatière était vide, son geste restait le même.

J’ai su, plus tard, que c’était un système à lui, pourdissimuler ses impressions et détourner l’attention de sesinterlocuteurs.

Nous avancions, cependant…

Le fiacre remontait non sans peine la rue de Clichy… Il traversale boulevard extérieur, s’engagea dans la rue de Lécluse, et netarda pas à s’arrêter à quelque distance de l’adresse indiquée.

Aller plus loin était matériellement impossible, tant la rueétait obstruée par une foule compacte.

Devant la maison portant le numéro 39, deux ou trois centspersonnes stationnaient, le cou tendu, l’œil brillant, haletantesde curiosité, difficilement contenues par une demi-douzaine desergents de ville, qui multipliaient en vain et de leur plus rudevoix leurs : « Circulez, messieurs, circulez !… »

Descendus de voiture, nous nous approchâmes, nous faufilantpéniblement à travers les badauds.

Déjà, nous touchions la porte du numéro 39, quand un sergent deville nous repoussa rudement.

– Retirez-vous !… On ne passe pas !…

Mon compagnon le toisa et, se redressant :

– Vous ne me connaissez donc pas ? fit-il. Je suisMéchinet, et ce jeune homme – il me montrait – est avec moi.

– Pardon !… Excusez !… balbutia l’agent en portant lamain à son tricorne, je ne savais pas… donnez-vous la peined’entrer.

Nous entrâmes.

Dans le vestibule, une puissante commère, la conciergeévidemment, plus rouge qu’une pivoine, pérorait et gesticulait aumilieu d’un groupe de locataires de la maison.

– Où est-ce ? lui demanda brutalement monsieurMéchinet.

– Au troisième, cher monsieur, répondit-elle ; autroisième, la porte à droite. Jésus mon Dieu ! quelmalheur !… dans une maison comme la nôtre ! Un si bravehomme !

Je n’en entendis pas davantage. Monsieur Méchinet s’était élancédans les escaliers, et je le suivais, montant quatre à quatre, lecœur me battant à me couper la respiration.

Au troisième étage, la porte de droite était ouverte.

Nous entrons, nous traversons une antichambre, une salle àmanger, un salon, et enfin nous arrivons à une chambre àcoucher…

Je vivrais mille ans, que je n’oublierais pas le spectacle quifrappa mes yeux… Et en ce moment même où j’écris, après bien desannées, je le revois jusqu’en ses moindres détails.

À la cheminée faisant face à la porte, deux hommes étaientaccoudés : un commissaire de police, ceint de son écharpe, et unjuge d’instruction.

À droite, assis à une table, un jeune homme, le greffier,écrivait.

Au milieu de la pièce, sur le parquet, gisait dans une mare desang coagulé et noir le cadavre d’un vieillard à cheveux blancs… Ilétait étendu sur le dos, les bras en croix.

Terrifié, je demeurai cloué sur le seuil, si près de défaillirque, pour ne pas tomber, je fus obligé de m’appuyer contrel’huisserie.

Ma profession m’avait familiarisé avec la mort ; depuislongtemps déjà j’avais surmonté les répugnances de l’amphithéâtre,mais c’était la première fois que je me trouvais en face d’uncrime.

Car il était évident qu’un crime abominable avait étécommis…

Moins impressionnable que moi, mon voisin était entré d’un pasferme.

– Ah ! c’est vous, Méchinet, lui dit le commissaire depolice, je regrette bien de vous avoir fait déranger.

– Pourquoi ?

– Parce que nous n’aurons pas besoin de votre savoir-faire… Nousconnaissons le coupable, j’ai donné des ordres et il doit êtrearrêté à l’heure qu’il est.

Chose bizarre ! Au geste de monsieur Méchinet, on eût pucroire que cette assurance le contrariait… Il tira sa tabatière,prit deux ou trois de ses prises fantastiques, et dit :

– Ah ! le coupable est connu !…

Ce fut le juge d’instruction qui répondit :

– Et connu d’une façon certaine et positive, oui, monsieurMéchinet… Le crime commis, l’assassin s’est enfui, croyant que savictime avait cessé de vivre… il se trompait. La Providenceveillait…, ce malheureux vieillard respirait encore… Rassemblanttoute son énergie, il a trempé un de ses doigts dans le sang quis’échappait à flots de sa blessure, et là, sur le parquet, il aécrit avec son sang le nom de son meurtrier, le dénonçant ainsi àla justice humaine… Regardez plutôt.

Ainsi prévenu, j’aperçus ce que tout d’abord je n’avais pasvu.

Sur le parquet, en grosses lettres mal formées et cependantlisibles, on avait écrit avec du sang : MONIS…

– Eh bien ?… interrogea monsieur Méchinet.

– C’est là, répondit le commissaire de police, le commencementdu nom d’un neveu du pauvre mort… un neveu qu’il affectionnait, etqui se nomme Monistrol…

– Diable !… fit mon voisin.

– Je ne suppose pas, reprit le juge d’instruction, que lemisérable essaye de nier… les cinq lettres sont contre lui unecharge accablante… À qui, d’ailleurs, profite ce crime silâche ?… À lui seul, unique héritier de ce vieillard quilaisse, dit-on, une grande fortune… Il y a plus : c’est hier soirque l’assassinat a été commis… Eh bien ! hier soir, personnen’a visité ce pauvre vieux que son neveu… La concierge l’a vuarriver vers neuf heures et ressortir un peu avant minuit…

– C’est clair, approuva monsieur Méchinet, c’est très clair, ceMonistrol n’est qu’un imbécile.

Et, haussant les épaules :

– A-t-il seulement volé quelque chose ? demanda-t-il ;a-t-il fracturé quelque meuble pour donner le change sur le mobiledu crime ?…

– Rien, jusqu’ici, ne nous a paru dérangé, répondit lecommissaire… Vous l’avez dit, le misérable n’est pas fort… dèsqu’il se verra découvert, il avouera.

Et là-dessus, le commissaire de police et monsieur Méchinet seretirèrent dans l’embrasure de la fenêtre et s’entretinrent à voixbasse, pendant que le juge donnait quelques indications à songreffier.

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