Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 9

 

Pour être au magasin de Monistrol, nous n’avions qu’à traverserla rue…

Ce fut fait en quatre enjambées.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, une petite servante dequinze à seize ans, malpropre et mal peignée, sortit del’arrière-boutique.

– Qu’y a-t-il pour le service de ces messieurs ?demanda-t-elle.

– Madame Monistrol ?

– Elle est là, messieurs, et je vais la prévenir, parce que,voyez-vous…

Monsieur Méchinet ne lui laissa pas le loisir d’achever.

D’un geste passablement brutal, je l’avoue, il l’écarta dupassage et pénétra dans l’arrière-boutique en disant :

– C’est bon, puisqu’elle est là, je vais lui parler.

Moi, je marchais sur les talons de mon digne voisin, persuadéque nous ne sortirions pas sans connaître le mot de l’énigme.

C’était une triste pièce, que cette arrière-boutique, servanttout à la fois de salon, de salle à manger et de chambre àcoucher.

Le désordre y régnait, et plus encore cette incohérence qu’onremarque chez les pauvres qui s’efforcent de paraître riches.

Au fond était un lit à rideaux de damas bleu, dont les oreillersétaient garnis de dentelles, et devant la cheminée se trouvait unetable tout encombrée des débris d’un déjeuner plus que modeste.

Dans un grand fauteuil, une jeune femme blonde était assise, ouplutôt gisait une jeune femme très blonde, tenant à la main unefeuille de papier timbré…

C’était madame Monistrol…

Et certes, quand ils nous parlaient de sa beauté, tous lesvoisins étaient restés bien au-dessous de la réalité… je fusébloui.

Seulement une circonstance me déplut : elle était en granddeuil, vêtue d’une robe de crêpe légèrement décolletée qui luiseyait merveilleusement…

C’était trop de présence d’esprit pour une si grande douleur. Ilme sembla voir là l’artifice d’une comédienne revêtant d’avance lecostume du rôle qu’elle doit jouer.

À notre entrée, elle se dressa, d’un mouvement de bicheeffarouchée, et d’une voix qui paraissait brisée par les larmes:

– Que voulez-vous, messieurs ? interrogea-t-elle.

Tout ce que j’avais observé, monsieur Méchinet l’avait remarquécomme moi.

– Madame, répondit-il durement, je suis envoyé par la justice,je suis un agent du service de la sûreté.

À cette déclaration, elle se laissa d’abord retomber sur sonfauteuil avec un gémissement qui eût attendri un tigre…

Puis, tout à coup, saisie d’une sorte d’enthousiasme, l’œilbrillant et la lèvre frémissante :

– Venez-vous donc pour m’arrêter !… s’écria-t-elle. Alorssoyez béni… Tenez, je suis prête, emmenez-moi… Ainsi, j’irairejoindre cet honnête homme, que vous avez arrêté hier soir… Quelque soit son sort, je veux le partager… Il est innocent, comme jele suis moi-même… n’importe !… S’il doit être victime d’uneerreur de la justice humaine, ce me sera une dernière joie demourir avec lui !…

Elle fut interrompue par un grognement sourd, qui partait d’undes angles de l’arrière-boutique.

Je regardai, et j’aperçus un chien noir, les poils hérissés etles yeux injectés de sang, qui nous montrait les dents prêt àsauter sur nous…

– Taisez-vous, Pluton ! fit madame Monistrol ; allons,allez vous coucher, ces messieurs ne me veulent pas de mal.

Lentement, et sans cesser de nous fixer d’un regard furieux, lechien se réfugia sous le lit.

– Vous avez raison de dire que nous ne vous voulons pas de mal,madame, reprit monsieur Méchinet, nous ne sommes pas venus pourvous arrêter…

Si elle entendit, il n’y parut guère.

– Déjà ce matin, poursuivit-elle, j’ai reçu ce papier que jetiens, et qui me commande de me rendre ce tantôt, à trois heures,au Palais de Justice, dans le cabinet du juge d’instruction… Queveut-on de moi, mon Dieu !… que veut-on de moi ?…

– Obtenir des éclaircissements qui démontreront, je l’espère,l’innocence de votre mari… Ainsi, madame, ne me considérez pascomme un ennemi… ce que je veux, c’est faire éclater la vérité…

Il arbora sa tabatière, y fourra précipitamment les doigts, etd’un ton solennel, que je ne lui connaissais pas :

– C’est vous dire, madame, reprit-il, de quelle importanceseront vos réponses aux questions que je vais avoir l’honneur devous adresser… Vous convient-il de me répondrefranchement ?

Elle arrêta longtemps ses grands yeux bleus noyés de larmes surmon digne voisin, et d’un ton de douloureuse résignation :

– Questionnez-moi, monsieur, dit-elle.

Pour la troisième fois, je le répète, j’étais absolumentinexpérimenté. Et cependant, je souffrais de la façon dont monsieurMéchinet avait entamé cet interrogatoire.

Il trahissait, me paraissait-il, ses perplexités, et au lieu depoursuivre un but arrêté d’avance, portait ses coups au hasard.

Ah ! si on m’eût laissé faire :… Ah ! si j’avaisosé !…

Lui, impénétrable, s’était assis en face de madameMonistrol.

– Vous devez savoir, madame, commença-t-il, que c’est avant-hiersoir, sur les onze heures, qu’a été assassiné le sieur Pigoreau,dit Anténor, l’oncle de votre mari…

– Hélas !…

– Où était à cette heure-là monsieur Monistrol ?

– Mon Dieu !… c’est une fatalité.

Monsieur Méchinet ne sourcilla pas.

– Je vous demande, madame, insista-t-il, où votre mari a passéla soirée d’avant-hier.

Il fallut à la jeune femme du temps pour répondre, parce que lessanglots semblaient l’étouffer. Enfin, se maîtrisant :

– Avant-hier, gémit-elle, mon mari a passé la soirée hors de lamaison.

– Savez-vous où il était ?

– Oh ! pour cela oui… Un de nos ouvriers, qui habiteMontrouge, avait à nous livrer une parure de perles fausses et nela livrait pas… Nous risquions de garder la commande pour compte,ce qui eût été un désastre, car nous ne sommes pas riches… C’estpourquoi, en dînant, mon mari me dit : « Je vais aller jusque chezce gaillard-là !… » Et, en effet, sur les neuf heures, il estsorti, et même je suis allée le conduire jusqu’à l’omnibus, où ilest monté devant moi, rue Richelieu…

Je respirai plus librement… Ce pouvait être un alibi, aprèstout.

Monsieur Méchinet eut la même pensée, et plus doucement :

– S’il en est ainsi, reprit-il, votre ouvrier pourra affirmerqu’il a vu monsieur Monistrol chez lui à onze heures…

– Hélas ! non…

– Comment !… Pourquoi ?…

– Parce qu’il était sorti… Mon mari ne l’a pas vu.

– En effet, c’est une fatalité… Mais il se peut que la conciergeait remarqué monsieur Monistrol…

– Notre ouvrier demeure dans une maison où il n’y a pas deconcierge.

Ce pouvait être la vérité… C’était à coup sûr une terriblecharge contre le malheureux prévenu.

– Et à quelle heure est rentré votre mari ? continuamonsieur Méchinet.

– Un peu après minuit.

– Vous n’avez pas trouvé qu’il était bien longtempsabsent ?

– Oh ! si… et même je lui en ai fait des reproches… Il m’arépondu pour s’excuser, qu’il avait pris par le plus long, qu’ilavait flâné en chemin et qu’il s’était arrêté à un café pour boireun verre de bière…

– Quelle physionomie avait-il, en rentrant ?

– Il m’a paru contrarié, mais c’était bien naturel…

– Quels vêtements avait-il ?

– Ceux qu’il portait quand on l’a arrêté.

– Vous n’avez rien observé en lui d’extraordinaire ?

– Rien.

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