Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 5

 

En attendant que montât la concierge, monsieur Méchinetprocédait à un rapide et sagace examen du théâtre du crime.

Mais c’est surtout la serrure de la porte d’entrée del’appartement qui attirait son attention. Elle était intacte et laclef y jouait sans difficulté. Cette circonstance écartaitabsolument l’idée d’un malfaiteur étranger s’introduisant de nuit àl’aide de fausses clefs.

De mon côté, machinalement, ou plutôt inspiré par l’étonnantinstinct qui s’était révélé en moi, je venais de ramasser cebouchon à demi recouvert de cire verte que j’avais remarqué àterre.

Il avait servi, et du côté de la cire, gardait les traces dutire-bouchon ; mais, de l’autre bout, se voyait une sorted’entaille assez profonde, produite évidemment par un instrumenttranchant et aigu.

Soupçonnant l’importance de ma découverte, je la communiquai àmonsieur Méchinet, et il ne put retenir une exclamation deplaisir.

– Enfin ! s’écria-t-il, nous tenons donc enfin unindice !… Ce bouchon, c’est l’assassin qui l’a laissé tomberici… Il y avait fiché la pointe fragile de l’arme dont il s’estservi. Conclusion : l’instrument du meurtre est un poignard àmanche fixe, et non un de ces couteaux qui se ferment… Avec cebouchon, je suis sûr d’arriver au coupable quel qu’ilsoit !…

Le commissaire de police achevait sa besogne dans la chambre,nous étions, monsieur Méchinet et moi, restés dans le salon,lorsque nous fûmes interrompus par le bruit d’une respirationhaletante.

Presque aussitôt, se montra la puissante commère que j’avaisaperçue dans le vestibule pérorant au milieu des locataires.

C’était la portière, plus rouge, s’il est possible, qu’à notrearrivée.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-elleà monsieur Méchinet.

– Asseyez-vous, madame, répondit-il.

– Mais, monsieur, c’est que j’ai du monde en bas…

– On vous attendra… je vous dis de vous asseoir.

Interloquée par le ton de monsieur Méchinet, elle obéit. Alorslui, la fixant de ses terribles petits yeux gris :

– J’ai besoin de certains renseignements, commença-t-il, et jevais vous interroger. Dans votre intérêt, je vous conseille derépondre sans détours. Et d’abord, quel est le nom de ce pauvrebonhomme qui a été assassiné ?

– Il s’appelait Pigoreau, mon bon monsieur, mais il étaitsurtout connu sous le nom d’Anténor, qu’il avait pris autrefois,comme étant plus en rapport avec son commerce.

– Habitait-il la maison depuis longtemps ?

– Depuis huit ans.

– Où demeurait-il avant ?

– Rue Richelieu, où il avait son magasin… car il avait étéétabli, il avait été coiffeur, et c’est dans cet état qu’il avaitgagné sa fortune.

– Il passait donc pour riche ?

– J’ai entendu dire à sa nièce qu’il ne se laisserait pas couperle cou pour un million.

À cet égard, la prévention devait être fixée, puisqu’on avaitinventorié les papiers du pauvre vieux.

– Maintenant, poursuivit monsieur Méchinet, quelle espèced’homme était ce sieur Pigoreau, dit Anténor ?

– Oh ! la crème des hommes, cher bon monsieur, répondit laconcierge… Il était bien tracassier, maniaque, grigou comme iln’est pas possible, mais il n’était pas fier… Et si drôle, aveccela !… On aurait passé ses nuits à l’écouter, quand il étaiten train… C’est qu’il en savait de ces histoires ! Pensezdonc, un ancien coiffeur, qui avait, comme il disait, frisé lesplus belles femmes de Paris…

– Comment vivait-il ?

– Comme tout le monde… Comme les gens qui ont des rentes,s’entend, et qui cependant tiennent à leur monnaie.

– Pouvez-vous me donner quelques détails ?

– Oh ! pour cela, je le pense, vu que c’est moi qui avaissoin de son ménage… Et cela ne me donnait guère de peine, car ilfaisait presque tout, balayant, époussetant et frottant lui-même…C’était sa manie, quoi ! Donc, tous les jours que le bon Dieufaisait, à midi battant, je lui montais une tasse de chocolat. Illa buvait, il avalait par-dessus un grand verre d’eau, et c’étaitson déjeuner. Après il s’habillait, et ça le menait jusqu’à deuxheures, car il était coquet et soigneux de sa personne plus qu’unemariée. Sitôt paré, il sortait pour se promener dans Paris. À sixheures, il s’en allait dîner dans une pension bourgeoise, chez lesdemoiselles Gomet, rue de la Paix. Après son dîner il couraitprendre sa demi-tasse et faire sa fine partie au café Guerbois… età onze heures il rentrait se coucher. Enfin, il n’avait qu’undéfaut, le pauvre bonhomme… Il était porté sur le sexe. Mêmesouvent, je lui disais : « À votre âge, n’avez-vous pas dehonte !… » Mais on n’est pas parfait, et on comprend ça d’unancien parfumeur, qui avait eu dans sa vie des tas de bonnesfortunes…

Un sourire obséquieux errait sur les lèvres de la puissanteconcierge, mais rien n’était capable de dérider monsieurMéchinet.

– Monsieur Pigoreau recevait-il beaucoup de monde ?continua-t-il.

– Très peu… Je ne voyais guère venir chez lui que son neveu,monsieur Monistrol, à qui, tous les dimanches, il payait à dînerchez le père Lathuile.

– Et comment étaient-ils ensemble, l’oncle et leneveu ?

– Comme les deux doigts de la main.

– Ils n’avaient jamais de discussions ?

– Jamais !… sauf qu’ils étaient toujours à se chamailler àcause de madame Clara.

– Qui est cette madame Clara ?

– La femme de monsieur Monistrol, donc, une créature superbe…Défunt le père Anténor ne pouvait la souffrir. Il disait que sonneveu l’aimait trop, cette femme, qu’elle le menait par le bout dunez, et qu’elle lui en faisait voir de toutes les couleurs… Ilprétendait qu’elle n’aimait pas son mari, qu’elle avait un genretrop relevé pour sa position, et qu’elle finirait par faire dessottises… Même, madame Clara et son oncle ont été brouillés, à lafin de l’année dernière. Elle voulait que le bonhomme prêtât centmille francs à monsieur Monistrol pour prendre un fonds debijoutier au Palais-Royal. Mais il refusa, déclarant qu’on feraitde sa fortune ce qu’on voudrait, après sa mort ; mais quejusque-là, l’ayant gagnée, il prétendait la garder et en jouir…

Je croyais que monsieur Méchinet allait insister sur cettecirconstance, qui me paraissait très grave… point. En vain, jemultipliais les signes, il poursuivit :

– Reste à savoir par qui le crime a été découvert ?

– Par moi, mon bon monsieur, par moi ! gémit la portière.Ah ! c’est épouvantable ! Figurez-vous que ce matin, surle coup de midi, comme à l’ordinaire, je monte au père Anténor sonchocolat… Faisant le ménage, j’ai une clef de l’appartement…J’ouvre, j’entre, et qu’est-ce que je vois… Ah ! monDieu !…

Et elle se mit à pousser des cris perçants…

– Cette douleur prouve votre bon cœur, madame, fit gravementmonsieur Méchinet… Seulement, comme je suis fort pressé, tâchez dela maîtriser… Qu’avez-vous pensé, en voyant votre locataireassassiné ?…

– J’ai dit à qui a voulu l’entendre : c’est son neveu, lebrigand, qui a fait le coup pour hériter.

– D’où vous venait cette certitude ?… car, enfin, accuserun homme d’un si grand crime, c’est le pousser à l’échafaud…

– Eh ! monsieur, qui donc serait-ce ?… MonsieurMonistrol est venu voir son oncle hier soir, et quand il est sortiil était près de minuit… même, lui qui me parle toujours, il ne m’arien dit ni en arrivant ni en s’en allant… Et depuis ce moment,jusqu’à celui où j’ai tout découvert, personne, j’en suis sûre,n’est monté chez monsieur Anténor…

Je l’avoue, cette déposition me confondait.

Naïf encore, je n’aurais pas eu l’idée de poursuivre cetinterrogatoire. Par bonheur, l’expérience de monsieur Méchinetétait grande, et il possédait à fond cet art si difficile de tirerdes témoins toute la vérité.

– Ainsi, madame, insista-t-il, vous êtes certaine que Monistrolest venu hier soir ?

– Certaine.

– Vous l’avez bien vu, bien reconnu ?…

– Ah ! permettez… je ne l’ai pas dévisagé. Il a passé trèsvite, en tâchant de se cacher, comme un brigand qu’il est, et lecorridor est mal éclairé…

Je bondis, à cette réponse d’une incalculable portée, etm’avançant vers la concierge :

– S’il en est ainsi, m’écriai-je, comment osez-vous affirmer quevous avez reconnu monsieur Monistrol ?

Elle me toisa, et avec un sourire ironique :

– Si je n’ai pas vu la figure du maître, répondit-elle, j’ai vule museau du chien… Comme je le caresse toujours, il est entré dansma loge, et j’allais lui donner un os de gigot quand son maître l’asifflé.

Je regardais monsieur Méchinet, anxieux de savoir ce qu’ilpensait de ces réponses, mais son visage gardait fidèlement lesecret de ses impressions.

Il ajouta seulement :

– De quelle race est le chien de monsieur Monistrol ?

– C’est un loulou, comme les conducteurs en avaient autrefois,tout noir, avec une tache blanche au-dessus de l’oreille ; onl’appelle Pluton.

Monsieur Méchinet se leva.

– Vous pouvez vous retirer, dit-il à la portière, je suisfixé.

Et, quand elle fut sortie :

– Il me paraît impossible, fit-il, que le neveu ne soit pas lecoupable.

Cependant, les médecins étaient arrivés pendant ce longinterrogatoire et, quand ils eurent achevé l’autopsie, leurconclusion fut :

– La mort du sieur Pigoreau a certainement été instantanée.Donc, ce n’est pas lui qui a tracé ces cinq lettres :Monis que nous avons vues sur le parquet, près ducadavre…

Ainsi, je ne m’étais pas trompé.

– Mais si ce n’est pas lui, s’écria monsieur Méchinet, qui doncest-ce ?… Monistrol… Voilà ce qu’on ne me fera jamais entrerdans la cervelle.

Et comme le commissaire, ravi de pouvoir enfin aller dîner, leraillait de ses perplexités ; perplexités ridicules, puisqueMonistrol avait avoué :

– Peut-être en effet ne suis-je qu’un imbécile, dit-il, c’est ceque l’avenir décidera… Et en attendant, venez, mon cher monsieurGodeuil, venez avec moi à la préfecture…

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