Le Petit Vieux des Batignolles

Chapitre 12

 

Aussitôt sur le trottoir, je n’eus plus qu’une idée.

Ajuster nos flûtes et courir rue du Roi-Doré, arrêter ce Victor,le vrai coupable, bien évidemment.

Un mot de monsieur Méchinet tomba comme une douche sur monenthousiasme.

– Et la justice ! me dit-il. Sans un mandat du juged’instruction, je ne puis rien… C’est au Palais de Justice qu’ilfaut courir…

– Mais nous y rencontrerons madame Monistrol, et si elle nousvoit, elle fera prévenir son complice…

– Soit, répondit monsieur Méchinet, avec une amertume maldéguisée, soit !… le coupable s’évadera et la forme serasauvée… Cependant, je pourrai prévenir ce danger. Marchons,marchons plus vite.

Et de fait, l’espoir du succès lui donnait des jambes de cerf.Arrivé au Palais, il gravit quatre à quatre le raide escalier quiconduit à la galerie des juges d’instruction, et, s’adressant auchef des huissiers, il lui demanda si le magistrat chargé del’affaire du petit vieux des Batignolles était dans soncabinet.

– Il y est, répondit l’huissier, avec un témoin, une jeune dameen noir.

– C’est bien elle ! me dit mon compagnon.

Puis à l’huissier :

– Vous me connaissez, poursuivit-il… Vite, donnez-moi de quoiécrire au juge un petit mot que vous lui porterez.

L’huissier partit avec le billet, traînant ses chausses sur lecarreau poussiéreux, et ne tarda pas à revenir nous annoncer que lejuge nous attendait au n° 9.

Pour recevoir monsieur Méchinet, le magistrat avait laissémadame Monistrol dans son cabinet, sous la garde de son greffier,et avait emprunté la pièce d’un de ses confrères.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’un ton qui me permit demesurer l’abîme qui sépare un juge d’un pauvre agent de lasûreté.

Brièvement et clairement, monsieur Méchinet exposa nosdémarches, leurs résultats et nos espérances.

Faut-il le dire, le magistrat ne sembla guère partager nosconvictions.

– Mais puisque Monistrol avoue !… répétait-il avec uneobstination qui m’exaspérait.

Cependant, après bien des explications :

– Je vais toujours signer un mandat, dit-il.

En possession de cette pièce indispensable, monsieur Méchinets’envola si lestement que je faillis tomber en me précipitant à sasuite dans les escaliers… Un cheval de fiacre ne nous eût passuivis…

Je ne sais pas si nous mîmes un quart d’heure à nous rendre ruedu Roi-Doré.

Mais une fois là :

– Attention ! me dit monsieur Méchinet.

Et c’est de l’air le plus posé qu’il s’engagea dans l’alléeétroite de la maison qui porte le numéro 23.

– Monsieur Victor ? demanda-t-il au concierge.

– Au quatrième, la porte à droite dans le corridor.

– Est-il chez lui ?

– Oui.

Monsieur Méchinet fit un pas vers l’escalier, puis semblant seraviser :

– Il faut que je le régale d’une bonne bouteille, ce braveVictor, dit-il au portier… Chez quel marchand de vin va-t-il, parici ?…

– Chez celui d’en face.

Nous y fûmes d’un saut, et d’un ton d’habitué monsieur Méchinetcommanda :

– Une bouteille, s’il vous plaît, et du bon… du cachet vert.

Ah ! par ma foi ! cette idée ne me fût pas venue, ence temps-là ! Elle était bien simple, pourtant.

La bouteille nous ayant été apportée, mon compagnon exhiba lebouchon trouvé chez le sieur Pigoreau, dit Anténor, et il nous futaisé de constater l’identité de la cire.

À notre certitude morale, se joignait désormais une certitudematérielle, et c’est d’un doigt assuré que monsieur Méchinet frappaà la porte de Victor.

– Entrez ! nous cria une voix bien timbrée.

La clef était sur la porte, nous entrâmes, et dans une chambrefort propre, j’aperçus un homme d’une trentaine d’années, fluet,pâle et blond, qui travaillait devant un établi. Notre présence neparut pas le troubler.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il poliment.

Monsieur Méchinet s’avança jusqu’à lui, et le saisissant par lebras :

– Au nom de la loi, dit-il, je t’arrête !

L’homme devint livide, mais ne baissa pas les yeux.

– Vous moquez-vous de moi ?… dit-il d’un air insolent.Qu’est-ce que j’ai fait ?…

Monsieur Méchinet haussa les épaules.

– Ne fais donc pas l’enfant ! répondit-il, ton compte estréglé… On t’a vu sortir de chez le père Anténor, et j’ai dans mapoche le bouchon dont tu t’es servi pour empêcher ton poignard des’épointer…

Ce fut comme un coup de poing sur la nuque du misérable… Ils’écrasa sur sa chaise en bégayant :

– Je suis innocent…

– Tu diras cela au juge, fit bonnement monsieur Méchinet, maisje crains bien qu’il ne te croie pas… Ta complice, la femmeMonistrol, a tout avoué…

Comme s’il eût été mû par un ressort, Victor se redressa.

– C’est impossible !… s’écria-t-il. Elle n’a rien su…

– Alors tu as fait le coup tout seul ?… Très bien !…C’est toujours autant de confessé.

Puis s’adressant à moi en homme sûr de son fait :

– Cherchez donc dans les tiroirs, cher monsieur Godeuil,poursuivit monsieur Méchinet, vous y trouverez probablement lepoignard de ce joli garçon, et très certainement les lettresd’amour et le portrait de sa dulcinée.

Un éclair de fureur brilla dans l’œil de l’assassin et ses dentsgrincèrent, mais la puissante carrure et la poigne de fer demonsieur Méchinet éteignirent en lui toute velléité derésistance.

Je trouvai d’ailleurs dans un tiroir de la commode tout ce quemon compagnon m’avait annoncé.

Et vingt minutes plus tard, Victor, « proprement emballé » –c’est l’expression – dans un fiacre, entre monsieur Méchinet etmoi, roulait vers la préfecture de police.

– Quoi, me disais-je, stupéfié de la simplicité de la scène,l’arrestation d’un assassin, d’un homme promis à l’échafaud, cen’est que cela !…

Je devais plus tard apprendre à mes dépens qu’il est descriminels plus terribles…

Celui-ci, dès qu’il se vit dans la cellule du dépôt, se sentantperdu, s’abandonna et nous dit son crime par le menu.

Il connaissait, nous déclara-t-il, de longue date le pèrePigoreau et en était connu. Son but, en l’assassinant, étaitsurtout de faire retomber sur Monistrol le châtiment du crime.Voilà pourquoi il s’était habillé comme Monistrol et s’était faitsuivre de Pluton. Et une fois le vieillard assassiné, il avait eul’horrible courage de tremper dans le sang le doigt du cadavre pourtracer ces cinq lettres : Monis, qui avaient failli perdreun innocent.

– Et c’était joliment combiné, allez, nous disait-il avec unecynique forfanterie… Si j’avais réussi, je faisais d’une pierredeux coups : je me débarrassais de mon ami Monistrol que je hais etdont je suis jaloux, et j’enrichissais la femme que j’aime…

C’était simple et terrible, en effet.

– Malheureusement, mon garçon, objecta monsieur Méchinet, tu asperdu la tête au dernier moment… Que veux-tu ! on n’est jamaiscomplet !… Et c’est la main gauche du cadavre que tu astrempée dans le sang…

D’un bond, Victor se dressa.

– Quoi ! s’écria-t-il, c’est là ce qui m’aperdu !…

– Juste !

Du geste du génie méconnu, le misérable leva le bras vers leciel.

– Soyez donc artiste ! s’écria-t-il.

Et nous toisant d’un air de pitié, il ajouta :

– Le père Pigoreau était gaucher !

Ainsi, c’est à une faute de l’enquête qu’était due la découvertesi prompte du coupable.

Cette leçon ne devait pas être perdue pour moi. Je me larappelai, par bonheur, dans des circonstances bien autrementdramatiques, que je dirai plus tard.

Le lendemain, Monistrol fut mis en liberté.

Et comme le juge d’instruction lui reprochait ses aveuxmensongers qui avaient exposé la justice à une erreur terrible, iln’en put tirer que ceci :

– J’aime ma femme, je voulais me sacrifier pour elle, je lacroyais coupable…

L’était-elle, coupable ? Je le jurerais.

On l’arrêta, mais elle fut acquittée par le jugement quicondamna Victor aux travaux forcés à perpétuité.

Monsieur et madame Monistrol tiennent aujourd’hui un débit devins mal famé sur le cours de Vincennes… L’héritage de leur oncleest loin ; ils sont dans une affreuse misère.

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