Le Rêve

Chapitre 10

 

Le matin, à sept heures, comme de coutume, Angélique était autravail ; et les jours se suivirent, et chaque matin elle seremit, très calme, à la chasuble quittée la veille. Rien nesemblait changé, elle tenait strictement sa parole, se cloîtrait,sans chercher à revoir Félicien. Cela même ne paraissait pasl’assombrir, elle gardait son gai visage de jeunesse, souriant àHubertine, lorsqu’elle la surprenait, étonnée, les yeux sur elle.Pourtant, dans cette volonté de silence, elle ne songeait qu’à lui,la journée entière. Son espoir demeurait invincible, elle étaitcertaine que les choses se réaliseraient, malgré tout. Et c’étaitcette certitude qui lui donnait son grand air de courage, si droitet si fier.

Hubert, parfois, la grondait.

– Tu travailles trop, je te trouve un peu pâle… Est-ce quetu dors bien au moins ?

– Oh ! père, comme une souche ! Jamais je ne mesuis mieux portée.

Mais Hubertine, à son tour, s’inquiétait, parlait de prendre desdistractions.

– Si tu veux, nous fermons les portes, nous faisons tousles trois un voyage à Paris.

– Ah ! par exemple ! Et les commandes,mère ?… Quand je vous dis que c’est ma santé, de travaillerbeaucoup !

Au fond, Angélique, simplement, attendait un miracle, quelquemanifestation de l’invisible, qui la donnerait à Félicien. Outrequ’elle avait promis de ne rien tenter, à quoi bon agir, puisquel’au-delà, toujours, agissait pour elle ? Aussi, dans soninertie volontaire, tout en feignant l’indifférence, avait-ellecontinuellement l’oreille aux aguets, écoutant les voix, ce quifrissonnait à son entour, les petits bruits familiers de ce milieuoù elle vivait et qui allait la secourir. Quelque chose devait seproduire, forcément. Penchée sur son métier, la fenêtre ouverte,elle ne perdait pas un frémissement des arbres, pas un murmure dela Chevrotte. Les moindres soupirs de la cathédrale luiparvenaient, décuplés par l’attention : elle entendaitjusqu’aux pantoufles du bedeau éteignant les cierges. De nouveau, àses côtés, elle sentait le frôlement d’ailes mystérieuses, elle sesavait assistée de l’inconnu ; et il lui arrivait de setourner soudain, en croyant qu’une ombre lui avait balbutié àl’oreille un moyen de victoire. Mais les jours passaient, rien nevenait encore.

La nuit, pour ne pas manquer à son serment, Angélique évitad’abord de se mettre au balcon, dans la crainte de rejoindreFélicien, si elle l’apercevait en bas. Elle attendait, du fond desa chambre. Puis, comme les feuilles elles-mêmes ne bougeaientpoint, endormies, elle se risqua, elle recommença à interroger lesténèbres. D’où le miracle allait-il se produire ? Sans doute,du jardin de l’Évêché, une main flambante qui lui ferait signe devenir. Peut-être de la cathédrale, où les orgues gronderaient etl’appelleraient à l’autel. Rien ne l’aurait surprise, ni lescolombes de la Légende apportant des paroles de bénédiction, nil’intervention des saintes entrant par les murs lui annoncer queMonseigneur voulait la connaître. Et elle n’avait qu’un étonnement,qui grandissait chaque soir : la lenteur du prodige às’opérer. Ainsi que les jours, les nuits succédaient aux nuits,sans que rien, rien encore se montrât.

Après la seconde semaine, ce qui étonna plus encore Angélique,ce fut de n’avoir pas revu Félicien. Elle avait bien prisl’engagement de ne rien tenter pour se rapprocher de lui ;mais, sans le dire, elle comptait que, lui, ferait tout pour serapprocher d’elle ; et le Clos-Marie restait vide, il n’entraversait même plus les herbes folles. Pas une fois, en quinzejours, aux heures de nuit, elle n’avait aperçu son ombre. Celan’ébranlait pas sa foi : s’il ne venait point, c’était qu’ils’occupait de leur bonheur. Pourtant, sa surprise augmentait, mêléeà un commencement d’inquiétude.

Un soir enfin, le dîner fut triste chez les brodeurs, et commeHubert sortait, sous le prétexte d’une course pressée, Hubertinedemeura seule avec Angélique, dans la cuisine. Longuement, elle laregardait, les yeux mouillés, émue de son beau courage. Depuisquinze jours qu’ils ne disaient pas un mot des choses dont leurscœurs débordaient, elle était touchée de cette force et de cetteloyauté à tenir un serment. Une brusque tendresse lui fit ouvrirles deux bras, et la jeune fille se jeta sur sa poitrine, et toutesdeux, muettes, s’étreignirent.

Puis, lorsque Hubertine put parler :

– Ah ! ma pauvre enfant, j’ai attendu d’être seuleavec toi, il faut que tu saches… Tout est fini, bien fini.

Éperdue, Angélique s’était redressée, criant :

– Félicien est mort !

– Non, non.

– S’il ne vient pas, c’est qu’il est mort !

Et Hubertine dut expliquer que, le lendemain de la procession,elle l’avait vu, pour exiger également de lui le serment de ne plusreparaître, tant qu’il n’aurait pas l’autorisation de Monseigneur.C’était un congé définitif, car elle savait le mariage impossible.Elle l’avait bouleversé, en lui montrant sa mauvaise action, cettepauvre fille confiante, ignorante, qu’il compromettait, sanspouvoir l’épouser un jour ; et il s’était écrié, lui aussi,qu’il mourrait du chagrin de ne pas la revoir, plutôt que d’êtredéloyal. Le soir même, il se confessait à son père.

– Voyons, reprit Hubertine, tu as tant de courage, que jete parle sans ménagement… Ah ! si tu savais, mignonne, commeje te plains et comme je t’admire, depuis que je te sens si fière,si brave, à te taire et à être gaie, lorsque ton cœur éclate… Maisil t’en faut encore, du courage, beaucoup, beaucoup… J’ai rencontrécette après-midi l’abbé Cornille. Tout est fini, Monseigneur neveut pas.

Elle s’attendait à une crise de larmes, et elle s’étonna de lavoir, très pâle, se rasseoir, l’air tranquille. La vieille table dechêne venait d’être desservie, une lampe éclairait l’antique sallecommune, dont la paix n’était troublée que par le petitfrémissement du coquemar.

– Mère, rien n’est fini… Racontez-moi, j’ai le droit d’êtrerenseignée, n’est-ce pas ? Puisque ce sont là mesaffaires.

Et elle écouta attentivement ce qu’Hubertine crut pouvoir luidire des choses qu’elle tenait de l’abbé, sautant certains détails,continuant de cacher la vie à cette ignorante.

Depuis qu’il avait appelé son fils près de lui, Monseigneurvivait dans le trouble. Après l’avoir écarté de sa présence, aulendemain de la mort de sa femme, et être resté vingt ans sansconsentir à le connaître, voilà qu’il le voyait dans la force etl’éclat de la jeunesse, vivant portrait de celle qu’il pleurait,ayant son âge, la grâce blonde de sa beauté. Ce long exil, cetterancune contre l’enfant qui lui avait coûté la mère, était aussiune prudence : il le sentait à cette heure, il regrettaitd’être revenu sur sa volonté. L’âge, vingt années de prières, Dieudescendu en lui, rien n’avait tué l’homme ancien. Et il suffisaitque ce fils de sa chair, cette chair de la femme adorée se dressât,avec le rire de ses yeux bleus, pour que son cœur battît à serompre, en croyant que la morte ressuscitait. Il se frappait lapoitrine du poing, il sanglotait dans la pénitence inefficace,criant qu’on devrait interdire le sacerdoce à ceux qui ont goûté àla femme, qui ont gardé d’elle des liens de sang.

Le bon abbé Cornille en avait parlé à Hubertine, tout bas, lesmains tremblantes. Des bruits mystérieux couraient, on chuchotaitque Monseigneur s’enfermait dès le crépuscule ; et c’étaientdes nuits de combat, des larmes, des plaintes, dont la violence,étouffée par les tentures, effrayait l’Évêché. Il avait cruoublier, dompter la passion ; mais elle renaissait avec unemportement de tempête, dans le terrible homme qu’il était jadis,l’homme d’aventure, le descendant des capitaines légendaires.Chaque soir, à genoux, la peau écorchée d’un cilice, il s’efforçaitde chasser le fantôme de la femme regrettée, il évoquait ducercueil la poussière qu’elle devait être maintenant. Et c’étaitvivante qu’elle se levait, en sa fraîcheur délicieuse de fleur,telle qu’il l’avait aimée toute jeune, d’un amour fou d’homme déjàmûr. La torture recommençait, saignante comme au lendemain de samort ; il la pleurait, il la désirait, avec la même révoltecontre Dieu, qui la lui avait prise ; il ne se calmait qu’aupetit jour, épuisé, dans le mépris de lui-même et le dégoût dumonde. Ah ! la passion, la bête mauvaise, qu’il aurait vouluécraser, pour retomber à la paix anéantie de l’amourdivin !

Monseigneur, quand il sortait de sa chambre, retrouvait sonattitude sévère, sa face calme et hautaine, à peine blêmie d’unreste de pâleur. Le matin où Félicien s’était confessé, il l’avaitécouté, sans une parole, en se domptant d’un tel effort, que pasune fibre de sa chair ne tressaillait. Il le regardait, le cœurbouleversé de le voir si jeune, si beau, si ardent, de se revoir,dans cette folie de l’amour. Ce n’était plus de la rancune, c’étaitl’absolue volonté, le devoir rude de le soustraire au mal dontlui-même souffrait tant. Il tuerait la passion dans son fils, commeil voulait la tuer en lui. Cette histoire romanesque achevait del’angoisser. Quoi ! une fille pauvre, une fille sans nom, unepetite brodeuse aperçue sous un rayon de lune, transfigurée envierge mince de la Légende, adorée dans le rêve ! Et il avaitfini par répondre d’un seul mot : Jamais ! Féliciens’était jeté à ses genoux, l’implorant, plaidant sa cause, celled’Angélique. Jusque-là, il ne l’avait approché qu’en tremblant, ille suppliait de ne pas s’opposer à son bonheur, sans même oserencore lever les yeux sur sa personne sainte. La voix soumise, iloffrait de disparaître, d’emmener sa femme si loin qu’on ne lesreverrait pas, d’abandonner à l’Église sa grande fortune. Il nevoulait qu’être aimé et aimer, inconnu. Un frisson, alors, avaitsecoué Monseigneur. Sa parole était engagée aux Voincourt, jamaisil ne la reprendrait. Et Félicien, à bout de force, se sentantenvahir d’une rage, s’en était allé, dans la crainte du flot desang dont ses joues s’empourpraient, et qui le jetait au sacrilèged’une révolte ouverte.

– Mon enfant, conclut Hubertine, tu vois bien qu’il ne fautplus songer à ce jeune homme, car tu ne comptes point sans douteagir contre la volonté de Monseigneur… Je prévoyais tout cela. Maisj’aime mieux que les faits parlent et que l’obstacle ne vienne pasde moi.

Angélique avait écouté de son air tranquille, les mains tombéeset jointes sur les genoux. À peine ses paupières battaient-elles deloin en loin, ses regards fixes voyaient la scène, Félicien auxpieds de Monseigneur, parlant d’elle, dans un débordement detendresse. Elle ne répondit pas tout de suite, elle continuait deréfléchir, au milieu de la paix morte de la cuisine, où le petitfrémissement du coquemar venait de s’éteindre. Elle abaissa lespaupières, elle regarda ses mains que la lumière de la lampefaisait de bel ivoire. Puis, tandis que son sourire d’invincibleconfiance lui remontait aux lèvres, elle dit simplement :

– Si Monseigneur refuse, c’est qu’il attend de meconnaître.

Cette nuit-là, Angélique ne dormit guère. L’idée que sa vuedéciderait l’évêque, la hantait. Et il n’y avait là aucune vanitépersonnelle de femme, elle sentait l’amour tout-puissant, elleaimait Félicien si fort, que cela certainement se verrait, et quele père ne pourrait s’entêter à faire leur malheur. Vingt fois,dans son grand lit, elle se retourna, se répéta ces choses.Monseigneur passait devant ses yeux clos. Peut-être était-ce en luiet par lui que le miracle attendu allait se produire. La nuitchaude dormait au-dehors, elle prêtait l’oreille pour écouter lesvoix, pour tâcher de surprendre ce que lui conseillaient lesarbres, la Chevrotte, la cathédrale, sa chambre elle-même, peupléedes ombres amies. Mais tout bourdonnait, il ne lui arrivait rien deprécis. Une impatience lui venait des certitudes trop lentes. Et,en s’endormant, elle se surprit à dire :

– Demain, je parlerai à Monseigneur.

Quand elle se réveilla, sa démarche lui parut toute simple etnécessaire. C’était de la passion ingénue et brave, une grandepureté fière dans la bravoure.

Elle savait que, chaque samedi, vers cinq heures du soir,l’évêque allait s’agenouiller dans la chapelle Hautecœur, où ilaimait à prier seul, tout au passé de sa race et de lui-même,cherchant une solitude respectée de son clergé entier ; et,justement, on était au samedi. Elle eut vite pris une décision. Àl’Évêché, peut-être ne l’aurait-on pas reçue ; d’autre part,il y avait toujours là du monde, elle se serait troublée ;tandis qu’il était si commode d’attendre dans la chapelle et de senommer à Monseigneur, dès qu’il paraîtrait. Ce jour-là, elle brodaavec son application et sa sérénité accoutumées : elle n’avaitaucune fièvre, résolue en son vouloir, certaine de bien agir. Puis,à quatre heures, elle parla de monter voir la mère Gabet, ellesortit, vêtue comme pour ses courses de quartier, simplementcoiffée d’un chapeau de jardin, noué au petit bonheur des doigts.Elle avait tourné à gauche, elle poussa le battant rembourré de laporte Sainte-Agnès, qui retomba sourdement derrière elle.

L’église était vide, seul un confessionnal de la chapelleSaint-Joseph se trouvait occupé encore par une pénitente, dont onne voyait déborder que la jupe noire ; et Angélique, trèscalme jusque-là, se mit à trembler, en entrant dans cette solitudesacrée et froide, où le petit bruit de ses pas lui paraissaitretentir terriblement. Pourquoi donc son cœur se serrait-ilainsi ? Elle s’était crue si forte, elle avait passé unejournée si tranquille, dans l’idée de son bon droit à vouloir êtreheureuse ! Et voilà qu’elle ne savait plus, qu’elle pâlissaitcomme une coupable ! Elle se glissa jusqu’à la chapelleHautecœur, elle dut s’y tenir appuyée contre la grille.

Cette chapelle était une des plus enterrées, une des plussombres de l’antique abside romane. Pareille à un caveau taillédans le roc, étroite et nue, avec les simples nervures de sa voûtebasse, elle n’était éclairée que par le vitrail, la légende desaint Georges, où les verres rouges et les verres bleus, dominant,faisaient un jour lilas, crépusculaire. L’autel, en marbre blanc etnoir, sans ornement aucun, avec son christ et sa double paire dechandeliers, ressemblait à un sépulcre. Et le reste des murs étaitrevêtu de pierres tombales, tout un encastrement du haut en bas,des pierres rongées par l’âge, où des inscriptions en lettresprofondes se lisaient encore.

Étouffée, Angélique attendait, immobile. Un bedeau passa, qui nela vit même point, collée à l’intérieur de cette grille. Elleapercevait toujours la jupe de la pénitente débordant duconfessionnal. Ses yeux s’habituaient au demi-jour, se fixaientmachinalement sur les inscriptions, dont elle finit par déchiffrerles caractères. Des noms la frappaient, éveillaient en elle leslégendes du château d’Hautecœur, Jean V le Grand,Raoul III, Hervé VII. Elle en rencontra deux autres, ceuxde Laurette et de Balbine, qui l’émurent aux larmes, dans sontrouble. C’étaient ceux des Mortes heureuses, Laurette tombée d’unrayon de lune en allant rejoindre son fiancé, Balbine foudroyée dejoie par le retour de son mari qu’elle croyait tué à la guerre,toutes les deux revenant la nuit, enveloppant le château du volblanc de leur robe immense. Ne les avait-elle pas vues, le jour desa visite aux ruines, flotter au-dessus des tours, parmi la cendrepâle du crépuscule ? Ah ! qu’elle serait morte volontierscomme elles, à seize ans, dans le bonheur de son rêveréalisé !

Un bruit énorme, répercuté sous les voûtes, la fit tressaillir.C’était le prêtre qui sortait du confessionnal de la chapelleSaint-Joseph, et qui en refermait la porte. Elle eut une surprise,en ne retrouvant pas la pénitente, disparue déjà. Puis, quand leprêtre, à son tour, s’en fut allé par la sacristie, elle se sentitabsolument seule, dans la vaste solitude de l’église. À ce bruit detonnerre du vieux confessionnal craquant sur ses ferruresrouillées, elle avait cru que Monseigneur approchait. Ellel’attendait depuis une demi-heure bientôt, et elle n’en avait pointconscience, son émotion emportait les minutes.

Mais un nouveau nom arrêtait ses yeux, Félicien III, celuiqui s’était rendu en Palestine, un cierge au poing, pour remplir unvœu de Philippe le Bel. Et son cœur battit, elle voyait se lever latête jeune de Félicien VII, leur descendant à tous, le blondseigneur qu’elle adorait, dont elle était adorée. Elle en demeuraitéperdue d’orgueil et de crainte. Était-ce possible qu’elle fût là,pour l’accomplissement du prodige ? Devant elle, il y avaitune plaque de marbre, plus récente, datant du siècle dernier, oùelle lisait couramment, en lettres noires : Norbert, Louis,Ogier, marquis d’Hautecœur, prince de Mirande et de Rouvres, comtede Ferrières, de Montégu, de Saint-Marc, et aussi de Villemareuil,baron de Combeville, seigneur de Morainvilliers, chevalier desquatre ordres du roi, lieutenant de ses armées, gouverneur deNormandie, pourvu de la charge de capitaine général de la vénerieet de l’équipage du sanglier. C’étaient les titres du grand-père deFélicien, elle était venue, si simple, avec sa robe d’ouvrière, sesdoigts abîmés par l’aiguille, pour épouser le petit-fils de cemort.

Il y eut un léger bruit, à peine un frôlement sur les dalles.Elle se retourna, et vit Monseigneur, et resta saisie de cetteapproche silencieuse, sans le coup de foudre qu’elle attendait. Ilétait entré dans la chapelle, très grand, très noble, avec sa facepâle au nez un peu fort, aux yeux superbes, restés jeunes. D’abord,il ne l’aperçut pas, contre cette grille noire. Puis, comme ils’inclinait vers l’autel, il la trouva devant lui, à ses pieds.

Les jambes fléchissantes, anéantie de respect et d’effroi,Angélique était tombée sur les deux genoux. Il lui apparaissaitcomme Dieu le Père, terrible, maître absolu de sa destinée. Maiselle avait le cœur courageux, elle parla tout de suite.

– Ô Monseigneur, je suis venue…

Lui, s’était redressé. Il se souvenait d’elle : la jeunefille remarquée à sa fenêtre, le jour de la procession, retrouvéedans l’église, debout sur une chaise, cette petite brodeuse dontson fils était fou. Il n’eut pas une parole, pas un geste. Ilattendait, haut, rigide.

– Ô Monseigneur, je suis venue, pour que vous puissiez mevoir… Vous m’avez refusée, seulement vous ne me connaissiez pas. Etme voilà, regardez-moi, avant de me repousser encore… Je suis cellequi aime et qui est aimée, et rien autre, rien en dehors de cetamour, rien qu’une enfant pauvre, recueillie à la porte de cetteéglise… Vous me voyez à vos pieds, combien je suis petite, faibleet humble. Cela vous sera facile de m’écarter, si je vous gêne.Vous n’avez qu’à lever un doigt, pour me détruire… Mais, que delarmes ! Il faut savoir ce qu’on souffre. Alors, on estpitoyable… J’ai voulu, à mon tour, défendre ma cause, Monseigneur.Je suis une ignorante, je sais uniquement que j’aime et que je suisaimée… Cela ne suffit-il point ? Aimer, aimer et ledire !

Et elle continuait en phrases coupées et soupirées, elle seconfessait toute, dans un élan de naïveté, de passion croissante.C’était l’amour qui avoue. Elle osait ainsi, parce qu’elle étaitchaste. Peu à peu, elle avait relevé la tête.

– Nous nous aimons, Monseigneur. Lui, sans doute, vous aexpliqué comment cette chose a pu se faire. Moi, souvent, je me lesuis demandé, sans parvenir à me répondre… Nous nous aimons, et sic’est un crime, pardonnez-le, car il est venu de loin, des arbreset des pierres mêmes qui nous entouraient. Quand j’ai su que jel’aimais, il était trop tard pour ne plus l’aimer… Maintenant,est-ce possible de vouloir cela ? Vous pouvez le garder chezvous, le marier ailleurs, mais vous n’arriverez pas à faire qu’ilne m’aime point. Il mourra sans moi, comme je mourrai sans lui.Lorsqu’il n’est pas là, à mon côté, je sens bien qu’il y estencore, que nous ne nous séparons plus, que l’un emporte le cœur del’autre. Je n’ai qu’à fermer les yeux, je le revois, il est en moi…Et vous nous arracheriez de cette union ? Monseigneur, celaest divin, ne nous empêchez pas de nous aimer.

Il la regardait, si fraîche, si simple, d’une odeur de bouquet,dans sa petite robe d’ouvrière. Il l’écoutait dire le cantique deson amour, d’une voix pénétrante de charme, peu à peu raffermie.Mais le chapeau de jardin glissa sur ses épaules, ses cheveux delumière lui nimbèrent le visage d’or fin ; et elle lui apparutcomme une de ces vierges légendaires des anciens missels, avecquelque chose de frêle, de primitif, d’élancé dans la passion, depassionnément pur.

– Soyez bon, Monseigneur… Vous êtes le maître, faites quenous soyons heureux.

Elle l’implorait, elle courbait de nouveau le front, en levoyant si froid, toujours sans une parole, sans un geste. Ah !cette enfant éperdue à ses pieds, cette odeur de jeunesse quis’exhalait de sa nuque ployée devant lui ! Là, il retrouvaitles petits cheveux blonds, si follement baisés autrefois. Celledont le souvenir le torturait après vingt ans de pénitence, avaitcette jeunesse odorante, ce col d’une fierté et d’une grâce de lis.Elle renaissait, c’était elle-même qui sanglotait, qui le suppliaitd’être doux à la passion.

Les larmes étaient venues, Angélique continuait pourtant,voulait tout dire.

– Et, Monseigneur, ce n’est pas seulement lui que j’aime,j’aime encore la noblesse de son nom, l’éclat de sa royale fortune…Oui, je sais que, n’étant rien, n’ayant rien, j’ai l’air de levouloir pour son argent ; et, c’est vrai, c’est aussi pour sonargent que je le veux… Je vous dis cela, puisqu’il faut que vous meconnaissiez… Ah ! devenir riche par lui, avec lui, vivre dansla douceur et la splendeur du luxe, lui devoir toutes les joies,être libres de notre amour, ne plus laisser de larmes, plus demisères, autour de nous !… Depuis qu’il m’aime, je me voisvêtue de brocart, comme dans l’ancien temps ; j’ai au cou, auxpoignets, des ruissellements de pierreries et de perles ; j’aides chevaux, des carrosses, de grands bois où je me promène à pied,suivie par des pages… Jamais je ne pense à lui, sans recommencer cerêve ; et je me dis que cela doit être, il a rempli mon désird’être reine. Monseigneur, est-ce donc vilain, de l’aimerdavantage, parce qu’il comblera tous mes souhaits d’enfant, lespluies d’or miraculeuses des contes de fées ?

Il la trouvait fière, redressée, avec son grand air charmant deprincesse, dans sa simplicité. Et c’était bien l’autre, la mêmedélicatesse de fleur, les mêmes larmes tendres, claires comme dessourires. Toute une ivresse émanait d’elle, dont il sentait monterà sa face le frisson tiède, ce même frisson du souvenir qui lejetait, la nuit, sanglotant à son prie-Dieu, troublant de sesplaintes le silence religieux de l’Évêché. Jusqu’à trois heures dumatin, la veille, il avait lutté encore ; et cette aventured’amour, cette passion remuée ainsi, irritait son inguérissableblessure. Mais, derrière son impassibilité, rien n’apparaissait, netrahissait l’effort du combat, pour dompter les battements du cœur.S’il perdait son sang goutte à goutte, personne ne le voyaitcouler : il n’en était que plus pâle et plus muet.

Alors, ce grand silence obstiné désespéra Angélique, quiredoubla de supplications.

– Je me remets entre vos mains, Monseigneur. Ayez pitié,décidez de mon sort.

Et il ne parlait toujours pas, il la terrifiait, comme s’ilavait grandi devant elle, d’une redoutable majesté. La cathédraledéserte, avec ses bas-côtés déjà sombres, ses voûtes hautes où semourait le jour, élargissait encore l’angoisse de l’attente. Dansla chapelle, on ne distinguait même plus les pierres tombales, ilne restait que lui, avec sa soutane noire, sa longue face blanche,qui semblait seule avoir gardé de la lumière. Elle en voyait lesyeux luire, s’attacher sur elle avec un éclat croissant. Était-cedonc de la colère qui les allumait de la sorte ?

– Monseigneur, si je n’étais pas venue, je me seraiséternellement reproché d’avoir fait notre malheur à tous deux, parmanque de courage… Dites, je vous en supplie, dites que j’ai euraison, que vous consentez.

À quoi bon discuter avec cette enfant ? Il avait donné àson fils les raisons de son refus, cela suffisait. S’il ne parlaitpas, c’était qu’il croyait n’avoir rien à dire. Elle le compritsans doute, elle voulut se hausser jusqu’à ses mains, pour lesbaiser. Mais il les écarta violemment en arrière ; et elles’effara, en remarquant que sa face pâle s’empourprait d’un brusqueflot de sang.

– Monseigneur… Monseigneur…

Enfin, il ouvrit les lèvres, il lui dit un seul mot, le mot jetéà son fils :

– Jamais !

Et, sans même faire ses dévotions, ce jour-là, il partit. Sespas graves se perdirent derrière les piliers de l’abside.

Tombée sur les dalles, Angélique pleura longtemps à grossanglots, dans la grande paix vide de l’église.

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