Le Rêve

Chapitre 7

 

Le soir du même jour, tout de suite en sortant de table,Angélique se plaignit d’un grand malaise et remonta dans sachambre. Ses émotions de la matinée, ses luttes contre elle-même,l’avaient anéantie. Elle se coucha immédiatement, elle éclata denouveau en larmes, la tête enfoncée sous le drap, avec le besoindésespéré de disparaître, de n’être plus.

Les heures s’écoulèrent, la nuit s’était faite, une ardente nuitde juillet, dont la paix lourde entrait par la fenêtre, laisséegrande ouverte. Dans le ciel noir luisait un fourmillementd’étoiles. Il devait être près de onze heures, la lune n’allait selever que vers minuit, à son dernier quartier, amincie déjà.

Et, dans la chambre sombre, Angélique pleurait toujours, d’unflot de pleurs intarissable, lorsqu’un craquement, à sa porte, luifit lever la tête.

Il y eut un silence, puis une voix, tendrement, l’appela.

– Angélique… Angélique… ma chérie…

Elle avait reconnu la voix d’Hubertine. Sans doute, celle-ci, ense couchant avec son mari, venait d’entendre le bruit lointain dessanglots ; et, inquiète, à demi déshabillée, elle montaitvoir.

– Angélique, es-tu malade ?

Retenant son haleine, la jeune fille ne répondit pas. Ellen’éprouvait qu’un désir immense de solitude, l’unique soulagement àson mal. Une consolation, une caresse, même de sa mère, l’auraitmeurtrie. Elle se l’imaginait derrière la porte, elle devinaitqu’elle avait les pieds nus, à la douceur du frôlement sur lecarreau. Deux minutes se passèrent, et elle la sentait toujours là,penchée, l’oreille collée au bois, ramenant de ses beaux bras sesvêtements défaits.

Hubertine, ne percevant plus rien, pas un souffle, n’osa appelerde nouveau. Elle était bien certaine d’avoir entendu desplaintes ; mais, si l’enfant avait fini par s’endormir, à quoibon l’éveiller ? Elle attendit encore une minute, troublée dece chagrin que lui cachait sa fille, devinant confusément, emplieelle-même d’une grande émotion tendre. Et elle se décida àredescendre comme elle était montée, les mains familières auxmoindres détours, sans laisser d’autre bruit derrière elle, dans lamaison noire, que le frôlement doux de ses pieds nus.

Alors, ce fut Angélique qui, assise sur son séant, au milieu deson lit, écouta. Le silence était si absolu, qu’elle distinguait lapression légère des talons au bord de chaque marche. En bas, laporte de la chambre s’ouvrit, se referma ; puis, elle saisitun murmure à peine distinct, un chuchotement affectueux et triste,ce que ses parents disaient d’elle sans doute, leurs craintes,leurs souhaits ; et cela ne cessait pas, bien qu’ils dussents’être couchés, après avoir éteint la lumière. Jamais les bruitsnocturnes du vieux logis n’étaient montés de la sorte jusqu’à elle.D’habitude, elle dormait de son gros sommeil de jeunesse, ellen’entendait pas même les meubles craquer ; tandis que, dansl’insomnie de sa passion combattue, il lui semblait que la maisonentière aimait et se lamentait. N’étaient-ce pas les Hubert qui,eux aussi, étouffaient des larmes, toute une tendresse éperdue etdésolée d’être stériles ? Elle ne savait rien, elle avait laseule sensation, dans la nuit chaude, au-dessous d’elle, de cetteveille des deux époux, un grand amour, un grand chagrin, la longueet chaste étreinte des noces toujours jeunes.

Et, pendant qu’elle était assise, écoutant la maisonfrissonnante et soupirante, Angélique ne pouvait se contenir, seslarmes coulaient encore ; mais, à présent, elles ruisselaientmuettes, tièdes et vives, pareilles au sang de ses veines. Uneseule question, depuis le matin, se retournait en elle, la blessaitdans tout son être : avait-elle eu raison de désespérerFélicien, de le renvoyer ainsi, avec la pensée qu’elle ne l’aimaitpas, enfoncée en plein cœur, comme un couteau ? Elle l’aimait,et elle lui avait fait cette souffrance, et elle-même en souffraitaffreusement. Pourquoi tant de douleur ? Les saintesdemandaient-elles des larmes ? est-ce que cela aurait fâchéAgnès, de la savoir heureuse ? Un doute, maintenant, ladéchirait. Autrefois, lorsqu’elle attendait celui qui devait venir,elle arrangeait mieux les choses : il entrerait, elle lereconnaîtrait, tous deux s’en iraient ensemble, très loin, pourtoujours. Et il était venu, et voilà que l’un et l’autresanglotaient, à jamais séparés. À quoi bon ? que s’était-ildonc produit ? qui avait exigé d’elle ce cruel serment, del’aimer sans le lui dire ?

Mais, surtout, la crainte d’être la coupable, d’avoir étéméchante, désolait Angélique. Peut-être la fille mauvaiseavait-elle repoussé. Étonnée, elle se rappelait son manèged’indifférence, la façon moqueuse dont elle accueillait Félicien,le plaisir de malice qu’elle prenait à lui donner d’elle une idéefausse. Ses larmes redoublaient, son cœur fondait d’une pitiéimmense, infinie, pour la souffrance qu’elle avait ainsi faite,sans le vouloir. Elle le revoyait toujours s’en allant, elle avaitprésente la désolation de son visage, ses yeux troubles, ses lèvrestremblantes ; et elle le suivait dans les rues, chez lui,pâle, blessé à mort par elle, perdant le sang goutte à goutte. Oùétait-il, à cette heure ? ne frissonnait-il pas defièvre ? Ses mains se serraient d’angoisse, à l’idée de nesavoir comment réparer le mal. Ah ! faire souffrir, cettepensée la révoltait ! Elle aurait voulu être bonne, tout desuite, faire du bonheur autour d’elle.

Minuit allait sonner bientôt, les grands ormes de l’Évêchécachaient la lune à l’horizon, et la chambre restait noire. Alors,la tête retombée sur l’oreiller, Angélique ne pensa plus, vouluts’endormir ; mais elle ne le pouvait, ses larmes continuaientà couler de ses paupières closes. Et la pensée revenait, ellesongeait aux violettes que, depuis quinze jours, elle trouvait enmontant se coucher, sur le balcon, devant sa fenêtre. Chaque soir,c’était un bouquet de violettes. Félicien, certainement, le jetaitdu Clos-Marie, car elle se souvenait de lui avoir conté que lesviolettes seules, par une singulière vertu, la calmaient, lorsquele parfum des autres fleurs, au contraire, la tourmentait deterribles migraines ; et il lui envoyait ainsi des nuitsdouces, tout un sommeil embaumé, rafraîchi de bons rêves. Cesoir-là, comme elle avait mis le bouquet à son chevet, elle eutl’heureuse idée de le prendre, elle le coucha avec elle, près de sajoue, s’apaisa à le respirer. Les violettes enfin tarirent seslarmes. Elle ne dormait toujours pas, elle demeurait les yeuxfermés, baignée de ce parfum qui venait de lui, heureuse de sereposer et d’attendre, dans un abandon confiant de tout sonêtre.

Mais un grand frisson passa sur elle. Minuit sonnait, elleouvrit les paupières, elle s’étonna de retrouver sa chambre pleined’une clarté vive. Au-dessus des ormes, la lune montait aveclenteur, éteignant les étoiles, dans le ciel pâli. Par la fenêtre,elle apercevait l’abside de la cathédrale, très blanche. Et ilsemblait que ce fût le reflet de cette blancheur qui éclairât lachambre, une lumière d’aube, laiteuse et fraîche. Les murs blancs,les solives blanches, toute cette nudité blanche en était accrue,élargie et reculée ainsi que dans un rêve. Elle reconnaissaitpourtant les vieux meubles de chêne sombre, l’armoire, le coffre,les chaises, avec les arêtes luisantes de leurs sculptures. Son litseul, son lit carré, d’une ampleur royale, l’émotionnait, comme sielle ne l’avait jamais vu, dressant ses colonnes, portant son daisd’ancienne perse rose, baigné d’une telle nappe de lune, profonde,qu’elle se croyait sur une nuée, en plein ciel, soulevée par un vold’ailes muettes et invisibles. Un instant, elle en eut lebalancement large ; puis, ses yeux s’accoutumèrent, son litétait bien dans l’angle habituel. Elle resta la tête immobile, lesregards errants, au milieu de ce lac de rayons, le bouquet deviolettes sur les lèvres.

Qu’attendait-elle ? pourquoi ne pouvait-elle dormir ?Elle en était certaine maintenant, elle attendait quelqu’un. Sielle avait cessé de pleurer, c’était qu’il allait venir. Cetteclarté consolatrice, qui mettait en fuite le noir des mauvaissonges, l’annonçait. Il allait venir, la lune messagère n’étaitentrée avant lui que pour les éclairer de cette blancheur d’aurore.La chambre était tendue de velours blanc, ils pourraient se voir.Alors, elle se leva, elle s’habilla : une robe blanchesimplement, la robe de mousseline qu’elle avait le jour de lapromenade aux ruines d’Hautecœur. Elle ne noua même pas ses cheveuxqui vêtirent ses épaules. Ses pieds restèrent nus dans sespantoufles. Et elle attendit.

À présent, Angélique ne savait par où il arriverait. Sans doute,il ne pourrait monter, ils se verraient tous deux, elle accoudée aubalcon, lui en bas, dans le Clos-Marie. Cependant, elle s’étaitassise, comme si elle eût compris l’inutilité d’aller à la fenêtre.Pourquoi ne passerait-il pas au travers des murs, comme les saintsde la Légende ? Elle attendait. Mais elle n’était point seuleà attendre, elle les sentait toutes à son entour, les vierges dontle vol blanc l’enveloppait depuis sa jeunesse. Elles entraient avecle rayon de lune, elles venaient des grands arbres mystérieux del’Évêché, aux cimes bleues, des coins perdus de la cathédrale,enchevêtrant sa forêt de pierres. De tout l’horizon connu et aimé,de la Chevrotte, des saules, des herbes, la jeune fille entendaitses rêves qui lui revenaient, les espoirs, les désirs, ce qu’elleavait mis d’elle dans les choses, à les voir chaque jour, et queles choses lui renvoyaient. Jamais les voix de l’invisiblen’avaient parlé si haut, elle écoutait l’au-delà, ellereconnaissait, au fond de la nuit brûlante, sans un souffle d’air,le léger frisson qui était pour elle le frôlement de la robed’Agnès, quand la gardienne de son corps se tenait à son côté. Elles’égayait, de savoir Agnès là, avec les autres. Et elleattendait.

Du temps s’écoula encore, Angélique n’en avait pas conscience.Cela lui parut naturel, lorsque Félicien arriva, enjambant labalustrade du balcon. Sur le ciel blanc, sa taille haute sedétachait. Il n’entra pas, il resta dans le cadre lumineux de lafenêtre.

– N’ayez pas peur… C’est moi, je suis venu.

Elle n’avait pas peur, elle le trouvait simplement exact.

– C’est par les charpentes, n’est-ce pas, que vous êtesmonté ?

– Oui, par les charpentes.

Ce moyen si aisé la fit rire. Il s’était hissé d’abord surl’auvent de la porte ; puis, de là, grimpant le long de laconsole, dont le pied s’appuyait au bandeau du rez-de-chaussée, ilavait sans peine atteint le balcon.

– Je vous attendais, venez près de moi.

Félicien, qui arrivait violent, jeté aux résolutions folles, nebougea pas, étourdi de cette félicité brusque. Et Angélique,maintenant, était certaine que les saintes ne lui défendaient pasd’aimer, car elle les entendait l’accueillir avec elle, d’un rired’affection, léger comme une haleine de la nuit. Où avait-elle eula sottise de prendre qu’Agnès se fâcherait ? À son côté,Agnès était radieuse d’une joie qu’elle sentait descendre sur sesépaules et l’envelopper, pareille à la caresse de deux grandesailes. Toutes, qui étaient mortes d’amour, se montraientcompatissantes aux peines des vierges, et ne revenaient errer, parles nuits chaudes, que pour veiller, invisibles, sur leurstendresses en larmes.

– Venez près de moi, je vous attendais.

Alors, chancelant, Félicien entra. Il s’était dit qu’il lavoulait, qu’il la saisirait entre ses bras, à l’étouffer, malgréses cris. Et voilà qu’en la trouvant si douce, voilà qu’enpénétrant dans cette chambre toute blanche et si pure, ilredevenait plus candide et plus faible qu’un enfant.

Il avait fait trois pas. Mais il frissonnait, il tomba sur lesdeux genoux, loin d’elle.

– Si vous saviez quelle abominable torture ! Jen’avais jamais souffert ainsi, l’unique douleur est de ne se croirepas aimé… Je veux bien tout perdre, être un misérable, mourant defaim, tordu par la maladie. Mais je ne veux plus passer unejournée, avec ce mal dévorant dans le cœur, de me dire que vous nem’aimez pas… Soyez bonne, épargnez-moi…

Elle l’écoutait, muette, bouleversée de pitié, bienheureusecependant.

– Ce matin, comme vous m’avez laissé partir ! Jem’imaginais que vous étiez devenue meilleure, que vous aviezcompris. Et je vous ai retrouvée telle qu’au premier jour,indifférente, me traitant en simple client qui passe, me rappelantdurement aux questions basses de la vie… Dans l’escalier, jetrébuchais. Dehors, j’ai couru, j’avais peur d’éclater en larmes.Puis, au moment de monter chez moi, il m’a semblé que j’allaisétouffer, si je m’enfermais… Alors, je me suis sauvé en rasecampagne, j’ai marché au hasard, un chemin, puis un autre. La nuits’est faite, je marchais encore. Mais le tourment galopait aussivite et me dévorait. Quand on aime, on ne peut fuir la peine de sonamour… Tenez ! c’était là que vous aviez planté le couteau, etla pointe s’enfonçait toujours plus avant.

Il eut une longue plainte, au souvenir de son supplice.

– Je suis resté des heures dans l’herbe, abattu par le mal,comme un arbre arraché… Et plus rien n’existait, il n’y avait quevous. La pensée que je ne vous aurais pas me faisait mourir. Déjà,mes membres s’engourdissaient, une folie emportait ma tête… Etc’est pourquoi je suis revenu. Je ne sais par où j’ai passé,comment j’ai pu arriver jusqu’à cette chambre. Pardonnez-moi,j’aurais fendu les portes avec mes poings, je me serais hissé àvotre fenêtre en plein jour…

Elle était dans l’ombre. Lui, à genoux sous la lune, ne lavoyait pas, toute pâlie de tendresse repentante, si émue, qu’ellene pouvait parler. Il la crut insensible, il joignit les mains.

– Cela date de loin… C’est un soir que je vous ai aperçue,ici, à cette fenêtre. Vous n’étiez qu’une blancheur vague, jedistinguais à peine votre visage, et pourtant je vous voyais, jevous devinais telle que vous êtes. Mais j’avais très peur, j’airôdé, pendant des nuits, sans trouver le courage de vous rencontreren plein jour… Et puis, vous me plaisiez dans ce mystère, monbonheur était de rêver à vous, comme à une inconnue que je neconnaîtrais jamais… Plus tard, j’ai su qui vous étiez, on ne peutrésister à ce besoin de savoir, de posséder son rêve. C’est alorsque ma fièvre a commencé. Elle a grandi à chaque rencontre. Vousvous rappelez, la première fois, dans ce champ, le matin oùj’examinais le vitrail. Jamais je ne m’étais senti si gauche, vousavez eu bien raison de vous moquer de moi… Et je vous ai effrayéeensuite, j’ai continué à être maladroit, en vous poursuivant jusquechez vos pauvres. Déjà, je cessais d’être le maître de ma volonté,je faisais les choses avec l’étonnement et la crainte de les faire…Lorsque je me suis présenté pour la commande de cette mitre, c’estune force qui me poussait, car moi je n’osais point, j’étaiscertain de vous déplaire… Si vous compreniez à quel point je suismisérable ! Ne m’aimez pas, mais laissez-moi vous aimer. Soyezfroide, soyez méchante, je vous aimerai comme vous serez. Je nevous demande que de vous voir, sans espoir aucun, pour l’uniquejoie d’être ainsi, à vos genoux.

Il se tut, défaillant, perdant courage à croire qu’il netrouvait rien pour la toucher. Et il ne sentait pas qu’ellesouriait, d’un sourire invincible, peu à peu grandi sur ses lèvres.Ah ! le cher garçon, il était si naïf et si croyant, ilrécitait là sa prière de cœur tout neuf et passionné, en adorationdevant elle, comme devant le rêve même de sa jeunesse ! Direqu’elle avait lutté d’abord pour ne pas le revoir, puis qu’elles’était juré de l’aimer sans jamais qu’il le sût ! Un grandsilence s’était fait, les saintes ne défendaient point d’aimer,lorsqu’on aimait ainsi. Derrière son dos, une gaieté avait couru, àpeine un frisson, l’onde mouvante de la lune sur le carreau de lachambre. Un doigt invisible, sans doute celui de sa gardienne, seposa sur sa bouche, pour la desceller de son serment. Elle pouvaitparler désormais, tout ce qui flottait de puissant et de tendre àson entour lui soufflait des paroles.

– Ah ! oui, je me souviens, je me souviens…

Et Félicien, tout de suite, fut pris par la musique de cettevoix, dont le charme était sur lui si fort, que son amourgrandissait, rien qu’à l’entendre.

– Oui, je me souviens, quand vous êtes venu dans la nuit…Vous étiez si loin, les premiers soirs, que le petit bruit de vospas me laissait incertaine. Ensuite, je vous ai reconnu, et j’ai vuplus tard votre ombre, et un soir enfin vous vous êtes montré, parune belle nuit pareille à celle-ci, en pleine lumière blanche. Voussortiez lentement des choses, tel que je vous attendais depuis desannées… Je me souviens du grand rire que je retenais, qui a éclatémalgré moi, lorsque vous avez sauvé ce linge, emporté par laChevrotte. Je me souviens de ma colère, lorsque vous me voliez mespauvres, en leur donnant tant d’argent, que j’avais l’air d’uneavare. Je me souviens de ma peur, le soir où vous m’avez forcée àcourir si vite, les pieds nus dans l’herbe… Oui, je me souviens, jeme souviens…

Sa voix de cristal s’était troublée un peu, dans le frisson dece dernier souvenir qu’elle évoquait, comme si le : Je vousaime, eût de nouveau passé sur son visage. Et lui, l’écoutait avecravissement.

– J’ai été méchante, c’est bien vrai. On est si sotte,quand on ne sait pas ! On fait des choses qu’on croitnécessaires, on a peur d’être en faute, dès qu’on obéit à son cœur.Mais que j’ai eu des remords ensuite, que j’ai souffert de votresouffrance !… Si je voulais expliquer cela, je ne pourrais passans doute. Lorsque vous êtes venu, avec votre dessin de sainteAgnès, j’étais enchantée de travailler pour vous, je me doutaisbien que vous reviendriez chaque jour. Et, voyez un peu, j’aiaffecté l’indifférence, comme si je prenais à tâche de vous chasserde la maison. On a donc le besoin de se rendre malheureux ?Tandis que j’aurais voulu vous accueillir les mains ouvertes, il yavait, au fond de mon être, une autre femme qui se révoltait, quiavait crainte et méfiance de vous, qui se plaisait à vous torturerd’incertitude, dans l’idée vague d’une querelle à vider, dont elleaurait oublié la cause très ancienne. Je ne suis pas toujoursbonne, il repousse en moi des choses que j’ignore… Et, le pis,certes, est que je vous ai parlé d’argent. Ah ! l’argent, moiqui n’y ai jamais songé, qui en accepterais seulement de pleinschariots pour la joie d’en faire pleuvoir où je voudrais !Quel amusement de malice ai-je pu prendre à me calomnierainsi ? Me pardonnerez-vous ?

Félicien était à ses pieds. Il avait marché sur les genoux,jusqu’à elle. C’était inespéré et sans bornes.

Il murmura :

– Ah ! chère âme, inestimable, et belle, et bonne,d’une bonté de prodige qui m’a guéri d’un souffle ! Je ne saisplus si j’ai souffert… Et c’est à vous de me pardonner, car j’ai àvous faire un aveu, il faut que je vous dise qui je suis.

Un grand trouble le reprenait, à l’idée qu’il ne pouvait secacher davantage, lorsqu’elle se confiait si franchement à lui.Cela devenait déloyal. Il hésitait pourtant, dans la crainte de laperdre, si elle s’inquiétait de l’avenir, en le connaissant enfin.Et elle attendait qu’il parlât, de nouveau malicieuse, malgréelle.

À voix très basse, il continua :

– J’ai menti à vos parents.

– Oui, je sais, dit-elle, souriante.

– Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir, cela esttrop loin… Je ne peins sur verre que pour mon plaisir, il faut quevous sachiez…

Alors, d’un geste prompt, elle lui mit la main sur la bouche,elle arrêta sa confidence.

– Je ne veux pas savoir… Je vous attendais, et vous êtesvenu. Cela suffit.

Il ne parlait plus, cette petite main sur ses lèvres lesuffoquait de bonheur.

– Je saurai plus tard, quand il sera temps… Puis, je vousassure que je sais. Vous ne pouvez être que le plus beau, le plusriche, le plus noble, car ce rêve-là est le mien. J’attends bientranquille, j’ai la certitude qu’il s’accomplira… Vous êtes celuique j’espérais, et je suis à vous…

Une seconde fois, elle s’interrompit, dans le frémissement desmots qu’elle prononçait. Elle n’était pas seule à les trouver, ilslui arrivaient de la belle nuit, du grand ciel blanc, des vieuxarbres et des vieilles pierres, endormis dehors, rêvant tout hautses rêves ; et des voix, derrière elle, les murmuraient aussi,les voix de ses amies de la Légende, dont l’air était peuplé. Maisun mot restait à dire, celui où tout allait se fondre, l’attentelointaine, la lente création de l’amant, la fièvre accrue despremières rencontres. Il s’échappa, du vol blanc d’un oiseaumatinal montant au jour, dans la blancheur vierge de lachambre.

– Je vous aime.

Angélique, les deux mains ouvertes, glissées sur les genoux, sedonnait. Et Félicien se rappelait le soir où elle courait pieds nusdans l’herbe, si adorable, qu’il l’avait poursuivie pour balbutierà son oreille : Je vous aime. Et il entendait bien qu’ellevenait seulement de lui répondre, du même cri : Je vous aime,l’éternel cri sorti enfin de son cœur grand ouvert.

– Je vous aime… Prenez-moi, emportez-moi, je vousappartiens.

Elle se donnait, dans un don de toute sa personne. C’était uneflamme héréditaire rallumée en elle. Ses mains tâtonnantesétreignaient le vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuquedélicate. S’il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignoranttout, cédant à la poussée de ses veines, n’ayant que le besoin dese fondre en lui. Et ce fut lui, venu pour la prendre, qui trembladevant cette innocence, si passionnée. Il la retint doucement parles poignets, il lui recroisa ses mains chastes sur la poitrine. Uninstant, il la regarda, sans même céder à la tentation de baiserses cheveux.

– Vous m’aimez, et je vous aime… Ah ! la certituded’être aimé !

Mais un émoi les tira de ce ravissement. Qu’était-ce donc ?ils se voyaient dans une grande lumière blanche, il leur semblaitque la clarté de la lune s’élargissait, resplendissait comme celled’un soleil. C’était l’aube, une nuée s’empourprait au-dessus desormes de l’Évêché. Eh ! quoi ? déjà le jour ! Ils enrestaient confondus, ils ne pouvaient croire que, depuis desheures, ils étaient là, à causer. Elle ne lui avait rien ditencore, et lui avait tant d’autres choses à dire !

– Une minute, rien qu’une minute !

L’aube, souriante, grandissait, l’aube déjà tiède d’une chaudejournée d’été. Une à une, les étoiles venaient de s’éteindre, etavec elles étaient parties les visions errantes, les amiesinvisibles, remontées dans un rayon de lune. Maintenant, sous leplein jour, la chambre n’était plus blanche que de la blancheur deses murs et de ses poutres, toute vide avec ses antiques meubles dechêne sombre. On voyait le lit défait, qu’un des rideaux de perse,retombé, cachait à demi.

– Une minute, une minute encore !

Angélique s’était levée, refusant, pressant Félicien de partir.Depuis que le jour croissait, elle était prise d’une confusion, etla vue du lit l’acheva. À sa droite, elle avait cru entendre unléger bruit, tandis que ses cheveux s’envolaient, bien que pas unsouffle de vent ne fût entré. N’était-ce pas Agnès qui s’en allaitla dernière, chassée par le soleil ?

– Non, laissez-moi, je vous en prie… Il fait si clairmaintenant, j’ai peur.

Alors, Félicien, obéissant, se retira. Être aimé, cela dépassaitson désir. À la fenêtre pourtant, il se retourna, il la regardalonguement encore, comme s’il voulait emporter en lui quelque chosed’elle. Tous deux se souriaient, baignés d’aube, dans cette caresseprolongée de leur regard.

Une dernière fois, il lui dit :

– Je vous aime.

Et elle répéta :

– Je vous aime.

Ce fut tout, il était descendu déjà par les charpentes, avec uneagilité souple, tandis que, demeurée sur le balcon, accoudée, ellele suivait des yeux. Elle avait pris le bouquet de violettes, ellele respirait pour dissiper sa fièvre. Et, quand il traversa leClos-Marie et qu’il leva la tête, il l’aperçut qui baisait lesfleurs.

Félicien avait à peine disparu derrière les saules, qu’Angéliques’inquiéta, en entendant, au-dessous d’elle, ouvrir la porte de lamaison. Quatre heures sonnaient, on ne s’éveillait jamais que deuxheures plus tard. Sa surprise augmenta, lorsqu’elle reconnutHubertine ; car, d’habitude, Hubert descendait le premier.Elle la vit se promener lentement par les allées de l’étroitjardin, les bras abandonnés, la face pâle dans l’air matinal, commesi un étouffement lui eût fait quitter si tôt sa chambre, après unenuit brûlante d’insomnie. Et Hubertine était très belle encore,vêtue d’un simple peignoir, avec ses cheveux noués à la hâte ;et elle semblait très lasse, heureuse et désespérée.

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