Le Rêve

Chapitre 14

 

Le mariage fut fixé aux premiers jours de mars. Mais Angéliquerestait très faible, malgré la joie qui rayonnait de toute sapersonne. Elle avait d’abord voulu redescendre à l’atelier, dès lapremière semaine de sa convalescence, s’entêtant à finir le panneaude broderie en bas-relief, pour le siège de Monseigneur :c’était sa dernière tâche d’ouvrière, disait-elle gaiement, on nelâchait pas une commande au beau milieu. Puis, épuisée par ceteffort, elle avait dû de nouveau garder la chambre. Elle y vivaitsouriante, sans retrouver la santé pleine d’autrefois, toujoursblanche et immatérielle comme sous les saintes huiles, allant etvenant d’un petit pas de vision, se reposant, songeuse, pendant desheures, d’avoir fait quelque longue course, de sa table à safenêtre. Et l’on recula le mariage, on décida qu’on attendrait soncomplet rétablissement, qui ne pouvait tarder, avec des soins.

Chaque après-midi, Félicien montait la voir. Hubert et Hubertineétaient là, on passait ensemble d’adorables heures, on refaisaitles mêmes projets, continuellement. Assise, elle se montrait d’unevivacité rieuse, la première à parler des jours si remplis de leurprochaine existence, les voyages, Hautecœur à restaurer, toutes lesfélicités à connaître. On l’aurait dite bien sauvée alors,reprenant des forces, dans le printemps hâtif qui entrait, chaquejour plus tiède, par la fenêtre ouverte. Et elle ne retombait auxgravités de ses songeries que lorsqu’elle était seule, ne craignantpas d’être vue. La nuit, des voix l’avaient effleurée ; puis,c’était un appel de la terre, à son entour ; en elle aussi, laclarté se faisait, elle comprenait que le miracle continuaituniquement pour la réalisation de son rêve. N’était-elle pas mortedéjà, n’existant plus parmi les apparences que grâce à un répit deschoses ? Cela, aux heures de solitude, la berçait avec unedouceur infinie, sans regret à l’idée d’être emportée dans sa joie,certaine toujours d’aller jusqu’au bout du bonheur. Le malattendrait. Sa grande allégresse en devenait simplement sérieuse,elle s’abandonnait, inerte, ne sentait plus son corps, volait auxpures délices ; et il fallait qu’elle entendît les Hubertrouvrir la porte, ou que Félicien entrât la voir, pour qu’elle seredressât, feignant la santé revenue, causant avec des rires deleurs années de ménage, très loin, dans l’avenir.

Vers la fin de mars, Angélique sembla s’égayer encore. Deuxfois, toute seule, elle avait eu des évanouissements. Un matin,elle venait de tomber au pied du lit, comme Hubert lui montaitjustement une tasse de lait ; et, pour le tromper, elleplaisanta par terre, raconta qu’elle cherchait une aiguille perdue.Puis, le lendemain, elle se fit très joyeuse, elle parla debrusquer le mariage, de le mettre à la mi-avril. Tous serécrièrent : elle était encore si faible, pourquoi ne pasattendre ? rien ne pressait. Mais elle s’enfiévra, ellevoulait tout de suite, tout de suite. Hubertine, surprise, eut unsoupçon devant cette hâte, la regarda un instant, pâlissante aupetit souffle froid qui l’effleurait. Déjà, la chère malade secalmait, dans son tendre besoin de faire illusion aux autres, ellequi se savait condamnée. Hubert et Félicien, en continuelleadoration, n’avaient rien vu, rien senti. Et, se mettant debout parun effort de volonté, allant et venant de son pas soupled’autrefois, elle était charmante, elle dit que la cérémonieachèverait de la guérir, tant elle serait heureuse. D’ailleurs,Monseigneur déciderait. Quand, le soir même, l’évêque fut là, ellelui expliqua son désir, les yeux dans les siens, sans le quitter duregard, la voix si douce, que, sous les mots, il y avait l’ardentesupplication de ce qu’elle ne disait pas. Monseigneur savait, et ilcomprit. Il fixa le mariage à la mi-avril.

Alors, on vécut dans le tumulte, de grands préparatifs furentfaits. Hubert, malgré sa tutelle officieuse, avait dû demander sonconsentement au directeur de l’Assistance publique, quireprésentait toujours le conseil de famille, Angélique n’étantpoint majeure ; et M. Grandsire, le juge de paix, s’étaitchargé de ces détails, afin d’en éviter le côté pénible à Félicienet à la jeune fille. Mais celle-ci, ayant vu qu’on se cachait, sefit monter un jour son livret d’élève, désirant le remettreelle-même à son fiancé. Elle était désormais en état d’humilitéparfaite, elle voulait qu’il sût bien la bassesse d’où il latirait, pour la hausser dans la gloire de son nom légendaire et desa grande fortune. C’étaient ses parchemins, à elle, cette pièceadministrative, cet écrou où il n’y avait qu’une date suivie d’unnuméro. Elle le feuilleta une fois encore, puis le lui donna sansconfusion, joyeuse de ce qu’elle n’était rien et de ce qu’il lafaisait tout. Il en fut touché profondément, il s’agenouilla, luibaisa les mains avec des larmes, comme si ce fût elle qui lui eûtfait l’unique cadeau, le royal cadeau de son cœur.

Les préparatifs, pendant deux semaines, occupèrent Beaumont,bouleversèrent la ville haute et la ville basse. Vingt ouvrières,disait-on, travaillaient nuit et jour au trousseau. La robe denoce, à elle seule, en occupait trois ; et il y aurait unecorbeille d’un million, un flot de dentelles, de velours, de satinet de soie, un ruissellement de pierreries, des diamants de reine.Mais surtout ce qui remuait le monde, c’étaient les aumônesconsidérables, la mariée ayant voulu donner aux pauvres autantqu’on lui donnait, à elle, un autre million qui venait de s’abattresur la contrée, en une pluie d’or. Enfin, elle contentait sonancien besoin de charité, dans les prodigalités du rêve, les mainsouvertes, laissant couler sur les misérables un fleuve de richesse,un débordement de bien-être. De la petite chambre blanche et nue,du vieux fauteuil où elle était clouée, elle en riait deravissement, lorsque l’abbé Cornille lui apportait les listes dedistribution. Encore, encore ! on ne distribuait jamais assez.Elle aurait désiré le père Mascart attablé devant des festins deprince, les Chouteau vivant dans le luxe d’un palais, la mère Gabetguérie, redevenue jeune, à force d’argent ; et lesLemballeuse, la mère et les trois filles, elle les aurait combléesde toilettes et de bijoux. La grêle des pièces d’or redoublait surla ville, ainsi que dans les contes de fées, au-delà même desnécessités quotidiennes, pour la beauté et la joie, la gloire del’or, tombant à la rue et luisant au grand soleil de lacharité.

Enfin, la veille du beau jour, tout fut prêt. Félicien avaitacquis, derrière l’Évêché, rue Magloire, un ancien hôtel, qu’onachevait d’installer somptueusement. C’étaient de grandes pièces,ornées d’admirables tentures, emplies des meubles les plusprécieux, un salon en vieilles tapisseries, un boudoir bleu, d’unedouceur de ciel matinal, une chambre à coucher surtout, un nid desoie blanche et de dentelle blanche, rien que du blanc, léger,envolé, le frisson même de la lumière. Mais Angélique, qu’unevoiture devait venir prendre, avait constamment refusé d’aller voirces merveilles. Elle en écoutait le récit avec un sourire enchanté,et elle ne donnait aucun ordre, elle ne voulait point s’occuper del’arrangement. Non, non, cela se passait très loin, dans cetinconnu du monde qu’elle ignorait encore. Puisque ceux quil’aimaient lui préparaient ce bonheur, si tendrement, elle désiraity entrer, ainsi qu’une princesse venue des pays chimériques,abordant au royaume réel, où elle régnerait. Et, de même, elle sedéfendait de connaître la corbeille, qui, elle aussi, était là-bas,le trousseau de linge fin, brodé à son chiffre de marquise, lestoilettes de gala chargées de broderies, les bijoux anciens, toutun lourd trésor de cathédrale, et les joyaux modernes, des prodigesde monture délicate, des brillants dont la pluie ne montrait queleur eau pure. Il suffisait à la victoire de son rêve que cettefortune l’attendît chez elle, rayonnante dans la réalité prochainede la vie. Seule, la robe de noce fut apportée, le matin dumariage.

Ce matin-là, éveillée avant les autres, dans son grand lit,Angélique eut une minute de défaillance désespérée, en craignant dene pouvoir se tenir debout. Elle essayait, sentait plier sesjambes ; et, démentant la vaillante sérénité qu’elle montraitdepuis des semaines, une angoisse affreuse, la dernière, cria detout son être. Puis, dès qu’elle vit entrer Hubertine joyeuse, ellefut surprise de marcher, car ce n’étaient plus ses forces à elle,une aide sûrement lui venait de l’invisible, des mains amies laportaient. On l’habilla, elle ne pesait plus rien, elle était silégère, que, plaisantant, sa mère s’en étonnait, lui disait de nepas bouger davantage, si elle ne voulait point s’envoler. Et,pendant toute la toilette, la petite maison fraîche des Hubert,vivant au flanc de la cathédrale, frissonna du souffle énorme de lagéante, de ce qui déjà y bourdonnait de la cérémonie, l’activitéfiévreuse du clergé, les volées des cloches surtout, un branlecontinu d’allégresse, dont vibraient les vieilles pierres.

Sur la ville haute, depuis une heure, les cloches sonnaient,comme aux grandes fêtes. Le soleil s’était levé radieux, unelimpide matinée d’avril, une ondée de rayons printaniers, vivantedes appels sonores qui avaient mis debout les habitants. Beaumontentier était en liesse pour le mariage de la petite brodeuse, quetous les cœurs épousaient. Ce beau soleil criblant les rues,c’était comme la pluie d’or, les aumônes des contes de fées, quiruisselaient de ses mains frêles. Et, sous cette joie de lalumière, la foule se portait en masse vers la cathédrale,emplissant les bas-côtés, débordant sur la place du Cloître. Là, sedressait la grande façade, ainsi qu’un bouquet de pierre, trèsfleuri, du gothique le plus orné, au-dessus de la sévère assiseromane. Dans les tours, les cloches continuaient à sonner, et lafaçade semblait être la gloire même de ces noces, l’envolée de lafille pauvre au travers du miracle, tout ce qui s’élançait etflambait, avec la dentelle ajourée, la floraison liliale descolonnettes, des balustrades, des arcatures, des niches de saintssurmontées de dais, des pignons évidés en trèfle, garnis decrossettes et de fleurons, des roses immenses, épanouissant lemystique rayonnement de leurs meneaux.

À dix heures, les orgues grondèrent, Angélique et Félicienentraient, marchant à petits pas vers le maître-autel, entre lesrangs pressés de la foule. Un souffle d’admiration attendrie fitonduler les têtes. Lui, très ému, passait fier et grave, dans sabeauté blonde de jeune dieu, aminci encore par la sévérité del’habit noir. Mais elle, surtout, soulevait les cœurs, si adorable,si divine, d’un charme mystérieux de vision. Sa robe était de moireblanche, simplement couverte de vieilles malines, que retenaientdes perles, des cordons de perles fines dessinant les garnitures ducorsage et les volants de la jupe. Un voile d’ancien pointd’Angleterre, fixé sur la tête par une triple couronne de perles,l’enveloppait, descendait jusqu’aux talons. Et rien autre, pas unefleur, pas un bijou, rien que ce flot léger, ce nuage frissonnant,qui semblait mettre dans un battement d’ailes sa petite figuredouce de vierge de vitrail, aux yeux de violette, aux cheveuxd’or.

Deux fauteuils de velours cramoisi attendaient Félicien etAngélique devant l’autel ; et, derrière eux, pendant que lesorgues élargissaient leur phrase de bienvenue, Hubert et Hubertines’agenouillèrent sur les prie-Dieu destinés à la famille. Laveille, ils avaient eu une joie immense, dont ils demeuraientéperdus, ne trouvant point assez d’actions de grâces pour leurbonheur à eux, qui s’ajoutait à celui de leur fille. Hubertine,étant allée au cimetière une fois encore, dans la pensée triste deleur solitude, de la petite maison vide, lorsque cette fille aiméene serait plus là, avait supplié sa mère longtemps ; et, toutd’un coup, un choc en elle l’avait redressée, frémissante, exaucéeenfin. Du fond de la terre, après trente ans, la morte obstinéepardonnait, leur envoyait l’enfant du pardon, si ardemment désiréet attendu. Était-ce la récompense de leur charité, de cette pauvrecréature de misère recueillie, un jour de neige, à la porte de lacathédrale, aujourd’hui mariée à un prince, dans toute la pompe desgrandes cérémonies ? Ils en restaient sur les deux genoux,sans prière, sans paroles formulées, ravis de gratitude, tout leurêtre s’exhalant en un remerciement infini. Et, de l’autre côté dela nef, sur son siège épiscopal, Monseigneur était lui aussi de lafamille, plein de la majesté du Dieu qu’il représentait : ilresplendissait, dans la gloire de ses vêtements sacrés, la faced’une hauteur sereine, dégagé des passions de ce monde ;tandis que les deux anges du panneau de broderie, au-dessus de satête, soutenaient les armes éclatantes des Hautecœur.

Alors, la solennité commença. Tout le clergé était présent, desprêtres étaient venus des paroisses, pour honorer leur évêque. Dansce flot blanc des surplis, dont les grilles débordaient, luisaientles chapes d’or des chantres et les robes rouges des enfants dechœur. L’éternelle nuit des bas-côtés, sous l’écrasement deschapelles romanes, s’éclairait ce matin-là du limpide soleild’avril, allumant les vitraux, où rougeoyait une braise depierreries. Mais l’ombre de la nef, surtout, flambait d’unfourmillement de cierges, des cierges aussi nombreux que lesétoiles en un ciel d’été : au milieu, le maître-autel en étaitincendié, l’ardent buisson symbolique brûlant du feu desâmes ; et il y en avait dans des flambeaux, dans destorchères, dans des lustres ; et, devant les époux, deuxgrands candélabres, à branches rondes, faisaient comme deuxsoleils. Des massifs de plantes vertes changeaient le chœur en unjardin vivace, que fleurissaient de grosses touffes d’azaléesblanches, de camélias blancs et de lilas blancs. Jusqu’au fond del’abside, étincelaient des échappées d’or et d’argent, des pansentrevus de velours et de soie, un éblouissement lointain detabernacle, parmi les verdures. Et, au-dessus de ce braisillement,la nef s’élançait, les quatre énormes piliers du transept montaientsoutenir la voûte, dans le souffle tremblant de ces milliers depetites flammes, qui donnaient un frisson à la pleine lumière deshautes fenêtres gothiques.

Angélique avait voulu être mariée par le bon abbé Cornille, etlorsqu’elle le vit s’avancer en surplis, avec l’étole blanche,suivi de deux clercs, elle eut un sourire. C’était enfin laréalisation de son rêve, elle épousait la fortune, la beauté, lapuissance, au-delà de tout espoir. L’église chantait par sesorgues, rayonnait par ses cierges, vivait par son peuple de fidèleset de prêtres. Jamais l’antique vaisseau n’avait resplendi d’unepompe plus souveraine, comme élargi, dans son luxe sacré, d’uneexpansion de bonheur. Et Angélique souriait, sachant qu’elle avaitla mort en elle, au milieu de cette joie, célébrant sa victoire. Enentrant, elle venait d’avoir un regard pour la chapelle Hautecœur,où dormaient Laurette et Balbine, les Mortes heureuses, emportéestoutes jeunes en pleine félicité d’amour. À cette heure dernière,elle était parfaite, victorieuse de sa passion, corrigée,renouvelée, n’ayant même plus l’orgueil du triomphe, résignée àcette envolée de son être, dans l’hosanna de sa grande amie, lacathédrale. Lorsqu’elle s’agenouilla, ce fut en servante trèshumble et très soumise, entièrement lavée du péché d’origine ;et elle était aussi très gaie de son renoncement.

L’abbé Cornille, après être descendu de l’autel, fitl’exhortation, d’une voix amie. Il donna en exemple le mariage queJésus avait contracté avec l’Église, il parla de l’avenir, desjours à vivre dans la foi, des enfants qu’il faudrait élever enchrétiens ; et là, de nouveau, en face de cet espoir,Angélique sourit ; tandis que Félicien, près d’elle,frémissait, à l’idée de tout ce bonheur, qu’il croyait fixémaintenant. Puis, vinrent les demandes du rituel, les réponses quilient pour l’existence entière, le « oui » décisif,qu’elle prononça, émue, du fond de son cœur, qu’il dit plus haut,avec une gravité tendre. L’irrévocable était fait, le prêtre avaitmis leurs mains droites l’une dans l’autre, en murmurant laformule : Ego conjungo vos in matrimonium, in nominePatri, et Filii, et Spiritus sancti. Mais il restait à bénirl’anneau, qui est le symbole de la fidélité inviolable, del’éternité du lien ; et cela dura. Dans le bassin d’argent,au-dessus de l’anneau d’or, le prêtre agitait l’aspersoir, en formede croix. « Benedic, Domine, annulum hunc… »Ensuite, il le présenta à l’époux, pour lui témoigner que l’Églisescellait et cachetait son cœur, où aucune autre femme ne devaitplus entrer ; et l’époux le mit au doigt de l’épouse, afin delui apprendre à son tour que, seul parmi les hommes, il existaitpour elle désormais. C’était l’union étroite, sans fin, le signe dedépendance porté par elle, qui lui rappellerait constamment la foijurée ; c’était aussi la promesse d’une longue suite d’annéescommunes, comme si ce petit cercle d’or les attachait jusqu’à latombe. Et, tandis que le prêtre, après les oraisons finales, lesexhortait une fois encore, Angélique avait son clair sourire derenoncement, elle qui savait.

Les orgues, alors, clamèrent d’allégresse, derrière l’abbéCornille, qui se retirait avec les clercs. Monseigneur, immobile ensa majesté, abaissait sur le couple ses yeux d’aigle, très doux. Àgenoux toujours, les Hubert levaient la tête, aveuglés de larmesheureuses. Et la phrase énorme des orgues roula, se perdit en unegrêle de petites notes aiguës, pleuvant sous les voûtes, pareillesà un chant matinal d’alouette. Un long frémissement, une rumeurattendrie avait agité la foule des fidèles, entassée dans la nef etdans les bas-côtés. L’église, parée de fleurs, étincelante decierges, éclatait de la joie du sacrement.

Puis, ce furent encore deux heures de souveraine pompe, la messechantée, avec les encensements. Le célébrant avait paru, vêtu de lachasuble blanche, accompagné du cérémoniaire, des deuxthuriféraires tenant l’encensoir et la navette, des deux acolytesportant les grands chandeliers d’or allumés. Et la présence deMonseigneur compliquait le rite, les saluts, les baisers. À chaqueminute, des inclinations, des génuflexions faisaient battre lesailes des surplis. Dans les vieilles stalles fleuries desculptures, tout le chapitre se levait ; et c’était, àd’autres instants, comme une haleine du ciel qui prosternait d’uncoup le clergé, dont la foule emplissait l’abside. Le célébrantchantait à l’autel. Il se taisait, allait s’asseoir, pendant que lechœur, à son tour, longuement, continuait, des phrases graves dechantre, des notes fines d’enfant de chœur, légères, aériennescomme des flûtes d’archange. Une voix, très belle, très pure,s’éleva, une voix de jeune fille délicieuse à entendre, la voix,disait-on, de mademoiselle Claire de Voincourt, qui avait vouluchanter à ces noces du miracle. Les orgues qui l’accompagnaientavaient un large soupir attendri, une sérénité d’âme bonne etheureuse. Il se produisait de brusques silences, puis les orgueséclataient de nouveau en roulements formidables, pendant que lecérémoniaire ramenait les acolytes avec leurs chandeliers,conduisait les thuriféraires au célébrant, qui bénissait l’encensdes navettes. Et, à tous moments, des volées d’encensoir montaient,avec le vif éclair et le bruit argentin des chaînettes. Une nuéeodorante bleuissait dans l’air, on encensait l’évêque, le clergé,l’autel, l’Évangile, chaque personne et chaque chose à son tour,jusqu’aux masses profondes du peuple, de trois coups, à droite, àgauche, et en face.

Cependant, Angélique et Félicien, à genoux, écoutaientdévotement la messe, qui est la consommation mystérieuse du mariagede Jésus et de l’Église. On leur avait mis en la main, à chacun,une chandelle ardente, symbole de la virginité conservée depuis lebaptême. Après l’oraison dominicale, ils étaient restés sous levoile, signe de soumission, de pudeur et de modestie, pendant quele prêtre, debout du côté de l’Épître, lisait les prièresprescrites. Ils tenaient toujours les chandelles ardentes, qui sontaussi un avertissement de songer à la mort, même dans la joie desjustes noces. Et c’était fini, l’offrande était faite, le célébrants’en allait, accompagné du cérémoniaire, des thuriféraires et desacolytes, après avoir prié Dieu de bénir les époux, afin qu’ilsvoient croître et multiplier leurs enfants, jusqu’à la troisième etla quatrième génération.

À ce moment, la cathédrale entière exulta. Les orgues entamèrentla marche triomphale, dans un tel éclat de foudre, que le vieilédifice en tremblait. Frémissante, la foule était debout, sehaussait pour voir ; des femmes montaient sur les chaises, ily avait des rangs pressés de têtes, jusqu’au fond des chapellesnoires des collatéraux ; et tout ce peuple souriait, le cœurbattant. Les milliers de cierges, en cet adieu final, semblaientbrûler plus haut, allongeant leurs flammes, des langues de feu dontvacillaient les voûtes. Un dernier hosanna du clergé montait, dansles fleurs et les verdures, au milieu du luxe des ornements et desvases sacrés. Mais, tout d’un coup, la grand’porte, sous lesorgues, ouverte à deux battants, troua le mur sombre d’une nappe deplein jour. C’était la claire matinée d’avril, le vivant soleil duprintemps, la place du Cloître avec ses gaies maisonsblanches ; et là une autre foule attendait les époux, plusnombreuse encore, d’une sympathie plus impatiente, agitée déjà degestes et d’acclamations. Les cierges avaient pâli, les orguescouvraient de leur tonnerre les bruits de la rue.

Et, d’une marche lente, entre la double haie des fidèles,Angélique et Félicien se dirigèrent vers la porte. Après letriomphe, elle sortait du rêve, elle marchait là-bas, pour entrerdans la réalité. Ce porche de lumière crue ouvrait sur le mondequ’elle ignorait ; et elle ralentissait le pas, elle regardaitles maisons actives, la foule tumultueuse, tout ce qui la réclamaitet la saluait. Sa faiblesse était si grande, que son mari devaitpresque la porter. Pourtant, elle souriait toujours, elle songeaità cet hôtel princier, plein de bijoux et de toilettes de reine, oùl’attendait la chambre des noces, toute de soie blanche. Unesuffocation l’arrêta, puis elle eut la force de faire quelques pasencore. Son regard avait rencontré l’anneau passé à son doigt, ellesouriait de ce lien éternel. Alors, au seuil de la grand-porte, enhaut des marches qui descendaient sur la place, elle chancela.N’était-elle pas allée jusqu’au bout du bonheur ? N’était-cepas là que la joie d’être finissait ? Elle se haussa d’undernier effort, elle mit sa bouche sur la bouche de Félicien. Et,dans ce baiser, elle mourut.

Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur, de son gestehabituel de bénédiction pastorale, aidait cette âme à se délivrer,calmé lui-même, retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés,rentrant dans l’existence, avaient la sensation extasiée qu’unsonge finissait. Toute la cathédrale, toute la ville étaient enfête. Les orgues grondaient plus haut, les cloches sonnaient à lavolée, la foule acclamait le couple d’amour, au seuil de l’églisemystique, sous la gloire du soleil printanier. Et c’était unenvolement triomphal, Angélique heureuse, pure, élancée, emportéedans la réalisation de son rêve, ravie des noires chapelles romanesaux flamboyantes voûtes gothiques, parmi les restes d’or et depeinture, en plein paradis des légendes.

Félicien ne tenait plus qu’un rien très doux et très tendre,cette robe de mariée, toute de dentelles et de perles, la poignéede plumes légères, tièdes encore, d’un oiseau. Depuis longtemps, ilsentait bien qu’il possédait une ombre. La vision, venue del’invisible, retournait à l’invisible. Ce n’était qu’une apparence,qui s’effaçait, après avoir créé une illusion. Tout n’est que rêve.Et, au sommet du bonheur, Angélique avait disparu, dans le petitsouffle d’un baiser.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer