Le Rêve

Chapitre 11

 

Dès le soir, dans la cuisine, en sortant de table, Angélique seconfessa aux Hubert, dit sa démarche près de l’évêque et le refusde celui-ci. Elle était toute pâle, mais très calme.

Hubert fut bouleversé. Eh quoi ! déjà, sa chère enfantsouffrait ! Elle aussi était frappée au cœur. Il en avait deslarmes plein les yeux, dans sa parenté de passion avec elle, cettefièvre de l’au-delà qui les emportait si aisément ensemble, aumoindre souffle.

– Ah ! ma pauvre chérie, pourquoi ne m’as-tu pasconsulté ? Je serais allé avec toi, j’aurais peut-être fléchiMonseigneur.

D’un regard, Hubertine le fit taire. Il était vraimentdéraisonnable. Ne valait-il pas mieux saisir l’occasion, pourenterrer ce mariage impossible ? Elle prit la jeune filleentre ses bras, elle la baisa tendrement au front.

– Alors, c’est fini, mignonne, bien fini ?

Angélique, d’abord, ne parut pas comprendre. Puis, les mots luirevinrent, de loin. Elle regarda devant elle, comme si elle eûtinterrogé le vide ; et elle répondit :

– Sans doute, mère.

En effet, le lendemain, elle s’assit à son métier, elle broda,de son air habituel. Sa vie d’autrefois reprenait, elle semblait nepoint souffrir. Aucune allusion d’ailleurs, pas un regard vers lafenêtre, à peine un reste de pâleur. Le sacrifice parutaccompli.

Hubert lui-même le crut, se rendit à la sagesse d’Hubertine,travailla à écarter Félicien, qui, n’osant encore se révoltercontre son père, s’enfiévrait, au point de ne plus tenir lapromesse qu’il avait faite d’attendre, sans tâcher de revoirAngélique. Il lui écrivit, et les lettres furent interceptées. Ilse présenta un matin, et ce fut Hubert qui le reçut. L’explicationles désespéra autant l’un que l’autre, tellement le jeune hommemontra sa peine, lorsque le brodeur lui dit le calme convalescentde sa fille, en le suppliant d’être loyal, de disparaître, pour nepas la rejeter au trouble affreux du dernier mois. Féliciens’engagea de nouveau à la patience ; mais il refusa violemmentde reprendre sa parole. Il espérait toujours convaincre son père.Il attendrait, il laisserait les choses en l’état avec lesVoincourt, où il dînait deux fois la semaine, dans l’unique butd’éviter une rébellion ouverte. Et, comme il partait, il suppliaHubert d’expliquer à Angélique pourquoi il consentait au tourmentde ne pas la voir : il ne pensait qu’à elle, tous ses actesn’avaient d’autre fin que de la conquérir.

Hubertine, quand son mari lui rapporta cet entretien, devintgrave. Puis, après un silence :

– Répéteras-tu à l’enfant ce qu’il t’a chargé de luidire ?

– Je le devrais.

Elle le regarda fixement, déclara ensuite :

– Agis selon ta conscience… Seulement, il s’illusionne, ilfinira par plier sous la volonté de son père, et ce sera notrepauvre chère fillette qui en mourra.

Alors, Hubert, combattu, plein d’angoisse, hésita, se résigna àne répéter rien. D’ailleurs, chaque jour, il se rassurait un peu,lorsque sa femme lui faisait remarquer l’attitude tranquilled’Angélique.

– Tu vois bien que la blessure se ferme… Elle oublie.

Elle n’oubliait pas, elle attendait, elle aussi, simplement.Toute espérance humaine était morte, elle en revenait à l’idée d’unprodige. Il s’en produirait sûrement un, si Dieu la voulaitheureuse. Elle n’avait qu’à s’abandonner entre ses mains, elle secroyait punie, par cette nouvelle épreuve, de ce qu’elle avaitessayé de forcer sa volonté, en importunant Monseigneur. Sans lagrâce, la créature était débile, incapable de victoire. Son besoinde la grâce la rendait à l’humilité, à la seule espérance dusecours de l’invisible, n’agissant plus, laissant agir les forcesmystérieuses, épandues à son entour. Elle recommença, chaque soir,sous la lampe, à relire son antique exemplaire de la Légendedorée ; et elle en sortait ravie, comme dans la naïvetéde son enfance ; et elle ne mettait en doute aucun miracle,convaincue que la puissance de l’inconnu est sans bornes pour letriomphe des âmes pures.

Justement, le tapissier de la cathédrale était venu commanderaux Hubert un panneau de très riche broderie, pour le siègeépiscopal de Monseigneur. Ce panneau, large d’un mètre cinquante,haut de trois, devait s’encadrer dans la boiserie du fond, etreprésentait deux anges de grandeur naturelle, tenant une couronne,sous laquelle se trouvaient les armoiries des Hautecœur. Ilnécessitait de la broderie en bas-relief, travail qui demandebeaucoup d’art et une grande dépense de force physique. Les Hubert,d’abord, avaient refusé, de crainte de fatiguer Angélique, surtoutde l’attrister, à broder ces armoiries, où fil à fil, pendant dessemaines, elle revivrait ses souvenirs. Mais elle s’était fâchéepour retenir la commande, elle se remettait chaque matin à labesogne, avec une énergie extraordinaire. Il semblait qu’elle étaitheureuse de se lasser, qu’elle avait le besoin de briser son corps,voulant être calme.

Et la vie continuait, dans l’antique atelier, toujours pareilleet régulière, comme si les cœurs, un moment, n’y avaient pas battuplus vite. Tandis qu’Hubert s’affairait aux métiers, dessinait,tendait et détendait, Hubertine aidait Angélique, toutes les deuxles doigts meurtris, quand venait le soir. Pour les anges et pourles ornements, il avait fallu diviser chaque sujet en plusieursparties, qu’on traitait à part. Angélique, afin d’exprimer lesgrandes saillies, conduisait, avec une broche, de gros fils écrus,qu’elle recouvrait, en sens contraire, de fil de Bretagne ;et, au fur et à mesure, usant du menne-lourd ainsi que d’unébauchoir, elle modelait ces fils, fouillait les draperies desanges, détachait les détails des ornements. Il y avait là un vraitravail de sculpture. Ensuite, quand la forme était obtenue,Hubertine et elle jetaient des fils d’or, qu’elles cousaient àpoints d’osier. C’était tout un bas-relief d’or, d’une douceur etd’un éclat incomparables, rayonnant comme un soleil, au milieu dela pièce enfumée. Les vieux outils s’alignaient dans leur ordreséculaire, les emporte-pièce, les poinçons, les maillets, lesmarteaux ; sur les métiers, trottaient le bourriquet et lepâté, les dés et les aiguilles ; et, au fond des coins où ilsachevaient de se rouiller, le diligent, le rouet à main, ledévidoir avec ses tournettes, paraissaient dormir, assoupis dans lagrande paix qui entrait par les fenêtres ouvertes.

Des jours s’écoulèrent, Angélique cassait des aiguilles du matinau soir, tellement il était dur de coudre l’or, à traversl’épaisseur des fils cirés. On l’aurait dite absorbée toute parcette rude besogne, le corps et l’esprit, au point de ne pluspenser. Dès neuf heures, elle tombait de fatigue, se couchait,dormait d’un sommeil de plomb. Quand le travail lui laissait latête libre une minute, elle s’étonnait de ne pas voir Félicien. Sielle ne faisait rien pour le rencontrer, elle songeait qu’il auraitdû tout franchir, lui, pour être près d’elle. Mais ellel’approuvait de se montrer si sage, elle l’aurait grondé, devouloir hâter les choses. Sans doute il attendait aussi le prodige.C’était l’attente unique dont elle vivait maintenant, espérantchaque soir que ce serait pour le lendemain. Elle n’avait pas eujusque-là de révolte. Parfois, cependant, elle levait latête : quoi, rien encore ? Et elle piquait fortement sonaiguille, dont ses petites mains saignaient. Souvent, il luifallait la retirer avec les pinces. Quand l’aiguille cassait, d’uncoup sec de verre qu’on brise, elle n’avait pas même un gested’impatience.

Hubertine s’inquiéta de la voir si acharnée au travail, et commel’époque de la lessive était venue, elle la força à quitter lepanneau de broderie, pour vivre quatre bons jours de vie active,sous le grand soleil. La mère Gabet, que ses douleurs laissaienttranquille, put aider au savonnage et au rinçage. C’était une fêtedans le Clos-Marie, cette fin d’août avait une splendeur admirable,un ciel ardent, des ombrages noirs ; tandis qu’une délicieusefraîcheur s’exhalait de la Chevrotte, dont l’ombre des saulesglaçait l’eau vive. Et Angélique passa la première journée trèsgaiement, tapant et plongeant les linges, jouissant de la rivière,des ormes, du moulin en ruines, des herbes, de toutes ces chosesamies, si pleines de souvenirs. N’était-ce pas là qu’elle avaitconnu Félicien, d’abord mystérieux sous la lune, puis siadorablement gauche, le matin où il avait sauvé la camisoleemportée ? Après chaque pièce qu’elle rinçait, elle ne pouvaits’empêcher de jeter un coup d’œil vers la grille de l’Évêché,condamnée autrefois : elle l’avait un soir franchie à sonbras, peut-être allait-il brusquement l’ouvrir, pour la venirprendre et l’emmener aux genoux de son père. Cet espoir enchantaitsa grosse besogne, dans les éclaboussures de l’écume.

Mais, le lendemain, comme la mère Gabet amenait la dernièrebrouettée du linge qu’elle étendait avec Angélique, elleinterrompit son bavardage interminable, pour dire sansmalice :

– À propos, vous savez que Monseigneur marie sonfils ?

La jeune fille, en train d’étaler un drap, s’agenouilla dansl’herbe, le cœur défaillant sous la secousse.

– Oui, le monde en cause… Le fils de Monseigneur épouseramademoiselle de Voincourt à l’automne… Tout est réglé d’avant-hier,paraît-il.

Elle restait à genoux, un flot d’idées confuses bourdonnait danssa tête. La nouvelle ne la surprenait point, elle la sentait vraie.Sa mère l’avait avertie, elle devait s’y attendre. Mais, en cepremier moment, ce qui lui brisait ainsi les jambes, c’était lapensée que, tremblant devant son père, Félicien pouvait épouserl’autre, sans l’aimer, un soir de lassitude. Alors, il serait perdupour elle, qu’il adorait. Jamais elle n’avait songé à cettefaiblesse possible, elle le voyait plié sous le devoir, faisant aunom de l’obéissance leur malheur à tous deux. Et, sans qu’ellebougeât encore, ses yeux s’étaient portés vers la grille, unerévolte la soulevait enfin, le besoin d’en aller secouer lesbarreaux, de l’ouvrir de ses ongles, de courir près de lui et de lesoutenir de son courage, pour qu’il ne cédât pas.

Elle fut surprise de s’entendre répondre à la mère Gabet, dansl’instinct purement machinal de cacher son trouble.

– Ah ! c’est mademoiselle Claire qu’il épouse… Elleest très belle, on la dit très bonne…

Sûrement, dès que la vieille femme serait partie, elle irait lerejoindre. Elle avait assez attendu, elle briserait son serment dene pas le revoir, comme un obstacle importun. De quel droit lesséparait-on ainsi ? Tout lui criait leur amour, la cathédrale,les eaux fraîches, les vieux ormes, parmi lesquels ils s’étaientaimés. Puisque leur tendresse avait grandi là, c’était là qu’ellevoulait le reprendre, pour s’enfuir à son cou, très loin, si loin,que jamais plus on ne les retrouverait.

– Ça y est, dit enfin la mère Gabet, qui venait de pendre àun buisson les dernières serviettes. Dans deux heures, ça sera sec…Bien le bonsoir, mademoiselle, puisque vous n’avez que faire demoi.

Maintenant, debout au milieu de cette floraison de linges,éclatants sur l’herbe verte, Angélique songeait à cet autre jour,où, dans le grand vent, parmi le claquement des draps et desnappes, leurs cœurs s’étaient donnés, si ingénus. Pourquoi avait-ilcessé de venir la voir ? Pourquoi n’était-il pas à cerendez-vous, dans cette gaieté saine de la lessive ? Mais,tout à l’heure, quand elle le tiendrait entre ses bras, elle savaitbien qu’il n’appartiendrait plus qu’à elle seule. Elle n’aurait pasmême besoin de lui reprocher sa faiblesse, il lui suffirait des’être montrée, pour qu’il retrouvât la volonté de leur bonheur. Iloserait tout, elle n’avait qu’à le rejoindre, dans un instant.

Une heure se passa, et Angélique marchait à pas ralentis, entreles linges, toute blanche elle-même de l’aveuglant reflet dusoleil, et une voix confuse s’élevait dans son être, grandissait,l’empêchait d’aller là-bas, à la grille. Elle s’effrayait devantcette lutte commençante. Quoi donc ? il n’y avait pas en elleque son vouloir ? une autre chose, qu’on y avait mise sansdoute, la contrecarrait, bouleversait la bonne simplicité de sapassion. C’était si simple, de courir à celui qu’on aime ; etelle ne le pouvait déjà plus, le tourment du doute la tenait :elle avait juré, puis ce serait très mal peut-être. Le soir,lorsque la lessive fut sèche et qu’Hubertine vint l’aider à larentrer, elle ne s’était pas décidée encore, elle se donna la nuitpour réfléchir. Les bras débordant de ces linges de neige, quisentaient bon, elle jeta un regard d’inquiétude au Clos-Marie, déjànoyé de crépuscule, comme à un coin de nature ami refusant d’êtrecomplice.

Le lendemain, Angélique s’éveilla pleine de trouble. D’autresnuits se passèrent, sans lui apporter une résolution. Elle neretrouvait son calme que dans sa certitude d’être aimée. Cela étaitresté inébranlable, elle s’y reposait divinement. Aimée, ellepouvait attendre, elle supporterait tout. Des crises de charitél’avaient reprise, elle s’attendrissait aux moindres souffrances,les yeux gonflés de larmes toujours près de jaillir. Le pèreMascart se faisait donner du tabac, les Chouteau tiraient d’ellejusqu’à des confitures. Mais surtout les Lemballeuse profitaient del’aubaine, on avait vu Tiennette danser dans les fêtes, avec unerobe de la bonne demoiselle. Et voilà, un jour, comme Angéliqueapportait à la mère Lemballeuse des chemises promises la veille,qu’elle aperçut de loin, chez les mendiantes, madame de Voincourtet sa fille Claire, accompagnées de Félicien. Celui-ci, sans doute,les avait amenées. Elle ne se montra pas, elle s’en revint, le cœurglacé. Deux jours plus tard, elle les vit qui entraient tous lestrois chez les Chouteau ; puis, un matin, le père Mascart luiconta une visite du beau jeune homme avec deux dames. Alors, elleabandonna ses pauvres, qui n’étaient plus à elle, puisque, aprèsles lui avoir pris, Félicien les donnait à ces femmes ; ellecessa de sortir, de peur de les rencontrer encore, de recevoir aucœur la blessure dont la souffrance, chaque fois, s’enfonçaitdavantage ; et elle sentait que quelque chose mourait en elle,sa vie s’en allait goutte à goutte.

Ce fut un soir, après une de ces rencontres, seule dans sachambre, étouffée d’angoisse, qu’elle laissa échapper cecri :

– Mais il ne m’aime plus !

Elle revoyait Claire de Voincourt, grande, belle, avec sacouronne de cheveux noirs ; et elle le revoyait, lui, à côté,mince et fier. N’étaient-ils pas faits l’un pour l’autre, de lamême race, si appareillés, qu’on les aurait crus mariésdéjà ?

– Il ne m’aime plus, il ne m’aime plus !

Cela éclatait en elle avec un grand bruit de ruine. Sa foiébranlée, tout croulait, sans qu’elle retrouvât le calmed’examiner, de discuter froidement les faits. Elle croyait laveille, elle ne croyait plus à cette heure : un souffle, sortielle ne savait d’où, avait suffi ; et, d’un coup, elle étaittombée à l’extrême misère, qui est de ne se croire pas aimé. Il lelui avait bien dit, autrefois : c’était l’unique douleur,l’abominable torture. Jusque-là, elle avait pu se résigner, elleattendait le miracle. Mais sa force s’en était allée avec la foi,elle roulait à une détresse d’enfant. Et la lutte douloureusecommença.

D’abord, elle fit appel à son orgueil : tant mieux, s’il nel’aimait plus ! car elle était trop fière pour l’aimer encore.Et elle se mentait à elle-même, elle affectait d’être délivrée, dechantonner d’insouciance, pendant qu’elle brodait les armoiries desHautecœur, auxquelles elle s’était mise. Mais son cœur se gonflaità l’étouffer, elle avait la honte de s’avouer qu’elle était assezlâche pour l’aimer toujours, l’aimer davantage. Durant une semaine,les armoiries, en naissant fil à fil sous ses doigts, l’emplirentd’un affreux chagrin. Écartelé, un et quatre, deux et trois, deJérusalem et d’Hautecœur ; de Jérusalem, qui est d’argent à lacroix potencée d’or, cantonnée de quatre croisettes de même ;d’Hautecœur, qui est d’azur à la forteresse d’or, avec un écussonde sable au cœur d’argent en abîme, le tout accompagné de troisfleurs de lis d’or, deux en chef, une en pointe. Les émaux étaientfaits de cordonnet, les métaux, de fil d’or et d’argent. Quellemisère de sentir trembler sa main, de baisser la tête pour cacherses yeux, que le flamboiement de ces armoiries aveuglait delarmes ! Elle ne songeait qu’à lui, elle l’adorait dansl’éclat de sa noblesse légendaire. Et, lorsqu’elle broda ladevise : Si Dieu veut, je veux, en soie noire sur unebanderole d’argent, elle comprit bien qu’elle était son esclave,que jamais plus elle ne se reprendrait : ses pleursl’empêchaient de voir, tandis que, machinalement, elle continuait àpiquer l’aiguille.

Alors, ce fut pitoyable, Angélique aima en désespérée, sedébattit dans cet amour sans espoir, qu’elle ne pouvait tuer.Toujours, elle voulait courir à Félicien, le reconquérir en sejetant à son cou ; et, toujours, la bataille recommençait.Parfois, elle croyait avoir vaincu, il se faisait un grand silenceen elle, il lui semblait se voir, comme elle aurait vu uneétrangère, toute petite, toute froide, agenouillée en filleobéissante, dans l’humilité du renoncement : ce n’était pluselle, c’était la fille sage qu’elle devenait, que le milieu etl’éducation avaient faite. Puis, un flot de sang montait,l’étourdissait ; sa belle santé, sa jeunesse ardentegalopaient en cavales échappées ; et elle se retrouvait avecson orgueil et sa passion, toute à l’inconnu violent de sonorigine. Pourquoi donc aurait-elle obéi ? Il n’y avait pas dedevoir, il n’y avait que le libre désir. Déjà, elle apprêtait safuite, calculait l’heure favorable pour forcer la grille du jardinde l’Évêché. Mais, déjà aussi, l’angoisse revenait, un sourdmalaise, le tourment du doute. Si elle cédait au mal, elle enaurait l’éternel remords. Des heures, des heures abominables sepassaient, au milieu de cette incertitude du parti à prendre, sousce vent de tempête qui, sans cesse, la rejetait de la révolte deson amour à l’horreur de la faute. Et elle sortait affaiblie dechaque victoire sur son cœur.

Un soir, au moment de quitter la maison pour aller rejoindreFélicien, elle songea brusquement à son livret d’enfant assistée,dans la détresse où elle était de ne plus trouver la force derésister à sa passion. Elle le prit au fond du bahut, le feuilleta,se souffleta à chaque page de la bassesse de sa naissance, affaméed’un ardent besoin d’humilité. Père et mère inconnus, pas de nom,rien qu’une date et un numéro, l’abandon de la plante sauvage quipousse au bord du chemin ! Et les souvenirs se levaient enfoule, les prairies grasses de la Nièvre, les bêtes qu’elle y avaitgardées, la route plate de Soulanges où elle marchait pieds nus,maman Nini qui la giflait, quand elle volait des pommes. Des pagessurtout réveillaient sa mémoire, celles qui constataient, tous lestrois mois, les visites du sous-inspecteur et du médecin, dessignatures, accompagnées parfois d’observations et derenseignements : une maladie dont elle avait failli mourir,une réclamation de sa nourrice au sujet de souliers brûlés, desmauvaises notes pour son caractère indomptable. C’était le journalde sa misère. Mais une pièce acheva de la mettre en larmes, leprocès-verbal constatant la rupture du collier qu’elle avait gardéjusqu’à l’âge de six ans. Elle se souvenait de l’avoir exécréd’instinct, ce collier fait d’olives en os, enfilées sur une gansede soie, et que fermait une médaille d’argent, portant la date deson entrée et son numéro. Elle le devinait un collier d’esclave,elle l’aurait rompu de ses petites mains, sans la terreur desconséquences. Puis, l’âge venant, elle s’était plainte qu’ill’étranglait. Pendant un an encore, on le lui avait laissé. Aussiquelle joie, lorsque le sous-inspecteur avait coupé la ganse, enprésence du maire de la commune, remplaçant ce signed’individualité par un signalement en forme, où étaient déjà sesyeux couleur de violette, ses fins cheveux d’or ! Et,pourtant, elle le sentait toujours à son cou, ce collier de bêtedomestique, qu’on marque pour la reconnaître : il lui restaitdans la chair, elle étouffait. Ce jour-là, à cette page, l’humilitérevint, affreuse, la fit remonter dans sa chambre, sanglotante,indigne d’être aimée. Deux autres fois, le livret la sauva.Ensuite, lui-même fut sans force contre ses révoltes.

Maintenant, c’était la nuit que les crises de tentation latourmentaient. Avant de se coucher, pour purifier son sommeil, elles’imposait de relire la Légende. Mais, le front entre les mains,malgré son effort, elle ne comprenait plus : les miracles lastupéfiaient, elle ne percevait qu’une fuite décolorée de fantômes.Puis, dans son grand lit, après un anéantissement de plomb, uneangoisse brusque l’éveillait en sursaut, au milieu des ténèbres.Elle se dressait, éperdue, s’agenouillait parmi les draps rejetés,la sueur aux tempes, toute secouée d’un frisson ; et ellejoignait les mains, et elle bégayait : « Mon Dieu,pourquoi m’avez-vous abandonnée ? » Car sa détresse étaitde se sentir seule, à ces moments, dans l’ombre. Elle avait rêvé deFélicien, elle tremblait de s’habiller, d’aller le rejoindre, sansque personne fût là pour l’en empêcher. C’était la grâce qui seretirait d’elle, Dieu cessait d’être à son entour, le milieul’abandonnait. Désespérément, elle appelait l’inconnu, elle prêtaitl’oreille à l’invisible. Et l’air était vide, plus de voixchuchotantes, plus de frôlements mystérieux. Tout semblaitmort : le Clos-Marie, avec la Chevrotte, les saules, lesherbes, les ormes de l’Évêché, et la cathédrale elle-même. Rien nerestait des rêves qu’elle avait mis là, le vol blanc des vierges,en s’évanouissant, ne laissait des choses que le sépulcre. Elle enagonisait d’impuissance, désarmée, en chrétienne de la primitiveÉglise que le péché héréditaire terrasse, dès que cesse le secoursdu surnaturel. Dans le morne silence de ce coin protecteur, ellel’écoutait renaître et hurler, cette hérédité du mal, triomphantede l’éducation reçue. Si, deux minutes encore, aucune aide ne luiarrivait des forces ignorées, si les choses ne se réveillaient etne la soutenaient, elle succomberait certainement, elle irait à saperte. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vousabandonnée ? » Et, à genoux au milieu de son grand lit,toute petite, délicate, elle se sentait mourir.

Puis, chaque fois, jusqu’à présent, à la minute de son extrêmedétresse, une fraîcheur la soulageait. C’était la grâce qui avaitpitié, qui entrait en elle lui rendre son illusion. Elle sautaitpieds nus sur le carreau de la chambre, elle courait à la fenêtre,dans un grand élan ; et là, elle entendait de nouveau lesvoix, des ailes invisibles effleuraient ses cheveux, le peuple dela Légende sortait des arbres et des pierres, l’entourait en foule.Sa pureté, sa bonté, tout ce qu’il y avait d’elle dans les choses,lui revenait et la sauvait. Dès lors, elle n’avait plus peur, ellese savait gardée : Agnès était de retour, en compagnie desvierges, errantes et douces dans l’air frissonnant. C’était unencouragement lointain, un long murmure de victoire qui luiparvenait, mêlé au vent de la nuit. Pendant une heure, ellerespirait cette douceur calmante, mortellement triste, affermie ensa volonté d’en mourir, plutôt que de manquer à son serment. Enfin,brisée, elle se recouchait, elle se rendormait avec la crainte dela crise du lendemain, tourmentée toujours de cette idée qu’ellefinirait par succomber, si elle s’affaiblissait ainsi, à chaquefois.

Une langueur, en effet, épuisait Angélique, depuis qu’elle ne secroyait plus aimée de Félicien. Elle avait la blessure au flanc,elle en mourait un peu à chaque heure, discrète, sans une plainte.D’abord, cela s’était traduit par des lassitudes : unessoufflement la prenait, elle devait lâcher son fil, restait uneminute les yeux pâlis, perdus dans le vide. Puis, elle avait cesséde manger, à peine quelques gorgées de lait ; et elle cachaitson pain, le jetait aux poules des voisines, pour ne pas inquiéterses parents. Un médecin appelé, n’ayant rien découvert, accusait lavie trop cloîtrée, se contentait de recommander l’exercice. C’étaitun évanouissement de tout son être, une disparition lente. Soncorps flottait comme au balancement de deux grandes ailes, de lalumière semblait sortir de sa face amincie, où l’âme brûlait. Etelle en était venue à ne plus descendre de sa chambre qu’ens’appuyant des deux mains aux murs de l’escalier, chancelante. Maiselle s’entêtait, faisait la brave, dès qu’elle se sentait regardée,voulait quand même terminer le panneau de dure broderie, pour lesiège de Monseigneur. Ses petites mains longues n’avaient plus laforce, et quand elle cassait une aiguille, elle ne pouvaitl’arracher avec les pinces.

Or, un matin qu’Hubert et Hubertine, forcés de sortir, l’avaientlaissée seule, au travail, le brodeur, en rentrant le premier, latrouva sur le carreau, glissée de sa chaise, évanouie, abattuedevant le métier. Elle succombait à la tâche, un des grands angesd’or restait inachevé. Bouleversé, Hubert la prit dans ses bras,s’efforça de la remettre debout. Mais elle retombait, elle nes’éveillait pas de ce néant.

– Ma chérie, ma chérie… Réponds-moi, de grâce…

Enfin, elle ouvrit les yeux, elle le regarda avec désolation.Pourquoi la voulait-il vivante ? Elle était si heureuse,morte !

– Qu’as-tu, ma chérie ? Tu nous as donc trompés, tul’aimes donc toujours ?

Elle ne répondait pas, elle le regardait de son air d’immensetristesse. Alors, d’une étreinte désespérée, il la souleva, il lamonta dans sa chambre ; et, quand il l’eut posée sur le lit,si blanche, si faible, il pleura de la cruelle besogne qu’il avaitfaite sans le vouloir, en écartant d’elle celui qu’elle aimait.

– Je te l’aurais donné, moi ! Pourquoi ne m’as-tu riendit ?

Mais elle ne parla pas, ses paupières se refermèrent, et elleparut se rendormir. Il était resté debout, les yeux sur son mincevisage de lis, le cœur saignant de pitié. Puis, comme ellerespirait avec douceur, il descendit, en entendant sa femmerentrer.

En bas, dans l’atelier, l’explication eut lieu. Hubertine venaitd’ôter son chapeau, et tout de suite il lui dit qu’il avait ramassél’enfant là, qu’elle sommeillait sur son lit, frappée à mort.

– Nous nous sommes trompés. Elle songe toujours à cegarçon, et elle en meurt… Ah ! si tu savais le coup que j’aireçu, le remords qui me déchire, depuis que j’ai compris et que jel’ai portée là-haut, si pitoyable ! C’est notre faute, nousles avons séparés par des mensonges… Quoi ? tu la laisseraissouffrir, tu ne dirais rien pour la sauver !

Hubertine, comme Angélique, se taisait, le regardait de songrand air raisonnable, toute pâle de chagrin. Et lui, le passionnéque cette passion souffrante jetait hors de son habituellesoumission, ne se calmait pas, agitait ses mains fiévreuses.

– Eh bien ! je parlerai, moi, je lui dirai queFélicien l’aime, que c’est nous autres qui avons eu la cruauté del’empêcher de revenir, en le trompant lui aussi… Chacune de seslarmes, maintenant, va me brûler le cœur. Ce serait un meurtre dontje me sentirais complice… Je veux qu’elle soit heureuse, oui !heureuse, quand même, par tous les moyens…

Il s’était rapproché de sa femme, il osait crier sa tendresserévoltée, s’irritant davantage du silence triste qu’ellegardait.

– Puisqu’ils s’aiment, ils sont les maîtres… Il n’y a rienau-delà, quand on aime et qu’on est aimé… Oui ! par tous lesmoyens, le bonheur est légitime.

Enfin, Hubertine parla, de sa voix lente, debout, immobile.

– Qu’il nous la prenne, n’est-ce pas ? qu’il l’épouse,malgré nous, malgré son père… C’est ce que tu leur conseilles, tucrois qu’ils seront heureux ensuite, que l’amour suffira…

Et, sans transition, de la même voix navrée, ellepoursuivit :

– En revenant, j’ai passé devant le cimetière, un espoirm’y a fait entrer encore… Je me suis agenouillée une fois de plus,à cette place usée par nos genoux, et j’y ai prié longtemps.

Hubert avait pâli, un grand froid emportait sa fièvre. Certes,il la connaissait, la tombe de la mère obstinée, où ils étaientallés si souvent pleurer et se soumettre, en s’accusant de leurdésobéissance, pour que la morte leur fit grâce, du fond de laterre. Et ils restaient là des heures, certains de sentir en euxfleurir cette grâce, si jamais elle leur était accordée. Ce qu’ilsdemandaient, ce qu’ils attendaient, c’était un enfant encore,l’enfant du pardon, l’unique signe auquel ils se sauraientpardonnés enfin. Mais rien n’était venu, la mère froide et sourdeles laissait sous l’inexorable punition, la mort de leur premierenfant, qu’elle avait pris et emporté, qu’elle refusait de leurrendre.

– J’ai prié longtemps, répéta Hubertine, j’écoutais si rienne tressaillait…

Anxieux, Hubert l’interrogeait du regard.

– Et rien, non ! rien n’est monté de la terre, rienn’a tressailli en moi. Ah ! c’est fini, il est trop tard, nousavons voulu notre malheur.

Alors, il trembla, il demanda :

– Tu m’accuses ?

– Oui, tu es le coupable, j’ai commis la faute aussi en tesuivant… Nous avons désobéi, toute notre vie en a été gâtée.

– Et tu n’es pas heureuse ?

– Non, je ne suis pas heureuse… Une femme qui n’a pointd’enfant n’est pas heureuse… Aimer n’est rien, il faut que l’amoursoit béni.

Il était tombé sur une chaise, épuisé, les yeux gros de larmes.Jamais elle ne lui avait reproché ainsi la plaie vive de leurexistence ; et elle, qui revenait si vite et le consolait,lorsqu’elle l’avait blessé d’une allusion involontaire, cette foisle regardait souffrir, toujours debout, sans un geste, sans un pasvers lui. Il pleura, il cria au milieu de ses pleurs :

– Ah ! la chère enfant, là-haut, c’est elle que tucondamnes… Tu ne veux pas qu’il l’épouse, comme je t’ai épousée, etqu’elle souffre ce que tu as souffert.

Elle répondit d’un signe de tête, simplement, dans toute laforce et la simplicité de son cœur.

– Mais tu le disais toi-même, la pauvre chère fillette enmourra… Veux-tu donc sa mort ?

– Oui, sa mort, plutôt qu’une vie mauvaise.

Il s’était redressé, frémissant, et il se réfugia entre sesbras, et tous deux sanglotèrent. Longtemps, ils s’étreignirent.Lui, se soumettait ; elle, maintenant, devait s’appuyer à sonépaule, pour retrouver assez de courage. Ils en sortirentdésespérés et résolus, enfermés dans un grand et poignant silence,au bout duquel, si Dieu le voulait, était la mort consentie del’enfant.

À partir de ce jour, Angélique dut rester dans sa chambre. Safaiblesse devenait telle, qu’elle ne pouvait descendre àl’atelier : tout de suite, sa tête tournait, ses jambes sedérobaient. D’abord, elle marcha, voyagea jusqu’au balcon, ens’aidant des meubles. Puis, il lui fallut se contenter d’aller deson lit à son fauteuil. La course était longue, elle ne la risquaitque le matin et le soir, épuisée. Pourtant, elle travaillaittoujours, abandonnant la broderie en bas-relief, trop rude, brodantdes fleurs en soies nuancées ; et elle les brodait d’aprèsnature, un bouquet de fleurs sans parfum, qui la laissaient calme,des hortensias et des roses trémières. Le bouquet fleurissait dansun vase, souvent elle se reposait longuement à le regarder, car lasoie, si légère, pesait lourd à ses doigts. En deux journées, ellen’avait fait qu’une rose, toute fraîche, éclatante sur lesatin ; mais c’était sa vie, elle tiendrait l’aiguillejusqu’au dernier souffle. Fondue de souffrance, amincie encore,elle n’était plus qu’une flamme pure et très belle.

À quoi bon lutter davantage, puisque Félicien ne l’aimaitpas ? Maintenant, elle mourait de cette conviction : ilne l’aimait pas, peut-être ne l’avait-il jamais aimée. Tant qu’elleavait eu des forces, elle s’était battue contre son cœur, sa santé,sa jeunesse, qui la poussaient à courir le rejoindre. Depuisqu’elle se trouvait clouée là, elle devait se résigner, c’étaitfini.

Un matin, comme Hubert l’installait dans son fauteuil, en posantsur un coussin ses petits pieds inertes, elle dit avec unsourire :

– Ah ! je suis bien sûre d’être sage, à présent, et dene pas me sauver.

Hubert se hâta de descendre, suffoqué, craignant d’éclater enlarmes.

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