Le Rêve

Chapitre 9

 

Le soir même, en rentrant de l’église, Angélique pensait :« Je le verrai tout à l’heure : il sera dans leClos-Marie, et je descendrai le retrouver. » Leurs yeuxs’étaient donné ce rendez-vous.

On ne dîna qu’à huit heures, dans la cuisine, selon l’habitude.Hubert parlait seul, excité par cette journée de fête. Sérieuse,Hubertine répondait à peine, ne quittant pas du regard la jeunefille, qui mangeait d’un gros appétit, mais inconsciente, sansparaître savoir qu’elle portait la fourchette à sa bouche, toute àson rêve. Et Hubertine lisait clairement en elle, voyait se formeret se suivre une à une les pensées, sous ce front candide, commesous le cristal d’une eau pure.

À neuf heures, un coup de sonnette les étonna. C’était l’abbéCornille. Malgré sa fatigue, il venait leur dire que Monseigneuravait beaucoup admiré les trois anciens panneaux de broderie.

– Oui, il en a parlé devant moi. Je savais que vous seriezheureux de l’apprendre.

Angélique, qui, au nom de Monseigneur, s’était intéressée,retomba dans sa songerie, dès que l’on causa de la procession.Puis, au bout de quelques minutes, elle se mit debout.

– Où vas-tu donc ? interrogea Hubertine.

Cette question la surprit, comme si elle-même ne se fût pasdemandé pourquoi elle se levait.

– Mère, je monte, je suis très lasse.

Et, derrière cette excuse, Hubertine devinait la vraie raison,le besoin d’être seule, avec son bonheur.

– Viens m’embrasser.

Lorsqu’elle la tint serrée contre elle, dans ses bras, elle lasentit frémir. Son baiser de chaque soir se déroba presque. Alors,très grave, elle la regarda en face, elle lut dans ses yeux lerendez-vous accepté, la fièvre de s’y rendre.

– Sois sage, dors bien.

Mais déjà Angélique, après un rapide bonsoir à Hubert et àl’abbé Cornille, montait dans sa chambre, éperdue, tellement elleavait senti son secret au bord de ses lèvres. Si sa mère l’avaitgardée une seconde encore contre son cœur, elle aurait parlé. Quandelle se fut enfermée à double tour, la lumière la blessa, ellesouffla sa bougie. La lune se levait de plus en plus tard, la nuitétait très sombre. Et, sans se déshabiller, assise devant lafenêtre ouverte sur les ténèbres, elle attendit pendant des heures.Les minutes s’écoulaient remplies, la même idée suffisait àl’occuper : elle descendrait le rejoindre, quand minuitsonnerait. Cela se ferait très naturellement, elle se voyait agir,pas à pas, geste à geste, avec cette aisance qu’on a dans lessonges. Presque tout de suite, elle avait entendu partir l’abbéCornille. Ensuite, les Hubert étaient montés à leur tour. Deuxfois, il lui sembla que leur chambre se rouvrait, que des piedsfurtifs s’avançaient jusqu’à l’escalier, comme si quelqu’un fûtvenu écouter là, un instant. Puis, la maison parut s’anéantir dansun sommeil profond.

Lorsque l’heure eut sonné, Angélique se leva.

– Allons, il m’attend.

Et elle ouvrit sa porte, qu’elle ne referma même pas. Dansl’escalier, en passant devant la chambre des Hubert, elle prêtal’oreille ; mais elle n’entendit rien, rien que le frisson dusilence. D’ailleurs, elle était très à l’aise, sans effarement nihâte, n’ayant point conscience d’être en faute. Une force lamenait, cela lui semblait tellement simple, que l’idée d’un dangerl’aurait fait sourire. En bas, elle sortit dans le jardin, par lacuisine, et elle oublia encore de refermer le volet. Puis, de sonallure rapide, elle gagna la petite porte qui donnait sur leClos-Marie, la laissa également toute grande derrière elle. Dans leclos, malgré l’ombre épaisse, elle n’eut pas une hésitation, marchadroit à la planche, traversa la Chevrotte, se dirigea à tâtonscomme dans un lieu familier, où chaque arbre lui était connu. Et,tournant à droite, sous un saule, elle n’eut qu’à étendre les mainspour rencontrer les mains de celui qu’elle savait être là, àl’attendre.

Un instant, muette, Angélique serra dans les siennes les mainsde Félicien. Ils ne pouvaient se voir, le ciel s’était couvertd’une nuée de chaleur, que la lune à son lever, amincie,n’éclairait pas encore. Et elle parla dans les ténèbres, tout soncœur se soulagea de sa grande joie.

– Ah ! mon cher seigneur, que je vous aime et que jevous remercie !

Elle riait de le connaître enfin, elle le remerciait d’êtrejeune, beau, riche, plus encore qu’elle ne l’espérait. C’était unegaieté sonnante, le cri d’émerveillement et de gratitude devant cecadeau d’amour que lui faisait son rêve.

– Vous êtes le roi, vous êtes mon maître, et me voici àvous, je n’ai que le regret d’être si peu… Mais j’ai l’orgueil devous appartenir, cela suffit que vous m’aimiez, pour que je soisreine à mon tour… J’avais beau savoir et vous attendre, mon cœurs’est élargi, depuis que vous y êtes devenu si grand… Ah ! moncher seigneur, que je vous remercie et que je vous aime !

Alors, doucement, il lui passa son bras à la taille, ill’emmena, en disant :

– Venez chez moi.

Il lui fit gagner le fond du Clos-Marie, au travers des herbesfolles ; et elle s’expliqua comment il passait chaque soir parla vieille grille de l’Évêché, condamnée autrefois. Il avait laissécette grille ouverte, il l’introduisit à son bras dans le grandjardin de Monseigneur. Au ciel, la lune peu à peu montante, cachéederrière le voile de vapeurs chaudes, les blanchissait d’unetransparence laiteuse. Toute la voûte, sans une étoile, en étaitemplie d’une poussière de clarté, qui pleuvait muette dans lasérénité de la nuit. Lentement, ils remontèrent la Chevrotte, dontle cours traversait le parc ; mais ce n’était plus le ruisseaurapide, précipité sur une pente caillouteuse ; c’était une eaucalme, une eau alanguie, errant parmi des touffes d’arbres. Et,sous la nuée lumineuse, entre ces arbres baignés et flottants, larivière élyséenne semblait se dérouler dans un rêve.

Angélique avait repris, joyeusement :

– Je suis si fière et si heureuse d’être ainsi, à votrebras !

Félicien, ravi de tant de simplicité et de charme, l’écoutaits’exprimer sans gêne, ne rien cacher, dire tout haut ce qu’ellepensait, dans la naïveté de son cœur.

– Ah ! chère âme, c’est moi qui dois vous êtrereconnaissant de ce que vous voulez bien m’aimer un peu, sigentiment… Dites-moi encore comment vous m’aimez, dites-moi ce quis’est passé en vous, lorsque vous avez su enfin qui j’étais.

Mais, d’un joli geste d’impatience, ellel’interrompit :

– Non, non, parlons de vous, rien que de vous. Est-ce queje compte, moi ? est-ce que ça importe, ce que je suis, ce queje pense ?… C’est vous seul qui existez maintenant.

Et, se serrant contre lui, ralentissant le pas, le long de larivière enchantée, elle l’interrogeait sans fin, elle voulait toutconnaître, son enfance, sa jeunesse, les vingt années qu’il avaitvécues loin de son père.

– Je sais que votre mère est morte à votre naissance, etque vous avez grandi chez un oncle, un vieil abbé… Je sais queMonseigneur refusait de vous revoir…

Il parla très bas, d’une voix lointaine, qui semblait monter dupassé.

– Oui, mon père avait adoré ma mère, j’étais coupabled’être venu et de l’avoir tuée… Mon oncle m’élevait dansl’ignorance de ma famille, durement, comme si j’avais été un enfantpauvre, confié à ses soins. Je n’ai su la vérité que très tard, ily a deux ans à peine… Mais cela ne m’a pas surpris, je sentaiscette grande fortune derrière moi. Tout travail régulierm’ennuyait, je n’étais bon qu’à courir les champs. Puis, s’estdéclarée ma passion pour les vitraux de notre petite église…

Elle riait, et il s’égaya aussi.

– Je suis un ouvrier comme vous, j’avais décidé que jegagnerais ma vie à peindre des vitraux, lorsque tout cet argents’est écroulé sur moi… Et mon père montrait tant de chagrin, lesjours où l’oncle lui écrivait que j’étais un diable, que jamais jen’entrerais dans les ordres ! C’était sa volonté formelle, deme voir prêtre, peut-être l’idée que je rachèterais par là lemeurtre de ma mère. Il s’est rendu pourtant, il m’a rappelé près delui… Ah ! vivre, vivre, que c’est bon ! Vivre pour aimeret être aimé !

Sa jeunesse bien portante et vierge vibra dans ce cri, dontfrissonna la nuit calme. Il était la passion, la passion dont samère était morte, la passion qui l’avait jeté à ce premier amour,éclos du mystère. Toute sa fougue y aboutissait, sa beauté, saloyauté, son ignorance et son désir gourmand de la vie.

– J’étais comme vous, j’attendais, et la nuit où vous vousêtes montrée à votre fenêtre, je vous ai reconnue aussi… Dites-moice que vous rêviez, contez-moi vos journées d’auparavant…

Mais, de nouveau, elle lui ferma la bouche.

– Non, parlons de vous, rien que de vous. Je voudrais querien de vous ne me restât caché… Que je vous tienne, que je vousaime tout entier !

Et elle ne se lassait pas de l’entendre parler de lui, dans unejoie extasiée à le connaître, adorante comme une sainte fille auxpieds de Jésus. Et ni l’un ni l’autre ne se fatiguaient de répéterles mêmes choses, à l’infini, comment ils s’étaient aimés, commentils s’aimaient. Les mots revenaient pareils, toujours nouveaux,prenant des sens imprévus, insondables. Leur bonheur grandissait ày descendre, à en goûter la musique sur leurs lèvres. Il luiconfessa le charme où elle le tenait avec sa voix seule, si touché,qu’il n’était plus que son esclave, rien qu’à l’entendre. Elleavoua la crainte délicieuse où il la jetait, lorsque sa peau siblanche s’empourprait d’un flot de sang, à la moindre colère. Etils avaient quitté maintenant les bords vaporeux de la Chevrotte,ils s’enfonçaient sous la futaie obscure des grands ormes, les brasà la taille.

– Oh ! ce jardin, murmura Angélique, jouissant de lafraîcheur qui tombait des feuillages. Il y a des années que j’ai ledésir d’y entrer… Et m’y voilà avec vous, m’y voilà !

Elle ne lui demandait pas où il la conduisait, elles’abandonnait à son bras, dans les ténèbres des troncs centenaires.La terre était douce aux pieds, les voûtes de feuilles seperdaient, très hautes, comme des voûtes d’église. Pas un bruit,pas un souffle, rien que le battement de leurs cœurs.

Enfin, il poussa la porte d’un pavillon, il lui dit :

– Entrez, vous êtes chez moi.

C’était là que son père croyait convenable de le loger, àl’écart, dans ce coin reculé du parc. Il y avait, en bas, un grandsalon ; en haut, tout un appartement complet. Une lampeéclairait la vaste pièce du rez-de-chaussée.

– Vous voyez bien, reprit-il avec un sourire, que vous êteschez un artisan. Voici mon atelier.

Un atelier en effet, le caprice d’un garçon riche qui seplaisait au côté métier, dans la peinture sur verre. Il avaitretrouvé les anciens procédés du treizième siècle, il pouvait secroire un de ces verriers primitifs, produisant des chefs-d’œuvre,avec les pauvres moyens du temps. L’ancienne table lui suffisait,enduite de craie fondue, sur laquelle il dessinait en rouge, et oùil découpait les verres au fer chaud, dédaigneux du diamant.Justement, le moufle, un petit four reconstruit d’après un dessin,était chargé ; une cuisson s’y achevait, la réparation d’unautre vitrail de la cathédrale ; et il y avait encore là, dansdes caisses, des verres de toutes les couleurs, qu’il devait fairefabriquer pour lui, les bleus, les jaunes, les verts, les rouges,pâles, jaspés, fumeux, sombres, nacrés, intenses. Mais la pièceétait tendue d’admirables étoffes, l’atelier disparaissait sous unluxe merveilleux d’ameublement. Au fond, sur un antique tabernaclequi lui servait de piédestal, une grande Vierge dorée souriait, deses lèvres de pourpre.

– Et vous travaillez, vous travaillez ! répétaitAngélique avec une joie d’enfant.

Elle s’amusa beaucoup du four, elle exigea qu’il lui expliquâttout son travail : comment il se contentait, à l’exemple desmaîtres anciens, d’employer des verres colorés dans la pâte, qu’ilombrait simplement de noir ; pourquoi il s’en tenait auxpetits personnages distincts, accentuant les gestes et lesdraperies ; et ses idées sur l’art du verrier, qui avaitdécliné dès qu’on s’était mis à peindre sur le verre, à l’émailler,en dessinant mieux ; et son opinion finale qu’une verrièredevait être uniquement une mosaïque transparente, les tons les plusvifs disposés dans l’ordre le plus harmonieux, tout un bouquetdélicat et éclatant de couleurs. Mais, en ce moment, ce qu’elle semoquait au fond de l’art du verrier ! Ces choses n’avaientqu’un intérêt, venir de lui, l’occuper encore de lui, être commeune dépendance de sa personne.

– Ah ! dit-elle, nous serons heureux. Vous peindrez,je broderai.

Il lui avait repris les mains, au milieu de la vaste pièce, dontle grand luxe la mettait à l’aise, semblait le milieu naturel où sagrâce allait fleurir. Et tous deux, un instant, se turent. Puis, cefut elle qui, de nouveau, parla.

– Alors, c’est fait ?

– Quoi ? demanda-t-il, souriant.

– Notre mariage.

Il eut une seconde d’hésitation. Sa face, très blanche, s’étaitbrusquement colorée. Elle en fut inquiète.

– Est-ce que je vous fâche ?

Mais déjà il lui serrait les mains, d’une étreinte quil’enveloppait toute.

– C’est fait. Il suffit que vous désiriez une chose, pourqu’elle soit faite, malgré les obstacles. Je n’ai plus qu’uneraison d’être, celle de vous obéir.

Alors, elle rayonna.

– Nous nous marierons, nous nous aimerons toujours, nous nenous quitterons jamais plus.

Elle n’en doutait pas, cela s’accomplirait dès le lendemain,avec cette aisance des miracles de la Légende. L’idée du plus légerempêchement, du moindre retard, ne lui venait même point. Pourquoi,puisqu’ils s’aimaient, les aurait-on séparés davantage ? Ons’adore, on se marie, et c’est très simple. Elle en avait unegrande joie tranquille.

– C’est dit, tapez-moi dans la main, reprit-elle enplaisantant.

Il porta la petite main à ses lèvres.

– C’est dit.

Et, comme elle partait, dans la crainte d’être surprise parl’aube, ayant une hâte aussi d’en finir avec son secret, il voulutla reconduire.

– Non, non, nous n’arriverions pas avant le jour. Jeretrouverai bien ma route… À demain.

– À demain.

Félicien obéit, se contenta de regarder partir Angélique, etelle courait sous les ormes sombres, elle courait le long de laChevrotte baignée de lumière. Déjà, elle avait franchi la grille duparc, puis s’était lancée au travers des hautes herbes duClos-Marie. Tout en courant, elle pensait que jamais elle nepourrait patienter jusqu’au lever du soleil, que le mieux était defrapper chez les Hubert, pour les éveiller et leur tout dire.C’était une expansion de bonheur, une révolte de franchise :elle se sentait incapable de le taire cinq minutes encore, cesecret gardé si longtemps. Elle entra dans le jardin, referma laporte.

Et là, contre la cathédrale, Angélique aperçut Hubertine, quil’attendait dans la nuit, assise sur le banc de pierre, qu’unemaigre touffe de lilas entourait. Réveillée, avertie par uneangoisse, celle-ci était montée, avait compris en trouvant lesportes ouvertes. Et, anxieuse, ne sachant où aller, craignantd’aggraver les choses, elle attendait.

Tout de suite, Angélique se jeta à son cou, sans confusion, lecœur bondissant d’allégresse, riant gaiement de n’avoir plus rien àcacher.

– Ah ! mère, c’est fait !… Nous allons nousmarier, je suis si contente !

Avant de répondre, Hubertine l’examinait fixement. Mais sescraintes tombèrent, devant cette virginité en fleur, ces yeuxlimpides, ces lèvres pures. Et il ne lui resta que beaucoup dechagrin, des larmes coulèrent sur ses joues.

– Ma pauvre enfant ! murmura-t-elle, comme la veille,dans l’église.

Angélique, surprise de la voir ainsi, elle, pondérée, qui nepleurait jamais, se récria.

– Quoi donc ? mère, vous vous faites du chagrin… C’estvrai, j’ai été vilaine, j’ai eu un secret pour vous. Mais si voussaviez combien il a pesé lourd en moi ! On ne parle pasd’abord, ensuite on n’ose plus… Il faut me pardonner.

Elle s’était assise près d’elle, et d’un bras caressant l’avaitprise à la taille. Le vieux banc semblait s’enfoncer dans ce coinmoussu de la cathédrale. Au-dessus de leurs têtes, les lilasfaisaient une ombre ; et il y avait là cet églantier que lajeune fille cultivait, pour voir s’il ne porterait pas desroses ; mais, négligé depuis quelque temps, il végétait, ilretournait à l’état sauvage.

– Mère, je vais tout vous dire, tenez ! àl’oreille.

À demi-voix, alors, elle lui conta leurs amours, dans un flot deparoles intarissables, revivant les moindres faits, s’animant à lesrevivre. Elle n’omettait rien, fouillait sa mémoire, ainsi que pourune confession. Et elle n’en était point gênée, le sang de lapassion chauffait ses joues, une flamme d’orgueil allumait sesyeux, sans qu’elle haussât la voix, chuchotante et ardente.

Hubertine finit par l’interrompre, parlant elle aussi toutbas.

– Va, va, te voilà partie ! Tu as beau te corriger,c’est emporté à chaque fois, comme par un grand vent… Ah !orgueilleuse, ah ! passionnée, tu es toujours la petite fillequi refusait de laver la cuisine et qui se baisait les mains.

Angélique ne put s’empêcher de rire.

– Non, ne ris pas, bientôt tu n’auras pas assez de larmespour pleurer… Jamais ce mariage ne se fera, ma pauvre enfant.

Du coup, sa gaieté éclata, sonore, prolongée.

– Mère, mère, qu’est-ce que vous dites ? Est-ce pourme taquiner et me punir ?… C’est si simple ! Ce soir, ilva en parler à son père. Demain, il viendra tout régler avecvous.

Vraiment, elle s’imaginait cela ? Hubertine dut êtreimpitoyable. Une petite brodeuse, sans argent, sans nom, épouserFélicien d’Hautecœur ! Un jeune homme riche à cinquantemillions ! le dernier descendant d’une des plus vieillesmaisons de France !

Mais, à chaque nouvel obstacle, Angélique répondaittranquillement :

– Pourquoi pas ?

Ce serait un vrai scandale, un mariage en dehors des conditionsordinaires du bonheur. Tout se dresserait pour l’empêcher. Ellecomptait donc lutter contre tout ?

– Pourquoi pas ?

On disait Monseigneur fier de son nom, sévère aux tendressesd’aventure. Pouvait-elle espérer le fléchir ?

– Pourquoi pas ?

Et, inébranlable dans sa foi :

– C’est drôle, mère, comme vous croyez le mondeméchant ! Quand je vous dis que les choses marcherontbien !… Il y a deux mois, vous me grondiez, vous meplaisantiez, rappelez-vous, et pourtant j’avais raison, tout ce quej’annonçais s’est réalisé.

– Mais, malheureuse, attends la fin !

Hubertine se désolait, tourmentée par son remords d’avoir laisséAngélique ignorante à ce point. Elle aurait voulu lui dire lesdures leçons de la réalité, l’éclairer sur les cruautés, lesabominations du monde, prise d’embarras, ne trouvant pas les motsnécessaires. Quelle tristesse, si, un jour, elle avait à s’accuserd’avoir fait le malheur de cette enfant, élevée ainsi en recluse,dans le mensonge continu du rêve !

– Voyons, ma chérie, tu n’épouserais pourtant pas ce garçonmalgré nous tous, malgré son père.

Angélique devint sérieuse, la regarda en face, puis d’un tongrave :

– Pourquoi pas ? Je l’aime et il m’aime.

De ses deux bras, sa mère la reprit, la ramena contreelle ; et elle aussi la regardait, sans parler encore,frémissante. La lune voilée était descendue derrière la cathédrale,les brumes volantes se rosaient faiblement au ciel, à l’approche dujour. Toutes deux baignaient dans cette pureté matinale, dans legrand silence frais, que seul le réveil des oiseaux troublait depetits cris.

– Oh ! mon enfant, il n’y a que le devoir etl’obéissance qui fassent du bonheur. On souffre toute sa vie d’uneheure de passion et d’orgueil. Si tu veux être heureuse,soumets-toi, renonce, disparais…

Mais elle la sentait se rebeller dans son étreinte, et cequ’elle ne lui avait jamais dit, ce qu’elle hésitait encore à luidire, s’échappa de ses lèvres.

– Écoute, tu nous crois heureux, père et moi. Nous leserions, si un tourment n’avait pas gâté notre vie…

Elle baissait la voix davantage, elle lui conta d’un souffletremblant leur histoire, le mariage malgré sa mère, la mort del’enfant, l’inutile désir d’en avoir un autre, sous la punition dela faute. Cependant, ils s’adoraient, ils avaient vécu de travail,sans besoins ; et ils étaient malheureux, ils en seraientcertainement arrivés à des querelles, une vie d’enfer, peut-êtreune séparation violente, sans leurs efforts, sa bonté à lui, saraison à elle.

– Réfléchis, mon enfant, ne mets rien dans ton existence,dont tu puisses souffrir plus tard… Sois humble, obéis, fais tairele sang de ton cœur.

Combattue, Angélique l’écoutait, toute pâle, retenant deslarmes.

– Mère, vous me faites du mal… Je l’aime et il m’aime.

Et ses larmes coulèrent. Elle était bouleversée de laconfidence, attendrie, avec un effarement dans les yeux, commeblessée de ce coin de vérité entrevu. Mais elle ne cédait pas. Elleserait morte si volontiers de son amour !

Alors, Hubertine se décida.

– Je ne voulais pas te causer tant de peine en une fois. Ilfaut pourtant que tu saches… Hier soir, quand tu as été montée,j’ai interrogé l’abbé Cornille, j’ai appris pourquoi Monseigneur,qui résistait depuis si longtemps, a cru devoir appeler son fils àBeaumont… Un de ses grands chagrins était la fougue du jeune homme,la hâte qu’il montrait de vivre, en dehors de toute règle. Aprèsavoir douloureusement renoncé à en faire un prêtre, il n’espéraitmême plus le lancer dans quelque occupation convenant à son rang età sa fortune. Ce ne serait jamais qu’un passionné, un fou, unartiste… Et c’est alors que, craignant des sottises de cœur, il l’afait venir ici, pour le marier tout de suite.

– Eh bien ? demanda Angélique, sans comprendreencore.

– Un mariage était en projet avant même son arrivée, ettout paraît réglé aujourd’hui, l’abbé Cornille m’a formellement ditqu’il devait épouser à l’automne mademoiselle Claire de Voincourt…Tu connais l’hôtel des Voincourt, là, près de l’Évêché. Ils sonttrès liés avec Monseigneur. De part et d’autre, on ne pouvaitsouhaiter mieux, ni comme nom ni comme argent. L’abbé approuvebeaucoup cette union.

La jeune fille n’écoutait plus ces raisons de convenance. Uneimage s’était brusquement évoquée devant ses yeux, celle de Claire.Elle la revoyait passer, telle qu’elle l’apercevait parfois sousles arbres de son parc, l’hiver, telle qu’elle la retrouvait dansla cathédrale, aux fêtes : une grande demoiselle brune, de sonâge, très belle, d’une beauté plus éclatante que la sienne, avecune démarche de royale distinction. On la disait très bonne, malgréson air de froideur.

– Cette grande demoiselle, si belle, si riche… Ill’épouse…

Elle murmurait cela comme en songe. Puis, elle eut undéchirement au cœur, elle cria :

– Il ment donc ! il ne me l’a pas dit.

Le souvenir lui était revenu de la courte hésitation deFélicien, du flot de sang dont ses joues s’étaient empourprées,lorsqu’elle lui avait parlé de leur mariage. La secousse fut sirude, que sa tête décolorée glissa sur l’épaule de sa mère.

– Ma mignonne, ma chère mignonne… C’est bien cruel, je lesais. Mais, si tu attendais, ce serait plus cruel encore. Arrachedonc tout de suite le couteau de la blessure… Répète-toi, à chaqueréveil de ton mal, que jamais Monseigneur, le terribleJean XII, dont le monde, paraît-il, se rappelle encore lafierté intraitable, ne donnera son fils, le dernier de sa race, àune petite brodeuse, ramassée sous une porte, adoptée par depauvres gens tels que nous.

Dans sa défaillance, Angélique entendait cela, ne se révoltaitplus. Qu’avait-elle senti passer sur sa face ? Une haleinefroide, venue de loin, par-dessus les toits, lui glaçait le sang.Était-ce cette misère du monde, cette réalité triste, dont on luiparlait comme on parle du loup aux enfants déraisonnables ?Elle en gardait une douleur, rien que d’avoir été effleurée. Déjà,pourtant, elle excusait Félicien : il n’avait pas menti, ilétait resté muet, simplement. Si son père voulait le marier à cettejeune fille, lui sans doute la refusait. Mais il n’osait encoreentrer en lutte ; et, puisqu’il n’avait rien dit, peut-êtreétait-ce qu’il venait de s’y décider. Devant ce premierécroulement, pâle, touchée du doigt rude de la vie, elle demeuraitcroyante toujours, elle avait quand même foi en son rêve. Leschoses se réaliseraient, seulement son orgueil était abattu, elleretombait à l’humilité de la grâce.

– Mère, c’est vrai, j’ai péché et je ne pécherai plus… Jevous promets de ne pas me révolter, d’être ce que le Ciel voudraque je sois.

C’était la grâce qui parlait, la victoire restait au milieu oùelle avait grandi, à l’éducation qu’elle y avait reçue. Pourquoiaurait-elle douté du lendemain, puisque, jusqu’alors, tout ce quil’entourait s’était montré si généreux pour elle, et si tendre.Elle voulait garder la sagesse de Catherine, la modestied’Élisabeth, la chasteté d’Agnès, réconfortée par l’appui dessaintes, certaine qu’elles seules l’aideraient à vaincre. Est-ceque sa vieille amie la cathédrale, le Clos-Marie et la Chevrotte,la petite maison fraîche des Hubert, les Hubert eux-mêmes, tout cequi l’aimait, n’allait pas la défendre, sans qu’elle eût à agir,simplement obéissante et pure ?

– Alors, tu me promets que tu ne feras jamais rien contrenotre volonté, ni surtout contre celle de Monseigneur ?

– Oui, mère, je promets.

– Tu me promets de ne jamais revoir ce jeune homme et de neplus songer à cette folie de l’épouser.

Là, son cœur défaillit. Une rébellion dernière manqua de lasoulever, en criant son amour. Puis, elle plia la tête,définitivement domptée.

– Je promets de ne rien faire pour le revoir et pour qu’ilm’épouse.

Hubertine, très émue, la serra désespérément dans ses bras, enremerciement de son obéissance. Ah ! quelle misère !vouloir le bien, faire souffrir ceux qu’on aime ! Elle étaitbrisée, elle se leva, surprise du jour qui grandissait. Les petitscris des oiseaux avaient augmenté, sans qu’on en vît encore volerun seul. Au ciel, les nuées s’écartaient comme des gazes, dans lebleuissement limpide de l’air.

Et Angélique, alors, les regards tombés machinalement sur sonéglantier, finit par l’apercevoir, avec ses fleurs chétives. Elleeut un rire triste.

– Vous aviez raison, mère, il n’est pas près de porter desroses.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer