Le Rêve

Chapitre 2

 

Beaumont est fait de deux villes complètement séparées etdistinctes : Beaumont-l’Église, sur la hauteur, avec savieille cathédrale du douzième siècle, son évêché qui dateseulement du dix-septième, ses mille âmes à peine, serrées,étouffées au fond de ses rues étroites ; et Beaumont-la-Ville,en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien faubourg que laprospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes a enrichi,élargi, au point qu’il compte près de dix mille habitants, desplaces spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne. Lesdeux cantons, le canton nord et le canton sud, n’ont guère ainsi,entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu’à une trentainede lieues de Paris, où l’on va en deux heures, Beaumont-l’Églisesemble muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne restepourtant que trois portes. Une population stationnaire, spéciale, yvit de l’existence que les aïeux y ont menée de père en fils,depuis cinq cents ans.

La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas desmaisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sousses ailes de pierre. On n’y habite que pour elle et par elle ;les industries ne travaillent, les boutiques ne vendent que pour lanourrir, la vêtir, l’entretenir, elle et son clergé ; et, sil’on rencontre quelques bourgeois, c’est qu’ils y sont les derniersfidèles des foules disparues. Elle bat au centre, chaque rue estune de ses veines, la ville n’a d’autre souffle que le sien. De là,cette âme d’un autre âge, cet engourdissement religieux dans lepassé, cette cité cloîtrée qui l’entoure, odorante d’un vieuxparfum de paix et de foi.

Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, oùdésormais Angélique allait vivre, était la plus voisine de lacathédrale, celle qui tenait à sa chair même. L’autorisation debâtir là, entre deux contreforts, avait dû être accordée parquelque curé de jadis, désireux de s’attacher l’ancêtre de cettelignée de brodeurs, comme maître chasublier, fournisseur de lasacristie. Du côté du midi, la masse colossale de l’église barraitl’étroit jardin : d’abord le pourtour des chapelles latéralesdont les fenêtres donnaient sur les plates-bandes, puis le corpsélancé de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le vastecomble couvert de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétraitau fond de ce jardin, les lierres et les buis seuls y poussaientvigoureusement ; et l’ombre éternelle y était pourtant trèsdouce, tombée de la croupe géante de l’abside, une ombrereligieuse, sépulcrale et pure, qui sentait bon. Dans le demi-jourverdâtre, d’une calme fraîcheur, les deux tours ne laissaientdescendre que les sonneries de leurs cloches. Mais la maisonentière en gardait le frisson, scellée à ces vieilles pierres,fondue en elles, vivant de leur sang. Elle tressaillait auxmoindres cérémonies ; les grand-messes, le grondement desorgues, la voix des chantres, jusqu’au soupir oppressé des fidèles,bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la berçaient d’un soufflesacré, venu de l’invisible ; et, à travers le mur attiédi,parfois même semblaient fumer des vapeurs d’encens.

Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans uncloître, loin du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour allerentendre la messe de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pasl’envoyer à l’école, où elle craignait les mauvaisesfréquentations. Cette demeure antique et si resserrée, au jardind’une paix morte, fut son univers. Elle occupait, sous le toit, unechambre passée à la chaux ; elle descendait, le matin,déjeuner à la cuisine ; elle remontait à l’atelier du premierétage, pour travailler ; et c’étaient, avec l’escalier depierre tournant dans sa tourelle, les seuls coins où elle vécût,justement les coins vénérables, conservés d’âge en âge, car ellen’entrait jamais dans la chambre des Hubert, et ne faisait guèreque traverser le salon du bas, les deux pièces rajeunies au goût del’époque. Dans le salon, on avait plâtré les solives ; unecorniche à palmettes, accompagnée d’une rosace centrale, ornait leplafond ; le papier à grandes fleurs jaunes datait du premierempire, de même que la cheminée de marbre blanc et que le meubled’acajou, un guéridon, un canapé, quatre fauteuils, recouverts develours d’Utrecht. Les rares fois qu’elle y venait renouvelerl’étalage, quelques bandes de broderies pendues devant la fenêtre,si elle jetait un coup d’œil dehors, elle voyait la même échappéeimmuable, la rue butant contre la porte Sainte-Agnès : unedévote poussait le vantail qui se refermait sans bruit, lesboutiques de l’orfèvre et du cirier, en face, alignant leurs saintsciboires et leurs gros cierges, semblaient toujours vides. Et lapaix claustrale de tout Beaumont-l’Église, de la rue Magloire,derrière l’Évêché, de la Grand-Rue où aboutit la rue des Orfèvres,de la place du Cloître où se dressent les deux tours, se sentaitdans l’air assoupi, tombait lentement avec le jour pâle sur le pavédésert.

Hubertine s’était chargée de compléter l’instructiond’Angélique. D’ailleurs, elle pratiquait cette opinion anciennequ’une femme en sait assez long, quand elle met l’orthographe etqu’elle connaît les quatre règles. Mais elle eut à lutter contre lemauvais vouloir de l’enfant, qui se dissipait à regarder par lesfenêtres, quoique la récréation fût médiocre, celles-ci ouvrant surle jardin. Angélique ne se passionna guère que pour lalecture ; malgré les dictées, tirées d’un choix classique,elle n’arriva jamais à orthographier correctement une page ;et elle avait pourtant une jolie écriture, élancée et ferme, une deces écritures irrégulières des grandes dames d’autrefois. Pour lereste, la géographie, l’histoire, le calcul, son ignorance demeuracomplète. À quoi bon la science ? C’était bien inutile. Plustard, au moment de la première communion, elle apprit le mot à motde son catéchisme, dans une telle ardeur de foi, qu’elle émerveillale monde par la sûreté de sa mémoire.

La première année, malgré leur douceur, les Hubert avaientdésespéré souvent. Angélique, qui promettait d’être une brodeusetrès adroite, les déconcertait par des sautes brusques,d’inexplicables paresses, après des journées d’applicationexemplaire. Elle devenait tout d’un coup molle, sournoise, volantle sucre, les yeux battus dans son visage rouge ; et, si on lagrondait, elle éclatait en mauvaises réponses. Certains jours,quand ils voulaient la dompter, elle en arrivait à des crises defolie orgueilleuse, raidie, tapant des pieds et des mains, prête àdéchirer et à mordre. Une peur, alors, les faisait reculer devantce petit monstre, ils s’épouvantaient du diable qui s’agitait enelle. Qui était-elle donc ? d’où venait-elle ? Cesenfants trouvés, presque toujours, viennent du vice et du crime. Àdeux reprises, ils avaient résolu de s’en débarrasser, de la rendreà l’Administration, désolés, regrettant de l’avoir recueillie.Mais, chaque fois, ces affreuses scènes, dont la maison restaitfrémissante, se terminaient par le même déluge de larmes, la mêmeexaltation de repentir, qui jetait l’enfant sur le carreau, dansune telle soif du châtiment, qu’il fallait bien lui pardonner.

Peu à peu, Hubertine prit sur elle de l’autorité. Elle étaitfaite pour cette éducation, avec la bonhomie de son âme, son grandair fort et doux, sa raison droite, d’un parfait équilibre. Ellelui enseignait le renoncement et l’obéissance, qu’elle opposait àla passion et à l’orgueil. Obéir, c’était vivre. Il fallait obéir àDieu, aux parents, aux supérieurs, toute une hiérarchie de respect,en dehors de laquelle l’existence déréglée se gâtait. Aussi, àchaque révolte, pour lui apprendre l’humilité, lui imposait-elle,comme pénitence, quelque basse besogne, essuyer la vaisselle, laverla cuisine ; et elle demeurait là jusqu’au bout, la tenantcourbée sur les dalles, enragée d’abord, vaincue enfin. La passionsurtout l’inquiétait, chez cette enfant, l’élan et la violence deses caresses. Plusieurs fois, elle l’avait surprise à se baiser lesmains. Elle la vit s’enfiévrer pour des images, des petitesgravures de sainteté, des Jésus qu’elle collectionnait ; puis,un soir, elle la trouva en pleurs, évanouie, la tête tombée sur latable, la bouche collée aux images. Ce fut encore une terriblescène, lorsqu’elle les confisqua, des cris, des larmes, comme si onlui arrachait la peau. Et, dès lors, elle la tint sévèrement, netoléra plus ses abandons, l’accablant de travail, faisant lesilence et le froid autour d’elle, dès qu’elle la sentaits’énerver, les yeux fous, les joues brûlantes.

D’ailleurs, Hubertine s’était découvert un aide dans le livretde l’Assistance publique. Chaque trimestre, lorsque le percepteurle signait, Angélique en demeurait assombrie jusqu’au soir. Unélancement la poignait au cœur, si, par hasard, en prenant unebobine d’or dans le bahut, elle l’apercevait. Et, un jour deméchanceté furieuse, comme rien n’avait pu la vaincre et qu’ellebouleversait tout au fond du tiroir, elle était restée brusquementanéantie, devant le petit livre. Des sanglots l’étouffaient, elles’était jetée aux pieds des Hubert, en s’humiliant, en bégayantqu’ils avaient bien eu tort de la ramasser et qu’elle ne méritaitpas de manger leur pain. Depuis ce jour, l’idée du livret, souvent,la retenait dans ses colères.

Ce fut ainsi qu’Angélique atteignit ses douze ans, l’âge de lapremière communion. Le milieu si calme, cette petite maisonendormie à l’ombre de la cathédrale, embaumée d’encens,frissonnante de cantiques, favorisait l’amélioration lente de cerejet sauvage, arraché on ne savait d’où, replanté dans le solmystique de l’étroit jardin ; et il y avait aussi la vierégulière qu’on menait là, le travail quotidien, l’ignorance oùl’on y était du monde, sans que même un écho du quartier somnolenty pénétrât. Mais surtout la douceur venait du grand amour desHubert, qui semblait comme élargi par un incurable remords. Lui,passait les jours à tâcher d’effacer de sa mémoire, à elle,l’injure qu’il lui avait faite, en l’épousant malgré sa mère. Ilavait bien senti, à la mort de leur enfant, qu’elle l’accusait decette punition, et il s’efforçait d’être pardonné. Depuislongtemps, c’était fait, elle l’adorait. Il en doutait parfois, cedoute désolait sa vie. Pour être certain que la morte, la mèreobstinée, s’était laissé fléchir sous la terre, il aurait voulu unenfant encore. Leur désir unique était cet enfant du pardon, ilvivait aux pieds de sa femme, dans un culte, une de ces passionsconjugales, ardentes et chastes comme de continuelles fiançailles.Si, devant l’apprentie, il ne la baisait pas même sur les cheveux,il n’entrait dans leur chambre, après vingt années de ménage, quetroublé d’une émotion de jeune mari, au soir des noces. Elle étaitdiscrète, cette chambre, avec sa peinture blanche et grise, sonpapier à bouquets bleus, son meuble de noyer, recouvert decretonne. Jamais il n’en sortait un bruit, mais elle sentait bon latendresse, elle attiédissait la maison entière. Et c’était pourAngélique un bain d’affection, où elle grandissait très passionnéeet très pure.

Un livre acheva l’œuvre. Comme elle furetait un matin, fouillantsur une planche de l’atelier, couverte de poussière, elledécouvrit, parmi des outils de brodeur hors d’usage, un exemplairetrès ancien de la Légende dorée, de Jacques de Voragine.Cette traduction française, datée de 1549, avait dû être achetéejadis par quelque maître chasublier, pour les images, pleines derenseignements utiles sur les saints. Longtemps elle-même nes’intéressa guère qu’à ces images, ces vieux bois d’une foi naïve,qui la ravissaient. Dès qu’on lui permettait de jouer, elle prenaitl’in-quarto, relié en veau jaune, elle le feuilletaitlentement : d’abord, le faux titre, rouge et noir, avecl’adresse du libraire, « à Paris, en la rue NeufveNostre-Dame, à l’enseigne Saint Jehan Baptiste » ; puis,le titre, flanqué des médaillons des quatre évangélistes, encadréen bas par l’adoration des trois Mages, en haut par le triomphe deJésus-Christ foulant des ossements. Et ensuite les images sesuccédaient, lettres ornées, grandes et moyennes gravures dans letexte, au courant des pages : l’Annonciation, un Ange immenseinondant de rayons une Marie toute frêle ; le Massacre desInnocents, le cruel Hérode au milieu d’un entassement de petitscadavres ; la Crèche, Jésus entre la Vierge et saint Joseph,qui tient un cierge ; saint Jean l’Aumônier donnant auxpauvres ; saint Mathias brisant une idole ; saintNicolas, en évêque, ayant à sa droite des enfants dans unbaquet ; et toutes les saintes, Agnès, le col troué d’unglaive, Christine, les mamelles arrachées avec des tenailles,Geneviève, suivie de ses agneaux, Julienne flagellée, Anastasiebrûlée, Marie l’Égyptienne faisant pénitence au désert, Madeleineportant le vase de parfum. D’autres, d’autres encore défilaient,une terreur et une piété grandissaient à chacune d’elles, c’étaitcomme une de ces histoires terribles et douces, qui serrent le cœuret mouillent les yeux de larmes.

Mais Angélique, peu à peu, fut curieuse de savoir au juste ceque représentaient les gravures. Les deux colonnes serrées dutexte, dont l’impression était restée très noire sur le papierjauni, l’effrayaient, par l’aspect barbare des caractèresgothiques. Pourtant, elle s’y accoutuma, déchiffra ces caractères,comprit les abréviations et les contractions, sut deviner lestournures et les mots vieillis ; et elle finit par lirecouramment, enchantée comme si elle pénétrait un mystère,triomphante à chaque nouvelle difficulté vaincue. Sous ceslaborieuses ténèbres, tout un monde rayonnant se révélait. Elleentrait dans une splendeur céleste. Ses quelques livres classiques,si secs et si froids, n’existaient plus. Seule, la Légende lapassionnait, la tenait penchée, le front entre les mains, prisetoute, au point de ne plus vivre de la vie quotidienne, sansconscience du temps, regardant monter, du fond de l’inconnu, legrand épanouissement du rêve.

Dieu est débonnaire, et ce sont d’abord les saints et lessaintes. Ils naissent prédestinés, des voix les annoncent, leursmères ont des songes éclatants. Tous sont beaux, forts, victorieux.De grandes lueurs les environnent, leur visage resplendit.Dominique a une étoile au front. Ils lisent dans l’intelligence deshommes, répètent à voix haute ce qu’on pense. Ils ont le don deprophétie, et leurs prédictions toujours se réalisent. Leur nombreest infini, il y a des évêques et des moines, des vierges et desprostituées, des mendiants et des seigneurs de race royale, desermites nus mangeant des racines, des vieillards avec des bichesdans des cavernes. Leur histoire à tous est la même, ilsgrandissent pour le Christ, croient en lui, refusent de sacrifieraux faux dieux, sont torturés et meurent pleins de gloire. Lespersécutions lassent les empereurs. André, mis en croix, prêchependant deux jours à vingt mille personnes. Des conversions enmasse se produisent, quarante mille hommes sont baptisés d’un coup.Quand les foules ne se convertissent pas devant les miracles, elless’enfuient épouvantées. On accuse les saints de magie, on leur posedes énigmes qu’ils débrouillent, on les met aux prises avec lesdocteurs qui restent muets. Dès qu’on les amène dans les templespour sacrifier, les idoles sont renversées d’un souffle et sebrisent. Une vierge noue sa ceinture au cou de Vénus, qui tombe enpoudre. La terre tremble, le temple de Diane s’effondre, frappé dutonnerre ; et les peuples se révoltent, des guerres civileséclatent. Alors, souvent, les bourreaux demandent le baptême, lesrois s’agenouillent aux pieds des saints en haillons, qui ontépousé la pauvreté. Sabine s’enfuit de la maison paternelle. Pauleabandonne ses cinq enfants et se prive de bains. Desmortifications, des jeûnes les purifient. Ni froment, ni huile.Germain répand de la cendre sur ses aliments. Bernard ne distingueplus les mets, ne reconnaît que le goût de l’eau pure. Agathongarde trois ans une pierre dans sa bouche. Augustin se désespèred’avoir péché, en prenant de la distraction à regarder un chiencourir. La prospérité, la santé sont en mépris, la joie commenceaux privations qui tuent le corps. Et c’est ainsi que, triomphants,ils vivent dans des jardins où les fleurs sont des astres, où lesfeuilles des arbres chantent. Ils exterminent des dragons, ilssoulèvent des tempêtes et les apaisent, ils sont ravis en extase àdeux coudées du sol. Des dames veuves pourvoient à leurs besoinspendant leur vie, reçoivent en rêve l’avis d’aller les ensevelir,quand ils sont morts. Des histoires extraordinaires leur arrivent,des aventures merveilleuses, aussi belles que des romans. Et, aprèsdes centaines d’années, lorsqu’on ouvre leurs tombeaux, il s’enéchappe des odeurs suaves.

Puis, en face des saints, voici les diables, les diablesinnombrables. « Ilz vollent souvent environ nous commemousches et remplissent lair sans nombre. Lair est aussi plein dedyables et de mauvais esperitz, comme le ray du soleil est plein deathomes. Cest pouldre menue. » Et la bataille s’engage,éternelle. Toujours les saints sont victorieux, et toujours ilsdoivent recommencer la victoire. Plus on chasse de diables, plus ilen revient. On en compte six mille six cent soixante-six dans lecorps d’une seule femme, que Fortunat délivre. Ils s’agitent, ilsparlent et crient par la voix des possédés, dont ils secouent lesflancs d’une tempête. Ils entrent en eux par le nez, par lesoreilles, par la bouche, et ils en sortent avec des rugissements,après des jours d’effroyables luttes. À chaque détour des routes,un possédé se vautre, un saint qui passe livre bataille. Basile,pour sauver un jeune homme, se bat corps à corps. Pendant toute unenuit, Macaire, couché parmi les tombeaux, est assailli et sedéfend. Les anges eux-mêmes, au chevet des morts, en sont réduits,pour avoir les âmes, à rouer les démons de coups. D’autres fois, cene sont que des assauts d’intelligence et d’esprit. On plaisante,on joue au plus fin, l’apôtre Pierre et Simon le Magicien luttentde miracles. Satan, qui rôde, revêt toutes les formes, se déguiseen femme, va jusqu’à prendre la ressemblance des saints. Mais, dèsqu’il est vaincu, il apparaît dans sa laideur : « Ungchat noir plus grant que ung chien, les yeulx gros et flambloyants,la langue longue jusques au nombril, large et sanglante, la queuetorse et levée en hault, démonstrant son derrière, duquel il yssoithorrible punaisie. » Il est l’unique préoccupation, la grandehaine. On en a peur et on le raille. On n’est pas même honnête aveclui. Au fond, malgré l’appareil féroce de ses chaudières, il restel’éternelle dupe. Tous les pactes qu’il passe lui sont arrachés parla violence ou la ruse. Des femmes débiles le terrassent,Marguerite lui écrase la tête de son pied, Julienne lui crève lesflancs à coups de chaîne. Une sérénité s’en dégage, un dédain dumal puisqu’il est impuissant, une certitude du bien puisque lavertu est souveraine. Il suffit de se signer, le diable ne peutrien, hurle et disparaît. Quand une vierge fait le signe de lacroix, tout l’enfer croule.

Alors, dans ce combat des saints et des saintes contre Satan, sedéroulent les effroyables supplices des persécutions. Les bourreauxexposent aux mouches les martyrs enduits de miel ; les fontmarcher pieds nus sur du verre cassé et sur des charbonsardents ; les descendent dans des fosses avec desreptiles ; les flagellent à coups de fouets munis de boules deplomb ; les clouent vivants dans des cercueils, qu’ils jettentà la mer ; les pendent par les cheveux, puis lesallument ; arrosent leurs plaies de chaux vive, de poixbouillante, de plomb fondu ; les assoient sur des sièges debronze chauffés à blanc ; leur enfoncent autour du crâne descasques rougis ; leur brûlent les flancs avec des torches,rompent les cuisses sur des enclumes, arrachent les yeux, coupentla langue, cassent les doigts l’un après l’autre. Et la souffrancene compte pas, les saints restent pleins de mépris, ont une hâte,une allégresse à souffrir davantage. Un continuel miracled’ailleurs les protège, ils fatiguent les bourreaux. Jean boit dupoison et n’en est pas incommodé. Sébastien sourit, hérissé deflèches. D’autres fois, les flèches restent suspendues en l’air, àdroite et à gauche du martyr ; ou, lancées par l’archer, ellesreviennent sur elles-mêmes et lui crèvent les yeux. Ils boivent leplomb fondu comme de l’eau glacée. Des lions se prosternent etlèchent leurs mains, ainsi que des agneaux. Le gril de saintLaurent lui est d’une fraîcheur agréable. Il crie :« Malheure, tu as rosty une partie, retourne lautre et puismange, car elle est assez rostie. » Cécile, mise en un baintout bouillant, « estoit la tout ainsi comme en un froit lieuet ne sentit onc ung peu de sueur ». Christine déconcerte lessupplices : son père la fait battre par douze hommes quisuccombent de fatigue ; un autre bourreau lui succède,l’attache sur une roue, allume du feu dessous, et la flammes’étend, dévore quinze cents personnes ; il la jette à la mer,une pierre au col, mais les anges la soutiennent, Jésus vient labaptiser en personne, puis la confie à saint Michel pour qu’il laramène à terre ; un autre bourreau enfin l’enferme avec desvipères qui s’enroulent d’une caresse à sa gorge, la laisse cinqjours dans un four, où elle chante, sans éprouver aucun mal.Vincent, qui en subit plus encore, ne parvient pas àsouffrir : on lui rompt les membres ; on lui déchire lescôtes avec des peignes de fer jusqu’à ce que les entraillessortent ; on le larde d’aiguilles ; on le jette sur unbrasier que ses plaies inondent de sang ; on le remet enprison, les pieds cloués contre un poteau ; et, dépecé, rôti,le ventre ouvert, il vit toujours ; et ses tortures sontchangées en suavité de fleurs, une grande lumière emplit lecachot ; des anges chantent avec lui, sur une couche de roses.« Le doulx son du chant et la souefve odeur des fleurs seestendirent par dehors, et quant les gardes eurent veu, ils seconvertirent à la foy, et quant Dacien ouyt ceste chose, il futtout forcene et dist : Que luy ferons nous plus, nous sommesvaincus. » Tel est le cri des tourmenteurs, cela ne peut finirque par leur conversion ou par leur mort. Leurs mains sont frappéesde paralysie. Ils périssent violemment, des arêtes de poisson lesétranglent, des coups de foudre les écrasent, leurs chars sebrisent. Et les cachots des saints resplendissent tous, Marie etles apôtres y pénètrent à l’aise, au travers des murs. Des secourscontinuels, des apparitions descendent du ciel ouvert, où Dieu semontre, tenant une couronne de pierreries. Aussi la mort est-ellejoyeuse, ils la défient, les parents se réjouissent, lorsqu’un desleurs succombe. Sur le mont Ararat, dix mille crucifiés expirent.Près de Cologne, les onze mille vierges se font massacrer par lesHuns. Dans les cirques, les os craquent sous la dent des bêtes. Àtrois ans, Quirique, que le Saint-Esprit fait parler comme unhomme, souffre le martyre. Des enfants à la mamelle injurient lesbourreaux. Un dédain, un dégoût de la chair, de la loque humaine,aiguise la douleur d’une volupté céleste. Qu’on la déchire, qu’onla broie, qu’on la brûle, cela est bon ; encore et encore,jamais elle n’agonisera assez ; et ils appellent tous le fer,l’épée dans la gorge, qui seule les tue. Eulalie, sur son bûcher,au milieu d’une populace aveugle qui l’outrage, aspire la flammepour mourir plus vite. Dieu l’exauce, une colombe blanche sort desa bouche et monte au ciel.

À ces lectures, Angélique s’émerveillait. Tant d’abominations etcette joie triomphale la ravissaient d’aise, au-dessus du réel.Mais d’autres coins de la Légende, plus doux, l’amusaient aussi,les bêtes par exemple, toute l’arche qui s’y agite. Elles’intéressait aux corbeaux et aux aigles chargés de nourrir lesermites. Puis, que de belles histoires sur les lions ! le lionserviable qui creuse la fosse de Marie l’Égyptienne ; le lionflamboyant qui garde la porte des vilaines maisons, lorsque lesproconsuls y font conduire les vierges ; et encore le lion deJérôme, à qui l’on a confié un âne, qui le laisse voler, puis quile ramène. Il y avait aussi le loup, frappé de contrition,rapportant un pourceau dérobé. Bernard excommunie les mouches,lesquelles tombent mortes. Remi et Blaise nourrissent les oiseaux àleur table, les bénissent et leur rendent la santé. François,« plein de tres grande simplesse columbine », les prêche,les exhorte à aimer Dieu. « Ung oyseau qui se nomme cigaleestoit en un figuier, et François tendit sa main et appella celluyoyseau, et tantost il obeyt et vint sur sa main. Et il luydeist : Chante, ma seur, et loue nostre Seigneur. Et adoncqueschanta incontinent, et ne sen alla devant quelle eust congé. »C’était là, pour Angélique, un continuel sujet de récréation, quilui donnait l’idée d’appeler les hirondelles, curieuse de voir sielles viendraient. Ensuite, il y avait des histoires qu’elle nepouvait relire sans être malade, tant elle riait. Christophe, lebon géant, qui porta Jésus, l’égayait aux larmes. Elle étouffait, àla mésaventure du gouverneur avec les trois chambrièresd’Anastasie, quand il va les trouver dans la cuisine et qu’il baiseles poêles et les chaudrons, en croyant les embrasser. « Ilyssit dehors tresnoir et treslaid et les vestemens destrompus. Etquand les serviteurs qui lattendoient dehors le veirent ainsiattourné, si se penserent quil estoit tourné en dyable. Lors lebattirent de verges et senfuyrent et le laisserent toutseul. » Mais où le fou rire la prenait, c’était lorsqu’ontapait sur le diable, Julienne surtout, qui, tentée par lui dansson cachot, lui administra une si extraordinaire raclée avec sachaîne. « Lors commanda le prevost que Julienne fust amenée,et quant elle yssit elle trainoit le dyable après elle, et il criadisant : Ma dame Julienne, ne me faictes plus de mal. Si letraina ainsi par tout le marché, et après le jecta en une tresordefosse. » Ou encore elle répétait aux Hubert, en brodant, deslégendes plus intéressantes que des contes de fées. Elle les avaitlues tant de fois, qu’elle les savait par cœur : la légendedes Sept Dormants, qui, fuyant la persécution, murés dans unecaverne, y dormirent trois cent soixante-dix-sept ans, et dont leréveil étonna si fort l’empereur Théodose ; la légende desaint Clément, des aventures sans fin, imprévues etattendrissantes, toute une famille, le père, la mère, les troisfils, séparés par de grands malheurs et finalement réunis, àtravers les plus beaux miracles. Ses pleurs coulaient, elle enrêvait la nuit, elle ne vivait plus que dans ce monde tragique ettriomphant du prodige, au pays surnaturel de toutes les vertus,récompensées de toutes les joies.

Lorsque Angélique fit sa première communion, il lui semblaqu’elle marchait comme les saintes, à deux coudées de terre. Elleétait une jeune chrétienne de la primitive Église, elle seremettait aux mains de Dieu, ayant appris dans le livre qu’elle nepouvait être sauvée sans la grâce. Les Hubert pratiquaient,simplement : la messe le dimanche, la communion aux grandesfêtes ; et cela avec la foi tranquille des humbles, un peuaussi par tradition et pour leur clientèle, les chasubliers ayantde père en fils fait leurs pâques. Hubert, lui, s’interrompaitparfois de tendre un métier, pour écouter l’enfant lire seslégendes, dont il frémissait avec elle, les cheveux envolés auléger souffle de l’invisible. Il avait de sa passion, il pleura,lorsqu’il la vit en robe blanche. Cette journée fut comme un songe,tous les deux revinrent de l’église, étonnés et las. Il fallutqu’Hubertine les grondât, le soir, elle raisonnable qui condamnaitl’exagération, même dans les bonnes choses. Dès lors, elle dutcombattre le zèle d’Angélique, surtout l’emportement de charitédont celle-ci était prise. François avait la pauvreté pourmaîtresse, Julien l’Aumônier appelait les pauvres ses seigneurs,Gervais et Protais leur lavaient les pieds, Martin partageait aveceux son manteau. Et l’enfant, à l’exemple de Luce, voulait toutvendre pour tout donner. Elle s’était dépouillée d’abord de sesmenues affaires, ensuite elle avait commencé à piller la maison.Mais le comble devint qu’elle donnait à des indignes, sansdiscernement, les mains ouvertes. Un soir, le surlendemain de lapremière communion, réprimandée pour avoir jeté par la fenêtre dulinge à une ivrognesse, elle retomba dans ses anciennes violences,elle eut un accès terrible. Puis, écrasée de honte, malade, ellegarda le lit trois jours.

Cependant, les semaines, les mois coulaient. Deux annéess’étaient passées, Angélique avait quatorze ans et devenait femme.Quand elle lisait la Légende, ses oreilles bourdonnaient, le sangbattait dans les petites veines bleues de ses tempes ; et,maintenant, elle se prenait d’une tendresse fraternelle pour lesvierges.

Virginité est sœur des anges, possession de tout bien, défaitedu diable, seigneurie de foi. Elle donne la grâce, elle estl’invincible perfection. Le Saint-Esprit rend Luce si pesante, quemille hommes et cinq paires de bœufs, sur l’ordre du proconsul, nepeuvent la traîner à un mauvais lieu. Un gouverneur, qui veutembrasser Anastasie, devient aveugle. Dans les supplices, lacandeur des vierges éclate, leurs chairs très blanches, labouréespar les peignes de fer, laissent ruisseler des fleuves de lait, aulieu de sang. À dix reprises, revient l’histoire de la jeunechrétienne, fuyant sa famille, cachée sous une robe de moine, qu’onaccuse d’avoir mis à mal une fille du voisinage, qui souffre lacalomnie sans se disculper, puis qui triomphe, dans la brusquerévélation de son sexe innocent. Eugénie est ainsi amenée devant unjuge, reconnaît son père, déchire sa robe et se montre.Éternellement, le combat de la chasteté recommence, toujours lesaiguillons renaissent. Aussi la peur de la femme est-elle lasagesse des saints. Ce monde est semé de pièges, les ermites vontau désert, où il n’y a pas de femmes. Ils luttent effroyablement,se flagellent, se jettent nus dans les ronces et sur la neige. Unsolitaire, aidant sa mère à traverser un gué, se couvre les doigtsde son manteau. Un martyr, attaché, tenté par une fille, coupe avecles dents sa langue, qu’il lui crache au visage. François déclarequ’il n’a pas de plus grand ennemi que son corps. Bernard crie auvoleur ! au voleur ! pour se défendre contre une dame,son hôtesse. Une femme, à qui le pape Léon donne l’hostie, le baiseà la main ; et il se tranche le poignet, et la Vierge Marieremet la main en place. Tous glorifient la séparation des époux.Alexis, très riche, marié, instruit sa femme dans la chasteté, puiss’en va. On ne s’épouse que pour mourir. Justine, tourmentée à lavue de Cyprien, résiste, le convertit, et marche avec lui ausupplice. Cécile, aimée d’un ange, révèle ce secret, le soir desnoces, à Valérien, son mari, qui veut bien ne pas la toucher etrecevoir le baptême, afin de voir l’ange. « Il trouva en sachambre Cécile parlant à lange, et lange tenoit en sa main deuxcouronnes de roses, et les bailla lune à Cécile et lautre àValérien, et dist : Gardez ces couronnes de cueur et de corpssans macule. » La mort est plus forte que l’amour, c’est undéfi à l’existence. Hilaire prie Dieu d’appeler au ciel sa filleApia, pour qu’elle ne se marie point ; elle meurt, et la mèredemande au père de la faire appeler également ; ce qui estfait. La Vierge Marie elle-même enlève aux femmes leurs fiancés. Unnoble, parent du roi de Hongrie, renonce à une jeune fille d’unebeauté merveilleuse, dès que Marie entre en lutte.« Soudainement apparut notre Dame à luy disant : Se jesuis si belle comme tu dis, pourquoy me laisses-tu pour uneautre ? » Et il se fiance à elle.

Parmi toutes ces saintes, Angélique eut ses préférées, cellesdont les leçons allaient jusqu’à son cœur, qui la touchaient aupoint de la corriger. Ainsi, la sage Catherine, née dans lapourpre, l’enchantait par la science universelle de ses dix-huitans, lorsqu’elle dispute avec les cinquante rhéteurs etgrammairiens, que lui oppose l’empereur Maxime. Elle les confond,les réduit au silence. « Ilz furent esbahys et ne sceurent quedire, mais se teurent tous. Et lempereur les blasma pour ce quilzse estoient laissez vaincre si laidement d’une pucelle. » Lescinquante alors vont lui déclarer qu’ils se convertissent.« Et adonc quant le tyran ouyt ce, il fut tout esprins degrande forcenerie et commanda quilz fussent tous ardz au meillieude la cité. » À ses yeux, Catherine était la savanteinvincible, aussi fière et éclatante de sagesse que de beauté,celle qu’elle aurait voulu être, pour convertir les hommes et sefaire nourrir en prison par une colombe, avant d’avoir la têtetranchée. Mais surtout Élisabeth, la fille du roi de Hongrie, luidevenait un continuel enseignement. À chacune des révoltes de sonorgueil, lorsque la violence l’emportait, elle songeait à ce modèlede douceur et de simplicité, pieuse à cinq ans, refusant de jouer,se couchant par terre pour rendre hommage à Dieu, plus tard épouseobéissante et mortifiée du landgrave de Thuringe, montrant à sonépoux un visage gai que des larmes inondaient toutes les nuits,enfin veuve continente, chassée de ses États, heureuse de mener lavie d’une pauvresse. « Sa vesture estoit si vile quelleportoit ung manteau gris alonge de autre couleur de drap. Lesmanches de sa cotte estoient rompues et ramendées d’autrecouleur. » Le roi, son père, l’envoie chercher par un comte.« Et quant le comte la veit en tel habit et fillant, il seescria de douleur et de merveilles, et dist : Oncques fille deroy ne apparut en tel habit, ne ne fut veue filler laine. »Elle est la parfaite humilité chrétienne qui vit de pain noir avecles mendiants, panse leurs plaies sans dégoût, porte leursvêtements grossiers, dort sur la terre dure, suit les processionspieds nus. « Elle lavoit aucunes fois les escueles et lesvaisseaulx de la cuysine, et se mussoit et se cachoit que leschambrieres ne len détournassent, et disoit : Si je eussetrouve une autre vie plus despite, je leusse prinse. » Desorte qu’Angélique, raidie de colère autrefois, lorsqu’on luifaisait laver la cuisine, s’ingéniait maintenant à des besognesbasses, quand elle se sentait tourmentée du besoin de domination.Enfin, plus que Catherine, plus qu’Élisabeth, plus que toutes, unesainte lui était chère, Agnès, l’enfant martyre. Son cœurtressaillait, en la retrouvant dans la Légende, cette vierge, vêtuede sa chevelure, qui l’avait protégée sous la porte de lacathédrale. Quelle flamme de pur amour ! comme elle repoussele fils du gouverneur qui l’accoste au sortir de l’école !« Da ! hors de moy, pasteur de mort, commencement depeche et nourrissement de felonie. » Comme elle célèbrel’amant ! « Jayme celluy duquel la mere est Vierge et lepere ne congneut oncque femme, de la beaulte duquel le soleil et lalune sesmerveillent, par lodeur duquel les morts revivent. »Et, quand Aspasien commande qu’on lui mette « ung glayve parmyla gorge », elle monte au paradis s’unir à « son espouxblanc et vermeil ». Depuis quelques mois surtout, à des heurestroubles, lorsque des chaleurs de sang lui battaient les tempes,Angélique l’évoquait, l’implorait ; et, tout de suite, il luisemblait être rafraîchie. Elle la voyait continuellement à sonentour, elle se désespérait de faire souvent, de penser des choses,dont elle la sentait fâchée. Un soir qu’elle se baisait les mains,ainsi qu’elle en prenait parfois encore le plaisir, elle devintbrusquement très rouge et se tourna, confuse, bien qu’elle fûtseule, ayant compris que la sainte l’avait vue. Agnès était lagardienne de son corps.

À quinze ans, Angélique fut ainsi une adorable fille. Certes, nila vie cloîtrée et travailleuse, ni l’ombre douce de la cathédrale,ni la Légende aux belles saintes, n’avaient fait d’elle un ange,une créature d’absolue perfection. Toujours des fouguesl’emportaient, des fautes se déclaraient, par des échappéesimprévues, dans des coins d’âme qu’on avait négligé de murer. Maiselle se montrait si honteuse alors, elle aurait tant voulu êtreparfaite ! et elle était si humaine, si vivante, si ignoranteet pure au fond ! En revenant d’une des grandes courses queles Hubert se permettaient deux fois l’an, le lundi de la Pentecôteet le jour de l’Assomption, elle avait arraché un églantier, puiss’était amusée à le replanter dans l’étroit jardin. Elle letaillait, l’arrosait ; il y repoussait plus droit, il ydonnait des églantines plus larges, d’une odeur fine ; cequ’elle guettait, avec sa passion habituelle, répugnant à legreffer pourtant, voulant voir si un miracle ne lui ferait pasporter des roses. Elle dansait à l’entour, elle répétait d’un airravi : « C’est moi ! c’est moi ! » Et, sion la plaisantait sur son rosier de grand chemin, elle en riaitelle-même, un peu pâle, des larmes au bord des paupières. Ses yeuxcouleur de violette s’étaient encore adoucis, sa bouches’entrouvrait, découvrait les petites dents blanches, dans l’ovaleallongé du visage, que les cheveux blonds, d’une légèreté delumière, nimbaient d’or. Elle avait grandi, sans devenir fluette,le cou et les épaules toujours d’une grâce fière, la gorge ronde,la taille souple ; et gaie, et saine, une beauté rare, d’uncharme infini, où fleurissaient la chair innocente et l’âmechaste.

Les Hubert, chaque jour, se prenaient pour elle d’une affectionplus vive. L’idée leur était venue à tous deux de l’adopter.Seulement, ils n’en disaient rien, de peur d’éveiller leur éternelregret. Aussi, le matin où le mari se décida, dans leur chambre, lafemme, tombée sur une chaise, fondit-elle en sanglots. Adoptercette enfant, n’était-ce pas renoncer à en avoir jamais un ?Certes, il n’y fallait plus guère compter, à leur âge ; etelle consentit, vaincue par la bonne pensée d’en faire sa fille.Angélique, quand ils lui en parlèrent, leur sauta au cou, étranglade larmes. C’était chose entendue, elle resterait avec eux, danscette maison toute pleine d’elle maintenant, rajeunie de sajeunesse, rieuse de son rire. Mais, dès la première démarche, unobstacle les consterna. Le juge de paix, M. Grandsire,consulté, leur expliqua la radicale impossibilité de l’adoption, laloi exigeant que l’adopté soit majeur. Puis, comme il voyait leurchagrin, il leur suggéra l’expédient de la tutelleofficieuse : tout individu, âgé de plus de cinquante ans, peuts’attacher un mineur de moins de quinze ans, par un titre légal, endevenant son tuteur officieux. Les âges y étaient, ils acceptèrent,enchantés ; et même il fut convenu qu’ils conféreraientensuite l’adoption à leur pupille, par voie testamentaire, ainsique le code le permet. M. Grandsire se chargea de la demandedu mari et de l’autorisation de la femme, puis se mit en rapportavec le directeur de l’Assistance publique, tuteur de tous lesenfants assistés, dont il fallait obtenir le consentement. Il y eutenquête, enfin les pièces furent déposées à Paris, chez le juge depaix désigné. Et l’on n’attendait plus que le procès-verbal, quiconstitue l’acte de la tutelle officieuse, lorsque les Hubertfurent pris d’un scrupule tardif.

Avant d’adopter ainsi Angélique, est-ce qu’ils n’auraient pas dûfaire un effort pour retrouver sa famille ? Si la mèreexistait, où prenaient-ils le droit de disposer de la fille, sansêtre absolument certains de son abandon ? Puis, au fond, il yavait cet inconnu, cette souche gâtée d’où sortait l’enfantpeut-être, qui les inquiétait autrefois, dont le souci leurrevenait à cette heure. Ils s’en tourmentaient tellement, qu’ilsn’en dormaient plus.

Brusquement, Hubert fit le voyage de Paris. C’était unecatastrophe, dans son existence calme. Il mentit à Angélique, ilparla de la nécessité de sa présence, pour la tutelle. Envingt-quatre heures, il espérait tout savoir. Mais, à Paris, lesjours coulèrent, des obstacles se dressaient à chaque pas, il ypassa une semaine, rejeté des uns aux autres, battant le pavé,éperdu, pleurant presque. D’abord, à l’Assistance publique, on lereçut fort sèchement. La règle de l’Administration est que lesenfants ne soient pas renseignés sur leur origine, jusqu’à leurmajorité. Trois matins de suite, on le renvoya. Il dut s’obstiner,s’expliquer dans quatre bureaux, s’enrouer à se présenter commetuteur officieux, avant qu’un sous-chef, un grand sec, voulût bienlui apprendre l’absence absolue de documents précis.L’Administration ne savait rien, une sage-femme avait déposél’enfant Angélique, Marie, sans nommer la mère. Désespéré, ilallait reprendre la route de Beaumont, quand une idée le ramena unequatrième fois, pour demander communication de l’extrait denaissance, qui devait porter le nom de la sage-femme. Ce fut touteune affaire encore. Enfin, il connut le nom,Mme Foucart, et il apprit même que cette femmedemeurait rue des Deux-Écus, en 1850.

Alors, les courses recommencèrent. Le bout de la rue desDeux-Écus était démoli, aucun boutiquier des rues voisines ne serappelait Mme Foucart. Il consulta unannuaire : le nom ne s’y trouvait plus. Les yeux levés,guettant les enseignes, il se résigna à monter chez lessages-femmes ; et ce fut ce moyen qui réussit, il eut lachance de tomber sur une vieille dame, laquelle se récria.Comment ! si elle connaissaitMme Foucart ! une personne d’un si grandmérite, qui avait eu bien des malheurs ! Elle demeurait rueCensier, à l’autre bout de Paris. Il y courut.

Là, instruit par l’expérience, il s’était promis d’agirdiplomatiquement. Mais Mme Foucart, une femmeénorme, tassée sur des jambes courtes, ne le laissa pas déployer enbel ordre les questions qu’il avait préparées à l’avance. Dès qu’illâcha les prénoms de l’enfant et la date du dépôt, elle partitd’elle-même, elle conta toute l’histoire, dans un flot de rancune.Ah ! la petite vivait ! eh bien, elle pouvait se flatterd’avoir pour mère une fameuse coquine ! Oui,Mme Sidonie, comme on la nommait depuis sonveuvage, une femme très bien apparentée, ayant un frère ministre,disait-on, ce qui ne l’empêchait pas de faire les plus vilainscommerces ! Et elle expliqua de quelle façon elle l’avaitconnue, quand la gueuse tenait, rue Saint-Honoré, un commerce defruits et d’huile de Provence, à son arrivée de Plassans, d’où ilsdébarquaient, elle et son mari, pour tenter fortune. Le mari mortet enterré, elle avait eu une fille quinze mois après, sans savoirau juste où elle l’avait prise, car elle était sèche comme unefacture, froide comme un protêt, indifférente et brutale comme unrecors. On pardonne une faute, mais l’ingratitude ! Est-ceque, le magasin mangé, elle, Mme Foucart, nel’avait pas nourrie pendant ses couches, ne s’était pas dévouéejusqu’à la débarrasser, en portant la petite là-bas ? Et, pourrécompense, lorsqu’elle était, à son tour, tombée dans la peine,elle n’avait pas réussi à en tirer le mois de la pension, ni mêmequinze francs prêtés de la main à la main. Aujourd’hui,Mme Sidonie occupait, rue du Faubourg-Poissonnière,une petite boutique et trois pièces, à l’entresol, où, sous leprétexte de vendre des dentelles, elle vendait de tout. Ah !oui, ah ! oui, une mère de cette espèce, il valait mieux nepas la connaître !

Une heure plus tard, Hubert était à rôder autour de la boutiquede Mme Sidonie. Il y entrevit une femme maigre,blafarde, sans âge et sans sexe, vêtue d’une robe noire élimée,tachée de toutes sortes de trafics louches. Jamais le ressouvenirde sa fille, née d’un hasard, n’avait dû échauffer ce cœur decourtière. Discrètement, il se renseigna, apprit des choses qu’ilne répéta à personne, pas même à sa femme. Pourtant, il hésitaitencore, il revint une dernière fois passer devant l’étroit magasinmystérieux. Ne devait-il point se faire connaître, obtenir unconsentement ? C’était à lui, honnête homme, de juger s’ilavait le droit de trancher ainsi le lien, pour toujours.Brusquement, il tourna le dos, il rentra le soir à Beaumont.

Hubertine venait justement de savoir, chez M. Grandsire,que le procès-verbal, pour la tutelle officieuse, était signé. Et,lorsque Angélique se jeta dans les bras d’Hubert, il vit bien, àl’interrogation suppliante de ses yeux, qu’elle avait compris levrai motif de son voyage. Alors, simplement, il lui dit :

– Mon enfant, ta mère est morte.

Angélique, pleurante, les embrassa avec passion. Jamais il n’enfut reparlé. Elle était leur fille.

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