Le Rêve

Chapitre 5

 

C’était une affaire, tous les trois mois, lorsque Hubertinecoulait la lessive. On louait une femme, la mère Gabet ;pendant quatre jours, les broderies en étaient oubliées ; etAngélique elle-même s’en mêlait, se faisait ensuite une récréationdu savonnage et du rinçage, dans les eaux claires de la Chevrotte.Au sortir de la cendre, on brouettait le linge par la petite portede communication. On vivait les journées dans le Clos-Marie, enplein air, en plein soleil.

– Mère, cette fois, je lave, ça m’amuse tant !

Et, secouée de rires, les manches retroussées au-dessus descoudes, brandissant le battoir, Angélique tapait de bon cœur, dansla joie et la santé de cette rude besogne qui l’éclaboussaitd’écume.

– Ça me durcit les bras, ça me fait du bien,mère !

La Chevrotte coupait le champ de biais, d’abord endormie, puistrès rapide, lancée en gros bouillons sur une pente caillouteuse.Elle sortait du jardin de l’Évêché, par une sorte de vanne, laisséeau bas de la muraille ; et, à l’autre bout, à l’angle del’hôtel Voincourt, elle disparaissait sous une arche voûtée,s’engouffrait dans le sol, pour reparaître, deux cents mètres plusloin, tout le long de la rue Basse, jusqu’au Ligneul, où elle sejetait. De sorte qu’il fallait bien veiller sur le linge, car onpouvait courir : toute pièce lâchée était une pièceperdue.

– Mère, attendez, attendez !… Je vais mettre cettegrosse pierre sur les serviettes. Nous verrons si elle lesemportera, la voleuse !

Elle calait la pierre, elle retournait en arracher une autre auxdécombres du moulin, ravie de se dépenser, de se fatiguer ;et, quand elle se meurtrissait un doigt, elle le secouait, elledisait que ce n’était rien. Dans la journée, la famille de pauvresqui se terrait sous ces ruines, s’en allait à l’aumône, débandéepar les routes. Le clos restait solitaire, d’une solitudedélicieuse et fraîche, avec ses bouquets de saules pâles, ses hautspeupliers, son herbe surtout, son débordement d’herbe folle, sivivace, qu’on y entrait jusqu’aux épaules. Un silence frissonnantvenait des deux parcs voisins, dont les grands arbres barraientl’horizon. Dès trois heures, l’ombre de la cathédrale s’allongeait,d’une douceur recueillie, d’un parfum évaporé d’encens.

Et elle battait le linge plus fort, de toute la force de sonbras frais et blanc.

– Mère, mère ! ce que je vais manger, ce soir !…Ah ! vous savez, vous m’avez promis une tarte aux fraises.

Mais, pour cette lessive, le jour du rinçage, Angélique restaseule. La mère Gabet, souffrant d’une crise brusque de sasciatique, n’était pas venue ; et d’autres soins de ménageretenaient Hubertine au logis. Agenouillée dans sa boîte garnie depaille, la jeune fille prenait les pièces une à une, les agitaitlonguement, jusqu’à ce que l’eau n’en fût plus troublée, d’unelimpidité de cristal. Elle ne se hâtait point, elle éprouvaitdepuis le matin une curiosité inquiète, ayant eu l’étonnement detrouver là un vieil ouvrier en blouse grise, qui dressait un légeréchafaud, devant la fenêtre de la chapelle Hautecœur. Est-ce qu’onvoulait réparer le vitrail ? Il en avait bon besoin : desverres manquaient dans le saint Georges ; d’autres, cassés aucours des siècles, étaient remplacés par de simples vitres.Pourtant, cela l’irritait. Elle était si habituée aux lacunes dusaint perçant le dragon, et de la fille du roi l’emmenant avec saceinture, qu’elle les pleurait déjà, comme si l’on avait eu ledessein de les mutiler. Il y avait sacrilège à changer de sivieilles choses. Et, tout d’un coup, lorsqu’elle revint dedéjeuner, sa colère s’en alla : un second ouvrier était surl’échafaud, jeune celui-ci, également vêtu d’une blouse grise. Etelle l’avait reconnu, c’était lui.

Gaiement, sans embarras, Angélique reprit sa place, à genouxdans la paille de sa boîte. Puis, de ses poignets nus, elle seremit à agiter le linge au fond de l’eau claire. C’était lui,grand, mince, blond, avec sa barbe fine et ses cheveux bouclés dejeune dieu, aussi blanc de peau qu’elle l’avait vu sous lablancheur de la lune. Puisque c’était lui, le vitrail n’avait rienà craindre : s’il y touchait, il l’embellirait. Et ellen’éprouvait aucune désillusion, à le retrouver vêtu de cetteblouse, ouvrier comme elle, peintre verrier sans doute. Cela, aucontraire, la faisait sourire, dans son absolue certitude en sonrêve de royale fortune. Il n’y avait qu’apparence. À quoi bonsavoir ? Un matin, il serait celui qu’il devait être. La pluied’or ruisselait du comble de la cathédrale, une marche triomphaleéclatait, dans le grondement lointain des orgues. Même elle ne sedemandait pas quel chemin il prenait pour être là, de nuit et dejour. À moins d’habiter une des maisons voisines, il ne pouvaitpasser que par la ruelle des Guerdaches, qui longeait le mur del’Évêché, jusqu’à la rue Magloire.

Alors, une heure charmante s’écoula. Elle se penchait, ellerinçait son linge, le visage touchant presque l’eau fraîche ;mais, à chaque nouvelle pièce, elle levait la tête, jetait un coupd’œil, où, dans l’émoi de son cœur, perçait une pointe de malice.Et, lui, sur l’échafaud, l’air très occupé à constater l’état duvitrail, la regardait de biais, gêné dès qu’elle le surprenaitainsi, tourné vers elle. C’était une chose étonnante comme ilrougissait vite, le teint brusquement coloré, de très blanc qu’ilétait. À la moindre émotion, colère ou tendresse, tout le sang deses veines lui montait à la face. Il avait des yeux de bataille, etil était si timide, quand il la sentait l’examiner, qu’ilredevenait un petit enfant, embarrassé de ses mains, bégayant desordres au vieil homme, son compagnon. Elle, ce qui l’égayait, danscette eau dont la turbulence lui rafraîchissait les bras, était dele deviner innocent comme elle, ignorant de tout, avec la passiongourmande de mordre à la vie. On n’a pas besoin de dire à voixhaute ce qui est, des messagers invisibles l’apportent, des bouchesmuettes le répètent. Elle levait la tête, le surprenait à détournerla sienne, et les minutes coulaient, et cela était délicieux.

Soudain, elle le vit qui sautait de l’échafaud, puis qui s’enéloignait à reculons, au travers des herbes, comme pour prendre duchamp, afin de mieux voir. Mais elle faillit éclater de rire,tellement cela était clair, qu’il voulait se rapprocher d’elle,uniquement. Il avait mis à sauter une décision farouche d’homme quirisque tout, et la drôlerie touchante, maintenant, était qu’ilrestait planté à quelques pas, lui tournant le dos, n’osant seretourner, dans le mortel embarras de son action trop vive. Uninstant, elle crut bien qu’il repartirait vers le vitrail, ainsiqu’il en était venu, sans un coup d’œil en arrière. Pourtant, ilprit une résolution désespérée, il se retourna ; et, comme,justement, elle levait la tête, avec son rire malicieux, leursregards se rencontrèrent, demeurèrent l’un dans l’autre. Ce fut,pour les deux, une grande confusion : ils perdaientcontenance, ils n’en seraient jamais sortis, s’il ne s’étaitproduit alors un incident dramatique.

– Oh ! mon Dieu ! cria-t-elle, désolée.

Dans son émotion, la camisole de basin qu’elle rinçait, d’unemain inconsciente, venait de lui échapper ; et le ruisseaurapide l’emportait ; et, une minute encore, elle allaitdisparaître, au coin du mur des Voincourt, sous l’arche voûtée, oùs’engouffrait la Chevrotte.

Il y eut quelques secondes d’angoisse. Il avait compris, s’étaitélancé. Mais le courant bondissait sur les cailloux, cettediablesse de camisole courait plus vite que lui. Il se penchait,croyait la saisir, ne prenait qu’une poignée d’écume. Deux fois, illa manqua. Enfin, excité, de l’air brave dont on se jette au périlde sa vie, il entra dans l’eau, il sauva la camisole, juste àl’instant où elle s’abîmait sous terre.

Angélique, qui, jusque-là, avait suivi anxieusement lesauvetage, sentit le rire, le bon rire lui remonter des flancs.Ah ! cette aventure qu’elle avait tant rêvée, cette rencontreau bord d’un lac, ce terrible danger dont la délivrait un jeunehomme plus beau que le jour ! Saint Georges, le tribun, leguerrier, n’était plus que ce peintre sur verre, ce jeune ouvrieren blouse grise. Quand elle le vit revenir, les jambes trempées,tenant la camisole ruisselante d’un geste gauche, comprenant leridicule de la passion qu’il avait mise à l’arracher des flots,elle dut se mordre les lèvres, pour contenir la fusée de gaieté quilui chatouillait la gorge.

Lui, s’oubliait à la regarder. Elle était si adorable d’enfance,dans ce rire qu’elle retenait et dont sa jeunesse vibraittoute ! Éclaboussée d’eau, les bras glacés par le courant,elle sentait bon la pureté, la limpidité des sources vives,jaillissant de la mousse des forêts. C’était de la santé et de lajoie, au grand soleil. On la devinait bonne ménagère, et reinepourtant, dans sa robe de travail, avec sa taille élancée, sonvisage long de fille de roi, tel qu’il en passe au fond deslégendes. Et il ne savait plus comment lui rendre le linge,tellement il la trouvait belle, de la beauté d’art qu’il aimait.Cela l’enrageait davantage, d’avoir l’air d’un innocent, car ils’apercevait très bien de l’effort qu’elle faisait pour ne pasrire. Il dut se décider, il lui remit la camisole.

Alors, Angélique comprit que, si elle desserrait les lèvres,elle éclatait. Ce pauvre garçon ! il la touchaitbeaucoup ; mais cela était irrésistible, elle était tropheureuse, elle avait un besoin de rire, de rire à perdre haleine,qui la débordait.

Enfin, elle crut qu’elle pouvait parler, voulut diresimplement :

– Merci, monsieur.

Mais le rire était revenu, le rire la fit bégayer, lui coupa laparole ; et le rire sonnait très haut, une pluie de notessonores, qui chantaient, sous l’accompagnement cristallin de laChevrotte. Lui, déconcerté, ne trouva rien, pas un mot. Son visage,si blanc, s’était brusquement empourpré ; ses yeux d’enfanttimide avaient flambé, pareils à des yeux d’aigle. Et il s’en alla,il avait disparu avec le vieil ouvrier, qu’elle riait encore,penchée sur l’eau claire, s’éclaboussant de nouveau à rincer sonlinge, dans l’éclatant bonheur de cette journée.

Le lendemain, dès six heures, on étendit le linge, dont lepaquet s’égouttait depuis la veille. Justement, un grand vents’était levé qui aidait au séchage. Même, pour que les pièces nefussent pas emportées, on dut les fixer avec des pierres, auxquatre coins. Toute la lessive était là, étalée, très blanche parmil’herbe verte, sentant bon l’odeur des plantes ; et le présemblait s’être fleuri soudain de nappes neigeuses depâquerettes.

Après le déjeuner, lorsqu’elle revint donner un regard,Angélique se désespéra : la lessive entière menaçait des’envoler, tellement les coups de vent devenaient forts, dans leciel bleu, d’une limpidité vive, comme épuré par ces grandssouffles ; et, déjà, un drap avait filé, des serviettesétaient allées se plaquer contre les branches d’un saule. Ellerattrapa les serviettes. Mais, derrière elle, des mouchoirspartaient. Et personne ! elle perdait la tête. Lorsqu’ellevoulut étendre le drap, elle dut se battre. Il l’étourdissait,l’enveloppait d’un claquement de drapeau. Dans le vent, elleentendit alors une voix qui disait :

– Mademoiselle, désirez-vous que je vous aide ?

C’était lui, et tout de suite elle cria, sans autrepréoccupation que son souci de ménagère :

– Mais bien sûr, aidez-moi donc !… Prenez le bout,là-bas ! tenez ferme !

Le drap, qu’ils étiraient de leurs bras solides, battait commeune voile. Puis, ils le posèrent sur l’herbe, ils remirent auxquatre coins des pierres plus grosses. Et, maintenant qu’ils’affaissait, dompté, ni lui ni elle ne se relevaient, agenouillésaux deux bouts, séparés par ce grand linge, d’une blancheuréblouissante.

Elle finit par sourire, mais sans malice, d’un sourire deremerciement. Il s’enhardit.

– Moi, je me nomme Félicien.

– Et moi, Angélique.

– Je suis peintre verrier, on m’a chargé de réparer cevitrail.

– J’habite là, avec mes parents, et je suis brodeuse.

Le grand vent emportait leurs paroles, les flagellait de sapureté vivace, dans le chaud soleil dont ils étaient baignés. Ilsse disaient des choses qu’ils savaient, pour le plaisir de se lesdire.

– On ne va pas le remplacer, le vitrail ?

– Non, non. La réparation ne se verra seulement pas… Jel’aime autant que vous l’aimez.

– C’est vrai, je l’aime. Il est si doux de couleur !…J’en ai brodé un, de saint Georges, mais il était moins beau.

– Oh ! moins beau… Je l’ai vu, si c’est le saintGeorges de la chasuble de velours rouge que l’abbé Cornille avaitdimanche. Une merveille !

Elle rougit de plaisir et lui cria brusquement :

– Mettez donc une pierre sur le bord du drap, à votregauche. Le vent va nous le reprendre.

Il s’empressa, chargea le linge qui avait eu une grandepalpitation, le battement d’ailes d’un oiseau captif, s’efforçantde voler encore. Et, comme il ne remuait plus, cette fois, tousdeux se relevèrent.

Maintenant, elle marchait par les étroits sentiers d’herbe,entre les pièces, donnait un coup d’œil à chacune ; tandis quelui la suivait, très affairé, l’air préoccupé énormément de laperte possible d’un tablier ou d’un torchon. Cela semblait toutnaturel. Aussi continuait-elle de causer, racontant ses journées,expliquant ses goûts.

– Moi, j’aime que les choses soient à leur place… Le matin,c’est le coucou de l’atelier qui me réveille, toujours à sixheures ; et il ne ferait pas clair, que jem’habillerais : mes bas sont ici, le savon est là, une vraiemanie. Oh ! je ne suis pas née comme ça, j’étais d’undésordre ! Mère a dû en dire, des paroles !… Et, àl’atelier, je ne ferais rien de bon, si ma chaise n’était pas aumême endroit, en face du jour. Heureusement que je ne suis nigauchère ni droitière, et que je brode des deux mains, ce qui estune grâce, car toutes n’y parviennent pas… C’est comme les fleursque j’adore, je ne puis en garder un bouquet près de moi, sansavoir des maux de tête terribles. Je supporte les violettes seules,et c’est surprenant, l’odeur m’en calme plutôt. Au moindre malaise,je n’ai qu’à respirer des violettes, elles me soulagent.

Il l’écoutait, ravi. Il se grisait de la douceur de sa voix,qu’elle avait d’un charme extrême, pénétrante et prolongée ;et il devait être particulièrement sensible à cette musiquehumaine, car l’inflexion caressante, sur certaines syllabes, luimouillait les yeux.

– Ah ! dit-elle en s’interrompant, voici les chemisesqui sont bientôt sèches.

Puis, elle acheva ses confidences, dans le besoin naïf etinconscient de se faire connaître.

– Le blanc, c’est toujours beau, n’est-ce pas ?Certains jours, j’ai assez du bleu, du rouge, de toutes lescouleurs ; tandis que le blanc est une joie complète dontjamais je ne me lasse. Rien n’y blesse, on voudrait s’y perdre…Nous avions un chat blanc, avec des taches jaunes, et je lui avaispeint ses taches. Il était très bien, mais ça n’a pas tenu…Tenez ! ce que mère ne sait pas, je garde tous les déchets desoie blanche, j’en ai plein un tiroir, pour rien, pour le plaisirde les regarder et de les toucher, de temps en temps… Et j’ai unautre secret, oh ! un gros celui-là ! Quand je m’éveille,chaque matin, il y a près de mon lit, quelqu’un, oui ! uneblancheur qui s’envole.

Il n’eut pas un doute, il parut fermement la croire. Celan’était-il pas simple et dans l’ordre ? Une jeune princesse nel’aurait point conquis si vite, parmi les magnificences de sa cour.Elle avait, au milieu de tout ce linge blanc, sur cette herbeverte, un grand air charmant, joyeux et souverain, qui le prenaitau cœur, d’une étreinte grandissante. C’en était fait, il n’y avaitplus qu’elle, il la suivrait jusqu’au bout de la vie. Ellecontinuait à marcher, de son petit pas rapide, en tournant parfoisla tête, avec un sourire ; et il venait derrière toujours,suffoqué de ce bonheur, sans aucun espoir de l’atteindrejamais.

Mais une bourrasque souffla, un vol de menus linges, des cols etdes manchettes de percale, des fichus et des guimpes de batiste,fut soulevé, s’abattit au loin, ainsi qu’une troupe d’oiseauxblancs, roulés dans la tempête.

Et Angélique se mit à courir.

– Ah ! mon Dieu ! arrivez donc ! aidez-moidonc !

Tous deux s’étaient précipités. Elle arrêta un col, sur le bordde la Chevrotte. Lui, déjà, tenait deux guimpes, retrouvées aumilieu de hautes orties. Les manchettes, une à une, furentreconquises. Mais, dans leurs courses à toutes jambes, trois foiselle venait de l’effleurer, des plis envolés de sa jupe ; et,chaque fois, il avait eu une secousse au cœur, la face subitementrouge. À son tour, il la frôla, en faisant un saut pour rattraperle dernier fichu, qui lui échappait. Elle était restée debout,immobile, étouffant. Un trouble noyait son rire, elle neplaisantait plus, ne se moquait plus de ce grand garçon innocent etgauche. Qu’avait-elle donc, pour n’être plus gaie et pour défaillirainsi, sous cette angoisse délicieuse ? Quand il lui tendit lefichu, leurs mains, par hasard, se touchèrent. Ils tressaillirent,ils se contemplèrent, éperdus. Elle s’était reculée vivement, elledemeura quelques secondes à ne savoir que résoudre, dans lacatastrophe extraordinaire qui lui arrivait. Puis, tout d’un coup,affolée, elle prit sa course, elle se sauva, les bras pleins dumenu linge, abandonnant le reste.

Félicien, alors, voulut parler.

– Oh ! de grâce… je vous en prie…

Le vent redoublait, lui coupait le souffle. Désespéré, il laregardait courir, comme si ce grand vent l’eût emportée. Ellecourait, elle courait parmi la blancheur des draps et des nappes,dans l’or pâle du soleil oblique. L’ombre de la cathédrale semblaitla prendre, et elle était sur le point de rentrer chez elle, par lapetite porte du jardin, sans un regard en arrière. Mais, au seuil,vivement, elle se retourna, saisie d’une bonté subite, ne voulantpas qu’il la crût trop fâchée. Et, confuse, souriante, ellecria :

– Merci ! merci !

Était-ce de l’avoir aidée à rattraper son linge qu’elle leremerciait ? Était-ce d’autre chose ? Elle avait disparu,la porte se refermait.

Et lui demeura seul, au milieu du champ, sous les grandesrafales régulières, qui soufflaient, vivifiantes, dans le ciel pur.Les ormes de l’Évêché s’agitaient avec un long bruit de houle, unevoix haute clamait au travers des terrasses et des arcs-boutants dela cathédrale. Mais il n’entendait plus que le claquement légerd’un petit bonnet, noué à une branche de lilas ainsi qu’un bouquetblanc, et qui était à elle.

À partir de cette journée, chaque fois qu’Angélique ouvrit safenêtre, elle aperçut Félicien, en bas, dans le Clos-Marie. Ilavait le prétexte du vitrail, il y vivait, sans que le travailavançât le moins du monde. Pendant des heures, il s’oubliaitderrière un buisson, allongé sur l’herbe, guettant entre lesfeuilles. Et cela était très doux, d’échanger un sourire, matin etsoir. Elle, heureuse, n’en demandait pas davantage. La lessive nedevait revenir que dans trois mois, la porte du jardin, jusque-là,resterait close. Mais, à se voir quotidiennement, ce serait si vitepassé, trois mois ! et puis, y avait-il un bonheur plus grandque de vivre de la sorte, le jour pour le regard du soir, la nuitpour le regard du matin ?

Dès la première rencontre, Angélique avait tout dit, seshabitudes, ses goûts, les petits secrets de son cœur. Lui,silencieux, se nommait Félicien, et elle ne savait rien autre.Peut-être cela devait-il être ainsi, la femme se donnant toute,l’homme se réservant dans l’inconnu. Elle n’éprouvait aucunecuriosité hâtive, elle souriait, à l’idée des choses qui seréaliseraient, sûrement. Puis, ce qu’elle ignorait ne comptait pas,se voir importait seul. Elle ne savait rien de lui, et elle leconnaissait au point de lire ses pensées dans son regard. Il étaitvenu, elle l’avait reconnu, et ils s’aimaient.

Alors, ils jouirent délicieusement de cette possession, àdistance. C’étaient sans cesse des ravissements nouveaux, pour lesdécouvertes qu’ils faisaient. Elle avait des mains longues, abîméespar l’aiguille, qu’il adora. Elle remarqua ses pieds minces, ellefut orgueilleuse de leur petitesse. Tout en lui la flattait, ellelui était reconnaissante d’être beau, elle ressentit une joieviolente, le soir où elle constata qu’il avait la barbe d’un blondplus cendré que les cheveux, ce qui donnait à son rire une douceurextrême. Lui, s’en alla éperdu d’ivresse, un matin qu’elle s’étaitpenchée et qu’il avait aperçu, sur son cou délicat, un signe brun.Leurs cœurs aussi se mettaient à nu, ils y eurent des trouvailles.Certainement, le geste dont elle ouvrait sa fenêtre, ingénu etfier, disait que, dans sa condition de petite brodeuse, elle avaitl’âme d’une reine. De même, elle le sentait bon, en voyant de quelpas léger il foulait les herbes. C’était, autour d’eux, unrayonnement de qualités et de grâces, à cette heure première deleur rencontre. Chaque entrevue apportait son charme. Il leursemblait que jamais ils n’épuiseraient cette félicité de sevoir.

Cependant, Félicien marqua bientôt quelque impatience. Il nerestait plus allongé des heures, au pied d’un buisson, dansl’immobilité d’un bonheur absolu. Dès qu’Angélique paraissait,accoudée, il devenait inquiet, tâchait de se rapprocher d’elle. Etcela finissait par la fâcher un peu, car elle craignait qu’on ne leremarquât. Un jour même, il y eut une vraie brouille : ils’était avancé jusqu’au mur, elle dut quitter le balcon. Ce fut unecatastrophe, il en demeura bouleversé, le visage si éloquent desoumission et de prière, qu’elle pardonna le lendemain, ens’accoudant à l’heure habituelle. Mais l’attente ne lui suffisaitplus, il recommença. Maintenant, il semblait être partout à lafois, dans le Clos-Marie, qu’il emplissait de sa fièvre. Il sortaitde derrière chaque tronc d’arbre, il apparaissait au-dessus dechaque touffe de ronces. Comme les ramiers des grands ormes, ildevait avoir son logis aux environs, entre deux branches. LaChevrotte lui était un prétexte à vivre là, penché au-dessus ducourant, où il avait l’air de suivre le vol des nuages. Un jour,elle le vit parmi les ruines du moulin, debout sur la charpented’un hangar éventré, heureux d’être ainsi monté un peu, dans sonregret de ne pouvoir voler jusqu’à son épaule. Un autre jour, elleétouffa un léger cri, en l’apercevant plus haut qu’elle, entre deuxfenêtres de la cathédrale, sur la terrasse des chapelles du chœur.Comment avait-il pu atteindre cette galerie, fermée d’une portedont le bedeau gardait la clef ? Comment, d’autres fois, leretrouva-t-elle en plein ciel, parmi les arcs-boutants de la nef etles pinacles des contreforts ? De ces hauteurs, il plongeaitau fond de sa chambre, ainsi que les hirondelles volant à la pointedes clochetons. Jamais elle n’avait eu l’idée de se cacher. Et, dèslors, elle se barricada, et un trouble la prenait, grandissant, àse sentir envahie, à être toujours deux. Si elle n’avait pas dehâte, pourquoi donc son cœur battait-il si fort, comme le bourdondu clocher en plein branle des grandes fêtes ?

Trois jours se passèrent, sans qu’Angélique se montrât, effrayéede l’audace croissante de Félicien. Elle se jurait de ne plus lerevoir, elle s’excitait à le détester. Mais il lui avait donné desa fièvre, elle ne pouvait rester en place, tous les prétextes luiétaient bons à lâcher la chasuble qu’elle brodait. Aussi, ayantappris que la mère Gabet gardait le lit, dans le plus profonddénuement, alla-t-elle la visiter chaque matin. C’était rue desOrfèvres même, à trois portes. Elle arrivait avec du bouillon, dusucre, elle redescendait acheter des médicaments, chez lepharmacien de la Grand’Rue. Et, un jour qu’elle remontait, portantdes paquets et des fioles, elle eut le saisissement de trouverFélicien au chevet de la vieille femme malade. Il devint trèsrouge, il s’esquiva gauchement. Le jour suivant, comme ellepartait, il se présenta de nouveau, elle lui laissa la place,mécontente. Voulait-il donc l’empêcher de voir ses pauvres ?Justement, elle était prise d’une de ces crises de charité qui luifaisaient se donner toute, pour combler ceux qui n’avaient rien.Son être se fondait de fraternité pitoyable, à l’idée de lasouffrance. Elle courait chez le père Mascart, un aveugleparalytique de la rue Basse, à qui elle faisait manger elle-mêmel’assiettée de soupe qu’elle lui apportait ; chez lesChouteau, l’homme et la femme, deux vieux de quatre-vingt-dix ans,qui occupaient une cave de la rue Magloire, où elle avait emménagéd’anciens meubles, pris dans le grenier des Hubert ; chezd’autres, d’autres encore, chez tous les misérables du quartier,qu’elle entretenait en cachette des choses traînant autour d’elle,heureuse de les surprendre et de les voir rayonner, pour quelquereste de la veille. Et voilà que, chez tous, désormais, ellerencontrait Félicien ! Jamais elle ne l’avait tant vu, ellequi évitait de se mettre à la fenêtre, de crainte de le revoir. Sontrouble grandissait, elle se croyait très en colère.

Dans cette aventure, le pis, vraiment, fut qu’Angélique bientôtdésespéra de sa charité. Ce garçon lui gâtait la joie d’être bonne.Auparavant, il avait peut-être d’autres pauvres, mais pas ceux-là,car il ne les visitait point ; et il avait dû la guetter,monter derrière elle, pour les connaître et les lui prendre ainsi,l’un après l’autre. Maintenant, chaque fois qu’elle arrivait chezles Chouteau, avec un petit panier de provisions, il y avait despièces blanches sur la table. Un jour qu’elle courait porter dixsous, ses économies de toute la semaine, au père Mascart, quipleurait sans cesse misère pour son tabac, elle le trouva riched’une pièce de vingt francs, luisante comme un soleil. Même, unsoir qu’elle rendait visite à la mère Gabet, celle-ci la pria dedescendre lui changer un billet de banque. Et quel crève-cœur deconstater son impuissance, elle qui manquait d’argent, lorsque lui,si aisément, vidait sa bourse ! Certes, elle était heureuse del’aubaine, pour ses pauvres ; mais elle n’avait plus debonheur à donner, triste de donner si peu, lorsqu’un autre donnaittant. Le maladroit, ne comprenant pas, croyant la conquérir, cédaità un besoin de largesses attendri, lui tuait ses aumônes. Sanscompter qu’elle devait subir ses éloges, chez tous lesmisérables : un jeune homme si bon, si doux, si bienélevé ! Ils ne parlaient plus que de lui, ils étalaient sesdons comme pour mépriser les siens. Malgré son serment del’oublier, elle les questionnait sur son compte : qu’avait-illaissé, qu’avait-il dit ? et il était beau, n’est-cepas ? et tendre, et timide ! Peut-être osait-il parlerd’elle ? Ah ! bien sûr, il en parlait toujours !Alors, elle l’exécrait décidément, car elle finissait par en avoirtrop lourd sur le cœur.

Enfin, les choses ne pouvaient continuer de la sorte ; et,un soir de mai, par un crépuscule souriant, la catastrophe éclata.C’était chez les Lemballeuse, la nichée de pauvresses qui seterraient dans les décombres du vieux moulin. Il n’y avait là quedes femmes, la mère Lemballeuse, une vieille couturée de rides,Tiennette, la fille aînée, une grande sauvagesse de vingt ans, sesdeux petites sœurs, Rose et Jeanne, les yeux hardis déjà, sous leurtignasse rousse. Toutes quatre mendiaient par les routes, le longdes fossés, rentraient à la nuit, les pieds cassés de fatigue, dansleurs savates que rattachaient des ficelles. Et, justement, cesoir-là, Tiennette, ayant achevé de laisser les siennes parmi lescailloux, était revenue blessée, les chevilles en sang. Assisedevant leur porte, au milieu des hautes herbes du Clos-Marie, elles’arrachait de la chair des épines, tandis que la mère et les deuxpetites, autour d’elle, se lamentaient.

À ce moment, Angélique arriva, cachant sous son tablier le painqu’elle leur donnait chaque semaine. Elle s’était échappée par lapetite porte du jardin, et l’avait laissée ouverte derrière elle,car elle comptait rentrer en courant. Mais la vue de toute lafamille en larmes l’arrêta.

– Quoi donc ? qu’avez-vous ?

– Ah ! ma bonne demoiselle, gémit la mère Lemballeuse,voyez dans quel état cette grande bête s’est mise ! Demain,elle ne pourra pas marcher, c’est une journée fichue… Faudrait dessouliers.

Les yeux flambants sous leur crinière, Rose et Jeanneredoublèrent de sanglots, en criant d’une voix aiguë :

– Faudrait des souliers, faudrait des souliers.

Tiennette avait levé à demi sa tête maigre et noire. Puis,farouche, sans une parole, elle s’était fait saigner encore,acharnée sur une longue écharde, à l’aide d’une épingle.

Émue, Angélique donna son aumône.

– Voilà toujours un pain.

– Oh ! du pain, reprit la mère, sans doute il en faut.Mais elle ne marchera pas avec du pain, bien sûr. Et c’est la foireà Bligny, une foire où elle fait tous les ans plus de quarantesous… Bon Dieu de bon Dieu ! qu’est-ce qu’on vadevenir ?

La pitié et l’embarras rendirent Angélique muette. Elle avaitcinq sous tout ronds dans sa poche. Avec cinq sous, on ne pouvaitguère acheter des souliers, même d’occasion. Chaque fois, sonmanque d’argent la paralysait. Et, à cette minute, ce qui acheva dela jeter hors d’elle, ce fut, comme elle détournait les yeux,d’apercevoir Félicien, debout à quelques pas, dans l’ombrecroissante. Il avait dû entendre, peut-être se trouvait-il làdepuis longtemps. C’était toujours ainsi qu’il lui apparaissait,sans qu’elle sût jamais par où ni comment il était venu.

– Il va donner les souliers, pensa-t-elle.

En effet, il s’avançait déjà. Dans le ciel violâtre, naissaientles premières étoiles. Une grande paix tiède tombait de haut,endormait le Clos-Marie, dont les saules se noyaient d’ombre. Lacathédrale n’était plus qu’une barre noire, sur le couchant.

– Pour sûr, il va donner les souliers.

Et elle en éprouvait un véritable désespoir. Il donnerait donctout, pas une fois elle ne le vaincrait ! Son cœur battait àse rompre, elle aurait voulu être très riche, pour lui montrerqu’elle aussi faisait des heureux.

Mais les Lemballeuse avaient vu le bon monsieur, la mère s’étaitprécipitée, les deux petites sœurs geignaient, la main tendue,tandis que la grande, lâchant ses chevilles sanglantes, regardaitde ses yeux obliques.

– Écoutez, ma brave femme, dit Félicien, vous irez dans laGrand-Rue, au coin de la rue Basse…

Angélique avait compris, la boutique d’un cordonnier était là.Elle l’interrompit vivement, si agitée, qu’elle bégayait des motsau hasard.

– En voilà une course inutile !… À quoi bon ?… Ilest bien plus simple…

Et elle ne la trouvait pas, cette chose plus simple. Que faire,qu’inventer pour le devancer dans son aumône ? Jamais ellen’aurait cru le détester à ce point.

– Vous direz que vous venez de ma part, reprit Félicien.Vous demanderez…

De nouveau, elle l’interrompit, répétant d’un airanxieux :

– Il est bien plus simple… il est bien plus simple…

Tout d’un coup, calmée, elle s’assit sur une pierre, dénoua sessouliers, les ôta, ôta les bas eux-mêmes, d’une main vive.

– Tenez ! c’est si simple ! Pourquoi sedéranger ?

– Ah ! ma bonne demoiselle, Dieu vous le rende !s’écria la mère Lemballeuse, en examinant les souliers, presquetout neufs. Je les fendrai dessus, pour qu’ils aillent… Tiennette,remercie, grande bête !

Tiennette arrachait des mains de Rose et de Jeanne les bas, quecelles-ci convoitaient. Elle ne desserra pas les lèvres.

Mais, à ce moment, Angélique s’aperçut qu’elle avait les piedsnus et que Félicien les voyait. Une confusion l’envahit. Ellen’osait plus bouger, certaine que, si elle se levait, il lesverrait davantage. Puis, elle s’alarma, perdit la tête, se mit àfuir. Dans l’herbe, ses petits pieds couraient, très blancs. Lanuit s’était accrue encore, le Clos-Marie devenait un lac d’ombre,entre les grands arbres voisins et la masse noire de la cathédrale.Et il n’y avait, au ras des ténèbres du sol, que la fuite despetits pieds blancs, du blanc satiné des colombes.

Effrayée, ayant peur de l’eau, Angélique suivit la Chevrotte,pour gagner la planche qui servait de pont. Mais Félicien avaitcoupé au travers des broussailles. Si timide jusqu’alors, il étaitdevenu plus rouge qu’elle, à voir ses pieds blancs ; et uneflamme le poussait, il aurait voulu crier la passion qui l’avaitpossédé tout entier, dès le premier jour, dans le débordement de sajeunesse. Puis, quand elle le frôla, il ne put que balbutierl’aveu, dont ses lèvres brûlaient :

– Je vous aime.

Éperdue, elle s’était arrêtée. Un instant, toute droite, elle leregarda. Sa colère, la haine qu’elle croyait avoir, s’en allait, sefondait en un sentiment d’angoisse délicieuse. Qu’avait-il dit,pour qu’elle en fût bouleversée de la sorte ? Il l’aimait,elle le savait, et voilà que le mot murmuré à son oreille laconfondait d’étonnement et de crainte. Lui, enhardi, le cœurouvert, rapproché du sien par la charité complice,répéta :

– Je vous aime.

Et elle se remit à fuir, dans sa peur de l’amant. La Chevrottene l’arrêta plus, elle y entra comme les biches poursuivies, sespetits pieds blancs y coururent parmi les cailloux, sous le frissonde l’eau glacée. La porte du jardin se referma, ilsdisparurent.

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