Le Rêve

Chapitre 6

 

Pendant deux jours, Angélique fut accablée de remords. Dèsqu’elle était seule, elle pleurait, comme si elle eût commis unefaute. Et la question, d’une obscurité alarmante, renaissaittoujours : avait-elle péché avec ce jeune homme ?était-elle perdue, ainsi que ces vilaines femmes de la Légende, quicèdent au diable ? Les mots, murmurés si bas : « Jevous aime », retentissaient d’un tel fracas à son oreille,qu’ils venaient pour sûr de quelque terrible puissance, cachée aufond de l’invisible. Mais elle ne savait pas, elle ne pouvaitsavoir, dans l’ignorance et la solitude où elle avait grandi.

Avait-elle péché avec ce jeune homme ? Et elle tâchait debien se rappeler les faits, elle discutait les scrupules de soninnocence. Qu’était-ce donc que le péché ? Suffisait-il de sevoir, de causer, de mentir ensuite aux parents ? Cela nedevait pas être tout le mal. Alors, pourquoi suffoquait-elleainsi ? pourquoi, si elle n’était pas coupable, sesentait-elle devenir autre, agitée d’une âme nouvelle ?Peut-être le péché poussait-il là, dans ce malaise sourd dont elledéfaillait. Elle avait plein le cœur de choses vagues,indéterminées, toute une confusion de paroles et d’actes à venir,dont elle s’effarait, avant de comprendre. Un flot de sang luiempourprait les joues, elle entendait éclater les motsterrifiants : « Je vous aime » ; et elle neraisonnait plus, elle se remettait à sangloter, doutant des faits,craignant la faute au-delà, dans ce qui n’avait pas de nom et pasde forme.

Son grand tourment était de ne s’être pas confiée à Hubertine.Si elle avait pu l’interroger, celle-ci, d’un mot sans doute, luiaurait révélé le mystère. Puis, il lui semblait que parlerseulement à quelqu’un de son mal, l’aurait guérie. Mais le secretétait devenu trop gros, elle serait morte de honte. Elle se faisaitrusée, affectait des airs tranquilles, lorsqu’il y avait tempête,au fond de son être. Quand on l’interrogeait sur ses distractions,elle levait des yeux surpris, en répondant qu’elle ne pensait àrien. Assise devant son métier, les mains machinales tirantl’aiguille, très sage, elle était ravagée par une pensée unique, dumatin au soir. Être aimée, être aimée ! Et elle, à son tour,aimait-elle ? Question obscure encore, celle-ci, que sonignorance laissait sans réponse. Elle se la répétait jusqu’às’étourdir, les mots perdaient leur sens usuel, tout coulait à unesorte de vertige qui l’emportait. D’un effort, elle se reprenait,elle se retrouvait, l’aiguille à la main, brodait quand même avecson application accoutumée, dans un rêve. Peut-être couvait-ellequelque grande maladie. Un soir, en se couchant, elle fut saisied’un frisson ; elle crut qu’elle ne se relèverait pas. Soncœur battait à se rompre, ses oreilles s’emplissaient d’unbourdonnement de cloche. Aimait-elle ou allait-elle mourir ?Et elle souriait paisiblement à Hubertine, qui, en train de cirerson fil, l’examinait, inquiète.

D’ailleurs, Angélique avait fait le serment de ne jamais revoirFélicien. Elle ne se risquait plus parmi les herbes folles duClos-Marie, elle ne visitait même plus ses pauvres. Sa peur étaitqu’il ne se passât quelque chose d’effrayant, le jour où ils seretrouveraient face à face. Dans sa résolution, entrait en outreune idée de pénitence, pour se punir du péché qu’elle avait pucommettre. Aussi, les matins de rigidité, se condamnait-elle à nepas jeter un seul coup d’œil par la fenêtre, de crainted’apercevoir, au bord de la Chevrotte, celui qu’elle redoutait. Etsi, tentée, elle regardait, et qu’il ne fût pas là, elle en étaittoute triste, jusqu’au lendemain.

Or, un matin, Hubert ordonnait une dalmatique, lorsqu’un coup desonnette le fit descendre. Ce devait être un client, quelquecommande sans doute, car Hubertine et Angélique entendaient lebourdonnement des voix, par la porte de l’escalier, restée ouverte.Puis, elles levèrent la tête, très surprises : des pasmontaient, le brodeur amenait le client, ce qui n’arrivait jamais.Et la jeune fille demeura saisie, en reconnaissant Félicien. Ilétait mis simplement, en ouvrier d’art, dont les mains sontblanches. Puisqu’elle n’allait plus à lui, il venait à elle, aprèsdes journées d’attente vaine et d’incertitude anxieuse, passées àse dire qu’elle ne l’aimait donc pas.

– Tiens ! mon enfant, voici qui te regarde, expliquaHubert. Monsieur vient nous commander un travail exceptionnel. Et,ma foi ! pour en causer tranquillement, j’ai préféré lerecevoir ici… C’est à ma fille, monsieur, qu’il faut montrer votredessin.

Ni lui, ni Hubertine, n’avaient le moindre soupçon. Ilss’approchèrent seulement avec curiosité, pour voir. Mais Félicienétait, comme Angélique, étranglé d’émotion. Ses mains tremblaient,lorsqu’il déroula le dessin ; et il dut parler lentement, afinde cacher le trouble de sa voix.

– C’est une mitre pour Monseigneur… Oui, des dames de laville, qui veulent lui faire ce cadeau, m’ont chargé d’en dessinerles pièces et d’en surveiller l’exécution. Je suis peintre verrier,mais je m’occupe beaucoup aussi d’art ancien… Vous voyez, je n’aifait que reconstituer une mitre gothique…

Angélique, penchée sur la grande feuille qu’il posait devantelle, eut une exclamation légère.

– Oh ! sainte Agnès !

C’était, en effet, la martyre de treize ans, la vierge nue etvêtue de ses cheveux, d’où ne sortaient que ses petits pieds et sespetites mains, telle qu’elle était sur son pilier, à une des portesde la cathédrale, telle surtout qu’on la retrouvait à l’intérieur,dans une vieille statue de bois, anciennement peinte, aujourd’huid’un blond fauve, toute dorée par l’âge. Elle occupait la faceentière de la mitre, debout, ravie au ciel, emportée par deuxanges ; et, au-dessous d’elle, un paysage très lointain, trèsfin, s’étendait. Le revers et les barbes étaient enrichisd’ornements lancéolés, d’un beau style.

– Ces dames, reprit Félicien, font le cadeau pour laprocession du Miracle, et j’ai naturellement cru devoir choisirsainte Agnès…

– L’idée est excellente, interrompit Hubert.

Hubertine dit à son tour :

– Monseigneur sera très touché.

La procession du Miracle, qui se faisait chaque année le 28juillet, datait de Jean V d’Hautecœur, en remerciement dupouvoir miraculeux de guérir, que Dieu lui avait envoyé, à lui et àsa race, pour sauver Beaumont de la peste. La légende contait queles Hautecœur devaient ce pouvoir à l’intervention de sainte Agnès,dont ils étaient fort dévots ; et de là l’usage antique, à ladate anniversaire, de sortir la vieille statue de la sainte, quel’on promenait solennellement au travers des rues de la ville, dansla pieuse croyance qu’elle continuait à en écarter tous lesmaux.

– Pour la procession du Miracle, murmura enfin Angéliqueles yeux sur le dessin, mais c’est dans vingt jours, jamais nousn’aurons le temps.

Les Hubert hochèrent la tête. En effet, un pareil travaildemandait des soins infinis. Hubertine, cependant, se tourna versla jeune fille.

– Je pourrais t’aider, je me chargerais des ornements, ettu n’aurais à faire que la figure.

Angélique examinait toujours la sainte, dans son trouble. Non,non ! elle refusait, elle se défendait contre la douceurd’accepter. Ce serait très mal, d’être complice ; car,sûrement, Félicien mentait, elle sentait bien qu’il n’était paspauvre, qu’il se cachait sous ce vêtement d’ouvrier ; et cettesimplicité jouée, toute cette histoire pour pénétrer jusqu’à elle,la mettait en garde, amusée et heureuse au fond, le transfigurant,voyant le royal prince qu’il devait être, dans l’absolue certitudeoù elle vivait de la réalisation entière de son rêve.

– Non, répéta-t-elle à demi-voix, nous n’aurions pas letemps.

Et, sans lever les yeux, elle continua, comme se parlant àelle-même :

– Pour la sainte, on ne peut employer ni le passé, ni laguipure. Ce serait indigne… Il faut une broderie en or nué.

– Justement, dit Félicien, je songeais à cette broderie, jesavais que mademoiselle en avait retrouvé le secret… On en voitencore un assez beau fragment à la sacristie.

Hubert se passionna.

– Oui, oui, il est du quinzième siècle, il a été brodé parune de mes arrière-grand-mères… De l’or nué, ah ! il n’y avaitpas de plus beau travail, monsieur. Mais il demandait trop detemps, il coûtait trop cher, puis il exigeait de vraies artistes.Voici deux cents ans que ce travail ne se fait plus… Et si ma fillerefuse, vous pouvez y renoncer, car elle seule aujourd’hui estcapable de l’entreprendre, je n’en connais pas d’autre ayant lafinesse nécessaire de l’œil et de la main.

Hubertine, depuis qu’on parlait de l’or nué, était devenuerespectueuse. Elle ajouta, convaincue :

– En vingt jours, en effet, c’est impossible… Il y faut unepatience de fée.

Mais, à regarder fixement la sainte, Angélique venait de faireune découverte, qui noyait de joie son cœur. Agnès lui ressemblait.En dessinant l’antique statue, Félicien certainement songeait àelle ; et cette pensée qu’elle était ainsi toujours présente,qu’il la revoyait partout, amollissait sa résolution de l’éloigner.Elle leva le front enfin, elle l’aperçut tremblant, les yeuxmouillés d’une supplication si ardente, qu’elle fut vaincue.Seulement, par cette malice, cette science naturelle qui vient auxfilles, même quand elles ignorent tout, elle ne voulut pas avoirl’air de consentir.

– C’est impossible, répéta-t-elle, en rendant le dessin. Jene le ferais pour personne.

Félicien eut un geste de véritable désespoir. C’était luiqu’elle refusait, il croyait le comprendre. Il partait, il ditencore à Hubert :

– Quant à l’argent, tout ce que vous auriez demandé… Cesdames mettraient jusqu’à deux mille francs…

Certes, le ménage n’était pas intéressé. Et pourtant ce groschiffre l’émotionna. Le mari avait regardé la femme. Était-cefâcheux de laisser aller une commande si avantageuse !

– Deux mille francs, reprit Angélique de sa voix douce,deux mille francs, monsieur…

Et elle, pour qui l’argent ne comptait pas, retenait un sourire,un taquin sourire qui pinçait à peine les coins de sa bouche,s’égayant de ne point paraître céder au plaisir de le voir, et delui donner d’elle une opinion fausse.

– Oh ! deux mille francs, monsieur, j’accepte… Je nele ferais pour personne, mais du moment qu’on est décidé à payer…S’il le faut, je passerai les nuits.

Hubert et Hubertine, alors, voulurent refuser à leur tour, decrainte qu’elle ne se fatiguât trop.

– Non, non, on ne peut pas renvoyer l’argent qui vient…Comptez sur moi. Votre mitre sera prête, la veille de laprocession.

Félicien laissa le dessin et se retira, le cœur navré, sanstrouver le courage de donner des explications nouvelles, pours’attarder encore. Elle ne l’aimait certainement pas, elle avaitaffecté de ne point le reconnaître et de le traiter en clientordinaire, dont l’argent seul est bon à prendre. D’abord, ils’emporta, il l’accusa d’avoir l’âme basse. Tant mieux !c’était fini, il ne penserait plus à elle. Puis, comme il y pensaittoujours, il finit par l’excuser : ne vivait-elle pas de sontravail, ne devait-elle pas gagner son pain ? Deux joursaprès, il fut très malheureux, il se remit à rôder, malade de nepoint la voir. Elle ne sortait plus, elle ne paraissait même plusaux fenêtres. Et il en était à se dire que, si elle ne l’aimaitpas, si elle n’aimait que le gain, lui chaque jour l’aimaitdavantage, comme on aime l’amour à vingt ans, sans raison, auhasard du cœur, pour la joie et la douleur d’aimer. Un soir, ill’avait vue, et c’en était fait : maintenant, c’étaitcelle-ci, et non une autre ; quelle qu’elle fût, mauvaise oubonne, laide ou jolie, pauvre ou riche, il allait en mourir, s’ilne l’avait point. Le troisième jour, sa souffrance devint telle,que, malgré son serment d’oublier, il retourna chez les Hubert.

En bas, quand il eut sonné, il fut encore reçu par le brodeur,qui, devant l’obscurité de ses explications, se décida à le fairemonter de nouveau.

– Ma fille, monsieur désire t’expliquer des choses que jene comprends pas très bien.

Alors, Félicien balbutia :

– Si ça ne gêne pas trop mademoiselle, j’aimerais à merendre compte… Ces dames m’ont recommandé de suivre en personne letravail… À moins pourtant que je ne dérange…

Angélique, en le voyant paraître, avait senti son cœur battreviolemment, jusque dans sa gorge. Il l’étouffait. Mais ellel’apaisa d’un effort ; le sang n’en monta même pas à sesjoues ; et ce fut très calme, l’air indifférent, qu’ellerépondit :

– Oh ! rien ne me dérange, monsieur. Je travailleaussi bien devant le monde… Le dessin est de vous, il est naturelque vous en suiviez l’exécution.

Décontenancé, Félicien n’aurait point osé s’asseoir, sansl’accueil d’Hubertine, qui souriait de son grave sourire à ce bonclient. Tout de suite, elle se remit au travail, penchée sur lemétier, où elle brodait en guipure les ornements gothiques durevers de la mitre. De son côté, Hubert venait de décrocher de lamuraille une bannière terminée, encollée, qui depuis deux jours yséchait, et qu’il voulait détendre. Personne ne parla plus, lesdeux brodeuses et le brodeur travaillaient, comme si personne ne sefût trouvé là.

Et le jeune homme s’apaisa un peu, au milieu de cette grandepaix. Trois heures sonnaient, l’ombre de la cathédrale s’allongeaitdéjà, un demi-jour fin entrait par la fenêtre large ouverte.C’était l’heure crépusculaire, qui commençait dès midi, pour lapetite maison, fraîche et verdissante, au pied du colosse. Onentendit un bruit léger de souliers sur les dalles, un pensionnatde fillettes qu’on menait à confesse. Dans l’atelier, les vieuxoutils, les vieux murs, tout ce qui restait là immuable, semblaitdormir du sommeil des siècles ; et il en venait aussi beaucoupde fraîcheur et de calme. Un grand carré de lumière blanche, égaleet pure, tombait sur le métier, où se courbaient les brodeuses,avec leurs délicats profils, dans le reflet fauve de l’or.

– Mademoiselle, je voulais vous dire, commença Féliciengêné, sentant qu’il devait motiver sa venue, je voulais vous direque, pour les cheveux, l’or me semblait préférable à la soie.

Elle avait levé la tête. Le rire de ses yeux signifia clairementqu’il aurait pu ne pas se déranger, s’il n’avait point d’autrerecommandation à faire. Et elle se pencha de nouveau, en répondantd’une voix doucement moqueuse :

– Sans doute, monsieur.

Il fut très sot, il remarqua seulement alors que, justement,elle travaillait aux cheveux. Devant elle, était le dessin qu’ilavait fait, mais lavé de teintes d’aquarelle, rehaussé d’or, d’unedouceur de ton d’ancienne miniature, pâlie dans un livre d’heures.Et elle copiait cette image, avec une patience et une adressed’artiste peignant à la loupe. Après l’avoir reproduite d’un traitun peu gros sur du satin blanc, fortement tendu, doublé d’une toilesolide, elle avait couvert le satin de fils d’or lancés de gauche àdroite, arrêtés aux deux bouts simplement, libres et se touchanttous. Puis, se servant de ces fils comme d’une trame, elle lesécartait de la pointe de son aiguille pour retrouver dessous ledessin, elle suivait ce dessin, cousait les fils d’or de points desoie en travers, qu’elle assortissait aux nuances du modèle. Dansles parties d’ombre, la soie cachait complètement l’or ; dansles demi-teintes, les points s’espaçaient de plus en plus ; etles lumières étaient faites de l’or seul, laissé à découvert.C’était l’or nué, le fond d’or que l’aiguille nuançait de soie, untableau aux couleurs fondues, comme chauffées dessous par unegloire, d’un éclat mystique.

– Ah ! dit brusquement Hubert, qui commençait àdétendre la bannière, en dévidant sur ses doigts la ficelle dutrélissage, le chef-d’œuvre d’une brodeuse autrefois était d’ornué… Elle devait faire, comme il est écrit dans les statuts,« une image seule qui est d’or nué, d’un demi-tiers dehaut… » Tu aurais été reçue, Angélique.

Et le silence retomba. Pour les cheveux, dérogeant à la règle,Angélique avait eu la même idée que Félicien ; celle de nepoint employer de soie, de recouvrir l’or avec de l’or ; etelle manœuvrait dix aiguillées d’or à passer, de tons différents,depuis l’or rouge sombre des brasiers qui meurent, jusqu’à l’orjaune pâle des forêts d’automne. Agnès, du col aux chevilles, sevêtait ainsi d’un ruissellement de cheveux d’or. Le flot partait dela nuque, couvrait les reins d’un épais manteau, débordait devant,par-dessus les épaules, en deux ondes qui, rejointes sous lementon, coulaient jusqu’aux pieds. Une chevelure du miracle, unetoison fabuleuse, aux boucles énormes, une robe tiède et vivante,parfumée de nudité pure.

Ce jour-là, Félicien ne sut que regarder Angélique brodant lesboucles à points fendus, dans le sens de leurs enroulements ;et il ne se lassait pas de voir les cheveux croître et flamber sousson aiguille. Leur profondeur, le grand frisson qui les déroulaitd’un coup, le troublaient. Hubertine, en train de coudre despaillettes, cachant le fil à chacune avec un grain de frisure, setournait de temps à autre, l’enveloppait de son calme regard, quandelle devait jeter au bourriquet quelque paillette mal faite.Hubert, qui avait retiré les lattes pour découdre la bannière desensubles, achevait de la plier soigneusement. Et Félicien, dont lesilence augmentait l’embarras, finit par comprendre qu’il devaitavoir la sagesse de partir, puisqu’il ne retrouvait aucune desobservations qu’il s’était promis de faire.

Il se leva, il bégaya :

– Je reviendrai… J’ai si mal reproduit le dessin charmantde la tête, que vous aurez peut-être besoin de mes indications.

Angélique posa sur les siens ses grands yeux clairs,tranquillement.

– Non, non… Mais revenez, monsieur, revenez, si l’exécutionvous inquiète.

Il s’en alla, heureux de la permission, désolé de cettefroideur. Elle ne l’aimait pas, elle ne l’aimerait jamais, c’étaitdécidé. À quoi bon, alors ? Et le lendemain, et les jourssuivants, il revint à la fraîche maison de la rue des Orfèvres. Lesheures qu’il n’y passait pas étaient abominables, ravagées de soncombat intérieur, torturées d’incertitudes. Il ne se calmait queprès de la brodeuse, même résigné à ne pas lui plaire, consolé detout, pourvu qu’elle fût présente. Chaque matin, il arrivait,parlait du travail, s’asseyait devant le métier, comme si saprésence eût été nécessaire ; et cela l’enchantait deretrouver son fin profil immobile, baigné de la clarté blonde deses cheveux, de suivre le jeu agile de ses petites mains souples,se débrouillant au milieu des longues aiguillées. Elle était trèssimple, elle le traitait maintenant en camarade. Pourtant, ilsentait toujours entre eux des choses qu’elle ne disait pas et dontson cœur à lui s’angoissait. Elle levait parfois la tête, avec sonair de moquerie, les yeux impatients et interrogateurs. Puis, en levoyant s’effarer, elle redevenait très froide.

Mais Félicien avait découvert un moyen de la passionner, dont ilabusait. C’était de lui parler de son art, des ancienschefs-d’œuvre de broderie qu’il avait vus, conservés dans lestrésors des cathédrales, ou gravés dans les livres : deschapes superbes, la chape de Charlemagne, en soie rouge, avec degrandes aigles aux ailes éployées, la chape de Sion, que décoretout un peuple de figures saintes ; une dalmatique qui passepour la plus belle pièce connue, la dalmatique impériale, où estcélébrée la gloire de Jésus-Christ sur la terre et dans le ciel, laTransfiguration, le Jugement dernier, dont les nombreux personnagessont brodés de soies nuancées, d’or et d’argent ; un arbre deJessé aussi, un orfroi de soie sur satin, qui semble détaché d’unvitrail du quinzième siècle, Abraham en bas, David, Salomon, laVierge Marie, puis en haut Jésus ; et des chasublesadmirables, la chasuble d’une simplicité si grande, le Christ encroix, saignant, éclaboussé de soie rouge sur le drap d’or, ayant àses pieds la Vierge soutenue par saint Jean, la chasuble de Naintréenfin, où l’on voit Marie, assise en majesté, les pieds chaussés,tenant l’Enfant nu sur ses genoux. D’autres, d’autres merveillesdéfilaient, vénérables par leur grand âge, d’une foi, d’une naïvetédans la richesse, perdues de nos jours, gardant des tabernaclesl’odeur d’encens et la mystique lueur de l’or pâli.

– Ah ! soupirait Angélique, c’est fini, ces belleschoses. On ne peut pas seulement retrouver les tons.

Et, les yeux luisants, elle s’arrêtait de travailler, quand illui contait l’histoire des grandes brodeuses et des grands brodeursd’autrefois, Simonne de Gaules, Colin Jolye, dont les noms onttraversé les âges. Puis, tirant de nouveau l’aiguille, elle enrestait transfigurée, elle gardait au visage le rayonnement de sapassion d’artiste. Jamais elle ne lui semblait plus belle, sienthousiaste, si virginale, brûlant d’une flamme pure dans l’éclatde l’or et de la soie, avec son application profonde, son travailde précision, les points menus où elle mettait toute son âme. Ilcessait de parler, il la contemplait, jusqu’à ce que, réveillée parle silence, elle s’aperçût de la fièvre où il la jetait. Elle enétait confuse comme d’une défaite, elle rattrapait son calmeindifférent, la voix fâchée.

– Bon ! voilà encore mes soies qui s’emmêlent !…Mère, ne remuez donc pas !

Hubertine, qui n’avait point bougé, souriait, tranquille. Elles’était inquiétée d’abord des assiduités du jeune homme, elle enavait causé un soir avec Hubert, en se couchant. Mais ce garçon neleur déplaisait pas, il demeurait très convenable : pourquoise seraient-ils opposés à des entrevues d’où pouvait sortir lebonheur d’Angélique ? Elle laissait donc aller les choses,qu’elle surveillait, de son air sage. D’ailleurs, elle-même, depuisquelques semaines, vivait le cœur gros des tendresses vaines de sonmari. C’était le mois où ils avaient perdu leur enfant ; etchaque année, à cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets,les mêmes désirs, lui tremblant à ses pieds, brûlant de se croirepardonné enfin, elle aimante et désolée, se donnant toute,désespérant de fléchir le sort. Ils n’en parlaient point, n’enéchangeaient pas un baiser de plus, devant le monde ; mais ceredoublement d’amour sortait du silence de leur chambre, sedégageait de leur personne, au moindre geste, à la façon dont leursregards se rencontraient, s’oubliaient une seconde l’un dansl’autre.

Une semaine s’écoula, le travail de la mitre avançait. Cesentrevues quotidiennes avaient pris une grande douceurfamilière.

– Le front très haut, n’est-ce pas ? sans trace desourcils.

– Oui, très haut, et pas une ombre, comme dans lesminiatures du temps.

– Passez-moi la soie blanche.

– Attendez, je vais l’effiler.

Il l’aidait, c’était un apaisement que cet ouvrage à deux. Celales mettait dans la réalité de tous les jours. Sans qu’un motd’amour fût prononcé, sans même qu’un frôlement volontairerapprochât leurs doigts, le lien se resserrait à chaque heure.

– Père, que fais-tu donc ? on ne t’entend plus.

Elle se tournait, apercevait le brodeur, les mains occupées àcharger une broche, les yeux tendres, fixés sur sa femme.

– Je donne de l’or à ta mère.

Et, de la broche apportée, du remerciement muet d’Hubertine, ducontinuel empressement d’Hubert autour d’elle, un souffle tiède decaresse se dégageait, enveloppait Angélique et Félicien, penchés denouveau sur le métier. L’atelier lui-même, l’antique pièce avec sesvieux outils, sa paix d’un autre âge, était complice. Il semblaitsi loin de la rue, reculé au fond du rêve, dans ce pays des bonnesâmes où règne le prodige, la réalisation aisée de toutes lesjoies.

Dans cinq jours, la mitre devait être livrée ; etAngélique, certaine d’avoir fini, de gagner même vingt-quatreheures, respira, s’étonna de trouver Félicien si près d’elle,accoudé au tréteau. Ils étaient donc camarades ? Elle ne sedéfendait plus contre ce qu’elle sentait de conquérant en lui, ellene souriait plus de malice, à tout ce qu’il cachait et qu’elledevinait. Qu’était-ce donc qui l’avait endormie, dans son attenteinquiète ? Et l’éternelle question revint, la question qu’ellese posait chaque soir, à son coucher : l’aimait-elle ?Pendant des heures, au fond de son grand lit, elle avait retournéles mots, cherchant des sens qui lui échappaient. Brusquement,cette nuit-là, elle sentit son cœur se fendre, elle fondit enlarmes, la tête dans l’oreiller, pour qu’on ne l’entendît point.Elle l’aimait, elle l’aimait, à en mourir. Pourquoi ?comment ? elle n’en savait, elle n’en saurait jamaisrien ; mais elle l’aimait, tout son être le criait. La clartés’était faite, l’amour éclatait comme la lumière du soleil. Ellepleura longtemps, pleine d’une confusion et d’un bonheurinexprimables, reprise du regret de ne s’être pas confiée àHubertine. Son secret l’étouffait, et elle fit un grand serment,celui de redevenir de glace pour Félicien, de souffrir tout plutôtque de lui laisser voir sa tendresse. L’aimer, l’aimer sans ledire, c’était la punition, l’épreuve qui devait racheter la faute.Elle en souffrait délicieusement, elle songeait aux martyres de laLégende, il lui semblait qu’elle était leur sœur, à se flagellerainsi, et que sa gardienne Agnès la regardait avec des yeux tristeset doux.

Le lendemain, Angélique acheva la mitre. Elle avait brodé avecdes soies refendues, plus légères que des fils de la Vierge, lespetites mains et les petits pieds, les seuls coins de nuditéblanche qui sortaient de la royale chevelure d’or. Elle terminaitla face, d’une délicatesse de lis, où l’or apparaissait comme lesang des veines, sous l’épiderme des soies. Et cette face de soleilmontait à l’horizon de la plaine bleue, emportée par les deuxanges.

Lorsque Félicien entra, il eut un cri d’admiration.

– Oh ! elle vous ressemble !

C’était une confession involontaire, l’aveu de cetteressemblance qu’il avait mise dans son dessin. Il le comprit,devint très rouge.

– C’est vrai, fillette, elle a tes beaux yeux, dit Hubert,qui s’était approché.

Hubertine se contentait de sourire, ayant fait la remarquedepuis longtemps ; et elle parut surprise, attristée même,quand elle entendit Angélique répondre, de son ancienne voix desmauvais jours :

– Mes beaux yeux, moquez-vous de moi !… Je suis laide,je me connais bien.

Puis, se levant, se secouant, outrant son rôle de filleintéressée et froide :

– Ah ! c’est donc fini !… J’en avais assez, unfameux poids de moins sur les épaules !… Vous savez, je nerecommencerais pas pour le même prix.

Saisi, Félicien l’écoutait. Eh ! quoi ? encorel’argent ! Il l’avait sentie un moment si tendre, sipassionnée de son art ! S’était-il donc trompé, qu’il laretrouvait sensible à la seule pensée du gain, indifférente aupoint de se réjouir d’avoir fini et de ne plus le voir ?Depuis quelques jours, il se désespérait, cherchait vainement sousquel prétexte il pourrait revenir. Et elle ne l’aimait pas, et ellene l’aimerait jamais ! Une telle souffrance lui étreignit lecœur, que ses yeux pâlirent.

– Mademoiselle, n’est-ce pas vous qui monterez lamitre ?

– Non, mère fera ça beaucoup mieux… Je suis trop contentede ne plus avoir à y toucher.

– Vous n’aimez donc pas votre travail ?

– Moi !… Je n’aime rien.

Il fallut qu’Hubertine, sévèrement, la fit taire. Et elle priaFélicien d’excuser cette enfant nerveuse, elle lui dit que lelendemain, de bonne heure, la mitre serait à sa disposition.C’était un congé, mais il ne s’en allait pas, il regardait le vieilatelier, plein d’ombre et de paix, comme si on l’eût chassé duparadis. Il avait eu là l’illusion d’heures si douces, il sentaitsi douloureusement que son cœur y restait, arraché ! Ce qui letorturait, c’était de ne pouvoir s’expliquer, d’emporter l’affreuseincertitude. Enfin, il dut partir.

La porte à peine refermée, Hubert demanda :

– Qu’as-tu donc, mon enfant ? Es-tusouffrante ?

– Eh ! non, c’est ce garçon qui m’ennuyait. Je ne veuxplus le voir.

Et Hubertine conclut alors :

– C’est bon, tu ne le verras plus. Seulement, rienn’empêche d’être polie.

Angélique, sous un prétexte, n’eut que le temps de monter danssa chambre. Elle y éclata en larmes. Ah ! qu’elle étaitheureuse et qu’elle souffrait ! Son pauvre cher amour, commeil avait dû s’en aller triste ! Mais c’était juré aux saintes,elle l’aimerait à en mourir, et jamais il ne le saurait.

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