L’Éclat d’obus

Chapitre 6La lutte impossible

Dans la détresse immense où ces derniers mots le précipitèrent,Paul éprouva, ainsi qu’au spectacle de la fête donnée par le princeConrad, le besoin d’une réaction immédiate. Certes tout espoirétait perdu. Son plan, qui consistait à utiliser le passage dutunnel avant que l’éveil ne fût donné, son plan s’écroulait. Enadmettant qu’il parvînt à rejoindre Elisabeth et à la délivrer, cequi devenait invraisemblable, à quel moment ce fait seproduirait-il ? Et comment, après cela, échapper à l’ennemi etentrer en France ?

Non, il avait contre lui désormais l’espace et le temps. Sadéfaite était de celles après quoi il n’y a plus qu’à se résigneret à attendre le coup de grâce.

Cependant il ne broncha point. Il comprenait qu’une défaillanceserait irréparable. L’élan qui l’avait emporté jusqu’ici devait sepoursuivre sans relâche et avec plus de fougue encore.

Il s’approcha de l’espion. La femme était penchée sur le corpset l’examinait à la lueur d’une des lanternes qu’elle avaitdécrochée.

– Il est mort, n’est-ce pas ? dit-il.

– Oui, il est mort. Deux balles l’ont atteint dans le dos. Ellemurmura d’une voix altérée :

– C’est horrible, ce que j’ai fait. Voilà que je l’ai tué,moi ! Ce n’est pas un meurtre, monsieur, n’est-ce pas ?Et j’en avais le droit ?… Tout de même, c’est horrible… Voilàque j’ai tué Karl !

Son visage, jeune encore et assez joli, bien que très vulgaire,était décomposé. Ses yeux ne semblaient pas pouvoir se détacher ducadavre.

– Qui êtes-vous ? demanda Paul.

Elle répondit avec des sanglots :

– J’étais son amie… mieux que cela, ou plutôt pis que cela… Ilm’avait juré qu’il m’épouserait… Mais les serments de Karl !…Un tel menteur, monsieur, un tel lâche !… Ah ! tout ceque je sais de lui… Moi-même, peu à peu, à force de me taire, jedevenais sa complice. C’est qu’il me faisait si peur ! Je nel’aimais plus, mais je tremblais et j’obéissais… Avec quelle haine,à la fin !… et comme il la sentait, cette haine ! Il medisait souvent : « Tu es bien capable de m’égorger un jour oul’autre. » Non, monsieur… J’y pensais bien, mais jamais je n’auraiseu le courage. C’est seulement tout à l’heure, quand j’ai vu qu’ilallait vous frapper… et surtout quand j’ai entendu votre nom…

– Mon nom, pourquoi ?

– Vous êtes le mari de Mme Delroze.

– Et alors ?

– Alors je la connais. Pas depuis longtemps, depuis aujourd’hui.C’est ce matin que Karl, venant de Belgique, a passé par la villeoù j’habite et m’a emmenée chez le prince Conrad. Il s’agissait deservir, comme femme de chambre, une dame française que nous devionsconduire dans un château. J’ai compris ce que cela voulait dire. Làencore, il me fallait être complice, inspirer confiance… Et puisj’ai vu cette dame française… Je l’ai vue pleurer… Et elle est sidouce, si bonne, qu’elle m’a retourné le cœur. J’ai promis de lasecourir… Seulement, je ne pensais pas que ce serait de cettefaçon, en tuant Karl…

Elle se releva brusquement et prononça d’un ton âpre :

– Mais il le fallait, monsieur. Cela ne pouvait pas êtreautrement, car j’en savais trop sur son compte. Lui ou moi… C’estlui… Tant mieux, je ne regrette rien… Il n’y avait pas au monde unpareil misérable, et, avec des gens de son espèce, il ne faut pashésiter. Non, je ne regrette rien.

Paul lui dit :

– Il était dévoué à la comtesse Hermine, n’est-ce pas ?

Elle frissonna et baissa la voix pour répondre.

– Ah ! ne parlons pas d’elle, je vous en supplie. Celle-làest plus terrible encore, et elle vit toujours, elle !Ah ! si jamais elle me soupçonne !

– Qui est cette femme ?

– Est-ce qu’on sait ? Elle va et vient, elle est maîtressepartout où elle se trouve… On lui obéit ainsi qu’à l’empereur. Toutle monde la redoute. C’est comme son frère…

– Son frère ?

– Oui, le major Hermann.

– Hein ! vous dites que le major Hermann est sonfrère ?

– Certes, d’ailleurs il suffit de le voir. C’est la comtesseHermine elle-même !

– Mais vous les avez vus ensemble ?

– Ma foi… je ne me rappelle plus… Pourquoi cettequestion ?

Le temps était trop précieux pour que Paul insistât. Ce quecette femme pouvait penser de la comtesse Hermine importaitpeu.

Il lui demanda :

– Elle demeure bien chez le prince ?

– Actuellement, oui… Le prince habite au premier étage,par-derrière ; elle, au même étage, mais par-devant.

– Si je lui fais dire que Karl, victime d’un accident, m’envoie,moi, son chauffeur, la prévenir, me recevra-t-elle ?

– Assurément.

– Connaît-elle le chauffeur de Karl, celui dont j’ai pris laplace ?

– Non. C’est un soldat que Karl a emmené de Belgique.

Paul réfléchit un instant, puis reprit :

– Aidez-moi.

Ils poussèrent le cadavre vers le fossé de la route, l’ydescendirent et le recouvrirent de branches mortes.

– Je retourne à la villa, dit-il. Quant à vous, marchez jusqu’àce que vous rencontriez un groupe d’habitations. Éveillez les genset racontez l’assassinat de Karl par son chauffeur et votre fuite.Le temps de prévenir la police, de vous interroger, de téléphoner àla villa, c’est plus qu’il n’en faut.

Elle s’effraya :

– Mais la comtesse Hermine ?

– Ne craignez rien de ce côté. En admettant que je ne la réduisepas à l’impuissance, comment pourrait-elle vous soupçonner, puisquel’enquête rejettera tout sur moi seul ? D’ailleurs, nousn’avons pas le choix.

Et, sans plus l’écouter, il remit la voiture en mouvement,saisit le volant, et, malgré les prières effarées de la femme, ilpartit.

Il partit avec autant d’ardeur et de décision que s’il se pliaitaux exigences d’un projet nouveau dont il eût fixé tous les détailset connu l’efficacité certaine.

« Je vais voir la comtesse, se disait-il. Et alors, soit que,inquiète sur le sort de Karl, elle veuille que je la conduiseauprès de lui, soit qu’elle me reçoive dans une pièce quelconque dela villa, je l’oblige par n’importe quel procédé à me révéler lenom du château qui sert de prison à Elisabeth. Je l’oblige à medonner le moyen de la délivrer et de la faire évader. »

Mais comme tout cela était vague ! Que d’obstacles !Que d’impossibilités ! Comment supposer que les circonstancesseraient dociles au point de rendre la comtesse aveugle et de lapriver de tout secours ? Une femme de son envergure n’étaitpas de celles qui se laissent berner par des mots et soumettre pardes menaces.

N’importe ! Paul n’acceptait pas le doute. Au bout de sonentreprise, il y avait le succès, et, pour y atteindre plus vite,il forçait l’allure, jetant son auto comme une trombe à travers lacampagne et ralentissant à peine au passage des bourgs et desvilles.

« Hohenstaufen », cria-t-il à la sentinelle plantée devant leposte de l’enceinte.

L’officier de garde, après l’avoir interrogé, le renvoya ausous-officier du poste qui stationnait près du perron. Celui-làseul avait libre accès dans la villa et, par lui, la comtesseserait prévenue.

– Bien, dit Paul, je vais d’abord mettre mon auto à laremise.

Une fois arrivé, il éteignit ses phares, et, comme il sedirigeait vers la villa, il eut l’idée, avant de se rendre auprèsdu sous-officier, de chercher Bernard et de se renseigner sur ceque son beau-frère avait pu surprendre.

Il le trouva derrière la villa, dans les massifs groupés en facede la fenêtre au balcon.

– Tu es donc seul ? lui demanda Bernard anxieusement.

– Oui, l’affaire est manquée. Elisabeth a été emmenée par unepremière auto.

– C’est terrible, ce que tu me dis là !

– Oui, mais le mal est réparable.

– Comment ?

– Je ne sais pas encore. Parlons de toi. Où en es-tu ? Etle chauffeur ?

– En sûreté. Personne ne le découvrira… du moins pas avant cematin, lorsque d’autres chauffeurs viendront aux remises.

– Bien. En dehors de cela ?

– Une patrouille dans le parc, il y a une heure. J’ai pu medissimuler.

– Et puis ?

– Et puis j’ai poussé une pointe jusqu’au tunnel. Les hommescommençaient à se remuer. D’ailleurs, il y a quelque chose qui lesa remis d’aplomb, et rudement !

– Quoi ?

– L’irruption d’une certaine personne de notre connaissance, lafemme que j’ai rencontrée à Corvigny, celle qui ressemble sifurieusement au major Hermann.

– Elle faisait une ronde ?

– Non, elle partait…

– Oui, je sais, elle doit partir.

– Elle est partie.

– Voyons, ce n’est pas croyable, son départ pour la Francen’était pas immédiat.

– J’ai assisté à ce départ.

– Mais où ? Quelle route ?

– Eh bien, et le tunnel ? Crois-tu qu’il ne serve plus àrien, ce tunnel ? Elle a pris ce chemin-là, et sous mes yeux,et dans des conditions éminemment confortables… un wagonnet conduitpar un mécanicien et actionné par l’électricité. Sans doute,puisque le but de son voyage était, comme tu le dis, d’aller enFrance, on l’aura aiguillée sur l’embranchement de Corvigny. Il y adeux heures de cela. J’ai entendu le wagonnet revenir.

La disparition de la comtesse Hermine était pour Paul un nouveaucoup. Comment, dès lors, retrouver et comment délivrerElisabeth ? À quel fil se rattacher parmi les ténèbres oùchacun de ses efforts aboutissait à un désastre ?

Il se raidit, tendant les ressorts de sa volonté et résolu àcontinuer l’entreprise jusqu’au succès complet.

Il demanda à Bernard :

– Tu n’as rien remarqué d’autre ?

– Rien du tout.

– Pas d’allées et venues ?

– Non. Les domestiques sont couchés. Les lumières ont étééteintes.

– Toutes les lumières ?

– Sauf une, cependant. Tiens là, sur nos têtes.

C’était au premier étage, et à une fenêtre située au-dessus dela fenêtre par laquelle Paul avait assisté au souper du princeConrad. Il reprit :

– Cette lumière s’est-elle allumée pendant que j’étais monté surle balcon ?

– Oui, vers la fin.

Paul murmura :

– D’après mes renseignements, ce doit être la chambre du princeConrad. Lui aussi, il est ivre, et il a fallu le monter.

– J’ai vu des ombres, en effet, à ce moment-là, et depuis toutest immobile.

– Évidemment, il cuve son Champagne. Ah ! si l’on pouvaitvoir !… Pénétrer dans cette chambre !

– Facile, dit Bernard.

– Par où ?

– Par la pièce voisine, qui doit être le cabinet de toilette, etdont on a laissé la fenêtre entrouverte, sans doute pour donner unpeu d’air au prince.

– Mais il faudrait une échelle…

– J’en connais une, accrochée au mur de la remise. Laveux-tu ?

– Oui, oui, dit Paul, vivement. Dépêche-toi.

Dans son esprit, toute une nouvelle combinaison se formait,reliée d’ailleurs à ses premières dispositions de combat, et quilui semblait maintenant capable de le mener au but.

Il s’assura donc que les abords de la villa, à droite et àgauche, étaient déserts, et qu’aucun des soldats du poste nes’écartait du perron, puis, dès que Bernard fut de retour, ilplanta l’échelle dans l’allée et l’appuya au mur.

Ils montèrent.

La fenêtre entrouverte était bien celle du cabinet de toilette.La lumière de la chambre voisine l’éclairait. Aucun bruit ne venaitde cette chambre que le bruit d’un ronflement sonore. Paul avançala tête.

En travers de son lit, vêtu de son uniforme dont le plastronétait souillé de taches, affalé comme un mannequin, le princeConrad dormait. Il dormait si profondément que Paul ne se gêna paspour examiner la chambre. Une petite pièce en guise de vestibule laséparait du couloir, ce qui dressait entre la chambre et le couloirdeux portes dont il poussa les verrous et ferma les serrures àdouble tour. Ainsi ils se trouvaient seuls avec le prince Conrad,sans qu’on pût rien entendre de l’intérieur.

– Allons-y, dit Paul, lorsqu’ils se furent distribués labesogne.

Et il appliqua sur le visage du prince une serviette roulée dontil essayait de lui entrer les extrémités dans la bouche, pendantque Bernard, à l’aide d’autres serviettes, entortillait les jambeset les poignets. Cela s’exécuta silencieusement. De la part duprince aucune résistance, aucun cri. Il avait ouvert les yeux etregardait ses agresseurs avec l’air d’un homme qui ne comprendd’abord rien à ce qui lui arrive, mais qu’une peur de plus en plusforte envahit au fur et à mesure qu’il a conscience du danger.

– Pas brave l’héritier de Guillaume, ricana Bernard. Quellefrousse ! Voyons, jeune homme, il faut se remettre d’aplomb.Où est votre flacon de sels ?

Paul avait fini par lui introduire dans la bouche la moitié dela serviette.

– Maintenant, dit-il, partons.

– Que veux-tu faire ? demanda Bernard.

– L’emmener.

– Où ?

– En France.

– En France ?

– Parbleu ! Nous le tenons, qu’il nous serve !

– On ne le laissera pas sortir.

– Et le tunnel ?

– Impossible ! La surveillance est trop activemaintenant.

– Nous verrons bien.

Il saisit son revolver et le braqua sur le prince Conrad.

– Écoutez-moi. Vous avez les idées trop embrouillées pourcomprendre mes questions. Mais un revolver, ça se comprend toutseul, n’est-ce pas ? C’est un langage très clair, même pourquelqu’un qui est ivre et qui tremble de peur. Eh bien, si vous neme suivez pas tranquillement, si vous essayez de vous débattre etde faire du bruit, si mon camarade et moi nous sommes en péril unseul instant, vous êtes flambé. Le browning dont vous sentez lecanon sur votre tempe, vous fera sauter la cervelle. Nous sommesd’accord ?

Le prince remua la tête.

– Parfait, conclut Paul. Bernard, délie ses jambes, maisattache-lui les bras autour du corps… Bien… En route.

La descente s’effectua dans les meilleures conditions, et ilsmarchèrent au milieu des massifs jusqu’à la palissade qui séparaitle jardin du vaste enclos réservé aux casernes. Là ils se passèrentle prince d’un côté à l’autre, comme un paquet, puis, en suivant lemême chemin qu’à l’arrivée, ils parvinrent aux carrières.

Outre que la nuit était suffisamment claire pour qu’ils pussentse diriger, ils apercevaient devant eux une lueur épandue quidevait monter du corps de garde établi à l’entrée du tunnel. Eneffet, dans le poste, toutes les lumières étaient allumées, et leshommes, debout en dehors de la baraque, buvaient du café.

Devant le tunnel, un soldat déambulait, le fusil surl’épaule.

– Nous sommes deux, souffla Bernard. Ils sont six, et, aupremier coup de feu, ils seront rejoints par les quelques centainesde Boches qui cantonnent à cinq minutes d’ici. La lutte est un peuinégale, qu’en dis-tu ?

Ce qui aggravait la difficulté jusqu’à la rendre insurmontable,c’est qu’ils n’étaient pas deux en réalité, mais trois, et que leurprisonnier constituait pour eux la gêne la plus terrible. Avec lui,impossible de courir, impossible de fuir. Il fallait s’aider dequelque stratagème.

Lentement, prudemment, afin qu’aucune pierre ne roulât sousleurs pas ou sous les pas du prince, ils décrivirent, en dehors del’espace éclairé, un circuit qui les amena, au bout d’une heure, àproximité même du tunnel, sur les pentes rocheuses contrelesquelles s’appuyaient ses premiers contreforts.

– Reste là, dit Paul – et il parlait très bas, mais de manièreque le prince entendît – reste là et retiens bien mes instructions.Tout d’abord, tu te charges du prince… revolver au poing et la maingauche fixée à son collet. S’il se rebiffe, tu lui casses la tête.Tant pis pour nous, mais tant pis pour lui également. De mon côté,je retourne à une certaine distance de la baraque et j’attire lescinq hommes du poste. Alors, ou bien l’homme qui monte la garde, làen-dessous, se joint à ses camarades – auquel cas tu passes avec leprince – ou bien, fidèle à sa consigne, il ne bouge pas – auquelcas tu tires sur lui, tu le blesses… et tu passes.

– Oui, je passe, mais les Boches courent après moi.

– Évidemment.

– Et ils nous rattrapent.

– Ils ne vous rattraperont pas.

– Tu en es sûr ?

– Certain.

– Du moment que tu l’affirmes…

– Donc, c’est compris. Et vous aussi, dit Paul au prince, c’estcompris, n’est-ce pas ? La soumission absolue, sans quoi, uneimprudence, un malentendu peuvent vous coûter la vie.

Bernard dit à l’oreille de son beau-frère :

– J’ai ramassé une corde, je vais la lui attacher autour du cou,et, à la moindre incartade, un petit geste sec le rappellera ausentiment de la réalité. Seulement, Paul, je te préviens que, s’illui prend la fantaisie de se débattre, je suis incapable de letuer… comme ça… froidement…

– Sois tranquille… il a trop peur pour se débattre. Il te suivracomme un chien jusqu’à l’autre bout du tunnel.

– Et alors, une fois arrivé ?

– Une fois arrivé, enferme-le dans les ruines d’Ornequin, maissans révéler son nom à personne.

– Et toi, Paul ?

– Ne t’occupe pas de moi.

– Cependant…

– Le risque est le même pour nous deux. La partie que nousallons jouer est effroyable, et il y a bien des chances pour quenous la perdions. Mais, si nous la gagnons, c’est le salutd’Elisabeth. Donc, allons-y de tout cœur. À bientôt, Bernard. Endix minutes, tout doit être réglé, dans un sens ou dansl’autre.

Ils s’embrassèrent longuement, et Paul s’éloigna.

Paul l’avait annoncé, cet effort suprême ne pouvait réussir qu’àforce d’audace et de promptitude, et il fallait l’exécuter ainsiqu’on exécute une manœuvre désespérée.

Encore dix minutes, et c’était le dénouement de l’aventure.Encore dix minutes, et il serait victorieux ou fusillé.

Tous les actes qu’il accomplit dès ce moment furent aussiordonnés et méthodiques que s’il avait eu le temps d’en prépareravec soin le déclenchement et d’en assurer l’inévitable succès,alors que, en réalité, ce fut une série de décisions isolées qu’ilprenait au fur et à mesure des circonstances les plustragiques.

Il gagna par un détour, et en se maintenant sur les pentes desmonticules que formait l’exploitation de sable, le défilé quimettait en communication les carrières et le camp réservé à lagarnison. Sur le dernier de ces monticules le hasard lui fitheurter un bloc de pierre qui vacilla. À tâtons, il se renditcompte que ce bloc retenait derrière lui tout un amoncellement desable et de cailloux.

« Voilà ce qu’il me faut », se dit-il sans même réfléchir.

D’un coup de pied violent, il ébranla la masse qui, aussitôt,suivant le creux d’un ravin, se précipita dans le défilé avec lefracas d’un éboulement.

D’un bond, Paul sauta parmi les pierres, s’étendit à plat ventreet se mit à crier au secours, comme s’il eût été victime d’unaccident.

De l’endroit où il gisait, on ne pouvait, à cause des sinuositésdu défilé, l’entendre des casernes, mais le moindre appel devaitporter jusqu’à la baraque du tunnel, qui n’était distante que decent mètres au plus. Et, de fait, les hommes du poste accoururentaussitôt.

Il n’en compta pas moins de cinq, qui s’empressèrent autour delui et le relevèrent, tout en l’interrogeant. D’une voix à peineintelligible, il fit au sous-officier des réponses incohérentes,haletantes, d’où l’on pouvait conclure qu’il était envoyé par leprince Conrad à la recherche de la comtesse Hermine.

Paul sentait bien que son stratagème n’avait aucune chance deréussir au-delà d’un temps très limité, mais toute minute gagnéeétait d’un prix inestimable, puisque Bernard en profitait pour agirde son côté contre le sixième homme en faction devant le tunnel etpour s’enfuir avec le prince Conrad. Peut-être même cet hommeallait-il venir lui aussi… Ou bien peut-être Bernard sedébarrasserait-il de lui sans faire usage de son revolver et parconséquent sans attirer l’attention.

Et Paul, haussant peu à peu la voix, bredouillait desexplications confuses auxquelles le sous-officier s’irritait de nerien comprendre, lorsqu’un coup de feu claqua là-bas, suivi de deuxautres détonations.

Sur le moment le sous-officier hésita, ne sachant pas très biend’où venait le bruit. Les hommes, s’écartant de Paul, prêtèrentl’oreille. Alors il passa au milieu d’eux et partit en avant sansqu’ils se rendissent compte, dans l’obscurité, que c’était lui quis’éloignait. Puis au premier détour, il se mit à courir, et enquelques bonds atteignit la baraque.

D’un coup d’œil, il aperçut, à trente pas de lui, devantl’orifice du tunnel, Bernard qui luttait avec le prince Conrad,lequel essayait de s’échapper. Près d’eux, la sentinelle traînait àterre en gémissant.

Paul eut la vision très exacte de ce qu’il fallait faire. Porterassistance à Bernard et tenter avec lui le risque d’une évasion,aurait été de la folie, puisque leurs adversaires les eussentfatalement rejoints, et qu’en tout cas le prince Conrad eût étédélivré. Non, l’essentiel était d’arrêter la ruée des hommes duposte, dont les ombres déjà apparaissaient au sortir du défilé, etde permettre à Bernard d’en finir avec le prince.

À moitié caché par la baraque, il tendit vers eux son revolveret cria :

– Halte !

Le sous-officier n’obéit pas et pénétra dans la zone éclairée.Paul tira. L’Allemand tomba, mais blessé seulement, car il se mit àcommander d’une voix sauvage :

– En avant ! Sautez dessus ! En avant donc, tas defroussards !

Les hommes ne bougeaient pas. Paul empoigna un fusil dans lefaisceau qu’ils avaient formé près de la baraque, et, tout en lesajustant, il put, d’un regard jeté en arrière, constater queBernard, enfin maître du prince Conrad, l’entraînait dans lesprofondeurs du tunnel.

– Il ne s’agit plus que de tenir cinq minutes, pensa Paul, afinque Bernard aille aussi loin que possible.

Et il était si calme à ce moment qu’il les eût comptées, lesminutes, au battement régulier de son pouls.

– En avant ! Sautez dessus ! En avant ! necessait de proférer le sous-officier qui, sans aucun doute, s’iln’avait pu reconnaître le prince Conrad, avait discerné lasilhouette de deux fugitifs.

À genoux, il tira un coup de revolver sur Paul. Celui-ci luicassa le bras d’une balle. Mais le sous-officier vociféra de plusbelle :

– En avant ! Il y en a deux qui ont fichu le camp par letunnel ! En avant ! Voilà du renfort !

C’était une demi-douzaine de soldats des casernes, accourus aubruit des détonations. Paul, qui avait réussi à pénétrer dans labaraque, cassa le carreau d’une lucarne et tira trois fois. Lessoldats se mirent à l’abri, mais d’autres arrivèrent, prirent lesordres du sous-officier, puis se dispersèrent, et Paul les vit quiescaladaient les pentes voisines afin de le tourner. Il tira encorequelques coups de fusil. À quoi bon ! Tout espoir d’unerésistance plus longue disparaissait.

Il s’obstina néanmoins, tenant ses adversaires à distance,tirant sans relâche et gagnant ainsi du temps jusqu’aux limites dupossible. Mais il s’aperçut que la manœuvre de l’ennemi avait pourbut, après l’avoir tourné, de se diriger vers le tunnel et dedonner la chasse aux fugitifs…

Paul se cramponnait. Il avait réellement conscience de chaqueseconde qui s’écoulait, de chacune de ces secondes inappréciablesqui augmentaient la distance où se trouvait Bernard.

Trois hommes s’engouffrèrent dans l’orifice béant, puis quatre,puis cinq.

En outre, les balles commençaient à pleuvoir sur la baraque.

Paul calculait :

« Bernard doit être à six ou sept cents mètres. Les trois hommesqui le poursuivent sont à cinquante mètres… à soixante-quinzemaintenant. Tout va bien, »

Une masse serrée d’Allemands s’en venait sur la baraque. Ilétait évident que l’on ne croyait pas que Paul y fût seul enfermé,tellement il multipliait ses efforts. Cette fois il n’y avait plusqu’à se rendre.

« Il est temps, pensa-t-il, Bernard est en dehors de la zonedangereuse. »

Brusquement, il se précipita vers le tableau qui contenait lesmanettes correspondant aux fourneaux de mine pratiqués dans letunnel, d’un coup de crosse fit voler la vitre en éclats, etrabattit la première et la seconde de ces manettes.

Il sembla que la terre frémissait. Un grondement de tonnerreroula sous le tunnel, et se propagea longuement, comme un écho quirebondit.

Entre Bernard d’Andeville et la meute qui cherchait àl’atteindre, la route était barrée. Bernard pouvait emmenertranquillement en France le prince Conrad.

Alors Paul sortit de la cabane, en levant les bras et en criantd’une voix joyeuse :

– Camarade ! Camarade !

Dix hommes l’entouraient déjà, et un officier qui les commandaithurla, fou de rage :

– Qu’on le fusille !… Tout de suite… tout de suite… qu’onle fusille ! …

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer