L’Éclat d’obus

Chapitre 10Deux exécutions

Plus encore peut-être que par la vibration inexplicable de cettesonnerie, le coup de théâtre fut produit par le soubresaut detriomphe qui secoua la comtesse Hermine. Elle poussa un cri de joiesauvage, puis éclata de rire. Son visage se transforma. Plusd’inquiétude, plus de cette tension où l’on sent la pensée quicherche et qui s’effare, mais de l’insolence, de la certitude, dumépris, un orgueil démesuré.

– Imbéciles ! ricana-t-elle… Imbéciles !… Alors vousavez cru ? Non, faut-il que les Français soient naïfs !…Vous avez cru que, moi, vous me prendriez ainsi, dans unesouricière ? Moi ! Moi !…

Les paroles ne pouvaient plus sortir de sa bouche, tropnombreuses et trop pressées. Elle se raidit, ferma les yeux uninstant dans un grand effort de volonté, puis, allongeant le brasdroit et poussant un fauteuil, découvrit une petite plaque d’acajousur laquelle il y avait une manette de cuivre qu’elle saisit àtâtons, les yeux toujours dirigés vers Paul, vers le comted’Andeville, vers son fils, vers les trois officiers.

Et elle scanda d’une voix sèche, coupante :

– Qu’ai-je à craindre de vous maintenant ? La comtesseHermine de Hohenzollern ? Vous voulez savoir si c’estmoi ? Oui, c’est bien moi. Je ne le nie pas… Je le proclamemême… Tous les actes que vous appelez stupidement des crimes, oui,je les ai accomplis… C’était mon devoir envers mon empereur…Espionne ? non pas… Allemande, tout simplement. Et ce que faitune Allemande pour sa patrie est justement fait.

« Et puis… et puis assez de paroles niaises et de bavardages surle passé. Le présent seul et l’avenir importent. Et, du présentcomme de l’avenir me voilà redevenue maîtresse. Mais oui, mais oui,grâce à vous, je reprends la direction des événements, et nousallons rire. Voulez-vous savoir une chose ? Tout ce qui vientde se produire ici depuis quelques jours, c’est moi qui l’aipréparé. Les ponts que la rivière a enlevés, c’est sur mes ordresqu’ils avaient été sapés à leur base… Pourquoi ? Pour lepiètre résultat de vous faire reculer ? Certes, il nousfallait cela d’abord, nous avions besoin d’annoncer une victoire…Victoire ou non, elle sera annoncée, et elle aura son effet, jevous en réponds. Mais ce que je voulais, c’était mieux. Et j’airéussi. »

Elle s’arrêta, puis reprit d’un ton plus sourd, le buste penchévers ceux qui l’écoutaient :

– Le recul, le désordre parmi vos troupes, la nécessité de faireobstacle à l’avance et d’amener des renforts, c’était de touteévidence l’obligation pour votre général en chef de venir ici et des’y concerter avec ses généraux. Depuis des mois, je le guette,celui-là. Impossible de l’approcher. Impossible d’exécuter monplan. Alors que faire ? Que faire, mais tout bonnement lefaire venir à moi, puisque je ne pouvais aller à lui… Le fairevenir et l’attirer dans un endroit choisi par moi, où j’aurais pristoutes mes dispositions. Or, il est venu. Mes dispositions sontprises. Et je n’ai plus qu’à vouloir… Je n’ai plus qu’àvouloir ! Il est ici, dans une des chambres de la petite villaqu’il habite chaque fois qu’il vient à Soissons. Il y est. Je lesais. J’attendais le signal qu’un de mes agents devait me donner.Ce signal, vous l’avez entendu. Donc, n’est-ce pas, aucun doute.Celui que je guettais travaille en ce moment avec ses généraux dansune maison que je connais et que j’ai fait miner. Il y a près delui un commandant d’armée, un des meilleurs, et un commandant decorps d’armée, un des meilleurs aussi. Ils sont trois – je ne parlepas des comparses – et, ces trois-là, je n’ai qu’un geste à faire,cette manette à lever, pour qu’ils sautent tous les trois avec lamaison qui les abrite. Dois-je le faire, ce geste ?

Dans la pièce, il y eut un claquement bref. Bernard d’Andevillearmait son revolver.

– Mais il faut la tuer, la misérable, cria-t-il.

Paul se jeta devant lui en proférant :

– Tais-toi ! et ne bouge pas !

La comtesse se mit à rire de nouveau, et quelle joie méchantefrémissait dans ce rire !

– Tu as raison, Paul Delroze. Tu comprends la situation, toi. Sirapidement que ce jeune écervelé m’envoie sa balle, j’auraitoujours le temps de lever la manette. Et c’est cela qu’il ne fautpas, n’est-ce pas ? C’est cela que ces messieurs et toi voulezéviter à tout prix… même au prix de ma liberté, n’est-cepas ? Car nous en sommes là, hélas ! Tout mon beau plans’écroule puisque je suis entre vos mains. Mais je vaux bien à moiseule vos trois grands généraux, hein ? et j’ai bien le droitde les épargner pour me sauver… Ainsi nous sommes d’accord ?Leur vie contre la mienne ! Et tout de suite !… PaulDelroze, tu as une minute pour consulter ces messieurs. Si, dansune minute, parlant en ton nom et au leur, tu ne me donnes pas taparole que vous me considérez comme libre, et que toute protectionme sera accordée pour passer en Suisse, alors… alors « la bobinettecherra », comme on dit dans le Petit Chaperon rouge.Ah ! ce que je vous tiens tous ! Et combien c’estcomique ! Dépêche-toi, ami Delroze. Ta parole… Mais oui, celame suffit. Dame ! la parole d’un officier français !…Ah ! ah ! ah !

Son rire, un rire nerveux et méprisant, se prolongea dans legrand silence. Et il arriva peu à peu qu’il y résonna de façonmoins assurée, comme ces paroles qui ne provoquent pas l’effetprévu. De lui-même il sembla se disloquer, s’interrompit et cessatout d’un coup.

Et elle était stupéfaite : Paul Delroze n’avait pas bougé, etaucun des officiers, et aucun des soldats qui se trouvaient dans lasalle, n’avait bougé.

Elle les menaça du poing.

– J’ordonne qu’on se hâte !… Vous avez une minute,messieurs les Français. Une minute, pas davantage…

Personne ne bougea.

Elle comptait à voix basse, et, de dix en dix, proclamait lessecondes écoulées.

À la quarantième, elle se tut, la face inquiète. Parmi lesassistants, même immobilité.

Une crise de fureur la souleva.

– Mais vous êtes fous ! Vous n’avez donc pas compris ?Ou bien vous ne me croyez pas peut-être ? Oui, j’ai deviné,ils ne me croient pas ! Ils n’imaginent pas que ce soitpossible, et que j’aie pu atteindre un pareil résultat ! Unmiracle, n’est-ce pas ? Mais non, de la volonté, toutsimplement, et de l’esprit de suite. Et puis, vos soldatsn’étaient-ils pas là ? Mon Dieu oui, vos soldats eux-mêmes quiont travaillé pour moi en posant des lignes téléphoniques entre laposte et la maison réservée au quartier général ! Mes agentsn’ont eu qu’à se brancher là-dessus, et c’était chose faite : lefourneau de mine creusé sous la maison se trouvait relié avec cettecave ! Me croyez-vous maintenant ?

Sa voix se cassait, haletante et rauque. Son inquiétude, de plusen plus précise, lui ravageait les traits. Pourquoi ces hommes neremuaient-ils pas ? Pourquoi ne tenaient-ils aucun compte deses ordres ? Avaient-ils pris l’inadmissible résolution detout accepter plutôt que de lui faire grâce ?

– Voyons, quoi ? murmura-t-elle, vous me comprenez biencependant ?… Ou alors c’est de la folie ! Voyons,réfléchissez… Vos généraux ? L’effet que leur mortcauserait ?… L’impression formidable que cette mort donneraitde notre puissance ?… Et quel désarroi !… Le recul de vostroupes !… Le haut commandement désorganisé!… Voyons,voyons !…

On eût cru qu’elle cherchait à les convaincre… bien plus,qu’elle les suppliait de se placer à son point de vue à elle, etd’admettre les conséquences qu’elle avait assignées à son acte.Pour que son plan réussît, il fallait qu’ils consentissent à agirdans le sens de la logique. Sinon… sinon…

Brusquement, elle se révolta contre elle-même et contre cetteespèce de supplication humiliante à quoi elle s’abaissait. Et,reprenant son attitude de menace, elle cria :

– Tant pis pour eux ! Tant pis pour eux ! C’est vousqui les aurez condamnés ! Alors vous le voulez ? Noussommes bien d’accord ? Et puis, vous croyez me tenirpeut-être ? Allons donc ! Même si vous vous entêtez, lacomtesse Hermine n’a pas dit son dernier mot ! Vous ne laconnaissez pas, la comtesse Hermine… Elle ne se rend jamais… lacomtesse Hermine… la comtesse Hermine…

Elle était abominable à voir. Une sorte de démence la possédait.Convulsée, tordue de rage, hideuse, vieillie de vingt ans, elleévoquait l’image d’un démon que brûlent les flammes de l’enfer.Elle injuriait. Elle blasphémait. Elle lançait des imprécations.Elle riait même à l’idée de la catastrophe que son geste allaitprovoquer. Et elle bégayait :

– Tant pis ! C’est vous… c’est vous, les bourreaux…Ah ! quelle folie ! Alors vous l’exigez ? Mais ilssont fous !… Leurs généraux ! leurs chefs ! Non,mais ils ont perdu la tête ! Voilà qu’ils sacrifient de gaietéde cœur leurs grands généraux ! leurs grands chefs ! Etcela, sans raison, par entêtement stupide. Eh bien ! tant pispour eux ! Tant pis pour eux ! Vous l’aurez voulu !Vous l’aurez voulu. Je vous rends responsables. Il s’agissait d’unmot. Et ce mot…

Elle eut une hésitation suprême. La figure farouche etinflexible, elle épia ces hommes obstinés qui semblaient obéir àune implacable consigne.

Aucun d’eux ne bougea.

Alors on eût dit que, mise en face de la décision fatale, elleétait envahie par un tel bouillonnement de volupté méchante qu’elleen oubliait l’horreur de sa situation. Elle prononça simplement:

– Que la volonté de Dieu soit faite, et que mon empereur soitvictorieux !

Les yeux fixes, le buste rigide, du doigt elle leva lamanette.

Ce fut immédiat. À travers les voûtes, à travers l’espace, lebruit de l’explosion lointaine pénétra jusqu’à la cave. Le solparut trembler comme si le choc se fût propagé dans les entraillesde la terre.

Puis, le silence.

La comtesse Hermine écouta encore quelques secondes. Son visageétait illuminé de joie. Elle répéta :

– Pour que mon empereur soit victorieux !

Et tout à coup, rabattant son bras contre elle, elle fit uneffort violent en arrière, parmi les vêtements et les blousesauxquels son dos s’appuyait, eut l’air vraiment de s’enfoncer dansle mur, et disparut.

On entendit le fracas d’une lourde porte qui se referme, et,presque en même temps, au milieu de la cave, une détonation.

Bernard avait tiré dans le tas des vêtements. Et déjà ils’élançait vers la porte cachée lorsque Paul l’empoigna et le clouasur place. Bernard se débattit sous l’étreinte.

– Mais elle nous échappe !… et tu l’as laissée faire ?Enfin, quoi ! Tu te rappelles pourtant bien le tunneld’Ebrecourt et le système des fils électriques ?… C’est lamême chose !… Et la voici qui s’enfuit !…

Il ne comprenait rien à la conduite de Paul. Et sa sœur étaitcomme lui, indignée. C’était là l’immonde créature qui avait tuéleur mère, qui avait pris le nom et la place de leur mère, et on lalaissait échapper !

Elisabeth cria :

– Paul, Paul, il faut la poursuivre… il faut l’écraser… Paul,oublies-tu donc tout ce qu’elle a fait ?

Elle ne l’avait pas oublié, elle. Elle se souvenait du châteaud’Ornequin, et de la villa du prince Conrad, et du soir où elleavait dû vider une coupe de Champagne, et du marché qu’on lui avaitimposé, et de toutes les hontes, et de toutes les tortures…

Mais Paul ne prêtait attention ni au frère, ni à la sœur, pasplus que les officiers et que les soldats. Tous observaient la mêmeconsigne d’impassibilité. Aucun événement n’avait prise sureux.

Il s’écoula deux ou trois minutes durant lesquelles on échangeaquelques paroles à voix basse, sans que personne pourtant ne remuâtde sa place. Défaillante et brisée par l’émotion, Elisabethpleurait. Bernard, que les sanglots de sa sœur horripilaient, avaitl’impression d’un de ces cauchemars où l’on assiste aux spectaclesles plus affreux sans avoir la force ni la puissance de réagir.

Et puis il arriva une chose que tout le monde, sauf lui et saufElisabeth, eut l’air de trouver très naturelle. Un bruit grinça ducôté des vêtements. La porte invisible roula sur ses gonds. Lesvêtements s’agitèrent et livrèrent passage à une forme humaine quifut jetée sur le sol comme un paquet.

Bernard d’Andeville poussa une exclamation de joie. Elisabethregardait et riait à travers ses larmes.

C’était la comtesse Hermine, ficelée et bâillonnée.

À sa suite trois gendarmes entrèrent.

– Voilà l’objet, plaisanta l’un d’eux d’une bonne grosse voix.Ah ! c’est qu’on commençait à se faire des cheveux, monlieutenant, et on se demandait si vous aviez deviné juste et sic’était bien là l’issue par où elle décamperait. Mais cré bon sang,mon lieutenant, la bougresse nous a donné du fil à retordre. Quellefurie ! Elle mordait comme une bête puante. Et ce qu’ellegueulait ! Ah ! la chienne !…

Et, s’adressant aux soldats chez qui ses paroles provoquaientune vive hilarité :

– Camarades, il ne manquait plus que ce gibier-là à notre chassede tantôt. Mais, vrai, c’est une belle pièce, et le lieutenantDelroze avait bien relevé sa piste. Le tableau est au completmaintenant. Toute une bande de Boches en une journée !Eh ! mon lieutenant, que faites-vous ? Attention !La bête a des crocs !

Paul s’était penché sur l’espionne. Il lui desserra son bâillon,qui paraissait la faire souffrir. Aussitôt elle s’efforça de crier,mais c’étaient des syllabes étouffées, incohérentes, où Paulcependant discerna quelques mots contre lesquels il protesta.

– Non, dit-il, pas même cela, pas même cette satisfaction. Lecoup est raté… Et c’est là le châtiment le plus terrible, n’est-cepas ?… Mourir sans avoir fait le mal qu’on voulait faire. Etquel mal !

Il se releva et s’approcha du groupe des officiers.

Ils causaient tous les trois, leur mission de juges étant finie,et l’un d’eux dit à Paul :

– Bien joué, Delroze. Tous mes compliments.

– Je vous remercie, mon général. J’aurais pu éviter cettetentative d’évasion, mais j’ai voulu accumuler le plus de preuvespossible contre cette femme, et non pas seulement l’accuser descrimes qu’elle a commis, mais vous la montrer en pleine action eten plein crime.

Le général observa :

– Eh ! c’est qu’elle n’y va pas de main morte, lagueuse ! Sans vous, Delroze, la villa sautait avec tous mescollaborateurs, et moi par-dessus le marché ! Mais, ditesdonc, cette explosion que nous avons entendue ?…

– Une construction inutile, mon général, construction déjàdémolie par les obus, d’ailleurs, et dont le commandement de laplace voulait se débarrasser. Nous n’avons eu qu’à faire dévier lefil électrique qui part d’ici.

– Ainsi, toute la bande est prise ?

– Oui, mon général, grâce à l’un des complices, sur qui j’ai eula chance de mettre la main tantôt, et qui m’a fourni lesindications nécessaires pour pénétrer ici, après m’avoir révélé endétail le plan de la comtesse Hermine et le nom de tous lescomplices. Ce soir, à dix heures, celui-là devait, si vous étiez entrain de travailler dans votre villa, en avertir la comtesse aumoyen de cette sonnerie. L’appel a eu lieu, mais sur mon ordre etdonné par un de nos soldats.

– Bravo, et encore une fois merci, Delroze.

Le général s’avança dans le cercle de lumière. Il était grand etfort. Une épaisse moustache toute blanche lui couvrait lalèvre.

Il y eut parmi les assistants un mouvement de surprise. Bernardd’Andeville et sa sœur s’étaient rapprochés. Les soldats prirent laposition militaire. Ils avaient reconnu le général en chef. Lecommandant d’armée et le commandant de corps d’arméel’accompagnaient.

En face d’eux, les gendarmes avaient poussé l’espionne contre lemur. Ils lui délièrent les jambes, mais ils durent la soutenir, carses jambes flageolaient sous elle.

Et, plus encore que l’épouvante, c’était une stupeur indicibleque son visage exprimait. De ses yeux agrandis, elle contemplaitfixement celui qu’elle avait voulu tuer, celui qu’elle croyaitmort, et qui vivait, et qui prononcerait contre elle l’inévitablesentence de mort.

Paul répéta :

– Mourir sans avoir fait le mal qu’on voulait faire, c’est celaqui est terrible, n’est-ce pas ?

Le général en chef vivait ! L’affreux et formidable complotavait avorté ! Il vivait, et tous ses collaborateurs vivaientaussi, et tous les ennemis de l’espionne vivaient également, PaulDelroze, Stéphane d’Andeville, Bernard, Elisabeth… ceux qu’elleavait poursuivis de sa haine inlassable, ils étaient là ! Elleallait mourir avec cette vision, atroce pour elle, de ses ennemisheureux et réunis.

Et surtout elle allait mourir avec cette idée que tout étaitperdu. Son grand rêve s’écroulait.

Avec la comtesse Hermine disparaissait l’âme même desHohenzollern. Et tout cela se voyait dans ses yeux hagards, oùpassaient des lueurs de démence.

Le général dit à l’un de ses compagnons :

– Vous avez donné les ordres ? La bande va êtrefusillée ?

– Oui, mon général, dès ce soir.

– Eh bien, qu’on commence par cette femme-là. Et tout de suite.Ici même.

L’espionne tressauta. Sous l’effort d’une grimace, elle réussità déplacer son bâillon, et on l’entendit qui implorait sa grâcedans un flux de paroles et de gémissements.

– Partons, fit le général en chef.

Il sentit que deux mains brûlantes pressaient les siennes.Elisabeth, inclinée vers lui, le suppliait en pleurant.

Paul présenta sa femme. Le général dit avec douceur :

– Je vois que vous avez pitié, madame, malgré tout ce qu’on vousa fait. Il ne faut pas avoir pitié, madame. Oui, évidemment, c’estla pitié que l’on a pour ceux qui vont mourir. Mais il ne faut pasen avoir pour ceux-là ni pour ceux de cette race. Ils se sont misen dehors de l’humanité et jamais nous ne devrons l’oublier. Quandvous serez mère, madame, vous apprendrez à vos enfants un sentimentque la France ignorait et qui sera une sauvegarde dans l’avenir :la haine des Barbares.

Il lui prit le bras d’un geste amical et l’entraîna vers laporte.

– Permettez-moi de vous conduire. Vous venez, Delroze ?Vous devez avoir besoin de repos après une telle journée.

Ils sortirent.

L’espionne hurla :

– Grâce ! Grâce !

Déjà les soldats se rangeaient le long du mur opposé.

Le comte, Paul et Bernard demeurèrent un instant. Elle avait tuéla femme du comte d’Andeville. Elle avait tué la mère de Bernard etle père de Paul. Elle avait torturé Elisabeth. Et, bien que leurâme fût troublée, ils éprouvaient ce grand calme que donne lesentiment de la justice. Aucune haine ne les agitait. Aucune idéede vengeance ne palpitait en eux.

Pour la soutenir, les gendarmes avaient attaché l’espionne à unclou par la ceinture. Ils s’écartèrent.

Paul lui dit :

– Un des soldats qui sont là est prêtre. Si vous avez besoin deson assistance…

Mais elle ne comprenait pas. Elle n’écoutait pas. Elle voyaitseulement ce qui se passait et ce qui allait se passer, et ellebredouillait interminablement :

– Grâce !… Grâce !.., Grâce !…

Ils partirent tous les trois. Lorsqu’ils arrivèrent au haut del’escalier, un commandement leur parvint :

– En joue !…

Afin de ne pas entendre, Paul referma vivement sur lui la portedu vestibule et la porte de la rue. Dehors c’était le grand air, lebon air pur que l’on respire à pleins poumons. Les troupescirculaient en chantant. Ils apprirent que le combat était terminéet nos positions assurées définitivement. Là aussi, la comtesseHermine avait échoué…

Quelques jours plus tard, au château d’Ornequin, lesous-lieutenant Bernard d’Andeville, que douze hommes suivaient,entrait dans une sorte de casemate, saine et bien chauffée, quiservait de prison au prince Conrad.

La table portait des bouteilles et les vestiges d’un repasabondant.

À côté, sur son lit, le prince dormait. Bernard lui frappa surl’épaule.

– Ayez du courage, monseigneur. Le prisonnier se dressa,terrifié.

– Hein ! quoi ! qu’est-ce que vous dites ?

– Ayez du courage, monseigneur. L’heure est venue.

Il balbutia, pâle comme un mort :

– Du courage ?… Du courage ?… Je ne comprends pas… MonDieu ! mon Dieu ! est-ce possible !…

Bernard formula :

– Tout est toujours possible, et ce qui doit arriver arrivetoujours, surtout les catastrophes.

Et il proposa :

– Un verre de rhum pour vous remettre, monseigneur ?… Unecigarette ?…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta le prince, quitremblait comme une feuille.

Il accepta machinalement la cigarette que lui tendait Bernard.Mais elle lui tomba des lèvres aux premières bouffées.

– Mon Dieu !… Mon Dieu !…, ne cessait-il debredouiller.

Sa détresse redoubla lorsqu’il aperçut les douze hommes quiattendaient, le fusil sous le bras. Il eut ce regard fou ducondamné qui, dans la lueur pâle de l’aube, devine la silhouette dela guillotine. On dut le porter jusqu’à la terrasse, devant un pande mur.

– Asseyez-vous, monseigneur, lui dit Bernard.

Le malheureux eût été d’ailleurs incapable de se tenir debout.Il s’affaissa sur une pierre.

Les douze soldats prirent position en face de lui. Il courba latête pour ne pas les voir et tout son corps était agité comme lecorps d’un pantin dont on tire les ficelles. Un moment se passa.Bernard lui demanda sur un ton de bonne amitié :

– Aimez-vous mieux de face ou de dos ?

Et comme le prince, anéanti, ne répondait pas, il s’écria :

– Eh bien, quoi, monseigneur, vous avez l’air un peusouffrant ? Voyons, il faut prendre sur soi. Vous avez tout letemps. Le lieutenant Paul Delroze ne sera pas là avant dix minutes.Il veut absolument assister… comment dirais-je ?… assister àcette petite cérémonie. Et vraiment, il vous trouvera mauvaisemine. Vous êtes vert, monseigneur.

Toujours avec beaucoup d’intérêt, et comme s’il eût cherché à ledistraire, il lui dit :

– Qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter ? La mort devotre amie la comtesse Hermine ? Ah ! ah ! il mesemble que cela vous fait dresser l’oreille ! Eh bien, oui,figurez-vous que cette digne personne a été exécutée l’autre jour àSoissons. Et vraiment elle ne faisait pas meilleure figure quevous. On a dû la soutenir. Et ce qu’elle criait ! Et cequ’elle demandait grâce ! Aucune tenue, quoi ! Aucunedignité ! Mais je m’aperçois que vous pensez à autre chose.Diable ! comment vous divertir ? Ah ! une idée…

Il sortit de sa poche un opuscule.

– Tenez, monseigneur, je vais vous faire la lecture, toutsimplement. Certes, une Bible serait plus de circonstance, mais jen’en ai point. Et puis, il s’agit surtout de vous procurer uninstant d’oubli, n’est-ce pas ? et je ne sais rien de meilleurpour un bon Allemand, fier de son pays et des exploits de sonarmée, je ne sais rien de plus réconfortant que ce petit livre-là.Nous allons le savourer ensemble, voulez-vous, monseigneur ?Titre : les Crimes allemands d’après tes témoignagesallemands. Ce sont des carnets de route écrits par voscompatriotes, donc un de ces documents irréfutables devant lesquelsla science allemande s’incline avec respect. J’ouvre, et je lis auhasard :

« Les habitants ont fui le village. Ce fut horrible. Du sang estcollé contre toutes les maisons, et, quant aux visages des morts,ils étaient hideux. On les a enterrés tous aussitôt, au nombre desoixante. Parmi eux, beaucoup de vieilles femmes, des vieux et unefemme enceinte et trois enfants qui s’étaient serrés les uns contreles autres et qui sont morts ainsi. Tous les survivants ont étéexpulsés et j’ai vu quatre petits garçons emporter sur deux bâtonsun berceau où était un enfant de cinq à six mois. Tout est livré aupillage. Et j’ai vu aussi une maman avec ses deux petits ; etl’un avait une grande blessure à la tête et un œil crevé.

« C’est curieux, tout cela, n’est-ce pas, monseigneur ?»

Il continua :

« 26 août. – L’admirable village de Gué-d’Hossus (Ardennes) aété livré à l’incendie, bien qu’innocent, à ce qu’il me semble. Onme dit qu’un cycliste est tombé de sa machine et que dans sa chute,son fusil est parti tout seul ; alors, on a fait feu dans sadirection. Là-dessus, on a tout simplement jeté les habitants mâlesdans les flammes.

« Et plus loin :

« 25 août (en Belgique). – Des habitants de la ville, on en afusillé trois cents. Ceux qui survécurent au feu de salve furentréquisitionnés comme fossoyeurs. Il aurait fallu voir les femmes àce moment… »

Et la lecture continua, coupée de réflexions judicieuses queBernard émettait d’une voix placide, comme s’il eût commenté untexte d’histoire. Et le prince Conrad semblait près des’évanouir.

Lorsque Paul arriva au château d’Ornequin, et que, descendud’automobile, il se rendit sur la terrasse, la vue du prince, lamise en scène des douze soldats, tout lui indiqua la petite comédiequelque peu macabre à laquelle Bernard s’était livré. Il protesta,d’un ton de reproche : « Oh ! Bernard… »

Le jeune homme s’écria, affectant un air innocent :

– Ah ! te voilà, Paul ? Vite ! Monseigneur etmoi, nous t’attendions. Enfin, nous allons expédier cetteaffaire !

Il alla se placer devant ses hommes à dix pas du prince.

– Vous êtes prêt, monseigneur ? Ah ! décidément, vouspréférez de face… Parfait ! D’ailleurs vous êtes bien plussympathique de face. Ah ! par exemple, les jambes moinsmolles, s’il vous plaît ! Un peu de ressort !… Et lesourire, n’est-ce pas ? Attention… Je compte… Un, deux…Souriez donc, sacrebleu !…

Il avait baissé la tête, et il tenait contre sa poitrine unpetit appareil de photographie. Presque aussitôt le déclic seproduisit. Il s’exclama :

– Voilà ! Ça y est ! Monseigneur, je ne saurais tropvous remercier. Vous y avez mis une complaisance, unepatience ! Le sourire est peut-être un peu forcé, la boucheconserve son rictus de condamné à mort, et les yeux ont un regardde cadavre. À part ça, l’expression est charmante. Tous mesremerciements.

Paul ne put s’empêcher de rire. Le prince Conrad n’avait pastrès bien pris la plaisanterie. Pourtant il sentait que le dangeravait disparu, et il tâchait de se raidir comme un monsieur quisupporte toutes les infortunes avec une dignité méprisante. PaulDelroze lui dit :

– Vous êtes libre, monseigneur. Un des officiers d’ordonnance del’empereur et moi, nous avons rendez-vous à trois heures sur lefront même. Il amène vingt prisonniers français, et je vousremettrai entre ses mains. Veuillez avoir l’obligeance de monterdans cette automobile.

Visiblement, le prince Conrad ne saisissait pas un mot de ce quelui disait Paul. Le rendez-vous sur le front, les vingt prisonnierssurtout, autant de phrases confuses qui n’entraient pas en soncerveau.

Mais comme il avait pris place dans l’automobile et que lavoiture contournait lentement la pelouse, il eut une vision quiacheva de le déconcerter : Elisabeth d’Andeville, debout surl’herbe, s’inclinait en souriant.

Hallucination, évidemment. Il se frotta les yeux d’un air ahuri,et son geste indiquait si bien sa pensée que Bernard lui dit :

– Détrompez-vous, monseigneur. C’est bien Elisabeth d’Andeville.Ma foi oui, Paul Delroze et moi, nous avons jugé qu’il étaitpréférable d’aller la chercher en Allemagne. Alors, on a pris sonBaedeker. On a demandé un rendez-vous à l’empereur. Et c’estlui-même qui a bien voulu, avec sa bonne grâce habituelle…Ah ! par exemple, monseigneur, attendez-vous à ce que votrepapa vous lave la tête. Sa Majesté est furieuse après vous.Quoi ! Du scandale !… Une conduite de bâton dechaise ! Quel savon, monseigneur !

L’échange eut lieu à l’heure fixée.

Les vingt prisonniers français furent rendus.

Paul Delroze prit à part l’officier d’ordonnance.

– Monsieur, lui dit-il, vous voudrez bien rapporter à l’empereurque la comtesse Hermine de Hohenzollern a essayé d’assassiner, àSoissons, le général en chef. Arrêtée par moi et jugée, elle a été,sur les ordres du général en chef, fusillée. Je suis possesseurd’un certain nombre de ses papiers et surtout de lettres intimesauxquelles, je n’en doute pas, l’empereur attache personnellementla plus grande importance. Ces lettres lui seront renvoyées le jouroù le château d’Ornequin aura retrouvé tous ses meubles et toutesses collections. Je vous salue, monsieur.

C’était fini. Sur toute la ligne, Paul gagnait la bataille. Ilavait délivré Elisabeth et vengé son père. Il avait frappé à latête le service d’espionnage allemand et tenu, en exigeant laliberté des vingt officiers français, toutes les promesses faitesau général en chef.

Il pouvait concevoir de son œuvre une fierté légitime.

Au retour, Bernard lui dit :

– Alors, je t’ai choqué tout à l’heure ?

– Plus que choqué, dit Paul en riant, indigné.

– Indigné, vraiment !… Indigné !… Ainsi voilà un jeunemufle qui essaye de te prendre ta femme, et il en est quitte pourquelques jours de cellule ! Voilà un des chefs de ces brigandsqui assassinent et qui pillent, et il va rentrer chez lui etrecommencer ses pillages et ses assassinats ! Voyons, c’estabsurde. Réfléchis un peu que tous ces bandits qui ont voulu laguerre, princes, empereurs, femmes de prince et d’empereur, neconnaissent de la guerre que ses grandeurs et que ses beautéstragiques, et jamais rien des angoisses qui torturent les pauvresgens. Ils souffrent moralement dans l’effroi du châtiment qui lesguette, mais non point physiquement dans leur chair et dans lachair de leur chair. Les autres meurent. Eux, ils continuent àvivre. Et alors que j’ai cette occasion unique d’en tenir un, alorsque je pourrais me venger de lui et de ses complices, l’exécuterfroidement comme ils exécutent nos sœurs et nos femmes, tu trouvesextraordinaire que je lui fasse connaître pendant dix minutes lefrisson de la mort ! Non, c’est-à-dire qu’en bonne justicehumaine et logique j’aurais dû lui infliger un minimum de supplicequ’il n’aurait jamais oublié. Lui couper une oreille, par exemple,ou le bout du nez.

– Tu as mille fois raison, dit Paul.

– Tu vois, j’aurais dû lui couper le bout du nez ! Tu es demon avis ! Combien je regrette ! Et moi, imbécile, je mesuis contenté d’une misérable leçon dont il ne se souviendra mêmeplus demain. Quelle poire je suis ! Enfin, ce qui me console,c’est que j’ai pris une photographie qui constitue le plusinestimable des documents… la tête d’un Hohenzollern en face de lamort. Non, mais l’as-tu vue, cette tête !

L’auto traversait le village d’Ornequin. Il était désert. Lesbarbares avaient brûlé toutes les maisons et emmené tous leshabitants, comme on chasse devant soi des troupeaux d’esclaves.

Cependant ils aperçurent assis parmi les décombres un homme enhaillons, un vieillard. Il les regarda stupidement avec des yeux defou.

À côté, un enfant leur tendit les bras, de pauvres petits brasqui n’avaient plus de mains…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer