L’Éclat d’obus

Chapitre 3La maison du passeur

Paul Delroze ne prononça pas une parole. Poussant devant lui sonprisonnier, dont il avait attaché les poignets derrière le dos, ilrevint vers le pont, parmi les ténèbres illuminées de courteslueurs.

L’attaque se poursuivait. Cependant un certain nombre de fuyardsayant voulu s’échapper, et les volontaires qui gardaient le pontles ayant accueillis à coups de fusil, les Allemands se crurenttournés, et cette diversion précipita leur défaite.

Lorsque Paul arriva, le combat était fini. Mais unecontre-attaque ennemie, soutenue par les renforts promis aucommandant du poste, ne pouvait pas tarder à se produire et tout desuite on organisa la défense.

La maison du passeur, que les Allemands avaient puissammentfortifiée et entourée de tranchées, se composait d’unrez-de-chaussée et d’un seul étage dont les trois pièces n’enformaient plus qu’une seule. Une soupente cependant, qui servaitautrefois de mansarde à un domestique, et à laquelle on accédaitpar trois marches de bois, s’ouvrait comme une alcôve au fond decette vaste pièce. C’est là que Paul à qui était réservéel’organisation de l’étage, c’est là que Paul amena son prisonnier.Il le coucha sur le parquet, le ligota à l’aide d’une corde etl’attacha solidement à une poutre, et, tout en agissant, il futpris d’un tel élan de haine qu’il le saisit à la gorge comme pourl’étrangler.

Il se domina. À quoi bon se presser ? Avant de tuer cethomme ou de le livrer aux soldats qui le colleraient au mur, neserait-ce pas une joie profonde que de s’expliquer aveclui ?

Comme le lieutenant entrait, il lui dit de façon à être entendude tous et surtout du major :

– Mon lieutenant, je vous recommande ce misérable, qui n’estautre que le major Hermann, un des chefs de l’espionnage allemand.J’ai des preuves sur moi. S’il m’arrivait malheur, qu’on nel’oublie pas. Et, au cas où il faudrait battre en retraite…

Le lieutenant sourit.

– Hypothèse inadmissible. Nous ne battrons pas en retraite, pourla bonne raison que je ferais plutôt sauter la bicoque. Et, parconséquent, le major Hermann sauterait avec nous. Donc, soyeztranquille.

Les deux officiers se concertèrent sur les mesures de défense,et rapidement on se mit à l’œuvre.

Avant tout, le pont de bateaux fut disloqué, des tranchéescreusées sur le long du canal, et les mitrailleuses retournées. Àson étage, Paul fit transporter les sacs de terre d’une façade àl’autre et consolider, à l’aide de poteaux placés en arcs-boutants,les parties de mur qui semblaient le moins solides.

À cinq heures et demie, sous la clarté des projecteursallemands, plusieurs obus tombèrent aux environs. L’un d’euxatteignit la maison. Les grosses pièces commençaient à balayer lechemin de halage.

C’est par ce chemin que déboucha, un peu avant le jour, undétachement de cyclistes envoyés en hâte. Bernard d’Andeville lesprécédait.

Il expliqua que deux compagnies et une section de sapeurs,devançant un bataillon complet, s’étaient mis en route, mais que,gênés par les obus ennemis, ils devaient longer les marais, encontrebas et à l’abri du talus qui étayait le chemin de halage.Leur marche étant ainsi ralentie, il faudrait les attendre pour lemoins une heure.

– Une heure, dit le lieutenant, ce sera long. Mais c’estpossible. Donc…

Tandis qu’il donnait de nouveaux ordres et qu’il assignait leurspostes aux cyclistes, Paul remonta, et il allait raconter à Bernardla capture du major Hermann lorsque son beau-frère lui annonça:

– Tu sais, Paul, papa est ici avec moi !

Paul tressauta.

– Ton père est ici ? Ton père est venu avec toi ?

– Parfaitement, et de la manière la plus naturelle du monde.Figure-toi qu’il cherchait l’occasion depuis quelque temps déjà…Ah ! à propos, il a été nommé sous-lieutenant interprète.

Paul n’écoutait pas. Il se disait seulement :

« M. d’Andeville est là… M. d’Andeville, le mari de la comtesseHermine. Il ne peut pas ne pas savoir, lui. Est-elle vivante oumorte ? Ou bien a-t-il été jusqu’au bout la dupe d’uneintrigante, et garde-t-il à la disparue son souvenir et satendresse ? Mais non, cela n’est pas croyable, puisqu’il y acette photographie, faite quatre ans plus tard, et qui lui a étéenvoyée, et envoyée de Berlin ! Donc il sait, et alors… »

Paul était vivement troublé. Les révélations de l’espion Karllui avaient montré tout à coup M. d’Andeville sous un jour étrange.Et voilà que les circonstances amenaient M. d’Andeville auprès delui, à l’instant même où le major Hermann venait d’êtrecapturé !

Paul se tourna vers la soupente. Le major ne bougeait pas, levisage collé contre la muraille.

– Ton père est donc resté dehors ? dit Paul à sonbeau-frère.

– Oui, il avait pris la bicyclette d’un homme qui a couru prèsde nous et qui a été légèrement blessé. Papa le soigne.

– Va le chercher, et, si le lieutenant n’y voit pasd’inconvénient…

Il fut interrompu par l’éclatement d’un shrapnell dont lesballes criblèrent les sacs entassés devant eux. Le jour se levait.On voyait une colonne ennemie surgir de l’ombre à mille mètres auplus.

– Qu’on se prépare ! cria d’en bas le lieutenant. Et pas uncoup de feu avant mon ordre. Que personne ne se montre !…

Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure, et seulement durantquatre ou cinq minutes, que Paul et M. d’Andeville purent échangerquelques mots, d’une façon si heurtée d’ailleurs que Paul n’eut pasle loisir de se demander quelle attitude il prendrait en face dupère d’Elisabeth. Le drame du passé, le rôle que le mari de lacomtesse Hermine pouvait jouer dans ce drame, tout cela se mêlaiten son esprit avec la défense du blockhaus. Et, malgré l’affectionqui les liait l’un à l’autre, leur poignée de main fut presquedistraite.

Paul faisait boucher une petite fenêtre avec un matelas. Bernardavait son poste à l’autre bout de la salle. M. d’Andeville dit àPaul :

– Vous êtes sûr de tenir, n’est-ce pas ?

– Absolument, puisqu’il le faut.

– Oui, il le faut. J’étais à la division hier avec le généralanglais auquel je suis attaché comme interprète, quand on a résolucette attaque. La position, paraît-il, est de premier ordre, et ilest indispensable qu’on s’y accroche. C’est alors que j’ai vu làl’occasion de vous revoir, Paul. Je connaissais la présence devotre régiment. J’ai donc demandé à accompagner le contingentdésigné pour…

Nouvelle interruption. Un obus trouait le toit et crevait lafaçade opposée au canal.

– Personne n’est touché ?

– Personne, répondit-on.

Un peu après, M. d’Andeville reprenait :

– Le plus curieux, c’est d’avoir retrouvé Bernard chez votrecolonel, cette nuit. Vous pensez avec quelle joie je me suis mêléaux cyclistes. C’était le seul moyen de rester un peu auprès de monpetit Bernard et de venir vous serrer la main… Et puis, je n’avaispas de nouvelles de ma pauvre Elisabeth, et Bernard m’araconté…

– Ah ! dit Paul vivement, Bernard vous a raconté tout cequi s’est passé au château ?

– Du moins tout ce qu’il a pu savoir, et il y a bien des chosesinexplicables sur lesquelles, selon lui, Paul, vous avez desdonnées plus précises. Ainsi, pourquoi Elisabeth est-elle restée àOrnequin ?

– C’est elle qui l’a voulu, répliqua Paul, et je n’ai été avertide sa décision que plus tard, par lettre.

– Je sais. Mais pourquoi ne l’avez-vous pas emmenée,Paul ?

– En quittant Ornequin, j’ai pris toutes les dispositionsnécessaires pour qu’elle pût s’en aller.

– Soit. Mais vous n’auriez pas dû quitter Ornequin sans elle.Tout le mal vient de là.

M. d’Andeville avait parlé avec une certaine rigueur, et, commePaul se taisait, il insista :

– Pourquoi n’avez-vous pas emmené Elisabeth ? Bernard m’adit qu’il y avait eu des choses très graves, que vous aviez faitallusion à des événements exceptionnels. Vous pourriez peut-êtrem’expliquer…

Il semblait à Paul deviner en M. d’Andeville une hostilitésourde, et cela l’irritait d’autant plus que la part d’un hommedont la conduite lui paraissait maintenant si déconcertante.

– Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit le moment ?

– Mais oui, mais oui, nous pouvons être séparés d’un moment àl’autre…

Paul ne le laissa pas achever. Il se tourna brusquement vers luiet s’écria :

– Vous avez raison, monsieur ! C’est là une idée affreuse.Il serait effrayant que je ne pusse pas répondre à vos questions etque vous ne pussiez pas répondre aux miennes. Le sort d’Elisabethdépend peut-être des quelques phrases que nous allons prononcer.Car la vérité est entre nous. Un mot pour la mettre en lumière, ettout nous presse. Il faut parler dès maintenant, quoi qu’ilarrive.

Son émotion surprit M. d’Andeville qui lui dit :

– Ne serait-il pas bon d’appeler Bernard ?

– Non ! non ! fit Paul, à aucun prix ! C’est unechose qu’il ne doit pas connaître, puisqu’il s’agit…

– Puisqu’il s’agit ? questionna M. d’Andeville, de plus enplus étonné.

Un homme tomba près d’eux, frappé par une balle. Paul seprécipita : touché au front, l’homme était mort. Et deux ballesencore pénétrèrent par une ouverture trop grande que Paul fitboucher en partie.

M. d’Andeville, qui l’avait aidé, poursuivit l’entretien.

– Vous disiez que Bernard ne doit pas entendre parce qu’ils’agit ?…

– Parce qu’il s’agit de sa mère, répondit Paul.

– De sa mère ? Comment ! Il s’agit de sa mère ?…De ma femme ? Je ne comprends pas.

Par les meurtrières, on apercevait trois colonnes ennemies quis’avançaient, au-dessus des plaines inondées, sur des chausséesétroites convergeant vers le canal en face de la maison dupasseur.

– Quand ils seront à deux cents mètres du canal, nous tirerons,dit le lieutenant commandant les volontaires, qui était venuinspecter les travaux de défense. Mais pourvu que leurs canons nedémolissent pas trop la bicoque !

– Et nos renforts ? demanda Paul.

– Ils seront là dans trente à quarante minutes. En attendant,les 75 font de la bonne besogne.

Dans l’espace les obus se croisaient. Il en tombait au milieudes colonnes allemandes. Il en tombait autour du blockhaus.

Paul, courant de tous côtés, encourageait les hommes et leurdonnait des conseils.

De temps à autre, s’approchant de la soupente, il examinait lemajor Hermann. Puis il retournait à son poste.

Pas une seconde il ne cessait de penser au devoir qui luiincombait comme officier et comme combattant, et pas une secondenon plus à ce qu’il lui fallait dire à M. d’Andeville. Mais cesdeux obsessions en se confondant lui enlevaient toute lucidité, etil ne savait comment s’expliquer avec son beau-père et commentdébrouiller l’inexplicable situation. Plusieurs fois M. d’Andevillel’interrogea. Il ne répondit pas.

La voix du lieutenant se fit entendre.

– Attention !… En joue !… Feu !…

À quatre reprises le commandement fut répété.

La colonne ennemie la plus proche, décimée par les balles, paruthésiter.

Mais les autres la rejoignirent, et elle se reforma.

Deux obus allemands éclatèrent sur la maison. Le toit fut enlevéd’un coup, quelques mètres de la façade démolis, et trois hommesécrasés.

À la tourmente une accalmie succéda. Mais Paul avait eu sinettement la sensation du danger qui les menaçait tous qu’il luifut impossible de se contenir plus longtemps. Se décidant soudain,il apostropha M. d’Andeville, et, sans plus chercher de préambules,il lui jeta :

– Un mot avant tout… Il faut que je sache… Êtes-vous bien sûrque la comtesse d’Andeville soit morte ?

Et aussitôt il reprit :

– Oui, ma question vous semble folle… Elle vous semble ainsiparce que vous ne savez rien. Mais je ne suis pas fou, et je vousdemande d’y répondre comme si j’avais eu le temps de vous exposertous les motifs qui la justifient. La comtesse Hermine est-ellemorte ?

M. d’Andeville se domina, et, acceptant de se mettre dans l’étatd’esprit que réclamait Paul, il prononça :

– Existe-t-il une raison quelconque qui vous permettrait desupposer que ma femme est encore vivante ?

– Des raisons très sérieuses, j’oserais dire des raisonsirréfutables.

M. d’Andeville haussa les épaules et déclara d’une voix ferme:

– Ma femme est morte dans mes bras. J’ai senti sous mes lèvresses mains glacées, ce froid de la mort qui est si horrible quand onaime. Je l’ai enveloppée moi-même, suivant son désir, dans sa robede mariée, et j’étais là quand on a cloué le cercueil. Etaprès ?

Paul l’écoutait en songeant :

« Est-ce qu’il a dit la vérité ? Oui, et néanmoins puis-jeadmettre ?… »

– Après ? répéta M. d’Andeville d’une voix plusimpérieuse.

– Après, reprit Paul, une autre question… celle-ci : le portraitqui se trouvait dans le boudoir de la comtesse d’Andeville était-ilson portrait ?

– Évidemment, son portrait en pied…

– La représentant, dit Paul, avec un fichu de dentelle noireautour des épaules ?

– Oui, un fichu comme elle aimait à en porter.

– Et que fermait par devant un camée encerclé d’un serpentd’or ?

– Oui, un vieux camée qui me venait de ma mère, et que ma femmene quittait jamais.

Un élan irréfléchi souleva Paul. Les affirmations de M.d’Andeville lui semblaient des aveux, et tout frémissant de colèreil scanda :

– Monsieur, vous n’avez pas oublié que mon père a été assassiné,n’est-ce pas ? Nous en avons souvent parlé tous deux. C’étaitvotre ami. Eh bien, la femme qui l’a assassiné et que j’ai vue,dont l’image est creusée dans mon cerveau, cette femme portait unfichu de dentelle noire autour des épaules, et un camée encercléd’un serpent d’or. Et cette femme, j’ai retrouvé son portrait dansla chambre de votre femme… Oui, le soir de mes noces, j’ai vu sonportrait… Comprenez-vous, maintenant ?…Comprenez-vous ?

Entre les deux hommes la minute fut tragique. M. d’Andeville,les mains crispées autour de son fusil, tremblait.

« Mais pourquoi tremble-t-il ? se demandait Paul dont lessoupçons grandissaient jusqu’à devenir une accusation véritable.Est-ce la révolte ou la rage d’être démasqué qui le fait frémirainsi ? Et dois-je le considérer comme le complice de safemme ? Car enfin… »

Il sentit son bras tordu par une étreinte violente. M.d’Andeville balbutiait, livide :

– Vous osez ! Ainsi ma femme aurait assassiné votrepère !… Mais vous êtes ivre ! Ma femme qui était unesainte devant Dieu et devant les hommes ! Et vous osez ?Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de vous casser lafigure.

Paul se dégagea rudement. Tous deux secoués par une fureur quesurexcitaient le vacarme du combat et la folie même de leurquerelle, ils furent sur le point de se colleter pendant que lesballes et les obus sifflaient autour d’eux.

Un pan de mur encore s’écroula. Paul donna des ordres, et, enmême temps, il pensait au major Hermann qui était là dans un coin,et devant qui il aurait pu amener M. d’Andeville, comme un criminelque l’on confronte avec son complice. Pourquoi cependantn’agissait-il pas ainsi ?

Se souvenant tout à coup, il tira de sa poche la photographie dela comtesse Hermine trouvée sur le cadavre de l’AllemandRosenthal.

– Et cela, dit-il, en la lui plaçant sous les yeux, vous savezce que c’est que cela ? La date est dessus : 1902. Et vousprétendez que la comtesse Hermine est morte ? Hein !répondez : une photographie de Berlin, qui vous fut envoyée parvotre femme quatre ans après sa mort !

M. d’Andeville chancela. On eût dit que toute sa colères’évanouissait et se changeait en une stupeur infinie. Paulbrandissait devant lui la preuve accablante que constituait lemorceau de carton. Et il l’entendit murmurer :

– Qui m’a volé cela ? C’était dans mes papiers à Paris…Mais aussi pourquoi ne l’ai-je pas déchirée ?…

Et, très bas, il articulait :

– Oh ! Hermine, mon Hermine bien-aimée !…

N’était-ce pas l’aveu ? Mais alors que signifiait un aveuexprimé en ces termes et avec cette affirmation de tendresse pourune femme chargée de crimes et d’infamies ?

Du rez-de-chaussée, le lieutenant hurla :

– Tout le monde aux tranchées de l’avant, sauf dix hommes.Delroze, gardez les meilleurs tireurs, et feu à volonté !

Les volontaires, sous la conduite de Bernard, descendirent enhâte. Malgré les pertes subies, l’ennemi approchait du canal. Déjàmême, à droite et à gauche, des groupes de pionniers, constammentrenouvelés, s’acharnaient à réunir les bateaux échoués sur la rive.Contre l’assaut imminent, le lieutenant des volontaires ramassaitses hommes en première ligne, tandis que les tireurs de la maisonavaient mission, sous la rafale des obus, de tirer sans relâche. Unà un, cinq de ces tireurs tombèrent.

Paul et M. d’Andeville se multipliaient, tout en se concertantsur les ordres à donner et sur les actes à accomplir. Il n’y avaitpoint de chance, eu égard à la grande infériorité du nombre, quel’on pût résister. Mais peut-être pouvait-on tenir jusqu’àl’arrivée des renforts, ce qui eût assuré la possession dublockhaus.

L’artillerie française, dans l’impossibilité d’un tir efficaceparmi la mêlée des combattants, avait cessé le feu, tandis que lescanons allemands gardaient toujours la maison comme objectif, etdes obus éclataient à tous moments.

Un homme encore fut blessé, que l’on transporta jusqu’à lasoupente auprès du major Hermann, et qui mourut presqueaussitôt.

Dehors, la lutte s’engageait sur l’eau et dans l’eau même ducanal, sur les barques et autour des barques. Corps à corpsfurieux, tumulte, cris de haine et cris de douleur, hurlementsd’effroi et chants de victoire… la confusion était telle que Paulet M. d’Andeville avaient peine à placer leurs balles.

Paul dit à son beau-père :

– Je crains que nous succombions avant d’être secourus. Je doisdonc vous prévenir que le lieutenant a pris ses dispositions pourfaire sauter la maison. Comme vous êtes ici par hasard, sansmission qui vous donne le titre et les devoirs d’un combattant…

– Je suis ici à titre de Français, riposta M. d’Andeville. Jeresterai jusqu’à la dernière minute.

– Alors peut-être aurons-nous le temps de finir. Écoutez-moi,monsieur. Je tâcherai d’être bref. Mais si un mot, un seul mot vouséclairait, je vous demande de m’interrompre tout de suite.

Il comprenait qu’il y avait entre eux des ténèbresincommensurables, et que, coupable ou non, complice ou dupe de safemme, M. d’Andeville devait savoir des choses que lui, Paul,ignorait, et que ces choses ne pouvaient être précisées que par uneexposition suffisante des événements.

Il commença donc à parler. Il le fit posément, calmement, tandisque M. d’Andeville écoutait en silence. Et ils ne cessaient detirer, armant leurs fusils, épaulant, visant et rechargeant avectranquillité, comme s’ils étaient à l’exercice. Autour d’eux etau-dessus d’eux, la mort poursuivait son œuvre implacable.

Mais Paul avait à peine raconté son arrivée à Ornequin avecElisabeth, son entrée dans la chambre close et son épouvante à lavue du portrait, qu’un obus énorme explosa sur leurs têtes et leséclaboussa de mitraille.

Les quatre volontaires furent touchés. Paul tomba également,frappé au cou, et aussitôt, bien qu’il ne souffrît pas, il sentitque toutes ses idées sombraient peu à peu dans la brume sans qu’ilpût les retenir. Il s’y efforçait cependant, et il avait encore,par un prodige de volonté, un reste d’énergie qui lui permettaitcertaines réflexions et certaines impressions. Ainsi vit-il sonbeau-père à genoux près de lui, et il réussit à lui dire :

– Le journal d’Elisabeth… vous le trouverez dans ma valise, aucampement… avec quelques pages écrites par moi… qui vous ferontcomprendre… Mais d’abord il faut… tenez, cet officier allemand quiest là, attaché… c’est un espion… surveillez-le… tuez-le… sinon le10 janvier… Mais vous le tuerez, n’est-ce pas ?

Paul ne pouvait plus articuler. D’ailleurs il s’apercevait queM. d’Andeville n’était pas à genoux pour l’écouter ou le soigner,mais que, atteint lui-même, le visage en sang, il se ployait endeux et, finalement s’accroupissait avec des plaintes de plus enplus sourdes.

Dans la vaste pièce il y eut alors un grand calme au-delà duquelcrépitaient les détonations des fusils. Les canons allemands netiraient plus. La contre-attaque de l’ennemi devait se poursuivreavec succès, et Paul, incapable d’un mouvement, attendait laformidable explosion annoncée par le lieutenant.

Plusieurs fois il prononça le nom d’Elisabeth. Il pensaitqu’aucun danger ne la menaçait désormais, puisque le major Hermannallait mourir, lui aussi. D’ailleurs, son frère Bernard sauraitbien la défendre. Mais, à la longue, cependant, cette sorte dequiétude s’évanouissait, se changeait en malaise, puis en tourment,et faisait place à une sensation dont chaque seconde aggravait latorture. Était-ce un cauchemar, une hallucination maladive qui lehantait ? Cela se passait du côté de la soupente où il avaitentraîné le major Hermann et où gisait le cadavre d’un soldat.Horreur ! il lui semblait que le major avait coupé ses liens,qu’il se soulevait, et qu’il regardait autour de lui.

De toutes ses forces Paul ouvrit ses yeux, et de toutes sesforces il exigea qu’ils demeurassent ouverts.

Mais une ombre de plus en plus épaisse les voilait, et autravers de cette ombre il discernait, comme on voit la nuit unspectacle confus, le major qui se débarrassait de son manteau, quise penchait sur le cadavre, qui lui ôtait sa capote de drap bleu,qui s’en revêtait lui-même, qui mettait sur sa tête le képi dumort, s’entourait le cou de sa cravate, prenait son fusil, sabaïonnette, ses cartouches, et qui, ainsi transformé, descendaitles trois marches de bois.

Vision terrible ! Paul aurait voulu douter et croire àl’apparition de quelque fantôme surgi de sa fièvre et de sondélire. Mais tout lui attestait la réalité du spectacle. Et c’étaitpour lui la plus infernale des souffrances. Le majors’enfuyait !

Paul était trop faible pour envisager la situation telle qu’ellese présentait. Le major songeait-il à le tuer et à tuer M.d’Andeville ? Le major savait-il qu’ils étaient là, tous deuxblessés, à portée de sa main ? Autant de questions que Paul nese posait pas. Une seule idée obsédait son cerveau défaillant : lemajor Hermann s’enfuyait. Grâce à son uniforme il se mêlerait auxvolontaires ! À la faveur de quelque signal, il rejoindraitles Allemands ! Et il serait libre ! Et il reprendraitcontre Elisabeth son œuvre de persécution, son œuvre demort !

Ah ! si l’explosion avait pu se produire ! Que lamaison du passeur sautât, et le major était perdu…

Dans son inconscience, Paul se rattachait encore à cet espoir.Cependant sa raison vacillait. Ses pensées devenaient de plus enplus confuses. Rapidement, il s’enfonça parmi les ténèbres où l’onne peut plus voir, où l’on ne peut plus entendre…

Trois semaines plus tard, le général commandant en chef lesarmées descendait d’automobile devant le perron d’un vieux châteaudu Boulonnais, transformé en hôpital militaire.

L’officier d’administration l’attendait à la porte.

– Le sous-lieutenant Delroze est prévenu de ma visite ?

– Oui, mon général.

– Conduisez-moi dans sa chambre.

Paul Delroze était levé, le cou enveloppé de linge, mais levisage calme et sans trace de fatigue.

Très ému par la présence du grand chef dont l’énergie et lesang-froid avaient sauvé la France, il prit aussitôt la positionmilitaire. Mais le général lui tendit la main et s’écria d’unebonne voix affectueuse :

– Asseyez-vous, lieutenant Delroze… Je dis bien lieutenant, carc’est votre grade depuis hier. Non, pas de remerciements.Fichtre ! Nous sommes en reste avec vous. Et alors, déjà surpied ?

– Mais oui, mon général. La blessure n’était pas bien grave.

– Tant mieux. Je suis content de tous mes officiers. Mais, toutde même, un gaillard de votre espèce, cela ne se compte pas pardouzaines. Votre colonel m’a remis sur vous un rapport particulierqui offre une telle suite d’actions incomparables que je me demandesi je ne ferai pas exception à la règle que je me suis imposée, etsi je ne communiquerai pas ce rapport au public.

– Non, mon général, je vous en prie.

– Vous avez raison, mon ami. C’est la noblesse de l’héroïsmed’être anonyme, et c’est la France seule qui doit avoir pour lemoment toute la gloire. Je me contenterai donc de vous citer unefois de plus à l’ordre de l’armée, et de vous remettre la croixpour laquelle vous étiez déjà proposé.

– Mon général, je ne sais comment…

– En outre, mon ami, si vous désirez la moindre chose, j’insistevivement auprès de vous pour que vous me donniez cette occasion devous être personnellement agréable.

Paul hocha la tête en souriant. Tant de bonhomie et desattentions si cordiales le mettaient à l’aise.

– Et si je suis trop exigeant, mon général ?

– Allez-y !

– Eh bien, soit, mon général. J’accepte. Et voici ce que jedemande. Tout d’abord un congé de convalescence de deux semaines,qui comptera du samedi 9 janvier, c’est-à-dire du jour où jequitterai l’hôpital.

– Ce n’est pas une faveur. C’est un droit.

– Oui, mon général. Mais ce congé, j’aurai le droit de le passeroù je voudrai.

– Entendu.

– Bien plus, j’aurai en poche un permis de circulation écrit devotre main, mon général, permis qui me donnera toute latituded’aller et de venir à travers les lignes françaises et de requérirtoute assistance qui me serait utile.

Le général regarda Paul un instant, puis prononça :

– Ce que vous me demandez là est grave, Delroze.

– Je le sais, mon général. Mais ce que je veux entreprendre estgrave aussi.

– Soit. C’est entendu. Et après ?

– Mon général, le sergent Bernard d’Andeville, mon beau-frère,participait comme moi à l’affaire de la maison du passeur. Blessécomme moi, il a été transporté dans ce même hôpital dont, selontoute probabilité, il pourra sortir en même temps que moi. Jevoudrais qu’il eût le même congé et l’autorisation dem’accompagner.

– Entendu. Après ?

– Le père de Bernard, le comte Stéphane d’Andeville,sous-lieutenant interprète auprès de l’armée anglaise, a été blesséégalement ce jour-là, à mes côtés. J’ai appris que sa blessure,quoique grave, ne met pas ses jours en danger, et qu’il a étéévacué sur un hôpital anglais… j’ignore lequel. Je vous prierai dele faire venir dès qu’il sera rétabli, et de le garder dans votreétat-major jusqu’à ce que je vienne vous rendre compte de la tâcheque j’entreprends.

– Accordé. C’est tout ?

– À peu près tout, mon général. Il ne me reste plus qu’à vousremercier de vos bontés, en vous demandant une liste de vingtprisonniers français, retenus en Allemagne, auxquels vous prenez unintérêt spécial. Ces prisonniers seront libres d’ici à quinze joursau plus tard.

– Hein ?

Malgré tout son sang-froid, le général semblait un peuinterloqué. Il répéta :

– Libres d’ici à quinze jours ! Vingtprisonniers !

– Je m’y engage.

– Allons donc ?

– Il en sera comme je le dis.

– Quel que soit le grade de ces prisonniers ? Quelle quesoit leur situation sociale ?

– Oui, mon général.

– Et par des moyens réguliers, avouables ?

– Par des moyens à l’encontre desquels aucune objection n’estpossible.

Le général regarda Paul de nouveau, en chef qui a l’habitude dejuger les hommes et de les estimer à leur juste valeur. Il savaitque celui-là n’était pas un hâbleur, mais un homme de décision etde réalisation, qui marchait droit devant lui et qui tenait cequ’il promettait.

Il répondit :

– C’est bien, mon ami. Cette liste vous sera remise demain.

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