L’Éclat d’obus

Chapitre 4Un chef-d’œuvre de la kultur

Le dimanche matin 10 janvier, le lieutenant Delroze et lesergent d’Andeville débarquaient en gare de Corvigny, allaient voirle commandant de place et, prenant une voiture, se faisaientconduire au château d’Ornequin.

– Tout de même, dit Bernard en s’allongeant dans la calèche, jene pensais vraiment pas que les choses tourneraient de la sorte,lorsque je fus atteint d’un éclat de shrapnell entre l’Yser et lamaison du passeur. Quelle fournaise à ce moment-là ! Tu peuxme croire, Paul, si nos renforts n’étaient pas arrivés, cinqminutes de plus et nous étions fichus. C’est une rudeveine !

– Oui, dit Paul, une rude veine ! Je m’en suis rendu comptele lendemain, en me réveillant dans une ambulance française.

– Ce qui est vexant, par exemple, reprit Bernard, c’estl’évasion de ce bandit de major Hermann. Ainsi, tu l’avais faitprisonnier ? Et tu l’as vu se dégager de ses liens ets’enfuir ? Il en a du culot, celui-là ! Sois sûr qu’ilaura réussi à se défiler sans encombre. Paul murmura :

– Je n’en doute pas, et je ne doute pas non plus qu’il neveuille mettre à exécution ses menaces contre Elisabeth.

– Bah ! Nous avons quarante-huit heures, puisqu’il donnaità son complice Karl le 10 janvier comme date de son arrivée, etqu’il ne doit agir que deux jours après.

– Et s’il agit dès aujourd’hui ? objecta Paul d’une voixaltérée.

Malgré son angoisse, cependant, le trajet lui sembla rapide. Ilse rapprochait enfin, d’une façon réelle cette fois, du but dontchaque jour l’éloignait depuis quatre mois. Ornequin, c’était lafrontière, et à quelques pas de la frontière se trouvait Ebrecourt.Les obstacles qui s’opposeraient à lui avant qu’il n’atteignîtEbrecourt, avant qu’il ne découvrît la retraite d’Elisabeth, etqu’il ne pût sauver sa femme, il n’y voulait pas songer. Il vivait.Elisabeth vivait. Entre elle et lui il n’y, avait pointd’obstacles.

Le château d’Ornequin, ou plutôt ce qui en restait – car lesruines mêmes du château avaient subi en novembre un nouveaubombardement – servait de cantonnement à des troupes territoriales,dont les tranchées de première ligne longeaient la frontière.

On se battait peu de ce côté, les adversaires, pour des raisonsde tactique, n’ayant pas avantage à se porter trop en avant. Lesdéfenses s’équivalaient, et de part et d’autre, la surveillanceétait très active.

Tels furent les renseignements que Paul obtint du lieutenant deterritoriale avec lequel il déjeuna.

– Mon cher camarade, conclut l’officier, après que Paul lui eûtconfié l’objet de son entreprise, je suis à votre entièredisposition mais s’il s’agit de passer d’Ornequin à Ebrecourt,soyez-en certain, vous ne passerez pas.

– Je passerai.

– Par la voie des airs, alors ? dit l’officier enriant.

– Non.

– Donc, par une voie souterraine ?

– Peut-être.

– Détrompez-vous. Nous avons voulu exécuter des travaux de sapeet de mine. Vainement. Nous sommes ici sur un terrain de vieillesroches dans lequel il est impossible de creuser.

Paul sourit à son tour.

– Mon cher camarade, ayez l’obligeance de me donner, durant uneheure seulement, quatre hommes solides, armés de pics et de pelles,et ce soir je serai à Ebrecourt.

– Oh ! oh ! pour creuser dans le roc un tunnel de dixkilomètres, quatre hommes et une heure de temps !

– Pas davantage. En outre, je demande le secret absolu, et surla tentative, et sur les découvertes assez curieuses qu’elle nepeut manquer de produire. Seul, le général en chef en auraconnaissance par le rapport que je dois lui faire.

– Entendu. Je vais choisir moi-même mes quatre gaillards. Oùdois-je vous les amener ?

– Sur la terrasse, près du donjon.

Cette terrasse domine le Liseron d’une hauteur de quarante àcinquante mètres, et, par suite d’un repli de la rivière, s’orienteexactement face à Corvigny, dont on aperçoit au loin le clocher etles collines avoisinantes. Le donjon n’a plus que sa base énorme,que prolongent les murs de fondation, mêlés de roches naturelles,qui soutiennent la terrasse. Un jardin étend jusqu’au parapet sesmassifs de lauriers et de fusains.

C’est là que Paul se rendit. Plusieurs fois il arpental’esplanade, se penchant au-dessus de la rivière et inspectant,sous leur manteau de lierre, les blocs écroulés du donjon.

– Et alors, dit le lieutenant qui survint avec ses hommes, voilàvotre point de départ ? Je vous avertis que nous tournons ledos à la frontière.

– Bah ! répondit Paul sur le même ton de plaisanterie, tousles chemins mènent à Berlin.

Il indiqua un cercle qu’il avait tracé à l’aide de piquets, et,invitant les hommes à l’ouvrage :

– Allez-y mes amis.

Ils attaquèrent, sur une circonférence de trois mètres environ,un sol végétal où ils creusèrent, en vingt minutes, un trou d’unmètre cinquante. À cette profondeur, ils rencontrèrent une couchede pierres cimentées les unes avec les autres, et l’effort devintbeaucoup plus difficile, car le ciment était d’une duretéincroyable, et on ne pouvait le disjoindre qu’à l’aide de picsintroduits dans les fissures. Paul suivait le travail avec uneattention inquiète.

– Halte ! cria-t-il au bout d’une heure.

Il voulut descendre seul dans l’excavation et continua, dèslors, à creuser, mais lentement, et en examinant pour ainsi direl’effet de chacun des coups qu’il portait.

– Ça y est, dit-il en se relevant.

– Quoi ? demanda Bernard.

– Le terrain où nous sommes n’est qu’un étage de vastesconstructions qui avoisinaient autrefois le vieux donjon,constructions rasées depuis des siècles et sur lesquelles on aaménagé ce jardin.

– Alors ?

– Alors, en déblayant le terrain, j’ai percé le plafond d’unedes anciennes salles. Tenez.

Il saisit une pierre, et l’engagea au centre même de l’orificeplus étroit pratiqué par lui, et la lâcha. La pierre disparut. Onentendit presque aussitôt un bruit sourd.

– Il n’y a plus qu’à élargir l’entrée. Pendant ce temps nousallons nous procurer une échelle et de la lumière… le plus possiblede lumière.

– Nous avons des torches de résine, dit l’officier.

– Parfait.

Paul ne s’était pas trompé. Lorsque l’échelle fut introduite etqu’il put descendre avec le lieutenant et avec Bernard, ils virentune salle de dimensions très vastes et dont les voûtes étaientsoutenues par des piliers massifs qui la divisaient, comme uneéglise irrégulière, en deux nefs principales et en bas-côtés plusétroits.

Mais tout de suite Paul attira l’attention de ses compagnons surle sol même de ces deux nefs.

– Un sol en béton, remarquez-le… Et, tenez, comme je m’yattendais, voici deux rails qui courent dans la longueur d’une destravées !… Et voici deux autres rails dans l’autretravée !

– Mais enfin, quoi, qu’est-ce que cela veut dire ?s’écrièrent Bernard et le lieutenant.

– Cela veut dire tout simplement, déclara Paul, que nous avonsdevant nous l’explication évidente du grand mystère qui entoura laprise de Corvigny et de ses deux forts.

– Comment ?

– Corvigny et ses deux forts furent démolis en quelques minutes,n’est-ce pas ? D’où venaient ces coups de canon, alors queCorvigny se trouve à six lieues de la frontière, et qu’aucun canonennemi n’avait franchi la frontière ? Ils venaient d’ici, decette forteresse souterraine.

– Impossible !

– Voici les rails sur lesquels on manœuvrait les deux piècesgéantes qui effectuèrent le bombardement.

– Voyons ! On ne peut pas bombarder du fond d’unecaverne ! Où sont les ouvertures ?

– Les rails vont nous y conduire. Éclaire-nous bien, Bernard.Tenez, voici une plate-forme montée sur pivots. Elle est de taille,qu’en dites-vous ? Et voici l’autre plate-forme.

– Mais les ouvertures ?

– Devant toi, Bernard.

– C’est un mur…

– C’est le mur qui, avec le roc même de la colline, soutient laterrasse au-dessus du Liseron, face à Corvigny. Et dans ce mur deuxbrèches circulaires ont été pratiquées, puis rebouchées par lasuite. On distingue très nettement la trace encore visible, presquefraîche, des remaniements exécutés.

Bernard et le lieutenant n’en revenaient pas.

– Mais c’est un travail énorme ! prononça l’officier.

– Colossal ! répondit Paul ; mais n’en soyez pas tropsurpris, mon cher camarade. Voilà seize ou dix-sept ans, à maconnaissance, qu’il est commencé. En outre, comme je vous l’ai dit,une partie de l’ouvrage était faite, puisque nous nous trouvonsdans les salles inférieures des anciennes constructions d’Ornequinet qu’il a suffi de les retrouver et de les arranger selon le butauquel on les destinait. Il y a quelque chose de bien pluscolossal.

– Qui est ?

– Qui est le tunnel qu’il leur a fallu construire pour amenerici leurs deux pièces.

– Un tunnel ?

– Dame ! par où voulez-vous qu’elles soient venues ?Suivons les rails en sens inverse et nous allons y arriver.

De fait, un peu en arrière, les deux voies ferrées serejoignaient et ils aperçurent l’orifice béant d’un tunnel large dedeux mètres cinquante environ et d’une hauteur égale. Ils’enfonçait sous terre, en pente très douce. Les parois étaient enbriques. Aucune humidité ne suintait des murs et le sol lui-mêmeétait absolument sec.

– Ligne d’Ebrecourt, dit Paul en riant. Onze kilomètres à l’abridu soleil. Et voilà comment fut escamotée la place forte deCorvigny. Tout d’abord quelques milliers d’hommes ont passé, quiont égorgé la petite garnison d’Ornequin et les postes de lafrontière, puis qui ont continué leur chemin vers la ville. En mêmetemps les deux canons monstrueux étaient amenés, montés et pointéssur des emplacements repérés d’avance. Leur besogne accomplie, ilss’en allaient et l’on rebouchait les trous. Tout cela n’avait pasduré deux heures.

– Mais pour ces deux heures décisives, dit Bernard, le roi dePrusse a travaillé dix-sept ans !

– Et il arrive, conclut Paul, qu’en réalité c’est pour nousqu’il a travaillé, le roi de Prusse.

– Bénissons-le, et en route !

– Voulez-vous que mes hommes vous accompagnent ? proposa lelieutenant.

– Merci. Il est préférable que nous allions seuls, monbeau-frère et moi. Si cependant l’ennemi avait démoli son tunnel,nous reviendrions chercher du secours. Mais cela m’étonnerait.Outre qu’il avait pris toutes ses précautions pour que l’on ne pûten découvrir l’existence, il l’aura conservé pour le cas oùlui-même devrait s’en servir de nouveau.

Ainsi donc, à trois heures de l’après-midi, les deuxbeaux-frères s’engageaient dans le tunnel impérial, selon le mot deBernard. Ils étaient bien armés, pourvus de provisions et demunitions, et résolus à mener l’aventure jusqu’au bout.

Presque aussitôt, c’est-à-dire deux cents mètres plus loin, lalumière de leur lanterne de poche leur montra les marches d’unescalier qui remontait à leur droite.

– Bifurcation numéro 1, nota Paul. D’après mon calcul il y en apour le moins trois.

– Et cet escalier mène ?…

– Évidemment au château. Et si tu me demandes dans quelle partiedu château, je te répondrai : dans la chambre du portrait. C’estincontestablement par là que le major Hermann est venu au châteaule soir de l’attaque. Son complice Karl l’accompagnait. Voyant nosnoms inscrits sur le mur, ils ont poignardé ceux qui dormaient danscette chambre. C’étaient le soldat Gériflour et son camarade.

Bernard d’Andeville plaisanta :

– Écoute, Paul, depuis tantôt tu me stupéfies. Tu agis avec unedivination et une clairvoyance ! allant droit à la place où ilfaut creuser, racontant ce qui s’était passé comme si tu en avaisété le témoin, sachant tout et prévoyant tout. En vérité, nous nete connaissions pas de pareils dons ! As-tu fréquenté ArsèneLupin ?

Paul s’arrêta.

– Pourquoi prononces-tu ce nom ?

– Le nom de Lupin ?

– Oui.

– Ma foi, le hasard… Est-ce qu’il y aurait un rapportquelconque ?…

– Non, non… et cependant…

Paul se mit à rire.

– Écoute une drôle d’histoire. Est-ce une histoire, même ?Oui, évidemment, ce n’est pas un rêve… Néanmoins… Toujours est-ilqu’un matin, comme je sommeillais tout fiévreux à l’ambulance d’oùnous venons, je me suis aperçu, avec une surprise que tucomprendras, qu’il y avait, dans ma chambre, un officier que je neconnaissais pas, un médecin-major, qui s’était assis devant unetable et qui, tranquillement, fouillait dans ma valise.

« Je me levai à moitié, et je vis qu’il avait étalé sur la tabletous mes papiers, et, parmi ces papiers, le journal mêmed’Elisabeth.

« Au bruit que je fis, il se tourna. Décidément, je ne leconnaissais pas. Il avait une moustache fine, un air d’énergie, etun sourire très doux. Il me dit… non, en vérité, ce n’était pas unrêve… il me dit :

« – Ne bougez pas… ne vous surexcitez pas…

« Il referma les papiers, les rentra dans la valise ets’approcha de moi :

« – Je vous demande pardon de ne pas m’être présenté d’abord –je le ferai tout à l’heure – et pardon aussi du petit travail queje viens d’effectuer sans votre autorisation. J’attendaisd’ailleurs votre réveil pour vous en rendre compte. Donc voici. Undes émissaires que j’entretiens actuellement auprès de la policesecrète m’a remis des documents qui concernent la trahison d’uncertain major Hermann, chef d’espionnage allemand. Dans cesdocuments, il est question plusieurs fois de vous. C’est pourquoile hasard m’ayant révélé votre présence ici, j’ai voulu vous voiret m’entendre avec vous. Je suis donc venu, et me suis introduit…par des moyens qui me sont personnels. Vous étiez malade, vousdormiez, mon temps est précieux (je n’ai que quelques minutes), jene pouvais donc hésiter à prendre connaissance de vos papiers. Etj’ai eu raison puisque je suis fixé.

« Je contemplai avec stupeur l’étrange personnage. Il prit sonképi, comme pour se retirer et me dit :

« – Je vous félicite, lieutenant Delroze, de votre courage et devotre adresse. Tout ce que vous avez fait est admirable et lesrésultats obtenus sont de premier ordre. Il vous manque évidemmentquelques dons spéciaux qui vous permettraient d’arriver plus viteau but. Vous ne saisissez pas bien les rapports entre lesévénements, et vous n’en faites pas jaillir les conclusions qu’ilscomportent. Ainsi je m’étonne que certains passages du journal devotre femme, où elle parle de ses découvertes troublantes, ne vousaient pas donné l’éveil. Si vous vous étiez demandé, d’autre part,pourquoi les Allemands avaient accumulé tant de mesures destinées àfaire le vide autour du château, de fil en aiguille, de déductionen déduction, interrogeant le passé et le présent, vous souvenantde votre rencontre avec l’empereur d’Allemagne, et de beaucoupd’autres choses qui se relient d’elles-mêmes les unes aux autres,vous en seriez arrivé à vous dire qu’il doit y avoir, entre lesdeux côtés de la frontière, une communication secrète aboutissantexactement à l’endroit d’où l’on pouvait tirer sur Corvigny.

À priori, cet endroit me semble devoir être la terrasse, et vousen serez tout à fait certain si vous retrouvez sur cette terrassel’arbre mort entouré de lierre auprès duquel votre femme a cruentendre des bruits souterrains. Dès lors, vous n’aurez plus qu’àvous mettre à l’ouvrage, c’est-à-dire, n’est-ce pas, à passer enpays ennemi et à… Mais je m’arrête là. Un plan d’action trop précispourrait vous gêner. Et puis, un homme comme vous n’a pas besoinqu’on lui mâche la besogne. Bonsoir, mon lieutenant. Ah ! àpropos, il serait bon que mon nom ne vous fût pas tout à faitinconnu. Je me présente : le médecin-major… Mais après tout,pourquoi ne pas vous dire mon vrai nom ? Il vous renseigneradavantage : Arsène Lupin.

« Il se tut, me salua d’un air aimable et se retira sans dire unmot de plus. Voilà l’histoire. Qu’en dis-tu Bernard ? »

– Je dis que tu as eu affaire à un fumiste.

– Soit, mais tout de même personne n’a pu me dire ce que c’étaitque ce médecin-major ni comment il s’était introduit auprès de moi.Et puis avoue que, pour un fumiste, il m’a dévoilé des choses quime sont rudement utiles en ce moment.

– Mais Arsène Lupin est mort…

– Oui, je sais, il passe pour mort, mais sait-on jamais avec unpareil type ! Toujours est-il que, vivant ou mort, faux ouvrai, ce Lupin-là m’a rendu un fier service.

– Alors, ton but ?

– Je n’en ai qu’un, la délivrance d’Elisabeth.

– Ton plan ?

– Je n’en ai pas. Tout dépendra des circonstances, mais j’ai laconviction que je suis dans la bonne voie.

De fait, toutes ses hypothèses se vérifiaient. Au bout de dixminutes ils parvinrent à un carrefour où s’embranchait, vers ladroite, un autre tunnel muni également de rails.

– Seconde bifurcation, dit Paul, route de Corvigny. C’est par làque les Allemands ont marché vers la ville pour surprendre nostroupes avant même qu’elles se fussent rassemblées, et c’est par làque passa la paysanne qui t’aborda le soir. L’issue doit se trouverà quelque distance de la ville, dans une ferme peut-être,appartenant à cette soi-disant paysanne.

– Et la troisième bifurcation ? dit Bernard.

– La voici, répliqua Paul.

– C’est encore un escalier.

– Oui, et je ne doute pas qu’il ne conduise à la chapelle.Comment ne pas supposer, en effet, que, le jour où mon père a étéassassiné, l’empereur d’Allemagne venait examiner les travauxcommandés par lui et exécutés sous les ordres de la femme quil’accompagnait ? Cette chapelle, que les murs du parcn’entouraient pas alors, est évidemment l’un des débouchés duréseau clandestin dont nous suivons l’artère principale.

De ces ramifications Paul en avisa deux autres encore qui,d’après leur emplacement et leur direction, devaient aboutir auxenvirons de la frontière, complétant ainsi un merveilleux systèmed’espionnage et d’invasion.

– C’est admirable, disait Bernard. Voilà de la « kultur », ou jene m’y connais pas. On voit bien que ces gens-là ont le sens de laguerre. L’idée de creuser pendant vingt ans un tunnel destiné aubombardement possible d’une petite place forte ne viendrait jamaisà un Français. Il faut pour cela un degré de civilisation auquelnous ne pouvons prétendre. Ah ! les bougres !

Son enthousiasme s’accrut encore lorsqu’il eut remarqué que letunnel était muni à sa partie supérieure de cheminées d’aération.Mais à la fin Paul lui recommanda de se taire ou de parler à voixbasse.

– Tu penses bien que, s’ils ont jugé utile de conserver leurslignes de communication, ils ont dû faire en sorte que cette lignene pût servir aux Français. Ebrecourt n’est pas loin. Peut-être ya-t-il des postes d’écoute, des sentinelles placées aux bonsendroits. Ces gens-là ne laissent rien au hasard.

Ce qui donnait du poids à l’observation de Paul, c’était laprésence, entre les rails, de ces plaques de fonte qui recouvrentles fourneaux de mine préparés d’avance et qu’une étincelleélectrique peut faire exploser. La première portait le numéro 5, laseconde le numéro 4, et ainsi de suite. Ils les évitaientsoigneusement, et leur marche en était ralentie, car ils n’osaientplus allumer leurs lanternes que par brèves saccades.

Vers sept heures, ils entendirent, ou plutôt il leur semblaentendre, les rumeurs confuses que propagent à la surface du sol lavie et le mouvement. Ils en éprouvèrent une grande émotion. Laterre allemande s’étendait au-dessus d’eux, et l’écho leurapportait des bruits provoqués par la vie allemande.

– C’est tout de même curieux, observa Paul, que ce tunnel nesoit pas mieux surveillé et qu’il nous soit possible d’aller aussiloin sans encombre.

– Un mauvais point pour eux, dit Bernard ; la « kultur »est en défaut.

Cependant des souffles plus vifs couraient le long des parois.L’air du dehors pénétrait par bouffées fraîches, et ils aperçurentsoudain dans l’ombre une lumière lointaine. Elle ne bougeait pas.Tout paraissait calme autour d’elle, comme si c’eût été un de cessignaux fixes que l’on plante aux abords des voies ferrées.

En s’approchant ils se rendirent compte que c’était la lumièred’une ampoule électrique, qu’elle se trouvait à l’intérieur d’unebaraque établie à la sortie même du tunnel, et que la clarté seprojetait sur de grandes falaises blanches et sur des montagnes desable et de cailloux.

Paul murmura :

– Ce sont des carrières. En plaçant ici l’entrée de leur tunnel,cela leur permettait de poursuivre les travaux en temps de paixsans éveiller l’attention. Sois sûr que l’exploitation de cessoi-disant carrières se faisait discrètement, dans une enceintefermée où l’on parquait les ouvriers.

– Quelle « kultur » ! répéta Bernard.

Il sentit la main de Paul qui lui serrait violemment le bras.Quelque chose avait passé devant la lumière, comme une silhouettequi se dresse et qui s’abat aussitôt.

Avec d’infinies précautions ils rampèrent jusqu’à la baraque etse relevèrent à moitié de façon que leurs yeux atteignissent lahauteur des vitres.

Il y avait là une demi-douzaine de soldats, tous couchés, etpour mieux dire vautrés les uns sur les autres, parmi lesbouteilles vides, les assiettes sales, les papiers gras et lesdétritus de charcuterie.

C’étaient les gardiens du tunnel. Ils étaient ivres morts.

– Toujours la « kultur », dit Bernard.

– Nous avons de la chance, répliqua Paul, et je m’expliquemaintenant le manque de surveillance : c’est dimancheaujourd’hui.

Une table portait un appareil de télégraphie. Un téléphones’accrochait au mur, et Paul remarqua, sous une plaque de verreépaisse, un tableau qui contenait cinq manettes de cuivre,lesquelles correspondaient évidemment par des fils électriques avecles cinq fourneaux de mine préparés dans le tunnel.

En s’éloignant, Bernard et Paul continuèrent de suivre les railsau creux d’un étroit défilé taillé dans le roc, qui les conduisit àun espace découvert où brillaient une multitude de lumières. Toutun village s’étendait devant eux, composé de casernes et habité pardes soldats dont ils voyaient les allées et venues. Ils lecontournèrent. Un bruit d’automobile et les clartés violentes dedeux phares les attiraient, et ils aperçurent, après avoir franchiune palissade et traversé des fourrés d’arbustes, une grande villatout illuminée.

L’automobile s’arrêta devant un perron où se trouvaient deslaquais et un poste de soldats. Deux officiers et une dame vêtue defourrures en descendirent. Au retour, la lueur des phares éclairaun vaste jardin clos par des murailles très hautes.

– C’est bien ce que je supposais, dit Paul. Nous avons ici lacontrepartie du château d’Ornequin. Au point de départ comme aupoint d’arrivée, une enceinte solide qui permet de travailler àl’abri des regards indiscrets. Si la station est en plein air ici,au lieu d’être en sous-sol comme là-bas, du moins les carrières,les chantiers, les casernes, les troupes de garnison, la villa del’état-major, le jardin, les remises, tout cet organisme militairese trouve enveloppé par des murailles et gardé sans aucun doute pardes postes extérieurs. C’est ce qui explique que l’on puissecirculer à l’intérieur aussi facilement.

À ce moment, une seconde automobile amena trois officiers etrejoignit la première du côté des remises.

– Il y a fête, remarqua Bernard.

Ils résolurent d’avancer le plus possible, ce à quoi les aidal’épaisseur des massifs plantés le long de l’allée qui entourait lamaison.

Ils attendirent assez longtemps, puis, des clameurs et des riresvenant du rez-de-chaussée, par-derrière, ils en conclurent que lasalle du festin se trouvait là et que les convives se mettaient àtable. Il y eut des chants, des éclats de voix. Dehors, aucunmouvement. Le jardin était désert.

– L’endroit est tranquille, dit Paul. Tu vas me donner un coupde main et rester caché.

– Tu veux monter au rebord d’une des fenêtres ? Mais lesvolets ?

– Ils ne doivent pas être bien solides. La lumière filtre aumilieu.

– Enfin, quel est ton but ? Il n’y a aucune raison pours’occuper de cette maison plutôt que d’une autre.

– Si. Tu m’as rapporté toi-même, d’après les dires d’un blessé,que le prince Conrad s’est installé dans une villa aux environsd’Ebrecourt. Or, la situation de celle-ci au milieu d’une sorte decamp retranché et à l’entrée du tunnel me paraît tout au moins uneindication.

– Sans compter cette fête qui a des allures vraiment princières,dit Bernard en riant. Tu as raison. Escalade.

Ils traversèrent l’allée. Avec l’aide de Bernard, Paul putaisément saisir la corniche qui formait le soubassement de l’étageet se hisser jusqu’au balcon de pierre.

– Ça y est, dit-il. Retourne là-bas et en cas d’alerte, un coupde sifflet.

Ayant enjambé le balcon, il ébranla peu à peu l’un des volets enpassant les doigts, puis la main, par la fente qui les séparait, etil réussit à tirer Panneau de fermeture.

Les rideaux croisés à l’intérieur lui permettaient d’agir sansêtre vu, mais, mal croisés dans le haut, ils laissaient un trianglepar lequel, lui, il pourrait voir à condition de monter sur lebalcon.

C’est ce qu’il fit. Alors il se pencha et regarda.

Et le spectacle qui s’offrit à ses yeux fut tel et le frappad’un coup si horrible que ses jambes se mirent à trembler souslui…

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