L’Éclat d’obus

Chapitre 7H. E. R. M.

Plus encore que du désespoir et que de l’horreur, Paul éprouva,sur le moment, un immense besoin de se venger, et tout de suite, àn’importe quel prix. Il regarda autour de lui, comme si tous lesblessés qui agonisaient dans le parc eussent été coupables dumeurtre monstrueux…

– Les lâches ! grinçait-il, les assassins !…

– Es-tu sûr ?… balbutia Bernard… Es-tu sûr que ce soientles cheveux d’Elisabeth ?

– Mais oui, mais oui, ils l’ont fusillée comme les deux autres.Je les reconnais tous les deux, c’est le garde et sa femme.Ah ! les misérables…

Paul leva sa crosse sur un Allemand qui se traînait dansl’herbe, et il allait frapper, lorsque son colonel arriva près delui.

– Eh bien, Delroze, qu’est-ce que vous faites ? Et votrecompagnie ?

– Ah ! si vous saviez, mon colonel ! …

Paul se précipita sur son chef. Il avait un air de démence, etil articula, en brandissant son fusil :

– Ils l’ont tuée, mon colonel ; oui, ils ont fusillé mafemme… Tenez, contre ce mur, avec les deux personnes qui laservaient… Ils l’ont fusillée… Elle avait vingt ans, mon colonel…Ah ! il faut les massacrer tous, comme des chiens !…

Mais Bernard l’entraînait déjà.

– Ne perdons pas de temps, Paul, vengeons-nous sur ceux qui sebattent… On entend des coups de feu là-bas. II doit y en avoir decernés.

Paul n’avait plus guère conscience de ses actes. Il reprit sacourse, ivre de rage et de douleur.

Dix minutes après, il rejoignait sa compagnie et traversait, envue de la chapelle, le carrefour où son père avait été poignardé.Plus loin, au lieu de la petite porte qui naguère s’ouvrait dans lemur, une vaste brèche avait été pratiquée par où devaient entrer etsortir les convois de ravitaillement destinés au château. À huitcents mètres de là, dans la plaine, à l’intersection du chemin etde la grand-route, une violente fusillade crépitait.

Quelques douzaines de fuyards essayaient de se frayer un passageau milieu des hussards qui avaient suivi la route. Assaillis de dospar la compagnie de Paul, ils parvinrent à se réfugier dans uncarré d’arbres et de taillis où ils se défendirent avec une énergiefarouche. Ils reculaient pas à pas, tombant les uns après lesautres.

– Pourquoi résistent-ils ? murmura Paul, qui tirait sansrépit et que l’ardeur de la lutte calmait peu à peu. On croiraitqu’ils cherchent à gagner du temps.

– Regarde donc ! articula Bernard, dont la voix semblaitaltérée.

Sous les arbres, venant de la frontière, une automobile, bondéede soldats allemands, débouchait. Étaient-ce des renforts ?Non. L’automobile tourna presque sur la place, et, entre elle etles derniers combattants du petit bois, il y avait, debout, engrand manteau gris, un officier qui, le revolver au poing, lesexhortait à la résistance, tout en opérant sa retraite vers lavoiture envoyée à son secours.

– Regarde, Paul, regarde, répéta Bernard.

Paul fut stupéfait. Cet officier que Bernard signalait à sonattention, c’était… Mais non, la chose ne pouvait être admise. Etpourtant…

Il demanda :

– Qu’est-ce que tu veux dire, Bernard ?

– Le même visage, murmura Bernard, le même visage que celuid’hier, tu sais, Paul, le visage de cette femme qui m’interrogeaithier soir, sur toi, Paul.

Et Paul, de son côté, reconnaissait, sans hésitation possible,l’être mystérieux qui avait tenté de le tuer près de la petiteporte du parc, l’être qui offrait une si inconcevable ressemblanceavec la meurtrière de son père, avec la femme du portrait, avecHermine d’Andeville, avec la mère d’Elisabeth et de Bernard.Bernard épaula son fusil.

– Non, ne tire pas ! cria Paul effrayé d’un tel geste.

– Pourquoi ?

– Tâchons de le prendre vivant.

Il s’élança, soulevé de haine, mais l’officier avait courujusqu’à la voiture. Les soldats allemands lui tendaient déjà lamain et le hissaient parmi eux. D’un coup de feu, Paul atteignitcelui qui se trouvait au volant. L’officier saisit alors le volantà l’instant où l’automobile allait se heurter contre un arbre, laredressa et, la faisant filer au milieu des obstacles avec unegrande habileté, la mena derrière un repli de terrain et, de là,vers la frontière.

Il était sauvé.

Aussitôt qu’il fut à l’abri des balles, les ennemis quicombattaient encore se rendirent.

Paul tremblait de fureur impuissante. Pour lui, cet êtrereprésentait le mal sous toutes ses formes, et, depuis la premièrejusqu’à la dernière minute de cette longue série de drames,assassinats, espionnages, attentats, trahisons, fusillades, qui semultipliaient dans un même sens et dans un même esprit, ilapparaissait comme le génie du crime.

Seule, la mort de cet être aurait pu assouvir la haine de Paul.C’était lui, Paul n’en doutait pas, c’était lui le monstre quiavait fait fusiller Elisabeth. Ah ! l’ignominie !Elisabeth fusillée ! vision infernale qui le martyrisait…

– Qui est-ce ? s’écria-t-il… Comment le savoir ?Comment parvenir à lui, et le torturer, et l’égorger ?…

– Interroge un des prisonniers, dit Bernard.

Sur un ordre du capitaine, qui jugeait prudent de ne pas avancerdavantage, la compagnie se replia pour demeurer en liaison avec lereste du régiment, et Paul fut désigné spécialement pour occuper lechâteau avec sa section et pour y conduire les prisonniers.

En route, il se hâta de questionner deux ou trois gradés etquelques soldats. Mais il ne put tirer d’eux que des renseignementsassez confus, car ils étaient arrivés de Corvigny la veille etn’avaient fait que passer la nuit au château.

Ils ignoraient même le nom de l’officier en grand manteau gris,pour qui ils s’étaient sacrifiés. On rappelait le major, voilàtout.

– Cependant, insista Paul, c’était votre chefimmédiat ?

– Non. Le chef du détachement d’arrière-garde auquel nousappartenons est un oberleutnant, qui a été blessé parl’explosion des mines, alors qu’on s’enfuyait. Nous voulionsl’emmener. Le major s’y est refusé violemment, et, le revolver aupoing, il nous a ordonné de marcher devant lui, menaçant de mort lepremier qui l’abandonnerait. Et, tout à l’heure, pendant qu’on sebattait, il se tenait à dix pas en arrière et continuait à nousmenacer de son revolver, pour nous obliger à le défendre. Troisd’entre nous sont tombés sous ses balles.

– Il comptait sur le secours de l’automobile, n’est-cepas ?

– Oui, et sur des renforts qui devaient nous sauver tous,disait-il. Mais seule l’automobile est venue, et l’a sauvé,lui.

– L’oberleutnant connaît son nom, sans doute ?Est-il blessé grièvement ?

– L’oberleutnant ? Une jambe cassée. Nous l’avonsétendu dans un pavillon du parc.

– Le pavillon contre lequel on a fusillé ?…

– Oui.

Or, on approchait de ce pavillon, sorte de petite orangerie oùl’on rentrait les plantes l’hiver. Les cadavres de Rosalie et deJérôme avaient été enlevés. Mais la chaîne sinistre pendait le longdu mur, attachée aux trois anneaux de fer, et Paul revit, avec unfrémissement d’épouvante, les traces des balles et le petit éclatd’obus qui retenait dans le plâtre les cheveux d’Elisabeth.

Un obus français ! Cela ajoutait encore de l’horreur àl’atrocité du meurtre.

Ainsi donc, la veille, lorsque lui, Paul, par la capture del’automobile blindée et par son raid audacieux jusqu’à Corvigny,avait ouvert la route aux troupes françaises, il déterminait lesévénements qui aboutissaient au meurtre de sa femme ! L’ennemise vengeait de sa reculade en fusillant les habitants duchâteau ! Elisabeth, collée au mur, rivée à une chaîne, étaitcriblée de balles ! Et, par une ironie affreuse, son cadavrerecevait encore les éclats des premiers obus que les canonsfrançais avaient tirés avant la nuit, du haut des collinesavoisinant Corvigny.

Paul enleva le fragment d’obus et détacha les boucles d’or qu’ilrecueillit précieusement. Ensuite, avec Bernard, il entra dans lepavillon où déjà les infirmiers avaient installé une ambulanceprovisoire. Il trouva l’oberleutnant étendu sur une couchede paille, bien soigné, et en état de répondre aux questions.

Tout de suite un point se précisa, de façon très nette, c’estque les troupes allemandes qui avaient tenu garnison au châteaud’Ornequin n’avaient eu, pour ainsi dire, aucun contact avec cellesqui, la veille, s’étaient repliées en avant de Corvigny et desforts contigus. Comme si l’on eût peur qu’une indiscrétion fûtcommise relativement à ce qui s’était passé pendant l’occupation duchâteau, la garnison avait été évacuée dès l’arrivée des troupes decombat.

– À ce moment, raconta l’oberleutnant, qui faisaitpartie de ces dernières, il était sept heures du soir, vos 75avaient déjà repéré le château, et nous n’avons plus trouvé qu’ungroupe de généraux et d’officiers supérieurs. Leurs fourgons debagages s’en allaient et leurs automobiles étaient prêtes. On medonna l’ordre de tenir aussi longtemps que possible et de fairesauter le château. D’ailleurs le major avait tout disposé enconséquence.

– Le nom de ce major ?

– Je ne sais pas. Il se promenait avec un jeune officier auquelles généraux eux-mêmes ne s’adressaient qu’avec respect. C’est cemême officier qui m’appela et m’enjoignit d’obéir au major « commeà l’empereur ».

– Et ce jeune officier, qui était-ce ?

– Le prince Conrad.

– Un des fils du Kaiser ?

– Oui. Il a quitté le château hier, à la fin de la journée.

– Et le major a passé la nuit ici ?

– Je le suppose. En tout cas il était là ce matin. Nous avonsmis le feu aux mines et nous sommes partis. Trop tard, puisque j’aiété blessé auprès de ce pavillon… auprès du mur…

Paul se domina et dit :

– Auprès du mur devant lequel on a fusillé trois Français,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Quand les a-t-on fusillés ?

– Hier soir, vers six heures, je crois, avant notre arrivée deCorvigny.

– Qui les a fait fusiller ?

– Le major.

Paul sentait les gouttes de sueur qui coulaient de son crâne surson front et sur sa nuque. Il ne s’était pas trompé : Elisabethavait été fusillée par ordre de ce personnage innommable etinconcevable, dont la figure évoquait à s’y méprendre la figuremême d’Hermine d’Andeville, la mère d’Elisabeth !

Il continua, d’une voix tremblante :

– Ainsi, trois Français fusillés, vous êtes bien sûr ?

– Oui, les habitants du château. Ils avaient trahi.

– Un homme et deux femmes, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Pourtant il n’y a que deux cadavres attachés aupavillon ?

– Oui, deux. Sur l’ordre du prince Conrad, le major a faitenterrer la dame du château.

– Où ?

– Le major ne me l’a pas dit.

– Mais peut-être savez-vous pourquoi on l’a fusillée ?

– Elle avait surpris, paraît-il, des secrets fortimportants.

– On aurait pu l’emmener prisonnière ?…

– Évidemment, mais le prince Conrad ne voulait plus d’elle.

– Hein !

Paul avait sursauté. L’officier reprit, avec un sourireéquivoque :

– Dame ! On connaît le prince. C’est le don Juan de lafamille. Depuis des semaines qu’il habitait le château, il avait eule temps, n’est-ce pas, de plaire… et puis… et puis de se lasser…D’ailleurs le major prétend que cette femme et que les deuxdomestiques avaient essayé d’empoisonner le prince. Alors, n’est-cepas ?

Il n’acheva pas. Paul se penchait sur lui avec une figureconvulsée, le saisissait à la gorge, et articulait :

– Un mot de plus et je t’étrangle… Ah ! tu as de la chanced’être blessé… sans quoi… sans quoi…

Et Bernard, hors de lui, le bousculait également :

– Oui, tu en as de la chance. Et puis, tu sais, ton princeConrad, eh bien, c’est un cochon… et je me charge de le lui dire enpleine face… un cochon comme toute sa famille et comme voustous…

Ils laissèrent l’oberleutnant fort ahuri et necomprenant rien à cette fureur subite.

Mais dehors Paul eut un accès de désespoir. Ses nerfs sedétendaient. Toute sa colère et toute sa haine se changeaient en unabattement infini. Il retenait à peine ses larmes.

– Voyons, Paul, s’écria Bernard, tu ne vas pas croire unmot…

– Non, mille fois non ! Mais ce qui s’est passé, je ledevine. Ce soudard de prince aura voulu faire le beau devantElisabeth et profiter de ce qu’il était le maître… Pensedonc ! une femme seule, sans défense, voilà une conquête quien vaut la peine. Quelles tortures elle a dû subir, lamalheureuse ! quelles humiliations ! Une lutte de chaquejour… des menaces… des brutalités… Et puis, au dernier moment, pourla punir de sa résistance, la mort…

– On la vengera, Paul, dit Bernard à voix basse.

– Certes, mais oublierai-je jamais que c’est pour moi qu’elleest restée ici… par ma faute. Plus tard je t’expliquerai et tucomprendras combien j’ai été dur et injuste… Et cependant…

Il demeura songeur. L’image du major le hantait, et il répéta:

– Et cependant… cependant… il y a des choses si étranges…

Tout l’après-midi, des troupes françaises continuèrent d’affluerpar la vallée du Liseron et par le village d’Ornequin, afin des’opposer à un retour offensif de l’ennemi. La section de Paulétant au repos, il en profita pour se livrer avec Bernard à desrecherches minutieuses dans le parc et dans les ruines du château.Mais aucun indice ne leur révéla où le corps d’Elisabeth avait étéenfoui.

Vers cinq heures, ils firent donner à Rosalie et à Jérôme unesépulture convenable. Deux croix se dressèrent au sommet d’un petittertre semé de fleurs. Un aumônier vint dire les prières des morts.Et ce fut avec émotion que Paul s’agenouilla sur la tombe des deuxfidèles serviteurs que leur dévouement avait perdus.

À ceux-là aussi, Paul promit de les venger. Et son désir devengeance évoquait en lui, avec une intensité presque douloureuse,l’image exécrée de ce major, cette image qui ne pouvait plusmaintenant se détacher du souvenir qu’il gardait de la comtessed’Andeville.

Il emmena Bernard.

– Es-tu sûr de ne t’être pas trompé en faisant un rapprochemententre le major et la soi-disant paysanne qui t’a interrogé àCorvigny ?

– Absolument sûr.

– Alors, viens. Je t’ai parlé d’un portrait de femme. Nousallons le voir et tu me diras ton impression immédiate.

Paul avait remarqué que la partie du château où se trouvaient lachambre et le boudoir d’Hermine d’Andeville n’avait pas étéentièrement démolie par l’explosion des mines ni par celle desobus. Peut-être ainsi le boudoir demeurait-il dans son étatprimitif.

L’escalier n’existant plus, ils ne purent atteindre le premierétage qu’en escaladant les moellons écroulés. Le corridor sedevinait à certains endroits. Toutes les portes étaient arrachéeset les chambres offraient un chaos lamentable.

– Voici, dit Paul, montrant un vide entre deux pans de mur quise maintenaient par miracle.

C’était bien le boudoir d’Hermine d’Andeville, délabré,crevassé, jonché de plâtras et de débris, mais parfaitementreconnaissable et rempli des meubles que Paul avait entraperçus lesoir de son mariage. Les volets des fenêtres bouchaient le jour enpartie. Mais il y avait assez de lumière pour que Paul devinât lemur opposé. Et tout de suite, il s’écria :

– Le portrait a été enlevé !

Pour lui, ce fut une grosse déception et, en même temps, unepreuve de l’importance considérable que l’adversaire attachait à ceportrait. Si on l’avait enlevé, n’était-ce point parce qu’ilconstituait un témoignage accablant ?

– Je te jure, dit Bernard, que cela ne modifie en rien monopinion. La certitude que j’ai relativement au major et à lapaysanne de Corvigny n’a pas besoin d’être contrôlée. Qu’est-cequ’il représentait, ce portrait ?

– Je te l’ai dit, une femme.

– Quelle femme ? Était-ce un tableau que mon père y avaitmis, un des tableaux de sa collection ?

– Justement, affirma Paul, désireux de donner le change à sonbeau-frère.

Ayant écarté l’un des volets, il distingua sur la muraille nuele grand rectangle que le tableau recouvrait naguère, et il put serendre compte, à certains détails, que l’enlèvement avait étéprécipité. Ainsi, le cartouche arraché du cadre gisait à terre.Paul le ramassa furtivement pour que Bernard ne vît pasl’inscription qui s’y trouvait gravée.

Mais comme il examinait plus attentivement le panneau et queBernard avait décroché l’autre volet, il poussa uneexclamation.

– Qu’y a-t-il ? dit Bernard.

– Là… tu vois… cette signature sur la muraille… à l’endroit mêmedu tableau… Une signature et une date.

C’était écrit au crayon, en deux lignes qui rayaient le plâtreblanc à une hauteur d’homme. La date : mercredi soir, 16 septembre1914. La signature : Major Hermann.

Major Hermann ! Avant même que Paul en eût conscience, sesyeux s’accrochaient à un détail où se concentrait toute lasignification de ces lignes, et, tandis que Bernard se penchait etregardait à son tour, il murmurait avec un étonnement sans bornes:

– Hermann… Hermine…

C’étaient presque les mêmes mots ! Hermine débutait par lesmêmes lettres que le nom ou que le prénom dont le major faisaitsuivre son grade sur la muraille. Major Hermann ! la comtesseHermine ! H. E. R. M… les quatre lettres incrustées sur lepoignard avec lequel on avait voulu le tuer, lui ! H. E. R.M…, les quatre lettres incrustées sur le poignard de l’espion qu’ilavait capturé dans le clocher d’une église ! Bernard prononça:

– À mon avis, c’est une écriture de femme. Mais alors…

Et pensivement il continua :

– Mais alors… que devons-nous conclure ? Ou bien lapaysanne d’hier et le major Hermann ne sont qu’un seul et mêmepersonnage, c’est-à-dire que cette paysanne est un homme ou que lemajor n’en est pas un… Ou bien… ou bien nous avons affaire à deuxpersonnages distincts, une femme et un homme, et je crois qu’il enest ainsi, malgré la ressemblance surnaturelle qui existe entre cethomme et cette femme… Car enfin, comment admettre qu’un mêmepersonnage ait pu hier soir signer cela ici, franchir les lignesfrançaises et, déguisé en paysanne, m’aborder à Corvigny… et puis,ce matin, revenir ici déguisé en major allemand, faire sauter lechâteau, fuir, et, après avoir tué quelques-uns de ses soldats,disparaître en automobile ?

Paul ne répondit pas, absorbé par ses réflexions. Au bout d’unmoment, il passa dans la chambre voisine, qui séparait le boudoirde l’appartement que sa femme Elisabeth avait habité.

De l’appartement, il ne restait rien que des décombres. Mais lapièce intermédiaire n’avait pas trop pâti et il était facile deconstater, au lavabo, au lit couvert de draps en désordre, qu’elleservait de chambre et qu’on y avait couché la nuit précédente.

Sur la table, Paul trouva des journaux allemands et un journalfrançais, daté du 10 septembre, où le communiqué qui relatait lavictoire de la Marne était biffé de deux grands traits au crayonrouge et annoté de ce mot : « Mensonge ! mensonge ! »avec la signature H.

– Nous sommes bien chez le major Hermann, dit Paul àBernard.

– Et le major Hermann, déclara Bernard, a brûlé cette nuit despapiers compromettants… Tu vois dans la cheminée cet amoncellementde cendres.

Il se baissa et recueillit quelques enveloppes et quelquesfeuilles à demi consumées, qui, d’ailleurs, ne présentaient que desmots sans suite et des phrases incohérentes.

Mais le hasard ayant tourné ses yeux vers le lit, il avisa, sousle sommier, un paquet de vêtements cachés, ou peut-être oubliésdans la hâte du départ. Il les tira vers lui et aussitôt s’écria:

– Ah ! celle-là est un peu forte !

– Quoi ? fit Paul, qui fouillait la chambre de soncôté.

– Ces vêtements… des vêtements de paysanne… ceux que j’ai vussur la femme à Corvigny. Pas d’erreur possible… c’était bien cettenuance marron et cette étoffe de bure. Et puis, tiens, ce fichu endentelle noire dont je t’ai parlé…

– Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Paul en accourant.

– Dame ! tu peux regarder, c’est une sorte de fichu et quine date pas d’hier. Ce qu’il est usé et déchiré ! Il y aencore, piquée dedans, la broche que je t’ai signalée, tuvois ?

Dès l’abord, Paul l’avait remarquée, cette broche, et avec queleffroi ! Quel sens terrible elle donnait à la découverte desvêtements dans la chambre même du major Hermann, et près du boudoird’Hermine d’Andeville ! Le camée, gravé d’un cygne aux ailesouvertes, et encerclé d’un serpent d’or dont les yeux étaient faitsde rubis ! Depuis son enfance, Paul le connaissait, ce camée,pour l’avoir vu au corsage même de celle qui avait tué son père, etil le connaissait pour l’avoir revu dans ses moindres détails surle portrait de la comtesse Hermine. Et voilà qu’il le retrouvaitlà, piqué dans le fichu de dentelle noire, mêlé aux vêtements de lapaysanne de Corvigny, et oublié dans la chambre du majorHermann !

Bernard prononça :

– La preuve est certaine maintenant. Puisque les vêtements sontlà, c’est que la femme qui m’a interrogé sur toi est revenue icicette nuit ; mais quel rapport y a-t-il entre elle et cetofficier qui est son image frappante ? L’être quim’interrogeait sur toi est-il le même que l’être qui, deux heuresauparavant, faisait fusiller Elisabeth ? Et qui sont cesgens-là ? À quelle bande d’assassins et d’espions nousheurtons-nous ?

– À des Allemands, sans plus, déclara Paul. Assassiner etespionner, c’est pour eux des formes naturelles et permises de laguerre, et d’une guerre qu’ils avaient commencée en pleine périodede paix. Je te l’ai dit, Bernard, de cette guerre-là, nous sommesles victimes depuis bientôt vingt ans. Le meurtre de mon père futle début du drame. Et maintenant, c’est notre pauvre Elisabeth quenous pleurons. Et ce n’est pas fini.

– Pourtant, dit Bernard, il a pris la fuite.

– Nous le reverrons, sois-en sûr. S’il ne vient pas, c’est moiqui irai le chercher. Et ce jour-là…

Il y avait deux fauteuils dans cette chambre. Paul et Bernardrésolurent d’y passer la nuit, et sans plus tarder ils inscrivirentleurs noms sur le mur du couloir. Puis Paul rejoignit ses hommesafin de surveiller leur installation parmi les granges et lescommuns encore debout. Là, le soldat qui lui servait d’ordonnance,un brave Auvergnat du nom de Gériflour, lui apprit qu’il avaitdéniché deux paires de draps et des matelas propres, au fond d’unemaisonnette attenant au pavillon du garde. Les lits étaient doncprêts.

Paul accepta. Il fut convenu que Gériflour et un de sescamarades iraient au château et s’accommoderaient des deuxfauteuils.

La nuit s’écoula sans alerte, nuit de fièvre et d’insomnie pourPaul, que hantait le souvenir d’Elisabeth. Au matin, il tomba dansun sommeil lourd, agité de cauchemars et que coupa soudain lasonnerie du réveil. Bernard l’attendait.

L’appel eut lieu dans la cour du château. Paul constata que sonordonnance Gériflour et son camarade manquaient.

– Ils doivent dormir, dit-il à Bernard, nous allons lessecouer.

Ils refirent, à travers les ruines, le chemin qui conduisait aupremier étage et le long des chambres démolies.

Dans la pièce que le major Hermann avait occupée, ilstrouvèrent, sur le lit, le soldat Gériflour affaissé, couvert desang, mort. Sur un des fauteuils gisait son camarade, mortégalement.

Autour des cadavres, aucun désordre, aucune trace de lutte. Lesdeux soldats avaient dû être tués pendant leur sommeil.

Quant à l’arme, Paul l’aperçut aussitôt. C’était un poignarddont le manche de bois portait les lettres H. E. R. M.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer