L’Éclat d’obus

Chapitre 9Hohenzollern

Sans en avoir les dimensions, la cave offrait l’aspect de cesgrandes salles voûtées que l’on trouve en Champagne. Des murspropres, un sol égal où couraient des chemins de briques, uneatmosphère tiède, une alcôve réservée entre deux tonneaux et ferméepar un rideau, des sièges, des meubles, des carpettes, tout celaformait, en même temps qu’une habitation confortable, à l’abri desobus, un refuge certain pour quiconque redoutait les visitesindiscrètes.

Paul se rappela les ruines du vieux phare au bord de l’Yser etle tunnel d’Ornequin à Ebrecourt. Ainsi, la lutte se continuaitsous terre. Guerre de tranchées et guerre de caves, guerred’espionnage et guerre de ruse, c’étaient toujours les mêmesprocédés sournois, honteux, équivoques, criminels.

Paul avait éteint sa lanterne, de sorte que la salle n’étaitplus que vaguement éclairée par une lampe à pétrole suspendue à lavoûte, et dont la lueur, que rabattait un abat-jour opaque,dessinait un cercle blanc au milieu duquel ils se trouvaient tousdeux seuls.

Elisabeth et Bernard restaient en arrière, dans l’ombre.

Le sergent et ses hommes n’avaient pas paru. Mais on entendaitle bruit de leur présence au bas de l’escalier.

La comtesse ne bougeait pas. Elle était vêtue comme au soir dusouper dans la villa du prince Conrad. Son visage, où ne sevoyaient plus ni peur ni effarement, montrait plutôt l’effort de laréflexion, comme si elle eût voulu calculer toutes les conséquencesde la situation qui lui était révélée. Paul Delroze ? Quelétait le but de son agression ? Sans doute – et c’étaitévidemment cette pensée qui détendait peu à peu les traits de lacomtesse Hermine –, sans doute poursuivait-il la délivrance de safemme.

Elle sourit. Elisabeth prisonnière en Allemagne, quelle monnaied’échange pour elle-même, pour elle, prise au piège, mais quipouvait encore commander aux événements !

Sur un signe, Bernard s’avança, et Paul dit à la comtesse :

– Mon beau-frère. Le major Hermann, lorsqu’il était attaché dansla maison du passeur, l’a peut-être vu, comme il m’a peut-être vu.Mais, en tout cas, la comtesse Hermine, soyons plus précis, lacomtesse d’Andeville, ne connaît pas, ou du moins a oublié sonfils, Bernard d’Andeville.

Elle paraissait maintenant tout à fait rassurée, et gardaitl’air de quelqu’un qui combat avec des armes égales et même pluspuissantes. Elle ne se troubla donc pas en face de Bernard, et fitd’un ton dégagé :

– Bernard d’Andeville ressemble beaucoup à sa sœur Elisabeth,que les circonstances m’ont permis de ne pas perdre de vue, elle.Il y a trois jours encore nous soupions, elle et moi, avec leprince Conrad. Le prince Conrad a une grande affection pourElisabeth, et c’est justice, car elle est charmante, et siaimable ! Je l’aime beaucoup, en vérité !

Paul et Bernard eurent un même geste, qui les eût jetés sur lacomtesse s’ils n’avaient réussi à contenir leur haine. Paul écartason beau-frère dont il sentait l’exaspération, et, répondant audéfi de l’adversaire sur un ton aussi allègre :

– Mais oui, je sais… j’étais là… J’ai même assisté à sondépart.

– Vraiment ?

– Vraiment. Votre ami Karl m’a offert une place dans sonautomobile.

– Dans son automobile ?

– Parfaitement, et nous sommes tous partis pour votre château deHildensheim… une bien belle demeure que j’aurais eu plaisir àvisiter plus à fond… Mais le séjour en est dangereux, souventmortel… de sorte que…

La comtesse le regardait avec une inquiétude croissante. Quevoulait-il dire ? Comment savait-il ces choses ?

Elle voulut l’effrayer à son tour, afin de voir clair dans lejeu de l’ennemi, et prononça d’une voix âpre :

– En effet, le séjour en est souvent mortel ! On respire làun air qui n’est pas bon pour tout le monde…

– Un air empoisonné…

– Justement.

– Et vous craignez pour Elisabeth ?

– Ma foi, oui. La santé de cette pauvre petite est déjàcompromise, et je ne serai tranquille…

– Que quand elle sera morte, n’est-ce pas ?

Elle laissa passer quelques secondes, puis répliqua trèsnettement, de façon que Paul comprît bien la portée de ses paroles:

– Oui, quand elle sera morte… ce qui ne peut pas beaucouptarder… si ce n’est déjà fait.

Il y eut un assez long silence. Une fois de plus, en face decette femme, Paul éprouvait le même besoin de meurtre, le mêmebesoin d’assouvir sa haine. Il fallait que cela fût. Son devoirétait de tuer, et c’était un crime que de n’y pas obéir.

Elisabeth restait dans l’ombre, debout à trois pas enarrière.

Sans un mot, lentement, Paul se retourna de son côté, leva lebras, pressa le ressort de sa lanterne, et la dirigea vers la jeunefemme, dont le visage demeura ainsi en pleine lumière.

Jamais Paul, en accomplissant ce geste, n’eût pensé que l’effeten dût être si violent sur la comtesse Hermine. Une femme commeelle ne pouvait se tromper, se croire le jouet d’une hallucinationou la dupe d’une ressemblance. Non. Elle admit sur-le-champ quePaul avait délivré sa femme, et qu’Elisabeth était là devant elle.Mais comment un aussi formidable événement était-il possible ?Elisabeth, que, trois jours auparavant, elle avait laissée entreles mains de Karl… Elisabeth, qui, à l’heure actuelle, devait êtremorte ou prisonnière dans une forteresse allemande dont plus dedeux millions de soldats interdisaient l’approche… Elisabeth étaitlà ? En moins de trois jours elle avait échappé à Karl, elleavait fui le château de Hildensheim, elle avait traversé les lignesde deux millions d’Allemands ?

La comtesse Hermine, le visage décomposé, s’assit devant cettetable qui lui servait de rempart, et, rageusement, colla ses poingscrispés contre ses joues. Elle comprenait la situation. Il nes’agissait plus de plaisanter ni de provoquer. Il ne s’agissaitplus d’un marché à débattre. Dans la partie effroyable qu’ellejouait, toute chance de victoire lui manquait subitement. Elledevait subir la loi du vainqueur, et le vainqueur c’était PaulDelroze !

Elle balbutia :

– Où voulez-vous en venir ? Quel est votre but ?M’assassiner ?

Il haussa les épaules.

– Nous ne sommes pas de ceux qui assassinent. Vous êtes là pourêtre jugée. La peine que vous aurez à subir sera la peine qui voussera infligée à la suite d’un débat légal, où vous pourrez vousdéfendre.

Elle fut secouée d’un tremblement et protesta :

– Vous n’avez pas le droit de me juger, vous n’êtes pas desjuges.

La peur, ce sentiment qu’elle semblait ignorer jusqu’ici, lapeur montait en elle.

Tout bas, elle répéta :

– Vous n’êtes pas des juges… je proteste… Vous n’avez pas ledroit.

À ce moment, il y eut du côté de l’escalier un certain tumulte.Une voix cria : « Fixe ! »

Presque aussitôt la porte, qui restait entrebâillée, fut pousséeet livra passage à trois officiers couverts de leurs grandsmanteaux.

Paul alla vivement à leur rencontre et les fit asseoir sur deschaises, dans la partie où la lumière ne pénétrait pas.

Un quatrième survint. Reçu par Paul, celui-ci s’assit plus loin,à l’écart.

Elisabeth et Bernard se tenaient l’un près de l’autre.

Paul reprit sa place en avant, sur le côté de la table, etdebout. Et il dit gravement :

– Nous ne sommes pas des juges, en effet, et nous ne voulons pasprendre un droit qui ne nous appartient pas. Ceux qui vousjugeront, les voici. Moi, j’accuse.

Le mot fut articulé d’une façon âpre et coupante, avec uneénergie extrême.

Et tout de suite, sans hésitation, comme s’il eût bien établid’avance tous les points du réquisitoire qu’il allait prononcer, etprononcer d’un ton où il ne voulait montrer ni haine ni colère, ilcommença :

– Vous êtes née au château de Hildensheim, dont votre grand-pèreétait régisseur et qui fut donné à votre père après la guerre de1870. Vous vous appelez réellement Hermine, Hermine deHohenzollern. Ce nom de Hohenzollern, votre père s’en faisaitgloire, bien qu’il n’y eût pas droit, mais la faveur extraordinaireque lui marquait le vieil empereur empêcha qu’on le lui contestâtjamais. Il fit la campagne de 70 comme colonel, et s’y distinguapar une cruauté et une rapacité inouïes. Toutes les richesses quiornent votre château de Hildensheim proviennent de France et, pourcomble d’effronterie, sur chaque objet se trouve une note quiétablit son lieu d’origine et le nom du propriétaire à qui il futvolé. En outre, dans le vestibule, une plaque de marbre porte enlettres d’or le nom de tous les villages français brûlés par ordrede Son Excellence le colonel comte de Hohenzollern. Le Kaiser estvenu souvent dans ce château. Toutes les fois qu’il passe devant laplaque de marbre, il salue.

La comtesse écoutait distraitement. Cette histoire devait luiparaître d’une importance médiocre. Elle attendait qu’il fûtquestion d’elle.

Paul continua :

– Vous avez hérité de votre père deux sentiments qui dominenttoute votre vie, un amour effréné pour cette dynastie desHohenzollern à qui il semble que le hasard d’un caprice impérial,ou plutôt royal, ait rattaché votre père, et une haine féroce,sauvage, contre cette France à laquelle il regrettait de ne pasavoir fait assez de mal. L’amour de la dynastie, vous l’avezconcentré tout entier, aussitôt femme, sur celui qui la représenteactuellement, et, cela, à un tel point qu’après avoir eu l’espoirinvraisemblable de monter sur le trône, vous lui avez toutpardonné, même son mariage, même son ingratitude, pour vous dévouerà lui, corps et âme. Mariée par lui à un prince autrichien quimourut on ne sait pas comment, puis à un prince russe qui mourut onne sait pas non plus comment, partout vous avez travaillé pourl’unique grandeur de votre idole. Au moment où la guerre entrel’Angleterre et le Transvaal fut déclarée, vous étiez au Transvaal.Au moment de la guerre russo-japonaise, vous étiez au Japon. Vousétiez partout, à Vienne lorsque le prince Rodolphe futassassiné ; à Belgrade lorsque le roi Alexandre et la reineDraga furent assassinés. Mais je n’insisterai pas davantage survotre rôle… diplomatique. J’ai hâte d’arriver à votre œuvre deprédilection, celle que vous avez poursuivie depuis vingt anscontre la France.

Une expression méchante, presque heureuse, contracta le visagede la comtesse Hermine. Vraiment oui, c’était son œuvre deprédilection. Elle y avait employé toutes ses forces et toute saperverse intelligence.

– Et même, rectifia Paul, je n’insisterai pas non plus sur labesogne gigantesque de préparation et d’espionnage que vous avezdirigée. Jusque dans un village du Nord, au sommet d’un clocher,j’ai trouvé l’un de vos complices armé d’un poignard à vosinitiales. Tout ce qui s’est fait, c’est vous qui l’avez conçu,organisé, exécuté. Les preuves que j’ai recueillies, les lettres devos correspondants comme vos lettres à vous, sont déjà entre lesmains du tribunal. Mais ce que je veux mettre spécialement enlumière, c’est la partie de votre effort qui concerne le châteaud’Ornequin. D’ailleurs ce ne sera pas long. Quelques faits reliéspar des crimes. Voilà tout.

Un silence encore. La comtesse prêtait l’oreille avec une sortede curiosité anxieuse. Paul articula :

– C’est en 1894 que vous avez proposé à l’empereur le percementd’un tunnel d’Ebrecourt à Corvigny. Après études faites par lesingénieurs, il fut reconnu que cette œuvre « colossale » n’étaitpossible et ne pourrait être efficace que si l’on entrait enpossession du château d’Ornequin. Le propriétaire de ce châteauétait justement d’une très mauvaise santé. On attendit. Comme il nese pressait pas de mourir, vous êtes venue à Corvigny. Huit joursplus tard, il mourait. Premier crime.

– Vous mentez ! Vous mentez ! cria la comtesse. Vousn’avez aucune preuve. Je vous défie de donner la preuve.

Paul continua sans répondre :

– Le château fut mis en vente, et, chose inexplicable, sans lamoindre publicité, en cachette pour ainsi dire. Or, il arriva ceci,c’est que l’agent d’affaires à qui vous aviez donné vosinstructions manœuvra si maladroitement que le château fut adjugéau comte d’Andeville, qui vint y demeurer l’année suivante avec safemme et ses deux enfants.

« D’où colère, désarroi, et enfin, résolution de commencer quandmême, et de pratiquer les premiers sondages à l’endroit où setrouvait une petite chapelle située, à cette époque, en dehors duparc. L’empereur vint plusieurs fois d’Ebrecourt. Un jour, ensortant de cette chapelle, il fut rencontré et reconnu par mon pèreet par moi. Dix minutes plus tard, vous accostiez mon père. J’étaisfrappé. Mon père tombait. Deuxième crime.

– Vous mentez ! proféra de nouveau la comtesse. Ce ne sontlà que des mensonges ! Pas une preuve !

– Un mois plus tard, continua Paul, toujours très calme, lacomtesse d’Andeville, contrainte par sa santé à quitter Ornequin,s’en allait dans le Midi, où elle finissait par succomber dans lesbras de son mari, et la mort de sa femme inspirait à M. d’Andevilleune telle répulsion pour Ornequin qu’il décidait de n’y jamaisretourner.

« Aussitôt votre plan s’exécute. Le château étant libre, il fauts’y installer. Comment ? En achetant le garde, Jérôme et safemme. Oui, en les achetant, et c’est pourquoi j’ai été trompé, moiqui m’en rapportais à leurs figures franches et à leurs manièrespleines de bonhomie. Donc vous les achetez. Ces deux misérables,qui ont en réalité comme excuse qu’ils ne sont pas Alsaciens, ainsiqu’ils le prétendent, mais d’origine étrangère, et qui ne prévoientpas les conséquences de leur trahison, ces deux misérablesacceptent le pacte. Dès lors, vous êtes chez vous, et libre devenir à Ornequin lorsque cela vous plaît. Sur votre ordre, Jérômeva même jusqu’à tenir secrète la mort de la comtesse Hermine, de lavéritable comtesse Hermine. Et, comme vous vous appelez aussicomtesse Hermine, que personne ne connaissait Mme d’Andeville,laquelle vivait à l’écart, tout se passe très bien.

« Vous accumulez d’ailleurs les précautions. Une entre autresqui me déroute, autant que la complicité du garde et de sa femme.Le portrait de la comtesse d’Andeville se trouvait dans le boudoirnaguère habité par elle. Vous faites faire de vous un portraitd’égale grandeur, qui s’adapte dans le cadre même où le nom de lacomtesse est inscrit. Et ce portrait vous représente sous le mêmeaspect qu’elle, vêtue, coiffée de la même façon. Bref, vous devenezce que vous avez cherché à paraître dès le début, et du vivant deMme d’Andeville dont vous commenciez déjà à copier la tenue, vousdevenez comtesse Hermine d’Andeville, tout au moins pendant vosséjours à Ornequin.

« Un seul danger, le retour possible, imprévu, de M.d’Andeville. Pour y parer d’une façon certaine, un seul remède, lecrime.

« Vous faites donc en sorte de connaître M. d’Andeville, ce quivous permet de le surveiller et de correspondre avec lui. Seulementil arrive ceci, sur quoi vous n’avez pas compté, c’est qu’unsentiment, vraiment inattendu chez une femme comme vous, vousattache peu à peu à celui que vous avez choisi comme victime. J’aidéposé au dossier une photographie de vous, envoyée de Berlin à M.d’Andeville. À cette époque, vous espériez l’amener au mariage,mais il voit clair dans votre jeu, se dérobe et rompt. »

La comtesse avait froncé les sourcils. Sa bouche se tordit. Onsentait toute l’humiliation qu’elle avait subie et toute la rancunequ’elle en gardait. En même temps, elle éprouvait, non point de lahonte, mais une surprise croissante à voir ainsi sa vie divulguéedans ses moindres détails, et son passé de crimes surgir desténèbres où elle le croyait enseveli.

– Quand la guerre fut déclarée, reprit Paul, votre œuvre étaitau point. Postée dans la villa d’Ebrecourt, à l’entrée du tunnel,vous étiez prête. Mon mariage avec Elisabeth d’Andeville, monarrivée subite au château d’Ornequin, mon désarroi devant leportrait de celle qui avait tué mon père, tout cela, qui vous futannoncé par Jérôme, vous surprit un peu, et il vous fallutimproviser un guet-apens où je manquai d’être assassiné à mon tour.Mais la mobilisation vous débarrassa de moi. Vous pouviez agir.Trois semaines après, Corvigny était bombardé, Ornequin envahi,Elisabeth prisonnière du prince Conrad.

« Vous avez vécu là des heures inexprimables. Pour vous, c’estla vengeance, mais c’est aussi, et cela grâce à vous, la grandevictoire, le grand rêve accompli ou presque, l’apothéose desHohenzollern. Encore deux jours et Paris est pris. Encore deux moiset l’Europe est vaincue. Quelle ivresse ! Je connais des motsprononcés par vous à cette époque, et j’ai lu des lettres écritespar vous, qui témoignent d’une véritable folie, folie d’orgueil,folie barbare, folie de l’impossible et du surhumain…

« Et puis, soudain, le réveil brutal. La bataille de laMarne ! Ah ! là encore, j’ai vu des lettres écrites parvous. Du premier coup, une femme de votre intelligence devaitprévoir – et vous avez prévu – que c’était l’effondrement desespoirs et des certitudes. Vous l’avez écrit à l’empereur. Oui,vous l’avez écrit ! J’ai la copie de la lettre ! Ilfallait se défendre cependant. Les troupes françaises approchaient.Par mon beau-frère Bernard, vous apprenez ma présence à Corvigny.Elisabeth sera-t-elle délivrée ? Elisabeth, qui connaît tousvos secrets… Non, elle mourra. Vous ordonnez son exécution. Toutest prêt. Si elle est sauvée, grâce au prince Conrad, et si, àdéfaut de sa mort, vous devez vous contenter d’un simulacred’exécution destiné à couper court à mes recherches, du moins elleest emmenée comme une esclave. Et puis, deux victimes vousconsolent, Jérôme et Rosalie. Vos complices, bourrelés de remordset attendris par les tortures d’Elisabeth, ont essayé de fuir avecelle. Vous redoutez leur témoignage ; ils sont fusillés.Troisième et quatrième crimes. Et, le lendemain, il y en a deuxautres, deux soldats que vous faites assassiner, les prenant pourBernard et pour moi. Cinquième et sixième crimes. »

Ainsi tout le drame se reconstituait en ses épisodes tragiques,et selon l’ordre des événements et des meurtres. Et c’était unspectacle plein d’horreur que celui de cette femme, coupable detant de forfaits, et que le destin murait au fond de cette cave, enface de ses ennemis mortels. Comment se pouvait-il cependantqu’elle ne parût pas avoir perdu toute espérance ? Car il enétait ainsi, et Bernard le remarqua.

– Observe-la, dit-il en s’approchant de Paul. Deux fois elle aconsulté sa montre. On croirait qu’elle attend un miracle, mieuxque cela, un secours direct, inévitable, qui doit lui venir à uneheure fixe. Regarde… Ses yeux cherchent… Elle écoute…

– Fais entrer tous les soldats qui sont au bas de l’escalier,répondit Paul. Il n’y a aucune raison pour qu’ils n’entendent pasce qui me reste à dire.

Et, se tournant vers la comtesse, il prononça, d’une voix quis’animait peu à peu :

– Nous approchons du dénouement. Toute cette partie de la lutte,vous l’avez conduite sous les apparences du major Hermann, ce quivous était plus commode pour suivre les armées et pour jouer votrerôle d’espion en chef. Hermann, Hermine… Le major Hermann, que vousfaisiez passer au besoin pour votre frère, c’était vous, comtesseHermine. Et c’est vous dont j’ai surpris l’entretien avec le fauxLaschen, ou plutôt avec l’espion Karl, dans les ruines du phare aubord de l’Yser. Et c’est vous que j’ai pu saisir et attacher dansla soupente de la maison du passeur.

« Ah ! quel beau coup vous avez manqué ce jour-là. Vostrois ennemis blessés, à portée de votre main… Et vous avez fuisans les apercevoir, sans les achever ! Et vous ne saviez plusrien de nous, tandis que nous, nous connaissions vos projets.Dimanche le 10 janvier, rendez-vous à Ebrecourt, rendez-voussinistre que vous avez pris avec Karl, tout en lui annonçant votrevolonté implacable de supprimer Elisabeth. Et ce dimanche 10janvier j’étais exact au rendez-vous. J’assistais au souper duprince Conrad ! J’étais là, après le souper, lorsque vous avezremis à Karl la fiole de poison ! J’étais là, sur le siègemême de l’automobile, lorsque vous avez donné à Karl vos dernièresinstructions ! J’étais partout. Et, le soir même, Karlmourait. Et, la nuit suivante, j’enlevais le prince Conrad. Et lelendemain, c’est-à-dire avant-hier, maître d’un pareil otage,obligeant ainsi l’empereur à négocier avec moi, je lui dictais mesconditions, dont la première était la liberté immédiated’Elisabeth. Et l’empereur cédait. Et nous voici ! »

Une parole entre toutes ces paroles, dont chacune montrait à lacomtesse Hermine avec quelle énergie implacable elle avait ététraquée, une parole la bouleversa, comme la plus effroyable descatastrophes.

Elle balbutia :

– Mort ? Vous dites que Karl est mort ?

– Abattu par sa maîtresse au moment même où il essayait de metuer, s’exclama Paul que la haine emportait de nouveau. Abattucomme une bête enragée ! Oui, l’espion Karl est mort, etjusqu’à sa mort, il fut le traître qu’il avait été toute sa vie.Vous me demandiez des preuves ? C’est dans la poche de Karlque je les ai trouvées ! C’est dans son carnet que j’ai lul’histoire de vos crimes, et la copie de vos lettres, et certainesde vos lettres elles-mêmes. Il prévoyait qu’un jour ou l’autre, unefois votre œuvre accomplie, vous le sacrifieriez à votre sécurité,et il se vengeait d’avance… Il se vengeait comme le garde Jérôme etsa femme Rosalie, sur le point d’être fusillés par votre ordre, sesont vengés en révélant à Elisabeth votre rôle mystérieux auchâteau d’Ornequin. Voilà vos complices ! Vous les tuez, maisils vous perdent. Ce n’est plus moi qui vous accuse. Ce sont eux.Leurs lettres, leurs témoignages sont déjà entre les mains de vosjuges. Que pouvez-vous répondre ?

Paul se tenait presque contre elle. À peine si le coin de latable les séparait l’un de l’autre, et il la menaçait de toute sacolère et de toute son exécration.

Elle recula jusqu’au mur, sous un porte-manteau où étaientpendus des vêtements, des blouses, toute une défroque qui devaitlui servir à se déguiser. Bien que cernée, prise au piège,confondue par tant de preuves, démasquée et impuissante, ellegardait une attitude de défi et de provocation. La partie nesemblait pas perdue pour elle. Des atouts restaient dans son jeu.Et elle dit :

– Je n’ai pas à répondre. Vous parlez d’une femme qui a commisdes crimes. Et je ne suis pas cette femme. Il ne s’agit pas deprouver que la comtesse Hermine est une espionne et une criminelle.Il s’agit de prouver que je suis la comtesse Hermine. Or qui peutle prouver ?

– Moi !

À l’écart des trois officiers que Paul avait indiqués commefaisant fonction de juges, il y en avait un quatrième, entré enmême temps, et qui avait écouté dans le même silence et dans lamême immobilité.

Celui-là s’avança.

La lueur de la lampe illumina sa figure.

La comtesse murmura :

– Stéphane d’Andeville… Stéphane…

C’était en effet le père d’Elisabeth et de Bernard. Il étaittrès pâle, affaibli par les blessures qu’il avait reçues et dont ilcommençait seulement à se remettre.

Il embrassa ses enfants. Bernard lui dit avec émotion :

– Ah ! te voici, père.

– Oui, dit-il, j’ai été averti par le général en chef, et jesuis venu à l’appel de Paul. Un rude homme que ton mari, Elisabeth.Tantôt, déjà, quand nous nous sommes retrouvés dans les rues deSoissons, il m’avait mis au courant. Et maintenant, je me rendscompte de tout ce qu’il a fait… pour écraser cette vipère.

Il s’était posé face à la comtesse, et l’on sentait toutel’importance des mots qu’il allait dire. Un moment, elle baissa latête devant lui. Mais ses yeux redevinrent bientôt provocants. Etelle articula :

– Vous aussi, vous venez m’accuser ? Qu’avez-vous à direcontre moi, à votre tour ? Des mensonges, n’est-ce pas ?Des infamies ?

Il attendit qu’un long silence eût recouvert ces paroles. Puis,lentement, il prononça :

– Je viens d’abord en témoin, qui apporte sur votre identitél’attestation que vous réclamiez tout à l’heure. Vous vous êtesprésentée jadis sous un nom qui n’était pas le vôtre, et souslequel vous avez réussi à gagner ma confiance. Plus tard, lorsquevous avez cherché à nouer entre nous des relations plus étroites,vous m’avez révélé votre véritable personnalité, espérant ainsim’éblouir par vos titres et par vos alliances. J’ai donc le droitet le devoir de déclarer, devant Dieu et devant les hommes, quevous êtes bien la comtesse Hermine de Hohenzollern. Les parcheminsque vous m’avez montrés sont authentiques. Et c’est justement parceque vous étiez la comtesse de Hohenzollern que j’ai cessé desrapports qui m’étaient d’ailleurs, je ne savais pas pourquoi,pénibles et désagréables. Voilà mon rôle de témoin.

– Rôle infâme, s’écria-t-elle furieusement. Rôle de mensonge, jevous l’avais bien dit. Pas une preuve !

– Pas une preuve ? fit le comte d’Andeville, qui s’approchad’elle, tout vibrant de colère. Et cette photographie, envoyée deBerlin par vous, et signée par vous ? Cette photographie, oùvous avez eu l’impudence de vous habiller comme ma femme ?Oui, vous ! Vous ! vous avez fait cela ! Vous avezcru qu’en essayant de rapprocher votre image et l’image de mapauvre bien-aimée, vous évoqueriez en moi des sentiments qui vousseraient favorables ! Et vous n’avez pas senti que c’était lapire injure, pour moi, et le pire outrage, pour la morte ! Etvous avez osé, vous, vous, après ce qui s’était passé !…

Ainsi que Paul Delroze un instant auparavant, le comte étaitdebout contre elle, menaçant et plein de haine. Elle murmura, avecune sorte d’embarras :

– Eh bien, pourquoi pas ?

Il serra les poings et reprit :

– En effet, pourquoi pas ? J’ignorais alors ce que vousétiez, et je ne savais rien du drame… du drame d’autrefois… C’estaujourd’hui seulement que j’ai rapproché les faits, et si je vousai repoussée autrefois avec une répulsion instinctive, c’est avecune exécration sans pareille que je vous accuse maintenant…maintenant que je sais… oui, que je sais, et en toute certitude.Déjà, lorsque ma pauvre femme se mourait, plusieurs fois, dans sachambre d’agonie, le docteur me disait : « C’est un mal étrange.Bronchite, pneumonie, certes, et cependant il y a des choses que jene comprends pas… des symptômes… pourquoi ne pas le dire ? dessymptômes d’empoisonnement. » Je protestais alors. L’hypothèseétait impossible. Empoisonnée, ma femme ! Et par qui ?Par vous, comtesse Hermine, par vous ! Je l’affirmeaujourd’hui. Par vous ! Je le jure sur mon salut éternel. Despreuves ? Mais, c’est votre vie elle-même, c’est tout ce quivous accuse.

« Tenez, il est un point sur lequel Paul Delroze n’a pas faittoute la lumière. Il n’a pas compris pourquoi, lorsque vousassassiniez son père, pourquoi vous portiez des vêtementssemblables à ceux de ma femme. Pourquoi ? mais pour cetteabominable raison que, déjà, à cette époque, la mort de ma femmeétait résolue, et que, déjà, vous vouliez créer dans l’esprit deceux qui pourraient vous surprendre une confusion entre la comtessed’Andeville et vous. La preuve est irrécusable. Ma femme vousgênait : vous l’avez tuée. Vous aviez deviné qu’une fois ma femmemorte je ne reviendrais plus à Ornequin, et vous avez tué mafemme!… Paul Delroze, tu as annoncé six crimes. Voilà le septième,l’assassinat de la comtesse d’Andeville ! »

Le comte avait levé ses deux poings et les tenait devant lafigure de la comtesse Hermine. Il tremblait de rage, et l’on eûtdit qu’il allait frapper.

Elle, pourtant, demeurait impassible. Contre cette nouvelleaccusation, elle n’eut pas un mot de révolte. Il semblait que toutlui fût devenu indifférent, aussi bien cette charge imprévue quetoutes celles qui l’accablaient. Tous les périls s’écartaientd’elle. Ce qu’elle avait à répondre ne l’obsédait plus. Sa penséeétait ailleurs. Elle écoutait autre chose que ces paroles. Ellevoyait autre chose que ce spectacle, et, comme l’avait remarquéBernard, on eût dit qu’elle se préoccupait plus de ce qui sepassait dehors que de la situation, cependant si effrayante, oùelle se trouvait.

Mais pourquoi ? Qu’espérait-elle ?

Une troisième fois elle consulta sa montre. Une minute s’écoula.Une autre minute encore.

Puis, quelque part dans la cave, à la partie supérieure, il yeut un bruit, une sorte de déclenchement.

La comtesse se redressa. Et, de toute son attention, elleécouta, avec une expression si ardente que personne ne troubla lesilence énorme. Instinctivement Paul Delroze et M. d’Andevilleavaient reculé jusqu’à la table. La comtesse Hermine écoutait… Elleécoutait…

Et soudain, au-dessus d’elle, dans l’épaisseur des voûtes, unesonnerie vibra. Quelques secondes seulement… Quatre appels égaux…Et ce fut tout.

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