L’Éclat d’obus

Chapitre 8Le journal d’Elisabeth

II y avait dans ce double meurtre, qui succédait à une suited’événements tragiques, tous enchaînés les uns aux autres par lelien le plus rigoureux, il y avait une telle accumulationd’horreurs et de fatalité révoltante que les deux jeunes gens neprononcèrent pas une parole et ne firent pas un geste.

Jamais la mort, dont ils avaient tant de fois déjà senti lesouffle au cours des batailles, ne leur était apparue sous unaspect plus sinistre et plus odieux.

La mort ! Ils la voyaient, non pas comme un mal sournoisqui frappe au hasard, mais comme un spectre qui se glisse dansl’ombre, épie l’adversaire, choisit son moment, et lève le brasdans une intention déterminée. Et ce spectre prenait pour eux laforme même et le visage du major Hermann.

Paul articula, et vraiment sa voix avait cette intonationsourde, effarée, qui semble évoquer les forces mauvaises desténèbres :

– Il est venu cette nuit. Il est venu, et comme nous avionsmarqué nos noms sur le mur, ces noms de Bernard d’Andeville et PaulDelroze, qui représentent à ses yeux les noms de deux ennemis, il aprofité de l’occasion pour se débarrasser de ces deux ennemis.Persuadé que c’étaient toi et moi qui dormions dans cette chambre,il a frappé… et ceux qu’il a frappés c’est ce pauvre Gériflour etson camarade, qui meurent à notre place.

Après un long silence, il murmura :

– Ils meurent comme est mort mon père… et comme est morteElisabeth… et aussi le garde et sa femme… et de la même main… lamême, tu entends, Bernard ! Oui, c’est inadmissible, n’est-cepas ? et ma raison se refuse à l’admettre… Pourtant, c’est lamême main qui tient toujours le poignard… celui d’autrefois etcelui-ci.

Bernard examina l’arme. Il dit en voyant les quatre lettres:

– Hermann, n’est-ce pas ? major Hermann ?

– Oui, affirma Paul vivement… Est-ce son nom réel et quelle estsa véritable personnalité ? Je l’ignore. Mais l’être qui acommis tous ces crimes est bien celui qui signe de ces quatrelettres : H. E. R. M.

Après avoir donné l’alerte aux hommes de sa section et faitavertir l’aumônier et le médecin-major, Paul résolut de demander unentretien particulier à son colonel et de lui confier toutel’histoire secrète qui pourrait jeter quelque lumière surl’exécution d’Elisabeth et sur l’assassinat des deux soldats. Maisil apprit que le colonel et son régiment bataillaient au-delà de lafrontière, et que la troisième compagnie était appelée en hâte,sauf un détachement qui devait rester au château sous les ordres dusergent Delroze. Paul fit donc l’enquête lui-même avec seshommes.

Elle ne lui révéla rien. Il fut impossible de recueillir lemoindre indice sur la façon dont le meurtrier avait pénétré,d’abord dans l’enceinte du parc, puis dans les ruines, et enfindans la chambre. Aucun civil n’ayant passé, fallait-il en conclureque l’auteur du double crime était un des soldats de la troisièmecompagnie ? Évidemment non. Et cependant quelle suppositionadopter en dehors de celle-ci ?

Et Paul ne découvrit rien non plus qui le renseignât sur la mortde sa femme et sur l’endroit où on l’avait enterrée. Et celac’était l’épreuve la plus dure.

Auprès des blessés allemands il se heurta à la même ignoranceque chez les prisonniers. Tous ils connaissaient l’exécution d’unhomme et de deux femmes, mais tous ils étaient arrivés après cetteexécution et après le départ des troupes d’occupation.

Il poussa jusqu’au village d’Ornequin. Peut-être savait-onquelque chose là. Peut-être les habitants avaient-ils entenduparler de la châtelaine, de la vie qu’elle menait au château, deson martyre, de sa mort…

Ornequin était vide. Pas une femme, pas un vieillard. L’ennemiavait dû envoyer les habitants en Allemagne, et sans doute dès lecommencement, son but manifeste étant de supprimer tout témoin deses actes pendant l’occupation et de faire le désert autour duchâteau.

Ainsi Paul consacra trois jours à poursuivre de vainesrecherches.

– Et cependant, disait-il à Bernard, Elisabeth n’a pudisparaître entièrement. Si je ne trouve pas sa tombe, ne puis-jepas trouver la moindre trace de son séjour ici ? Elle y avécu. Elle y a souffert. Un souvenir d’elle me serait siprécieux !

Il avait fini par reconstituer l’emplacement exact de la chambrequ’elle habitait, et même, au milieu des décombres, le monceau depierres et de plâtras qui restait de cette chambre.

Cela était confondu avec les débris des salons, aurez-de-chaussée, sur lesquels avaient dégringolé les plafonds dupremier étage, et c’est dans ce chaos, sous le tas des murspulvérisés et des meubles en miettes, qu’un matin il recueillit unpetit miroir brisé, et puis une brosse d’écaille, et puis un canifd’argent, et puis une trousse de ciseaux, tous objets ayantappartenu à Elisabeth.

Mais ce qui le troubla davantage encore, ce fut la découverted’un gros agenda, où il savait que la jeune femme marquait avantson mariage ses dépenses, la liste des courses ou des visites àfaire, et, parfois, des notes plus intimes sur sa vie.

Or, de cet agenda il ne restait que le cartonnage avec la date1914 et la partie qui concernait les sept premiers mois de l’année.Tous les fascicules des cinq derniers mois avaient été non pasarrachés, mais détachés un à un des ficelles qui les retenaient àla reliure.

Tout de suite, Paul pensa :

« Ils ont été détachés par Elisabeth, et cela sans hâte, à unmoment où rien ne la pressait ni ne l’inquiétait, et où elledésirait simplement se servir de ces feuillets pour écrire au jourle jour… Quoi ? quoi, sinon, justement, ces notes plus intimesqu’elle jetait auparavant sur l’agenda, entre un relevé de compteet une recette. Et comme, après mon départ, il n’y a plus eu decomptes et que l’existence n’a plus été pour elle que le drame leplus affreux, c’est sans doute à ces pages disparues qu’elle aconfié sa détresse… ses plaintes… peut-être sa révolte contre moi.»

Ce jour-là, en l’absence de Bernard, Paul redoubla d’ardeur. Ilfouilla sous toutes les pierres et dans tous les trous. Il soulevales marbres cassés, les lustres tordus, les tapis déchiquetés, lespoutres noircies par les flammes. Durant des heures il s’obstina.Il distribua les ruines en secteurs patiemment interrogés tour àtour, et les ruines ne répondant pas à ses questions il refit dansle parc des investigations minutieuses.

Efforts inutiles, et dont Paul sentait l’inutilité. Elisabethdevait tenir beaucoup trop à ces pages pour ne les avoir pas, oubien détruites, ou bien parfaitement cachées. À moins…

« À moins, se dit-il, qu’on ne les lui ait dérobées. Le majordevait exercer sur elle une surveillance continue. Et, en ce cas,qui sait ?… »

Une hypothèse se dessinait dans l’esprit de Paul. Après avoirdécouvert le vêtement de la paysanne et le fichu de dentelle noire,il les avait laissés, n’y attachant pas d’autre importance, sur lelit même de la chambre, et il se demandait si le major, la nuit oùil avait assassiné les deux soldats, n’était pas venu avecl’intention de reprendre les vêtements, ou, du moins, le contenu deleurs poches, ce qu’il n’avait pu faire, puisque le soldatGériflour, couché dessus, les dissimulait aux regards.

Or voilà que Paul croyait se rappeler qu’en dépliant cette jupeet ce corsage de paysanne il avait perçu dans une poche unfroissement de papier. Ne pouvait-on en conclure que c’était lejournal d’Elisabeth, surpris et volé par le majorHermann ?

Paul courut jusqu’à la chambre où le double crime avait étécommis. Il saisit les vêtements et chercha.

« Ah ! fit-il aussitôt, avec une véritable joie, lesvoici ! »

Les feuilles détachées de l’agenda remplissaient une grandeenveloppe jaune. Elles étaient toutes indépendantes les unes desautres, froissées et déchirées par endroits, et il suffit à Pauld’un coup d’œil pour se rendre compte que ces feuilles necorrespondaient qu’aux mois d’août et de septembre, et que même ilen manquait quelques-unes dans la série de ces deux mois.

Et il vit l’écriture d’Elisabeth.

Ce n’était pas d’abord un journal bien détaillé. Des notessimplement, de pauvres notes où s’exhalait un cœur meurtri, et qui,plus longues parfois, avaient nécessité l’adjonction d’une feuillesupplémentaire. Des notes jetées de jour ou de nuit, au hasard dela plume ou du crayon, à peine lisibles parfois, et qui donnaientl’impression d’une main qui tremble, de deux yeux voilés de larmes,et d’un être éperdu de douleur.

Et rien ne pouvait émouvoir Paul plus profondément.

Il était seul, il lut :

 

Dimanche 2 août.

« II n’aurait pas dû m’écrire cette lettre. Elle est tropcruelle. Et puis pourquoi me propose-t-il de quitterOrnequin ? La guerre ? Alors, parce que la guerre estpossible, je n’aurais pas le courage de rester ici et d’y faire mondevoir ? Comme il me connaît peu ! C’est donc qu’il mecroit lâche ou bien capable de soupçonner ma pauvre maman ?…Paul, mon cher Paul, tu n’aurais pas dû me quitter… »

 

Lundi 3 août.

« Depuis que les domestiques sont partis, Jérôme et Rosalieredoublent d’attentions pour moi. Rosalie m’a suppliée de partirégalement. « Et vous, Rosalie, lui ai-je dit, est-ce que vous vousen irez ? – Oh ! nous, nous sommes de petites gens quin’avons rien à craindre. Et puis, c’est notre place d’être ici. » Jelui ai répondu que c’était la mienne aussi. Mais j’ai bien vuqu’elle ne pouvait pas comprendre.

« Quand je rencontre Jérôme, il hoche la tête et il me regardeavec des yeux tristes. »

 

Mardi 4 août.

« Mon devoir ? Oui, je ne le discute pas. J’aimerais mieuxmourir que d’y renoncer. Mais comment le remplir, ce devoir ?Et comment parvenir à la vérité ? Je suis pleine de courage,et pourtant je ne cesse de pleurer, comme si je n’avais rien demieux à faire. C’est que je pense surtout à Paul. Où est-il ?Que devient-il ? Quand Jérôme m’a dit ce matin que la guerreétait déclarée, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Ainsi Paul va sebattre. Il sera blessé peut-être ! Tué ! Ah ! monDieu, est-ce que vraiment ma place ne serait pas auprès de lui,dans une ville voisine de l’endroit où il se bat ? Que puis-jeespérer en restant ici ? Oui, mon devoir, je sais… ma mère.Ah ! maman, je te demande pardon. Mais, vois-tu, c’est quej’aime et que j’ai peur qu’il ne lui arrive quelque chose… »

 

Jeudi 6 août.

« Toujours des larmes. Je suis de plus en plus malheureuse. Maisje sens que, si je devais l’être davantage encore, je ne céderaispas. D’ailleurs, pourrais-je le rejoindre, alors qu’il ne veut plusde moi et qu’il ne m’écrit même pas ? Son amour ? Mais ilme déteste ! Je suis la fille d’une femme pour qui sa hainen’a pas de bornes. Ah ! quelle horreur ! Est-cepossible ? Mais alors, s’il pense ainsi à maman et si je neréussis pas dans ma tâche, nous ne pourrons plus jamais nousrevoir, lui et moi ? Voilà la vie qui m’attend ? »

 

Vendredi 7 août.

« J’ai beaucoup interrogé Jérôme et Rosalie sur maman. Ils nel’ont connue que quelques semaines, mais ils se la rappellent bienet tout ce qu’ils m’ont dit m’a fait tant plaisir ! Il paraîtqu’elle était si bonne et si belle ! Tout le mondel’adorait.

« – Elle n’était pas toujours gaie, m’a dit Rosalie. Était-ce lemal qui la minait déjà, je ne sais pas, mais quand elle souriait,cela vous remuait le cœur.

« Ma pauvre chère maman !… »

 

Samedi 8 août.

« Ce matin, nous avons entendu le canon très loin. On se bat àdix lieues d’ici.»

Tantôt des Français sont venus. J’en avais aperçu bien souventdu haut de la terrasse, qui passaient dans la vallée du Liseron.Ceux-là vont demeurer au château. Leur capitaine s’est excusé. Parcrainte de me gêner, ses lieutenants et lui logent et prennentleurs repas dans le pavillon que Jérôme et Rosalie habitaient.»

 

Dimanche 9 août.

« Toujours sans nouvelles de Paul. Moi non plus je ne tente pasde lui écrire. Je ne veux pas qu’il entende parler de moi jusqu’aumoment où j’aurai toutes les preuves.

« Mais que faire ? Et comment avoir les preuves d’une chosequi s’est passée il y a seize ans ? Je cherche, j’étudie, jeréfléchis. Rien. »

 

Lundi 10 août.

« Le canon ne cesse pas dans le lointain. Pourtant le capitainem’a dit qu’aucun mouvement ne laissait prévoir une attaque ennemiede ce côté. »

 

Mardi 11 août.

« Tantôt, un soldat, de faction dans les bois, près de la petiteporte qui donne sur la campagne, a été tué d’un coup de couteau. Onsuppose qu’il aura voulu barrer le passage à un individu quicherchait à sortir du parc. Mais comment cet individu était-ilentré ? »

 

Mercredi 12 août.

« Qu’y a-t-il ? Voici un fait qui m’a vivementimpressionnée et qui me semble inexplicable. Du reste il y en ad’autres qui sont aussi déconcertants, bien que je ne saurais direpourquoi. Je suis très étonnée que le capitaine et que tous lessoldats que je rencontre paraissent insouciants à ce point etpuissent même plaisanter entre eux. Moi j’éprouve cette impressionqui vous accable à rapproche des orages. C’est sans doute un étatnerveux. « Donc ce matin… »

Paul s’interrompit. Tout le bas de la page où ces lignes étaientécrites, ainsi que la page suivante, étaient arrachées. Devait-onen conclure que le major, après avoir dérobé le journald’Elisabeth, en avait extrait, pour des motifs quelconques, lespages où la jeune femme donnait certaines explications ? Et lejournal reprenait :

 

Vendredi 14 août.

« Je n’ai pu faire autrement que de me confier au capitaine. Jel’ai conduit près de l’arbre mort, entouré de lierre, et je l’aiprié de s’étendre et d’écouter. Il a mis beaucoup de patience etd’attention dans son examen. Mais il n’a rien entendu, et, de fait,recommençant l’expérience à mon tour, j’ai dû reconnaître qu’ilavait raison.

« – Vous voyez, madame, tout est absolument normal.

« – Mon capitaine, je vous jure qu’avant-hier il sortait de cetarbre-là, à cet endroit précis, un bruit confus. El cela a duréplusieurs minutes.

« Il m’a répondu, non sans sourire un peu :

« – Il serait facile de faire abattre cet arbre. Mais nepensez-vous pas, madame, que, dans l’état de tension nerveuse oùnous sommes tous, nous puissions être sujets à certaines erreurs, àdes sortes d’hallucinations ? Car enfin d’où proviendrait cebruit ?…

« Oui, évidemment, il avait raison. Et cependant, j’ai entendu…J’ai vu… »

 

Samedi 15 août.

« Hier soir, on a ramené deux officiers allemands qui furentenfermés dans la buanderie, au bout des communs.

« Ce matin, on n’a plus retrouvé dans cette buanderie que leursuniformes.

« Qu’ils aient fracturé la porte, soit. Mais l’enquête ducapitaine a montré qu’ils s’étaient enfuis, revêtus d’uniformesfrançais, et qu’ils avaient passé devant les sentinelles en sedisant chargés d’une mission à Corvigny.

« Qui leur a fourni ces uniformes ? Bien plus, il leur afallu connaître le mot d’ordre… Qui leur a révélé ce motd’ordre ?…

« Il paraît qu’une paysanne est venue plusieurs jours de suiteapporter des œufs et du lait, une paysanne habillée un peu tropbien et que l’on n’a pas revue aujourd’hui… Mais rien ne prouve sacomplicité. »

 

Dimanche 16 août.

« Le capitaine m’a engagée vivement à partir. Il ne sourit plus,maintenant. Il semble très préoccupé.

« – Nous sommes environnés d’espions, m’a-t-il dit. En outre, ily a des signes qui nous portent à croire que nous pourrions êtreattaqués d’ici peu. Non pas une grosse attaque, ayant pour but deforcer le passage à Corvigny, mais un coup de main sur le château.Mon devoir est de vous prévenir, madame, que d’un moment à l’autre,nous pouvons être contraints de nous replier sur Corvigny et qu’ilserait pour vous plus qu’imprudent de rester.

« J’ai répondu au capitaine que rien ne changerait marésolution.

« Jérôme et Rosalie m’ont suppliée également. À quoi bon ?Je ne partirai pas. »

Une fois encore, Paul s’arrêta. Il y avait, à cet endroit del’agenda, une page de moins, et la suivante, celle du 18 août,déchirée au commencement et à la fin, ne donnait qu’un fragment dujournal écrit par la jeune femme à cette date :

« … et c’est la raison pour laquelle je n’en ai pas parlé dansla lettre que je viens d’envoyer à Paul. Il saura que je reste àOrnequin, et les motifs de ma décision, voilà tout. Mais il doitignorer mon espoir.

« Il est encore si confus, cet espoir, et bâti sur un détail siinsignifiant ! Néanmoins, je suis pleine de joie. Je necomprends pas la signification de ce détail, et, malgré moi, jesens son importance. Ah ! le capitaine peut bien s’agiter etmultiplier les patrouilles, tous ses soldats visiter leurs armes etcrier leur envie de se battre. L’ennemi peut bien s’installer àEbrecourt, comme on le dit ! Que m’importe ? Une seuleidée compte ! Ai-je trouvé le point de départ ? Suis-jesur la bonne route ?

« Voyons, réfléchissons… »

La page était déchirée là, à l’endroit où Elisabeth allaitentrer dans des explications précises. Était-ce une mesure prisepar le major Hermann ? Sans aucun doute, maispourquoi ?

Déchirée également, la première moitié de la page du mercredi 19août. Le 19 août, veille du jour où les Allemands avaient emportéd’assaut Ornequin, Corvigny et toute la région… Quelles lignesavait tracées la jeune femme en cet après-midi du mercredi ?Qu’avait-elle découvert ? Que se préparait-il dansl’ombre ?

La peur envahissait Paul. Il se souvenait qu’à deux heures dumatin, le jeudi, le premier coup de canon avait tonné au-dessus deCorvigny, et c’est le cœur étreint qu’il lut sur la seconde partiede la page :

Onze heures du soir.

« Je me suis relevée et j’ai ouvert ma fenêtre. De tous côtes ily a des aboiements de chiens. Ils se répondent, s’arrêtent,semblent écouter, et recommencent à hurler comme jamais je ne lesavais entendus. Quand ils se taisent, le silence devientimpressionnant et alors j’écoute à mon tour afin de surprendre lesbruits indistincts qui les tiennent éveillés.

« Et il me semble, à moi aussi, qu’ils existent, ces bruits.C’est autre chose que le froissement des feuilles. Cela n’a aucunrapport avec ce qui anime d’ordinaire le grand calme des nuits.Cela vient de je ne sais pas où, et mon impression est si forte àla fois et si confuse, que je me demande, en même temps, si je nem’attarde pas à noter les battements de mon cœur ou bien si je nedevine pas le bruit de toute une armée en marche.

« Allons ! je suis folle. Une armée en marche ! Et nosavant-postes à la frontière ? Et nos sentinelles autour duchâteau ?… Il y aurait bataille, échange de coups de fusil…»

Une heure du matin.

« Je n’ai pas bougé de la fenêtre. Les chiens n’aboyaient plus.Tout dormait. Et voilà que j’ai vu quelqu’un qui sortait d’entreles arbres et qui traversait la pelouse. J’aurais pu croire quec’était un de nos soldats. Mais, lorsque cette ombre passa sous mafenêtre, il y avait assez de lumière dans le ciel pour me permettrede distinguer une silhouette de femme. Je pensai à Rosalie. Maisnon, la silhouette était haute, l’allure légère et rapide.

« Je fus sur le point de réveiller Jérôme et de donner l’alarme.Je ne l’ai pas fait. L’ombre s’était évanouie du côté de laterrasse. Et tout à coup, il y eut un cri d’oiseau qui me parutétrange… Et puis une lueur qui fusa dans le ciel, comme une étoilefilante jaillissant de la terre même.

« Et puis, plus rien. Encore le silence, l’immobilité deschoses. Plus rien. Et cependant, depuis, je n’ose pas me coucher.J’ai peur, sans savoir de quoi. Tous les périls surgissent de tousles coins de l’horizon. Ils s’avancent, me cernent, m’emprisonnent,m’étouffent, m’écrasent. Je ne puis plus respirer. J’ai peur… j’aipeur… »

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