Les Chants de Maldoror

V

 

Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche etnon loin de la pièce d’eau, un individu, débouchant de la rue deRivoli, est venu s’asseoir. Il a les cheveux en désordre, et seshabits dévoilent l’action corrosive d’un dénuement prolongé. Il acreusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et arempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture àla bouche et l’a rejetée avec précipitation. Il s’est relevé, et,appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers lehaut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors deslois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il estretombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquettelui cachant la moitié de la figure, et les jambes battant legravier dans une situation d’équilibre instable, de moins en moinsrassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l’entréemitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle decafé, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vueparcourt la superficie du rectangle, de manière à ne laisseréchapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes,après l’achèvement de l’investigation, et il aperçoit, au milieu dujardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante avec un bancsur lequel il s’efforce de s’affermir, en accomplissant desmiracles de force et d’adresse. Mais, que peut la meilleureintention, apportée au service d’une cause juste, contre lesdérèglements de l’aliénation mentale ? Il s’est avancé vers lefou, l’a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans uneposition normale, lui a tendu la main, et s’est assis à côté delui. Il remarque que la folie n’est qu’intermittente ; l’accèsa disparu ; son interlocuteur répond logiquement à toutes lesquestions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de sesparoles ? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec unempressement blasphématoire, l’in-folio des misères humaines ?Rien n’est d’un enseignement plus fécond. Quand même je n’auraisaucun événement de vrai à vous faire entendre, j’inventerais desrécits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, lemalade ne l’est pas devenu pour son propre plaisir ; et lasincérité de ses rapports s’allie à merveille avec la crédulité dulecteur. « Mon père était un charpentier de la rue de laVerrerie… Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, etque le bec du canari lui ronge éternellement l’axe du bulbeoculaire ! Il avait contracté l’habitude de s’enivrer ;dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoircouru les comptoirs des cabarets, sa fureur devenait presqueincommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui seprésentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de sesamis, il se corrigea complètement, et devint d’une humeurtaciturne. Personne ne pouvait l’approcher, pas même notre mère. Ilconservait un secret ressentiment contre l’idée du devoir quil’empêchait de se conduire à sa guise. J’avais acheté un serin pourmes trois sœurs ; c’était pour mes trois sœurs que j’avaisacheté un serin. Elles l’avaient enfermé dans une cage, au-dessusde la porte, et les passants s’arrêtaient, chaque fois, pourécouter les chants de l’oiseau, admirer sa grâce fugitive etétudier ses formes savantes. Plus d’une fois mon père avait donnél’ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il sefigurait que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant lebouquet des cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alladétacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par lacolère. Une légère excoriation au genou fut le trophée de sonentreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partiegonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcilsfroncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras etse dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et lessupplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau,qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de sestalons ferrés la boîte d’osier, pendant qu’une varlope, tournoyantautour de sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fitque le serin ne mourut pas sur le coup ; ce flocon de plumesvivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentiers’éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nousnous efforçâmes de retenir la vie de l’oiseau, prête às’échapper ; il atteignait à sa fin, et le mouvement de sesailes ne s’offrait plus à la vue, que comme le miroir de la suprêmeconvulsion d’agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quandelles s’aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirentpar la main, d’un commun accord, et la chaîne vivante allas’accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un baril degraisse, derrière l’escalier, à côté du chenil de notre chienne. Mamère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre sesdoigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdupar toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments.De temps à autre, une de mes sœurs montrait sa tête devant le basde l’escalier pour se renseigner sur le sort du malheureux oiseau,et la retirait avec tristesse. La chienne était sortie de sonchenil, et, comme si elle avait compris l’étendue de notre perte,elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe destrois Marguerite. Le serin n’avait plus que quelques instants àvivre. Une de mes sœurs, à son tour (c’était la plus jeune)présenta sa tête dans la pénombre formée par la raréfaction delumière. Elle vit ma mère pâlir, et l’oiseau, après avoir, pendantun éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de sonsystème nerveux, retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elleannonça la nouvelle à ses sœurs. Elles ne firent entendre lebruissement d’aucune plainte, d’aucun murmure. Le silence régnaitdans l’atelier. L’on ne distinguait que le craquement saccadé desfragments de la cage qui, en vertu de l’élasticité du bois,reprenaient en partie la position primordiale de leur construction.Les trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leurvisage ne perdait point sa fraîcheur pourprée ; non… ellesrestaient seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu’àl’intérieur du chenil, et s’étendirent sur la paille, l’une à côtéde l’autre ; pendant que la chienne, témoin passif de leurmanœuvre, les regardait faire avec étonnement. À plusieursreprises, ma mère les appela ; elles ne rendirent le sond’aucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, ellesdormaient, probablement ! Elle fouilla tous les coins de lamaison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tiraitpar la robe, vers le chenil. Cette femme s’abaissa et plaça sa têteà l’entrée. Le spectacle dont elle eut la possibilité d’êtretémoin, mises à part les exagérations malsaines de la peurmaternelle, ne pouvait être que navrant, d’après les calculs de monesprit. J’allumai une chandelle et la lui présentai ; de cettemanière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couvertede brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit :« Les trois Marguerite sont mortes. » Comme nous nepouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, ellesétaient étroitement entrelacées ensemble, j’allai chercher dansl’atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis,sur-le-champ, à l’œuvre de démolition, et les passants purentcroire, pour peu qu’ils eussent de l’imagination, que le travail nechômait pas chez nous. Ma mère, impatientée de ces retards qui,cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre lesplanches. Enfin, l’opération de la délivrance négative setermina ; le chenil fendu s’entrouvrit de tous lescôtés ; et nous retirâmes, des décombres, l’une après l’autre,après les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier.Ma mère quitta le pays. Je n’ai plus revu mon père. Quant à moi,l’on dit que je suis fou, et j’implore la charité publique. Ce queje sais, c’est que le canari ne chante plus. » L’auditeurapprouve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à l’appui deses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d’un homme, jadis prisde vin, l’on était en droit d’accuser l’entière humanité. Telle estdu moins la réflexion paradoxale qu’il cherche à introduire dansson esprit ; mais elle ne peut en chasser les enseignementsimportants de la grave expérience. Il console le fou avec unecompassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir.Il l’amène dans un restaurant, et ils mangent à la même table. Ilss’en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillécomme un prince. Ils frappent chez le concierge d’une grande maisonde la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un richeappartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sabourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le metsur la tête d’Aghone. « Je te couronne roi des intelligences,s’écrie-t-il avec une emphase préméditée ; à ton moindre appelj’accourrai ; puise à pleines mains dans mes coffres ; decorps et d’âme je t’appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronned’albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de t’enservir ; mais, le jour, dès que l’aurore illuminera les cités,remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Lestrois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai tamère. » Alors le fou recula de quelques pas, comme s’il étaitla proie d’un insultant cauchemar ; les lignes du bonheur sepeignirent sur son visage, ridé par les chagrins ; ils’agenouilla, plein d’humiliation, aux pieds de son protecteur. Lareconnaissance était entrée, comme un poison, dans le cœur du foucouronné ! Il voulut parler, et sa langue s’arrêta. Il penchason corps en avant, et il retomba sur le carreau. L’homme auxlèvres de bronze se retire. Quel était son but ? Acquérir unami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de sescommandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l’avaitfavorisé. Celui qu’il a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus,depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal.C’est Aghone même qu’il lui faut.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer