Les Chants de Maldoror

CHANT QUATRIÈME

 

C’est un homme ou une pierre ou un arbre quiva commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur unegrenouille, l’on sent une sensation de dégoût ; mais, quand oneffleure, à peine, le corps humain, avec la main, la peau desdoigts se fend, comme les écailles d’un bloc de mica qu’on brise àcoups de marteau ; et, de même que le cœur d’un requin, mortdepuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalitétenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble,longtemps après l’attouchement. Tant l’homme inspire de l’horreur àson propre semblable ! Peut-être que, lorsque j’avance cela,je me trompe ; mais, peut-être qu’aussi je dis vrai. Jeconnais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonfléspar les longues méditations sur le caractère étrange del’homme : mais, je la cherche encor… et je n’ai pas pu latrouver ! Je ne me crois pas moins intelligent qu’un autre,et, cependant, qui oserait affirmer que j’ai réussi dans mesinvestigations ? Quel mensonge sortirait de sa bouche !Le temple antique de Denderah est situé à une heure et demie de larive gauche du Nil. Aujourd’hui, des phalanges innombrables deguêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Ellesvoltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses d’unechevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardentl’entrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare lebourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant desglaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcledes mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celuiauquel la providence donna le trône sur cette terre, les troisailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure !Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement dans unerégion du ciel, après quatre-vingts ans d’absence, elle montre auxhabitants terrestres et aux grillons sa queue brillante etvaporeuse. Sans doute, elle n’a pas conscience de ce longvoyage ; il n’en est pas ainsi de moi : accoudé sur lechevet de mon lit, pendant que les dentelures d’un horizon aride etmorne s’élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m’absorbedans les rêves de la compassion et je rougis pour l’homme !Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quartde nuit, s’empresse de regagner son hamac : pourquoi cetteconsolation ne m’est-elle pas offerte ? L’idée que je suistombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j’ai ledroit moins qu’un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort,qui reste enchaîné à la croûte durcie d’une planète, et surl’essence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge.On a vu des explosions de feu grisou anéantir des famillesentières ; mais, elles connurent l’agonie peu de temps, parceque la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gazdélétères : moi… j’existe toujours comme le basalte ! Aumilieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent àeux-mêmes : n’y a-t-il pas longtemps que je ne me ressembleplus ! L’homme et moi, claquemurés dans les limites de notreintelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d’îles decorail, au lieu d’unir nos forces respectives pour nous défendrecontre le hasard et l’infortune, nous nous écartons, avec letremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme sinous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d’unedague ! On dirait que l’un comprend le mépris qu’il inspire àl’autre ; poussés par le mobile d’une dignité relative, nousnous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire ;chacun reste de son côté et n’ignore pas que la paix proclaméeserait impossible à conserver. Eh bien, soit ! que ma guerrecontre l’homme s’éternise, puisque chacun reconnaît dans l’autre sapropre dégradation… puisque les deux sont ennemis mortels. Que jedoive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combatsera beau : moi, seul, contre l’humanité. Je ne me serviraipas d’armes construites avec le bois ou le fer ; jerepousserai du pied les couches de minéraux extraites de laterre : la sonorité puissante et séraphique de la harpedeviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d’uneembuscade, l’homme, ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine desa lance de porphyre : un soldat ne montre pas ses blessures,pour si glorieuses qu’elles soient. Cette guerre terrible jetterala douleur dans les deux partis : deux amis qui cherchentobstinément à se détruire, quel drame !

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Deux piliers, qu’il n’était pas difficile etencore moins impossible de prendre pour des baobabs, s’apercevaientdans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c’étaientdeux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coupd’œil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours,cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, onpeut affirmer, sans crainte d’avoir tort (car, si cette affirmationétait accompagnée d’une seule parcelle de crainte, ce ne seraitplus une affirmation ; quoiqu’un même nom exprime ces deuxphénomènes de l’âme qui présentent des caractères assez tranchéspour ne pas être confondus légèrement) qu’un baobab ne diffère pastellement d’un pilier, que la comparaison soit défendue entre cesformes architecturales… ou géométriques… ou l’une et l’autre… ou nil’une ni l’autre… ou plutôt formes élevées et massives. Je viens detrouver, je n’ai pas la prétention de dire le contraire, lesépithètes propres aux substantifs pilier et baobab : que l’onsache bien que ce n’est pas, sans une joie mêlée d’orgueil, quej’en fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurspaupières, ont pris la très louable résolution de parcourir cespages, pendant que la bougie brûle, si c’est la nuit, pendant quele soleil éclaire, si c’est le jour. Et encore, quand même unepuissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plusclairement précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, lacomparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avecimpunité, même alors, et surtout alors, que l’on ne perde pas devue cet axiome principal, les habitudes contractées par les ans,les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérentà chacun, qui se développe dans une efflorescence rapide,imposeraient, à l’esprit humain, l’irréparable stigmate de larécidive, dans l’emploi criminel (criminel, en se plaçantmomentanément et spontanément au point de vue de la puissancesupérieure) d’une figure de rhétorique que plusieurs méprisent,mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase troplongue, qu’il accepte mes excuses ; mais, qu’il ne s’attendepas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes ;mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnementsse choqueront quelquefois contre les grelots de la folie etl’apparence sérieuse de ce qui n’est en somme que grotesque(quoique, d’après certains philosophes, il soit assez difficile dedistinguer le bouffon du mélancolique, la vie elle-même étant undrame comique ou une comédie dramatique) ; cependant, il estpermis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin dese reposer de temps en temps d’un travail trop escarpé. Pour tuerdes mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce nesoit pas la meilleure : on les écrase entre les deux premiersdoigts de la main. La plupart des écrivains qui ont traité ce sujetà fond ont calculé, avec beaucoup de vraisemblance, qu’il estpréférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Siquelqu’un me reproche de parler d’épingles, comme d’un sujetradicalement frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plusgrands effets ont été souvent produits par les plus petites causes.Et, pour ne pas m’éloigner davantage du cadre de cette feuille depapier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature queje suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, seraitpeut-être moins goûté, s’il prenait son point d’appui dans unequestion épineuse de chimie ou de pathologie interne ? Aureste, tous les goûts sont dans la nature ; et, quand aucommencement j’ai comparé les piliers aux épingles avec tant dejustesse (certes, je ne croyais pas qu’on viendrait, un jour, me lereprocher), je me suis basé sur les lois de l’optique, qui ontétabli que, plus le rayon visuel est éloigné d’un objet, plusl’image se reflète à diminution dans la rétine.

C’est ainsi que ce que l’inclination de notreesprit à la farce prend pour un misérable coup d’esprit, n’est, laplupart du temps, dans la pensée de l’auteur, qu’une véritéimportante, proclamée avec majesté ! Oh ! ce philosopheinsensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger unefigue ! Je n’invente rien : les livres antiques ontraconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteuxdépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Jen’ai jamais pu rire, quoique plusieurs fois j’aie essayé de lefaire. C’est très difficile d’apprendre à rire. Ou, plutôt, jecrois qu’un sentiment de répugnance à cette monstruosité forme unemarque essentielle de mon caractère. Eh bien, j’ai été témoin dequelque chose de plus fort : j’ai vu une figue manger unâne ! Et, cependant, je n’ai pas ri ; franchement, aucunepartie buccale n’a remué. Le besoin de pleurer s’empara de moi sifortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme.« Nature ! nature ! m’écriai-je en sanglotant,l’épervier déchire le moineau, la figue mange l’âne et le téniadévore l’homme ! » Sans prendre la résolution d’allerplus loin, je me demande en moi-même si j’ai parlé de la manièredont on tue les mouches. Oui, n’est-ce pas ? Il n’en est pasmoins vrai que je n’avais pas parlé de la destruction desrhinocéros ! Si certains amis me prétendaient le contraire, jene les écouterais pas, et je me rappellerais que la louange et laflatterie sont deux grandes pierres d’achoppement. Cependant, afinde contenter ma conscience autant que possible, je ne puism’empêcher de faire remarquer que cette dissertation sur lerhinocéros m’entraînerait hors des frontières de la patience et dusang-froid, et, de son côté, découragerait probablement (ayons,même, la hardiesse de dire certainement) les générations présentes.N’avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche ! Au moins,pour excuse passable, aurais-je dû mentionner avec promptitude (etje ne l’ai pas fait !) cette omission non préméditée, quin’étonnera pas ceux qui ont étudié à fond les contradictionsréelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau humain.Rien n’est indigne pour une intelligence grande et simple : lemoindre phénomène de la nature, s’il y a mystère en lui, deviendra,pour le sage, inépuisable matière à réflexion. Si quelqu’un voit unâne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deuxcirconstances ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soiten poésie), soyez certain qu’après avoir réfléchi deux ou troisminutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera lesentier de la vertu et se mettra à rire comme un coq ! Encore,n’est-il pas exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur becpour imiter l’homme et faire une grimace tourmentée. J’appellegrimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dansl’humanité ! Le coq ne sort pas de sa nature, moins parincapacité, que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils serévoltent. Ce n’est pas un perroquet, qui s’extasierait ainsidevant sa faiblesse, ignorante et impardonnable ! Oh !avilissement exécrable ! comme on ressemble à une chèvre quandon rit ! Le calme du front a disparu pour faire place à deuxénormes yeux de poissons qui (n’est-ce pas déplorable ?)… qui…qui se mettent à briller comme des phares ! Souvent, ilm’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plusbouffonnes, je ne trouve pas que cela devienne un motifpéremptoirement suffisant pour élargir la bouche ! Je ne puism’empêcher de rire, me répondrez-vous ; j’accepte cetteexplication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique.Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par lesyeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible,urinez ; mais, j’avertis qu’un liquide quelconque est icinécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs,le rire, aux traits fendus en arrière. Quant à moi, je ne melaisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et lesbeuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose àredire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu’ilest une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu,sans sortir d’un type primordial, créa pour gouverner lescharpentes osseuses. Jusqu’à nos temps, la poésie fit une routefausse ; s’élevant jusqu’au ciel ou rampant jusqu’à terre,elle a méconnu les principes de son existence, et a été, non sansraison, constamment bafouée par les honnêtes gens. Elle n’a pas étémodeste… qualité la plus belle qui doive exister dans un êtreimparfait ! Moi, je veux montrer mes qualités ; mais, jene suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices ! Le rire,le mal, l’orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre lasensibilité et l’amour de la justice, et serviront d’exemple à lastupéfaction humaine : chacun s’y reconnaîtra, non pas telqu’il devrait être, mais tel qu’il est. Et, peut-être que ce simpleidéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ceque la poésie a trouvé jusqu’ici de plus grandiose et de plussacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces pages, on necroira que mieux aux vertus que j’y fais resplendir, et, dont jeplacerai l’auréole si haut, que les plus grands génies de l’avenirtémoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc,l’hypocrisie sera chassée carrément de ma demeure. Il y aura, dansmes chants, une preuve imposante de puissance, pour mépriser ainsiles opinions reçues. Il chante pour lui seul, et non pas pour sessemblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans labalance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, unjour, sur les plages indomptables de sa terrible volonté ! Ilne craint rien, si ce n’est lui-même ! Dans ses combatssurnaturels, il attaquera l’homme et le Créateur, avec avantage,comme quand l’espadon enfonce son épée dans le ventre de labaleine : qu’il soit maudit, par ses enfants et par ma maindécharnée, celui qui persiste à ne pas comprendre les kangourousimplacables du rire et les poux audacieux de la caricature !…Deux tours énormes s’apercevaient dans la vallée ; je l’ai ditau commencement. En les multipliant par deux, le produit étaitquatre… mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cetteopération d’arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre auvisage, et je m’écriai sans cesse : « Non… non… je nedistingue pas très bien la nécessité de cette opérationd’arithmétique ! » J’avais entendu des craquements dechaînes, et des gémissements douloureux. Que personne ne trouvepossible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier lestours par deux, afin que le produit soit quatre ! Quelques-unssoupçonnent que j’aime l’humanité comme si j’étais sa propre mère,et que je l’eusse portée, neuf mois, dans mes flancsparfumés ; c’est pourquoi, je ne repasse plus dans la valléeoù s’élèvent les deux unités du multiplicande !

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Une potence s’élevait sur le sol ; à unmètre de celui-ci, était suspendu par les cheveux un homme, dontles bras étaient attachés par-derrière. Ses jambes avaient étélaissées libres, pour accroître ses tortures, et lui faire désirerdavantage n’importe quoi de contraire à l’enlacement de ses bras.La peau du front était tellement tendue par le poids de lapendaison, que son visage, condamné par la circonstance à l’absencede l’expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreused’un stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Ils’écriait : « Qui me dénouera les bras ? qui medénouera les cheveux ? Je me disloque dans des mouvements quine font que séparer davantage de ma tête la racine descheveux ; la soif et la faim ne sont pas les causesprincipales qui m’empêchent de dormir. Il est impossible que monexistence enfonce son prolongement au-delà des bornes d’une heure.Quelqu’un pour m’ouvrir la gorge, avec un caillouacéré ! » Chaque mot était précédé, suivi de hurlementsintenses. Je m’élançai du buisson derrière lequel j’étais abrité,et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché auplafond. Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansantdeux femmes ivres. L’une tenait un sac, et deux fouets, aux cordesde plomb, l’autre, un baril plein de goudron et deux pinceaux. Lescheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, commeles lambeaux d’une voile déchirée, et les chevilles de l’autreclaquaient entre elles, comme les coups de queue d’un thon sur ladunette d’un vaisseau. Leurs yeux brillaient d’une flamme si noireet si forte, que je ne crus pas d’abord que ces deux femmesappartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellementégoïste, et leurs traits inspiraient tant de répugnance, que je nedoutai pas un seul instant que je n’eusse devant les yeux les deuxspécimens les plus hideux de la race humaine. Je me recachaiderrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l’acantophorusserraticornis, qui ne montre que la tête en dehors de son nid.Elles approchaient avec la vitesse de la marée ; appliquantl’oreille sur le sol, le son, distinctement perçu, m’apportaitl’ébranlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux femellesd’orang-outang furent arrivées sous la potence, elles reniflèrentl’air pendant quelques secondes ; elles montrèrent, par leursgestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfactionqui résulta de leur expérience, quand elles s’aperçurent que rienn’était changé dans ces lieux : le dénouement de la mort,conforme à leurs vœux, n’était pas survenu. Elles n’avaient pasdaigné lever la tête, pour savoir si la mortadelle était encore àla même place. L’une dit : « Est-ce possible que tu soisencore respirant ? Tu as la vie dure, mon maribien-aimé. » Comme quand deux chantres, dans une cathédrale,entonnent alternativement les versets d’un psaume, la deuxièmerépondit : « Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieuxfils ? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement c’est parquelque maléfice) pour épouvanter les vautours ? En effet, tacarcasse est devenue si maigre ! Le zéphyr la balance commeune lanterne. » Chacune prit un pinceau et goudronna le corpsdu pendu… chacune prit un fouet et leva les bras… J’admirais (ilétait absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelleexactitude énergique les lames de métal, au lieu de glisser à lasurface, comme quand on se bat contre un nègre et qu’on fait desefforts inutiles, propres au cauchemar, pour l’empoigner auxcheveux, s’appliquaient, grâce au goudron, jusqu’à l’intérieur deschairs, marquées par des sillons aussi creux que l’empêchement desos pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de latentation de trouver de la volupté dans ce spectacle excessivementcurieux, mais moins profondément comique qu’on n’était en droit del’attendre. Et, cependant, malgré les bonnes résolutions prisesd’avance, comment ne pas reconnaître la force de ces femmes, lesmuscles de leur bras ? Leur adresse, qui consistait à frappersur les parties les plus sensibles, comme le visage et lebas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que si j’aspire àl’ambition de raconter la totale vérité ! À moins que,appliquant mes lèvres, l’une contre l’autre, surtout dans ladirection horizontale (mais, chacun n’ignore pas que c’est lamanière la plus ordinaire d’engendrer cette pression), je nepréfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères, dont lamanifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulementaussi bien mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pasme tromper, quoiqu’il ne faille pas certainement nier en principe,sous peine de manquer aux règles les plus élémentaires del’habileté, les possibilités hypothétiques d’erreur) les résultatsfunestes occasionnés par la fureur qui met en œuvre les métacarpessecs et les articulations robustes : quand même on ne semettrait pas au point de vue de l’observateur impartial et dumoraliste expérimenté (il est presque assez important quej’apprenne que je n’admets pas, au moins entièrement, cetterestriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard,n’aurait pas la faculté d’étendre ses racines ; car, je ne lesuppose pas, pour l’instant, entre les mains d’une puissancesurnaturelle, et périrait immanquablement, pas subitementpeut-être, faute d’une sève remplissant les conditions simultanéesde nutrition et d’absence de matières vénéneuses. Il est entendu,sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timidepersonnalité de mon opinion : loin de moi, cependant, lapensée de renoncer à des droits qui sont incontestables !Certes, mon intention n’est pas de combattre cette affirmation, oùbrille le critérium de la certitude, qu’il est un moyen plus simplede s’entendre ; il consisterait, je le traduis avec quelquesmots seulement, mais, qui en valent plus de mille, à ne pasdiscuter : il est plus difficile à mettre en pratique que nele veut bien penser généralement le commun des mortels. Discuterest le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu’ilne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves,ce que je viens de coucher sur le papier ; mais, la chosediffère notablement, s’il est permis d’accorder à son propreinstinct qu’il emploie une rare sagacité au service de sacirconspection, quand il formule des jugements qui paraîtraientautrement, soyez-en persuadé, d’une hardiesse qui longe les rivagesde la fanfaronnade. Pour clore ce petit incident, qui s’estlui-même dépouillé de sa gangue par une légèreté aussiirrémédiablement déplorable que fatalement pleine d’intérêt (ce quechacun n’aura pas manqué de vérifier, à la condition qu’il aitausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si l’onpossède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balancede l’idiotisme ne l’emporte pas de beaucoup sur le plateau danslequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison,c’est-à-dire, afin d’être plus clair (car, jusqu’ici je n’ai étéque concis, ce que même plusieurs n’admettront pas, à cause de meslongueurs, qui ne sont qu’imaginaires, puisqu’elles remplissentleur but, de traquer, avec le scalpel de l’analyse, les fugitivesapparitions de la vérité, jusqu’en leurs derniers retranchements),si l’intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous lepoids desquels l’ont étouffée en partie l’habitude, la nature etl’éducation, il est bon, répété-je pour la deuxième et la dernièrefois, car, à force de répéter, on finirait, le plus souvent cen’est pas faux, par ne plus s’entendre, de revenir la queue basse,(si, même, il est vrai que j’aie une queue) au sujet dramatiquecimenté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre d’eau,avant d’entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boiredeux, plutôt que de m’en passer. Ainsi, dans une chasse contre unnègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaquemembre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et l’on se réuniten commun, à l’ombre d’un massif, pour étancher la soif et apaiserla faim. Mais, la halte ne dure que quelques secondes, la poursuiteest reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner.Et, de même que l’oxygène est reconnaissable à la propriété qu’ilpossède, sans orgueil, de rallumer une allumette présentantquelques points en ignition, ainsi, l’on reconnaîtral’accomplissement de mon devoir à l’empressement que je montre àrevenir à la question. Lorsque les femelles se virent dansl’impossibilité de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomberde leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travailgymnastique qu’elles avaient entrepris pendant près de deux heures,et se retirèrent, avec une joie qui n’était pas dépourvue demenaces pour l’avenir. Je me dirigeai vers celui qui m’appelait ausecours, avec un œil glacial (car, la perte de son sang était sigrande, que la faiblesse l’empêchait de parler, et que mon opinionétait, quoique je ne fusse pas médecin, que l’hémorragie s’étaitdéclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses cheveux avecune paire de ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me racontaque sa mère l’avait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avaitordonné de se déshabiller, pour passer la nuit avec elle dans unlit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité s’étaitdépouillée de tous ses vêtements, en entrecroisant, devant lui, lesgestes les plus impudiques. Qu’alors il s’était retiré. En outre,par ses refus perpétuels, il s’était attiré la colère de sa femme,qui s’était bercée de l’espoir d’une récompense, si elle eût puréussir à engager son mari à ce qu’il prêtât son corps aux passionsde la vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre àune potence, préparée d’avance, dans quelque parage non fréquenté,et de le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misèreset à tous les dangers. Ce n’était pas sans de très mûres et denombreuses réflexions, pleines de difficultés presqueinsurmontables, qu’elles étaient enfin parvenues à guider leurchoix sur le supplice raffiné qui n’avait trouvé la disparition deson terme que dans le secours inespéré de mon intervention. Lesmarques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaqueexpression, et ne donnaient pas à ses confidences leur moindrevaleur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine ; car,il venait de s’évanouir, et je ne quittai les laboureurs quelorsque je leur eus laissé ma bourse, pour donner des soins aublessé, et que je leur eusse fait promettre qu’ils prodigueraientau malheureux, comme à leur propre fils, les marques d’unesympathie persévérante. À mon tour, je leur racontai l’événement,et je m’approchai de la porte, pour remettre le pied sur lesentier ; mais, voilà qu’après avoir fait une centaine demètres, je revins machinalement sur mes pas, j’entrai de nouveaudans la chaumière, et, m’adressant à leurs propriétaires naïfs, jem’écriai : « Non, non… ne croyez pas que celam’étonne ! » Cette fois-ci, je m’éloignaidéfinitivement ; mais, la plante des pieds ne pouvait pas seposer d’une manière sûre : un autre aurait pu ne pas s’enapercevoir ! Le loup ne passe plus sous la potencequ’élevèrent, un jour de printemps, les mains entrelacées d’uneépouse et d’une mère, comme quand il faisait prendre, à sonimagination charmée, le chemin d’un repas illusoire. Quand il voit,à l’horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, iln’encourage pas sa force d’inertie, et prend la fuite avec unevitesse incomparable ! Faut-il voir, dans ce phénomènepsychologique, une intelligence supérieure à l’ordinaire instinctdes mammifères ? Sans rien certifier et même sans rienprévoir, il me semble que l’animal a compris ce que c’est que lecrime ! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtreshumains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu’à ce point indescriptible,l’empire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place decette reine détrônée, qu’une vengeance farouche !

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Je suis sale. Les poux me rongent. Lespourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et lesescarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre.Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur manuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, auxpédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pasbougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racinedans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte devégétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pasencore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant moncœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et lesexhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne lenourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, unefamille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue,il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un,et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votreoreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votrecerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur faitune chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : ilfaut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement lesruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas segêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes :j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a prissa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! sij’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, jecrois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit,il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sarougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté àun chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules :l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a étéintercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il gardel’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deuxméduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoirqui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deuxparties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnantà leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par unepression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu,tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de laviscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlezpas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui… jen’y faisais pas attention… votre demande est juste. Vous désirezsavoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalementdans mes reins ? Moi-même, je ne me le rappelle pas trèsclairement ; cependant, si je me décide à prendre pour unsouvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme,quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie etl’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha,derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement,que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instantqui ne fut pas long. Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche,entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossaturefrissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère sifortement au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Lesathlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ontessayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaientpas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire !J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je lesai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passerasprès de moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot deconsolation : tu affaiblirais mon courage. Laisse-moiréchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t’en…que je ne t’inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tune le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparencebrisée d’un bâton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puisencore faire des excursions jusqu’aux murailles du ciel, à la têted’une légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pourméditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu,je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et tepréserver, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte,quand peut-être j’étais né bon ! Tu raconteras à ton fils ceque tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-lui admirer labeauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid durouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voirsi docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras parun sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé, jetteles yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur lavertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la racehumaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais cequ’il deviendra. Ô père infortuné, prépare, pour accompagner lespas de ta vieillesse, l’échafaud ineffaçable qui tranchera la têted’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin quiconduit à la tombe.

** * * *

Sur le mur de ma chambre, quelle ombredessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagoriqueprojection de sa silhouette racornie ? Quand je place sur moncœur cette interrogation délirante et muette, c’est moins pour lamajesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que lasobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois,défends-toi ; car, je vais diriger vers toi la fronde d’uneterrible accusation : ces yeux ne t’appartiennent pas… où lesas-tu pris ? Un jour, je vis passer devant moi une femmeblonde ; elle les avait pareils aux tiens : tu les lui asarrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté ; mais,personne ne s’y trompe ; et moi, moins qu’un autre. Je te ledis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une séried’oiseaux rapaces, amateurs de la viande d’autrui et défenseurs del’utilité de la poursuite, beaux comme des squelettes quieffeuillent des panoccos de l’Arkansas, voltigent autour de tonfront, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais est-ce unfront ? Il n’est pas difficile de mettre beaucoup d’hésitationà le croire. Il est si bas, qu’il est impossible de vérifier lespreuves, numériquement exiguës, de son existence équivoque. Cen’est pas pour m’amuser que je te dis cela. Peut-être que tu n’aspas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbolemal réfléchi d’une danse fantastique, le fiévreux ballottement detes vertèbres lombaires. Qui donc alors t’a scalpé ? si c’estun être humain, parce que tu l’as enfermé, pendant vingt ans, dansune prison, et qui s’est échappé pour préparer une vengeance dignede ses représailles, il a fait comme il devait, et jel’applaudis ; seulement, il y a un seulement, il ne fut pasassez sévère. Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier,du moins (notons-le préalablement) par le manque expressif dechevelure. Non pas qu’elle ne puisse repousser, puisque lesphysiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevésreparaissent à la longue, chez les animaux ; mais, ma pensée,s’arrêtant à une simple constatation, qui n’est pas dépourvue,d’après le peu que j’en aperçois, d’une volupté énorme, ne va pas,même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu’aux frontièresd’un vœu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par lamise en œuvre de sa neutralité plus que suspect, à regarder (ou dumoins à souhaiter), comme le présage de malheurs plus grands, cequi ne peut être pour toi qu’une privation momentanée de la peauqui recouvre le dessus de ta tête. J’espère que tu m’as compris. Etmême, si le hasard te permettait, par un miracle absurde, mais nonpas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieusequ’a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme lesouvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmementpossible que, quand même on n’aurait étudié la loi des probabilitésque sous le rapport des mathématiques (or, on sait que l’analogietransporte facilement l’application de cette loi dans les autresdomaines de l’intelligence), ta crainte légitime, mais, un peuexagérée, d’un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pasl’occasion importante, et même unique, qui se présenterait d’unemanière si opportune, quoique brusque, de préserver les diversesparties de ta cervelle du contact de l’atmosphère, surtout pendantl’hiver, par une coiffure qui, à bon droit, t’appartient,puisqu’elle est naturelle, et qu’il te serait permis, en outre (ilserait incompréhensible que tu le niasses), de garder constammentsur la tête, sans courir les risques, toujours désagréables,d’enfreindre les règles les plus simples d’une convenanceélémentaire. N’est-il pas vrai que tu m’écoutes avecattention ? Si tu m’écoutes davantage, ta tristesse sera loinde se détacher de l’intérieur de tes narines rouges. Mais, comme jesuis très impartial, et que je ne te déteste pas autant que je ledevrais (si je me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgré toi,l’oreille à mes discours, comme poussé par une force supérieure. Jene suis pas si méchant que toi : voilà pourquoi ton génies’incline de lui-même devant le mien… En effet, je ne suis pas siméchant que toi ! Tu viens de jeter un regard sur la citébâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, quevois-je ?… Tous les habitants sont morts ! J’ai del’orgueil comme un autre, et c’est un vice de plus, que d’en avoirpeut-être davantage. Eh bien, écoute… écoute, si l’aveu d’un homme,qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle sous la forme de requindans les courants sous-marins qui longent les côtes de l’Afrique,t’intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention, sinonavec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer ledégoût que je t’inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masquede la vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis ; car,je ne l’ai jamais porté (si, toutefois, c’est là une excuse) ;et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avecattention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dansla perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisqueje ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas qu’un autrele fasse : il devrait s’égaler auparavant à moi, ce qui n’estpas facile… Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensationd’un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis lerencontrer) : un matin, que je vis une petite fille qui sepenchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose, elle affermit sespas, avec une expérience précoce ; elle se penchait vers leseaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, demon côté, ce n’était pas sans préméditation). Aussitôt, ellechancela comme le tourbillon qu’engendre la marée autour d’un roc,ses jambes fléchirent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène quis’accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elletomba jusqu’au fond du lac : conséquence étrange, elle necueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au-dessous ?…je ne m’en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s’estrangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnéscontre la pourriture ! Mais toi, ô mon maître, sous tonregard, les habitants des cités sont subitement détruits, comme untertre de fourmis qu’écrase le talon de l’éléphant. Ne viens-je pasd’être témoin d’un exemple démonstrateur ? Vois… la montagnen’est plus joyeuse… elle reste isolée comme un vieillard. C’estvrai, les maisons existent ; mais ce n’est pas un paradoxed’affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceuxqui n’y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres viennentjusqu’à moi. Ne les sens-tu pas ? Regarde ces oiseaux deproie, qui attendent que nous nous éloignions, pour commencer cerepas géant ; il en vient un nuage perpétuel des quatre coinsde l’horizon. Hélas ! ils étaient déjà venus, puisque je visleurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument desspirales, comme pour t’exciter de hâter le crime. Ton odorat nereçoit-il donc pas la moindre effluve ? L’imposteur n’est pasautre chose… Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par laperception d’atomes aromatiques : ceux-ci s’élèvent de la citéanéantie, quoique je n’aie pas besoin de te l’apprendre… Jevoudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n’entrelacent qu’unetransparente vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependantmes yeux aperçoivent : il mérite, de ma part, les marques lesplus nombreuses d’une admiration sincère. Le fantôme se moque demoi : il m’aide à chercher son propre corps. Si je lui faissigne de rester à sa place, voilà qu’il me renvoie le même signe…Le secret est découvert ; mais, ce n’est pas, je le dis avecfranchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué, lesgrands comme les plus petits détails ; ceux-ci sontindifférents à remettre devant l’esprit, comme, par exemple,l’arrachement des yeux à la femme blonde : cela n’est presquerien !… Ne me rappelais-je donc pas que, moi aussi, j’avaisété scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exactdu temps m’avait failli) que j’avais enfermé un être humain dansune prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parcequ’il m’avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s’accordepas à des êtres comme moi ? Puisque je fais semblant d’ignorerque mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournentdans l’espace, il n’aura pas tort, celui qui prétendra que je nepossède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire,c’est de briser cette glace, en éclats, à l’aide d’une pierre… Cen’est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanéede la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, parles inflexibles lois de l’optique, il m’arrive d’être placé devantla méconnaissance de ma propre image !

** * * *

Je m’étais endormi sur la falaise. Celui qui,pendant un jour, a poursuivi l’autruche à travers le désert, sanspouvoir l’atteindre, n’a pas eu le temps de prendre de lanourriture et de fermer les yeux. Si c’est lui qui me lit, il estcapable de deviner, à la rigueur, quel sommeil s’appesantit surmoi. Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau,avec la paume de sa main, jusqu’au fond de la mer ; si, sur leradeau, il ne reste plus de tout l’équipage qu’un seul homme, rompupar les fatigues et les privations de toute espèce ; si lalame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plusprolongées que la vie d’homme ; et, si, une frégate, quisillonne plus tard ces parages de désolation d’une carène fendue,aperçoit le malheureux qui promène sur l’océan sa carcassedécharnée, et lui porte un secours qui a failli être tardif, jecrois que ce naufragé devinera mieux encore à quel degré fut portél’assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le chloroforme,quand ils s’en donnent la peine, savent quelquefois engendrerpareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles n’ont aucuneressemblance avec la mort : ce serait un grand mensonge de ledire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients,affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, commeun banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pourune femelle enceinte. Je rêvais que j’étais entré dans le corpsd’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en sortir, et que jevautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-cecomme une récompense ? Objet de mes vœux, je n’appartenaisplus à l’humanité ! Pour moi, j’entendis l’interprétationainsi, et j’en éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, jerecherchais activement quel acte de vertu j’avais accompli pourmériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur.Maintenant que j’ai repassé dans ma mémoire les diverses phases decet aplatissement épouvantable contre le ventre du granit, pendantlequel la marée, sans que je m’en aperçusse, passa, deux fois, surce mélange irréductible de matière morte et de chair vivante, iln’est peut-être pas sans utilité de proclamer que cette dégradationn’était probablement qu’une punition, réalisée sur moi par lajustice divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la causede ses joies pestilentielles ? La métamorphose ne parut jamaisà mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’unbonheur parfait, que j’attendais depuis longtemps. Il était enfinvenu, le jour où je fus un pourceau ! J’essayais mes dents surl’écorce des arbres ; mon groin, je le contemplais avecdélice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité :je sus élever mon âme jusqu’à l’excessive hauteur de cette voluptéineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisablescaricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible devotre âme, souverainement méprisable ; et qui ne comprenez paspourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerieexcellente, qui, certainement, ne dépasse pas les grandes loisgénérales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir defaire habiter une planète par des êtres singuliers etmicroscopiques, qu’on appelle humains, et dont la matièreressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison derougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n’invoque pas votreintelligence ; vous la feriez rejeter du sang par l’horreurqu’elle vous témoigne : oubliez-là, et soyez conséquents avecvous-mêmes… Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, jetuais ; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’enempêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leurvengeance, quoique je n’attaquasse pas la race que j’avaisabandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne mefaisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mesnouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couchesde sang caillé. J’étais le plus fort, et je remportais toutes lesvictoires. Des blessures cuisantes couvraient mon corps ; jefaisais semblant de ne pas m’en apercevoir. Les animaux terrestress’éloignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendissantegrandeur. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, après avoirtraversé un fleuve à la nage, pour m’éloigner des contrées que marage avait dépeuplées, et gagner d’autres campagnes pour y plantermes coutumes de meurtre et de carnage, j’essayai de marcher surcette rive fleurie. Mes pieds étaient paralysés ; aucunmouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée. Aumilieu d’efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce futalors que je me réveillai, et que je sentis que je redevenaishomme. La Providence me faisait ainsi comprendre, d’une manière quin’est pas inexplicable, qu’elle ne voulait pas que, même en rêve,mes projets sublimes s’accomplissent. Revenir à ma forme primitivefut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j’enpleure encore. Mes draps sont constamment mouillés, comme s’ilsavaient été passés dans l’eau, et, chaque jour, je les faischanger. Si vous ne le croyez pas, venez me voir ; vouscontrôlerez, par votre propre expérience, non pas la vraisemblance,mais, en outre, la vérité même de mon assertion. Combien de fois,depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne mesuis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux, pour reprendre,comme un droit, ma métamorphose détruite ! Il est temps dequitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite,que la pâle voie lactée des regrets éternels.

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Il n’est pas impossible d’être témoin d’unedéviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible deslois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peineingénieuse d’interroger les diverses phases de son existence (sansen oublier une seule, car c’était peut-être celle-là qui étaitdestinée à fournir la preuve de ce que j’avance), il ne sesouviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique end’autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement dechoses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblaitdépasser et dépassait positivement les notions connues fournies parl’observation et l’expérience, comme, par exemple, les pluies decrapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d’abord comprispar les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième etdernier lieu de choses subjectives, son âme présenta au regardinvestigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu’à dire uneaberration de la raison (qui, cependant, n’en serait pas moinscurieuse ; au contraire, elle le serait davantage), mais, dumoins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnesfroides, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrationsflagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez souventtrès grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens àl’imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère concluentre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pressionénergique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, parl’absence de sa collaboration effective : donnons à l’appuiquelques exemples, dont il n’est pas difficile d’apprécierl’opportunité ; si, toutefois, l’on prend pour compagne uneattentive modération. J’en présente deux : les emportements dela colère et les maladies de l’orgueil. J’avertis celui qui me litqu’il prenne garde à ce qu’il ne se fasse pas une idée vague, et, àplus forte raison fausse, des beautés de littérature quej’effeuille, dans le développement excessivement rapide de mesphrases. Hélas ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mescomparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence (mais quidispose de son temps ?), pour que chacun comprenne davantage,sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soird’été, comme le soleil semblait s’abaisser à l’horizon, je visnager, sur la mer, avec de larges pattes de canard à la place desextrémités des jambes et des bras, porteur d’une nageoire dorsale,proportionnellement aussi longue et aussi effilée que celle desdauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que des bancsnombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre autreshabitants des eaux, la torpille, l’anarnak groënlandais et lescorpène-horrible) suivaient avec les marques très ostensibles dela plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corpsvisqueux reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres dedistance. Les marsouins, qui n’ont pas volé, d’après mon opinion,la réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cetamphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur aitlieu de se repentir, s’il prête à ma narration, moins le nuisibleobstacle d’une crédulité stupide, que le suprême service d’uneconfiance profonde, qui discute légalement, avec une secrètesympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux, à son propreavis, que je me charge de lui révéler, quand, chaque fois,l’occasion s’en présente, comme elle s’est inopinément aujourd’huiprésentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des plantesaquatiques, que la bise fraîchissante transporte dans cettestrophe, qui contient un monstre, qui s’est approprié les marquesdistinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle icid’appropriation ? Que l’on sache bien que l’homme, par sanature multiple et complexe, n’ignore pas les moyens d’en élargirencore les frontières ; il vit dans l’eau, commel’hippocampe ; à travers les couches supérieures de l’air,comme l’orfraie ; et sous la terre, comme la taupe, lecloporte et la sublimité du vermisseau. Tel est dans sa forme, plusou moins concise (mais plus, que moins), l’exact critérium de laconsolation extrêmement fortifiante que je m’efforçais de fairenaître dans mon esprit, quand je songeais que l’être humain quej’apercevais à une grande distance nager des quatre membres, à lasurface des vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne lefit, n’avait, peut-être, acquis le nouveau changement desextrémités de ses bras et de ses jambes, que comme l’expiatoirechâtiment de quelque crime inconnu. Il n’était pas nécessaire queje me tourmentasse la tête, pour fabriquer d’avance lesmélancoliques pilules de la pitié ; car, je ne savais pas quecet homme, dont les bras frappaient alternativement l’onde amère,tandis que ses jambes, avec une force pareille à celle quepossèdent les défenses en spirale du narval, engendraient le reculdes couches aquatiques, ne s’était pas plus volontairementapproprié ces extraordinaires formes, qu’elles ne lui avaient étéimposées comme supplice. D’après ce que j’appris plus tard, voicila simple vérité : la prolongation de l’existence, dans cetélément fluide, avait insensiblement amené, dans l’être humain quis’était lui-même exilé des continents rocailleux, les changementsimportants, mais, non pas essentiels, que j’avais remarqués, dansl’objet qu’un regard passablement confus m’avait fait prendre, dèsles moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiablelégèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible quecomprendront facilement les psychologistes et les amants de laprudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dansles classifications des naturalistes ; mais, peut-être, dansleurs ouvrages posthumes, quoique je n’eusse pas l’excusableprétention de pencher vers cette dernière supposition, imaginéedans de trop hypothétiques conditions. En effet, cet amphibie(puisque amphibie il y a, sans qu’on puisse affirmer le contraire)n’était visible que pour moi seul, abstraction faite des poissonset des cétacés ; car, je m’aperçus que quelques paysans, quis’étaient arrêtés à contempler mon visage, troublé par ce phénomènesurnaturel, et qui cherchaient inutilement à s’expliquer pourquoimes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance quiparaissait invincible, et qui ne l’était pas en réalité, sur unendroit de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu’une quantitéappréciable et limitée de bancs de poissons de toutes les espèces,distendaient l’ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autantqu’une baleine. « Cela les faisait sourire, mais non, comme àmoi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage ; etils n’étaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que,précisément, je ne regardais pas les évolutions champêtres despoissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus, enavant. » De telle manière que, quant à ce qui me concerne,tournant machinalement les yeux du côté de l’envergure remarquablede ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu’à moinsqu’on ne trouvât dans la totalité de l’univers un pélican, grandcomme une montagne ou du moins comme un promontoire (admirez, jevous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce deterrain), aucun bec d’oiseau de proie ou mâchoire d’animal sauvagene serait jamais capable de surpasser, ni même d’égaler, chacun deces cratères béants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique jeréserve une bonne part au sympathique emploi de la métaphore (cettefigure de rhétorique rend beaucoup plus de services aux aspirationshumaines vers l’infini que ne s’efforcent de se le figurerordinairement ceux qui sont imbus de préjugés ou d’idées fausses,ce qui est la même chose), il n’en est pas moins vrai que la boucherisible de ces paysans reste encore assez large pour avaler troiscachalots. Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux,et contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peinede naître. D’une seule brassée, l’amphibie laissait après lui unkilomètre de sillon écumeux. Pendant le très court moment où, lebras tendu en avant reste suspendu dans l’air, avant qu’ils’enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l’aide d’unrepli de la peau, à forme de membrane, semblaient s’élancer versles hauteurs de l’espace, et prendre les étoiles. Debout sur leroc, je me servis de mes mains comme d’un porte-voix, et jem’écriai, pendant que les crabes et les écrevisses s’enfuyaientvers l’obscurité des plus secrètes crevasses : « Ô toi,dont la natation l’emporte sur le vol des longues ailes de lafrégate, si tu comprends encore la signification des grands éclatsde voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime, lanceavec force l’humanité, daigne t’arrêter, un instant, dans ta marcherapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta véridiquehistoire. Mais, je t’avertis que tu n’as pas besoin de m’adresserla parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moil’amitié et la vénération que je sentis pour toi, dès que je tevis, pour la première fois, accomplissant, avec la grâce et laforce du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne. »Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc surlequel je reposai la plante de mes pieds (à moins que ce ne fûtmoi-même qui chancelai, par la rude pénétration des ondes sonores,qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir) s’entenditjusqu’aux entrailles de la terre : les poissons plongèrentsous les vagues, avec le bruit de l’avalanche. L’amphibie n’osa pastrop s’avancer jusqu’au rivage ; mais, dès qu’il se fut assuréque sa voix parvenait assez distinctement jusqu’à mon tympan, ilréduisit le mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenirson buste, couvert de goémons, au-dessus des flots mugissants. Jele vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordresolennel, la meute errante des souvenirs. Je n’osais pasl’interrompre dans cette occupation, saintementarchéologique : plongé dans le passé, il ressemblait à unécueil. Il prit enfin la parole en ces termes : « Lescolopendre ne manque pas d’ennemis ; la beauté fantastique deses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie desanimaux, n’est, peut-être, pour eux, que le puissant stimulantd’une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d’apprendreque cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. Je tecacherai le lieu de ma naissance, qui n’importe pas à monrécit : mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importeà mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne !),après un an d’attente, virent le ciel exaucer leurs vœux :deux jumeaux, mon frère et moi, parurent à la lumière. Raison deplus pour s’aimer. Il n’en fut pas ainsi que je parle. Parce quej’étais le plus beau des deux, et le plus intelligent, mon frère meprit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher sessentiments : c’est pourquoi, mon père et ma mère firentrejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis que,par mon amitié sincère et constante, j’efforçai d’apaiser une âme,qui n’avait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait ététiré de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes àsa fureur, et me perdit, dans le cœur de nos parents communs, parles calomnies les plus invraisemblables. J’ai vécu, pendant quinzeans, dans un cachot, avec des larves et de l’eau fangeuse pourtoute nourriture. Je ne te raconterai pas en détail les tourmentsinouïs que j’ai éprouvés, dans cette longue séquestration injuste.Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bourreaux,à tour de rôle, entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailleset de divers instruments de supplice. Les cris que m’arrachaientles tortures les laissaient inébranlables ; la perte abondantede mon sang les faisait sourire. Ô mon frère, je t’ai pardonné, toila cause première de tous mes maux ! Se peut-il qu’une rageaveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux ! J’ai faitbeaucoup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint mahaine générale contre l’humanité, tu le devines. L’étiolementprogressif, la solitude du corps et de l’âme ne m’avaient pas faitperdre encore toute ma raison, au point de garder du ressentimentcontre ceux que je n’avais cessé d’aimer : triple carcan dontj’étais l’esclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer maliberté ! Dégoûté des habitants du continent, qui, quoiqu’ilss’intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu’ici meressembler en rien (s’ils trouvaient que je leur ressemblasse,pourquoi me faisaient-ils du mal ?), je dirigeai ma coursevers les galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort,si la mer devait m’offrir les réminiscences antérieures d’uneexistence fatalement vécue. En croiras-tu tes propres yeux ?Depuis le jour que je m’enfuis de la maison paternelle, je ne meplains pas autant que tu le penses d’habiter la mer et ses grottesde cristal. La Providence, comme tu le vois, m’a donné en partiel’organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ilsme procurent la nourriture dont j’ai besoin, comme si j’étais leurmonarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu quecela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vontreparaître. » Il arriva comme il le prédit. Il reprit saroyale natation, entouré de son cortège de sujets. Et, quoiqu’aubout de quelques secondes, il eût complètement disparu à mes yeux,avec une longue-vue, je pus encore le distinguer, aux dernièreslimites de l’horizon. Il nageait, d’une main, et, de l’autre,essuyait ses yeux, qu’avait injectés de sang la contrainte terriblede s’être approché de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour mefaire plaisir. Je rejetai l’instrument révélateur contrel’escarpement à pic ; il bondit de roche en roche, et sesfragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent : telsfurent la dernière démonstration et le suprême adieu, par lesquels,je m’inclinai, comme dans un rêve, devant une noble et infortunéeintelligence ! Cependant, tout était réel dans ce qui s’étaitpassé, pendant ce soir d’été.

** * * *

Chaque nuit, plongeant l’envergure de mesailes dans ma mémoire agonisante, j’évoquais le souvenir de Falmer…chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traitsmajestueux étaient encore empreints dans mon imagination…indestructiblement… surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignezdonc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de latortue. Il avait quatorze ans, et je n’avais qu’un an de plus. Quecette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ?Mais c’est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pourémettre ma pensée, je m’aperçois que mes lèvres remuent, et quec’est moi-même qui parle. Et, c’est moi-même qui, racontant unehistoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans moncœur… c’est moi-même, à moins que je ne me trompe… c’est moi-mêmequi parle. Je n’avais qu’un an de plus. Quel est donc celui auquelje fais allusion ? C’est un ami que je possédais dans lestemps passés, je crois. Oui, oui, j’ai déjà dit comment ils’appelle… je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non,non. Il n’est pas utile non plus de répéter que j’avais un an deplus. Qui le sait ? Répétons-le, cependant, mais, avec unpénible murmure : je n’avais qu’un an de plus. Même alors, laprééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir,à travers le rude sentier de la vie, celui qui s’était donné à moi,que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois eneffet qu’il était plus faible… Même alors. C’est un ami que jepossédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de maforce physique… chaque nuit… Surtout ses cheveux blonds. Il existeplus d’un être humain qui a vu des têtes chauves : lavieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prisesséparément) expliquent ce phénomène négatif d’une manièresatisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait unsavant, si je l’interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie,la douleur. Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’unjour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au moment où je levaismon poignard pour percer le sein d’une femme, je le saisis par lescheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l’air avecune telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et queson corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre letronc d’un chêne… Je n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me restadans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai déjà ditcomment il s’appelle. Je n’ignore pas qu’un jour j’accomplis unacte infâme, tandis que son corps était lancé par la forcecentrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accèsd’aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant,pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuislongtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui mepoursuivent… les petits enfants et les vieilles femmes qui mepoursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissementslamentables : « Voilà la chevelure de Falmer. »Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapacede la tortue… Une chose sanglante. Mais c’est moi-même qui parle.Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’ilétait plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or,je crois en effet… qu’est-ce que je voulais dire ?… or, jecrois en effet qu’il était plus faible. Avec un bras de fer. Cechoc, ce choc l’a-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contrel’arbre… irréparablement ? L’a-t-il tué, ce choc engendré parla vigueur d’un athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique sesos se soient irréparablement brisés… irréparablement ? Ce chocl’a-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés nefurent pas témoins. En effet… Surtout ses cheveux blonds. En effetje m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Ilavait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable.Chaque nuit. Lorsqu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans uncinquième étage, penché sur sa table de travail, à l’heuresilencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoiattribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par laméditation et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucunindice surpris ne lui révèle la cause de ce qu’il entend sifaiblement, quoique cependant il l’entende. Il s’aperçoit, enfin,que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond,occasionne, à travers l’air ambiant, les vibrations presqueimperceptibles d’une feuille de papier accrochée à un clou figécontre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu’un jeunehomme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu’il ne saità quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui prononceà mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant demettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d’unmoustique… penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêvepas ; qu’importe que je sois étendu sur mon lit desatin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque quej’ai les yeux ouverts, quoiqu’il soit l’heure des dominos roses etdes bals masqués. Jamais… oh ! non, jamais !… une voixmortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant,avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom !Les ailes d’un moustique… Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-ildonc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc d’unchêne… « Maldoror ! »

FIN DU QUATRIÈME CHANT

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